1/ présenter la thèse du livre
Mon exposé va déplier certaines questions à partir du livre que j’ai écrit avec Antoine Chopot Nous ne sommes pas seuls.
Ce livre entend en quelques sortes tirer les conséquences de l’analyse de l’écologie monde du capital, quant aux transformations des modes d’actions politiques que ces analyses appellent.
Nous avons vu depuis plusieurs années dans ce séminaire comment on peut décrire une écologie du capitalisme, qui est bien plus vaste que la sphère de l’économie en tant que telle, et qui est composée d’êtres non-humains mis au travail de manière gratuite et invisible, et plus largement de toutes les « natures du capital », tous les agencements d’espace, de temps, et de relation, qui permettent cette mise au travail gratuit, qui corresponde à ce que Jason Moore désigne comme « appropriation » des êtres de nature.
Ces analyses marxistes hétérodoxes de ce qui fait tenir l’économie capitaliste, nous oblige à concevoir ces agencements de pouvoir « par delà nature et culture ». Une des premières thèses du livre est de considérer que l’on gagne en acuité politique quand on observe les situations sans séparer ce qui est censé relever de la nature (apolitique) et ce qui est censé relever de la société (espace de la politique).
C’est ici qu’il nous faut reconnaître la fécondité des apports du courant philosophique qu’on appelle « tournant non-humain ». Ce courant, qui se nourrit autant de sciences de l’écologie que d’anthropologie, rend concevables et possibles des déplacements quant à nos perception et nos conceptions de ce qu’est, sensiblement, le monde normal. Déplacements qui sont précieux pour transformer notre conception de la politique, dans un contexte présent où les question d’écologie ne peuvent plus être considérés comme des problèmes techniques, ou de faible intérêt, car elles impactent et impacteront les formes de nos vies en commun.
Je vous livre telle quelle une formulation de notre problème que A a écrit dans son mémoire de master il y a … 6 ans : « Notre questionnement sera : comment nouer ensemble la ré-appropriation de la politique contre sa confiscation et la ré-appropriation des relations autres qu’humaines ? Comment peut-on à la fois faire surgir la question égalitaire et rendre « polémiques » [c’est-à-dire digne de conflits politiques] nos associations avec les non-humains ?»
Dans ce livre nous essayons de regarder en face le fait que les autres vivants sont mis au travail dans des régimes de relation capitalistes, résistent par eux même à cette mise au travail, et ce faisant manifestent des lignes de conflit entre des usages des espaces et des régimes de relations. Des conflits qui nous concernent, au sein d’une division politique qui devient alors « socio-naturelle ». Ces constats nous montrent la nécessite de transformer notre conception de ce que sont l’espace et l’enjeu de la politique, pour cesser de la couper de nos êtres de vivants et de nos relations à nos milieux de vie.
Il nous semble qu’à cette transformation nécessaire, il est possible de répondre en donnant toute son importante à une invention des modes d’action politique, qui est déjà à l’œuvre à bas bruit un peu partout, et que nous appelons des alliances politiques terrestres. Ce sont ces actions qui s’associent à des capacités non humaines de percevoir et d’agir au sein même des luttes politiques.
Pour vous donner une image de ce que peuvent être ces actions d’alliances qui vous paraissent peut-être improbables, je peux citer en exemple bien sur la lutte contre Monsanto en Argentine et au Paragway. Dans les monocultures de soja OGM, des plants d’amaranthe ont inventé une résistance à l’herbicide total, le glyphosate, qui empêche toutes les herbes excepté les OGM de pousser dans les champs. Ayant alors le champ libre, ces amaranthes se développent très bien dans ces champs, et sabote dangereusement le rendement. Alors, les habitants locaux, dépossédés de leurs terres et pollués par les pesticides à cause de ces monocultures de soja OGM, ont inventé un monde d’action adéquate pour amplifier l’action de résistance que l’amaranthe avait inité avant eux : ils ont pratiqué le lancer de « bombes à graines » dans ces champs.
Mais je pourrai aussi citer les diverses luttes qui ont accueilli activement des espèces protégées par la loi pour que celles-ci protègent des espaces menacés par des grands projets. Balbuzard pêcheur, corydale solide, gentiane pneumonante, nielle des blés, cet accueil demande d’aller à la rencontre de ces autres habitants pour mieux les connaitre, et d’articuler les actions politiques avec ces nouveaux alliés.
Cette hypothèse des alliances politiques plus qu’humaines nous demande de transformer non seulement nos modes d’action, mais aussi ce que nous concevons comme politique. Je vais donc structurer mon exposé en essayent de traiter trois problèmes qui permettent d’explorer ces changements.
Le premier porte sur la pertinence tactique de ces alliances, et je l’aborderai avec l’aide des théories politiques du mouvement marxiste dont on a beaucoup parlé dans le séminaire, disons du mouvement opéraiste des années 60 en Italie au mouvement autonome des années 70 et ses suites.
le second est plutôt philosophique, sur la possibilité d’une politique plus qu’humaine, et je l’aborderai en discussion avec des écrits récents de Jacques Rancière
et le 3e,, qui sera très très court, est une tentative d’exposer notre proposition livresque à la situation présente, et j’aurai aimé l’aborder avec l’aide du travail de Muriel Combes
2/refuser la mise au travail d’autrui
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Je vais commencer par insérer mon propos dans la tradition politique, s’inspirant librement du marxisme, selon laquelle, le conflit entre proprietaires et ouvriers a été pense comme un conflit dont l’enjeu, en meme temps que l’horizon, etait l’autonomie politique. Nous entendons par la l’independance vis-a-vis de son ennemi, et la marge de manoeuvre pour definir les termes memes du conflit : leurs lieux et leurs enjeux ; le choix des armes et leur légitimité. L’histoire entiere du ≪ developpement ≫ peut etre vue comme l’effet de cette bataille des autonomies. Que l’on peut aussi définir comme une bataille quant à qui a la main pour avoir un coup d’avance, pour avoir l’initiative, et donc pour définir les lignes de conflit elles-mêmes.
Le capitalisme ne jouit dans cette bataille que d’une autonomie fictive, entretenu à par des agencements qui masquent cette dépendance. Par exemple, les situations où un fort taux de chômage est un de ces dispositifs. Tronti remarque, rétrospectivement que la stratégie du refus de la mise au travail par les ouvriers n’avait eu de force que dans une situation de plein emploi : le chômage ne pouvant alors pas masquer la dépendance du K vis-à-vis des travailleurs.
Une autonomie politique collective se constitue en articulant deux conditions, l’une objective et l’autre subjective.
La condition objective renvoie au fait que les capitalistes dépendent de nous et ne peuvent pas toujours le masquer, comme on vient de le voir.
La condition subjective est, sur la base du savoir que nous dépendons moins de lui que lui de nous, le développement d’un sentiment d’extranéité, c’est-à-dire le sentiment de ne pas être porteurs de la même logique que le régime de relation capitalistes, et le refus d’être complice de ce régime de relation dans lequel nous sommes pris.
Et la force stratégique de cette méthode politique c’est justement d’agir sur les situations ou la condition objective et la condition subjective, se rencontrent, s’incarnent dans une seule expérience, un seul groupe (les ouvriers qui occupaient leurs usines, et au delà les femmes qui demandaient un salaire ménager par exemple).
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Mais l’analyse des situations politiques s’est complexifiée, depuis l’époque où cette stratégie du refus du travail a été théorisée. Nous avons longuement abordé dans ce séminaire la description de l’écologie monde. Nous avons exploré à quel point la mégamachine capitaliste dépend, non seulement des personnes qui sont constituées en force de travail, mais bien plus de l’appropriation d’un volume bien plus considérable de travail gratuit, non reconnu comme tel, des humains mais aussi de tous sortes d’autres êtres vivants, processus écosystémiques et forces abiotiques. Qu’est-ce que cette nouvelle analyse de l’écologie monde exige comme transformation pour notre politique ? Pour pouvoir prendre la relève de cet héritage du refus de la mise au travail, dans un contexte où on prend la mesure de l’importance de l’appropriation dans le fonctionnement du capitalisme, il me semble qu’il nous faut déplacer certaines de nos certitudes sur la politique.
Donc je l’ai dit avant, les capitalistes s’approprient le travail gratuit des natures. Ils en dépendent. Cette appropriation est exponentielle, expansive. Les natures ne sont bien sur pas toutes appropriés, mais bien assez pour que soient mises en place des processus d’épuisement. Jusqu’à générer de la valeur négative, c’est-à-dire des situations où des investissements dans des innovations pour augmenter le rendement financier capitalistes ont l’effet inverse (comme dans le cas des super-mauvaises herbes OGM rendues possibles par l’invention des OGM). Cette situation nouvelle fait que nous sommes aujourd’hui plus que jamais dans une situation de plein emploi de la nature : ce qui veut dire que le K n’est pas aujourd’hui en situation de masquer sa dépendance vis-à-vis de cette appropriation, en allant chercher plus loin des natures vierges inexploitées.
Du point de vue objectif, c’est pour cette raison qu’il y a une pertinence tactique à porter notre attention sur, et nos actions politiques contre, cette mise au travail des natures, à prolonger la tradition de la politique antagonique à la mise au travail, sous la forme d’un refus de la mise au travail des natures appropriés.
Et si l’on analyse les conditions subjectives, l’on peut aussi espérer que le fait de considérer que les NH sont mis au travail, permet une perception renouvelée des rapports de pouvoir qui traversent le monde [Remarque : quand je dis NH, je pense d’abord aux vivants, mais en fait aussi, par extension aux écosystèmes qui sont composés de vivants et de forces abiotiques]. Et que cela permet aussi de redéfinir le conflit politique non seulement depuis un plus grand réalisme, un plus grand matérialité écologique, mais aussi depuis une ouverture à un concernement politique vis-à-vis des non-humains. Alors, ils ne sont pas seulement opprimés, mis au travail, comme nous, mais l’on peut concevoir, par là, que nos existence partagent des enjeux, des enjeux qui sont bien commun et pas séparés.
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Cela m’amène au premier problème que je veux traiter : On ne peut pas bloquer l’appropriation des non-humains à leur place, c’est des « natures du capitale » que le K dépend de manière incontournable, même si c’est nous qui identifions cette « position de faiblesse du K ». Nous nous trouvons dans une situation nouvelle qui met en difficulté notre héritage politique, car ce n’est pas à un groupe, qui serait en position objectivement et subjectivement, de refuser le travail par lui-mêmes. Il s’agit de refuser la mise au travail d’autrui. Il y a alors deux difficultés.
La première est qu’il est essentiel que le refus du travail gratuit soit porté par ceux qui sont eux-memes pris dans la mise au travail, c’est ceux dont les capitalistes dépendent de manière incontournable qui peuvent détenir, par ce fait, un pouvoir sur eux.
La seconde est qu’on ne peut pas se subjectiver politiquement à la place des autres ; et qu’il ne s’agit pas de croire en une subjectivation politique des NH.
Commet inventer des actions qui aient la puissance du refus de la mise au travail, et la pertinence de cibler une situation de vulnérabilité des capitalistes, sans se retrouver à faire ce geste qui serait aussi inefficace que peu transformateur, de refuser la mise au travail d’autrui à la place des autres ?
Face à ce problème, notre visée devient alors de trouver des pratiques politiques qui peuvent réarticuler les enjeux objectif et subjectif des situations politiques. Car quand ce sont des existants différents qui les portent, il y a de forts risque que ces enjeux perdent leur dimension politique : d’une part en une résistance mécanique acéphale de la nature d’un côté; et d’autre part en un sentiment de pitié et un désir moral de soutien «humanitaire » à ces natures.
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Pour nous acheminer vers une réponse à ce problème, repartons alors de ce fait : les NH résistent déjà à leur mise au travail. De la banale culture de céréale qui se diversifie et sort spontanément des canons de la variété au fil des années, si on ne réaliser pas sur elle une sélection constante, à la spectaculaire évasion d’un l’ours de cirque qui s’en est échappé à vélo, – vélo qu’il avait appris à utiliser pour le spectacle du cirque ; ces résistances sont partout dans les environnements de la mise au travail. Ces résistances opposent en permanence des obstacles aux dispositifs d’accumulation du capital. Mais elles ont aussi pour effet de manifester d’autres logiques à l’œuvre qui s’opposent au régime de relation capitaliste.
C’est en partant de ces résistances autres qu’humaines, que l’on peut mettre en place des pratiques de l’alliance politique terrestre, pour construire activement ce qui pourrait être vu comme un ensemble de résistances interspécifiques. Il s’agit par ces alliances, de porter un refus politique organisé de ce qui nous mutile – un nous pas seulement composé d’humains – dans le monde de la mise au travail. Ces alliances, en prenant leurs sources dans la reconnaissance des formidables résistances autres qu’humaines, sont des reconnaissances en acte du fait que les actions des NH sont bien partie-prenantes des situations politiques, et par là, permettent à la fois des subjectivations politique plus terrestres pour nous.
Par ces actions d’alliance il s’agit non seulement de s’associer aux puissances des NH – à leurs capacités de bloquer efficacement les entreprises de nos adversaires, dans une simple relation instrumentale – mais de veiller à ne pas faire disparaitre leur altérité et dénier leur autonomie. Parce que c’est dans cette autonomie que se loge leur intelligence de la situation. La pratique de l’alliance consiste donc, d’abord, à suspendre un peu nos intentions politiques pour porter attention à ce que les résistances non-humaines manifestent comme conflits entre des mondes adverses. Une action d’alliance, entre groupes humains ou en relation avec des actions NH, consiste à tirer les conséquences, c’est-à-dire, à être conséquent avec les actions des autres.
Par exemple : la renouée du Japon n’est pas seulement une allié puissante pour arrêter les tractopelles qui détruisent une forêt comme à la forêt de Romainville (expliquer), c’est aussi une plante qui, en prospérant mieux dans les sols pollués par des métaux, peut rendre visible la toxicité des sols dans certains quartiers, et par là, de révéler l’existence des injustices environnementales qui peuvent rester discrètes. Cela peut permettre de construire un regard, une perspective de classe écocentrée, et de concevoir des actions contre cette pollution. Des actions menées par et pour les habitants de ces quartiers (habitants humains et non-humains). Il y a eu par exemple un « toxic tour » à Romainville, où les renouée n’étaient pas présentées comme des adversaires à éradiquer mais comme des révélatrices de cette pollution invisible.
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Revenons alors au problème posé : comment réarticuler les dimensions objectives et subjectives des résistances dans le contexte de plein emploi de la nature. ll me semble que la pratique de l’alliance politique peut constituer une réponse à ce problème.
Dans ces actions il s’agit de porter un agir qui n’est pas le nôtre, au sein même de nos actions politiques. C’est-à-dire d’inventer des modes d’action politique non pour refuser a la place des autres ce à quoi ils résistent eux-memes deja a leur maniere, mais pour prolonger et amplifier les effets politiques des multiples resistances deja a l’oeuvre.
A la différence des grèves ouvrières, ces dimensions objectives et subjectives ne sont pas rassemblées en un seul corps, une seule expérience. Mais la relation politique d’alliance permet de retisser ces dimensions dans chacun des membres de ces relations.
Car les NH, qui en faisant concrètement obstacle à leur mise au travail portent la dimension objective de l’action, ne sont pas de pure forces aveugles. Leurs résistances, si elles ne sont pas le fruit d’une subjectivation politique, sont tout de même bien le fruit de leurs logiques propres, qui visent des conditions de vie plus amplifiantes.
De manière symétrique, nous militants humains, nous ne prenons pas en charge simplement la dimension subjective de ces alliances – il ne s’agit pas de recoder politiquement des comportements qui n’auraient rien à voir avec les questions politiques. Car c’est à nous d’inventer les modes d’actions pour amplifier l’efficacité objective des résistances non-humaines.
Ce tissage des dimensions objectives et subjectives va même plus loin dans la relation d’alliance. Car si les résistances objectives des NH nous mènent à une transformation subjective de nos regards de militants, vers une sensibilité plus écocentrée des conflits politiques, cela permet de nous rendre plus aptes à saisir plus précisément les conflits de monde menés par les non-humains qui résistent selon leur expérience de la situation, et donc à partir de là de tâcher d’ajuster nos actions pour les rendre politiquement plus pertinentes et plus efficaces.
Donc pour nous, c’est en tricotant ces actions politiques d’un nouveau genre, des actions politiques plus qu’humaines, que l’on peut prolonger le riche héritage politique qui ose encore penser la politique en termes d’antagonisme.
3/ une politique plus qu’humaine
J’arrive Alors à mon second problème : est ce qu’il est vraiment possible de construire une politique plus qu’humaine, autrement dit de considérer que les actions des NH font partie des situations politiques ? Et qu’on peut construire des relations politiques, d’alliance, avec ces acteurs ?
Dans le livre d’entretien « les mots et les torts », Rancière explique pourquoi pour lui une politique plus qu’humaine n’est pas possible. Pour en discuter, je vais d’abord résumer son propos, en commençant par présenter la manière dont sa conception de la politique se construit sur la base d’un dialogue avec A.
R s’appuie sur un raisonnement que fait Aristote pour déterminer ce qu’est la politique, raisonnement dont il critique l’incohérence. Aristote affirme que c’est parce que les humains sont doués d’une propriété qui est celle d’avoir la parole, c’est-à-dire de posséder le logos, qu’ils peuvent accomplir une fonction politique. Fonction qui a comme particularité d’être une action dont on est à la fois le sujet et l’objet. Ce qui veut dire, pour A, que c’est le même sujet qui exerce le pouvoir et sur qui le pouvoir s’exerce.
Mais R réplique à A : « comment reconnait t’on celui qui possède le logos, », « comment reconnait on que celui qui émet des sons avec sa bouche parle vraiment et qu’il possède vraiment le langage ? »(MT40). Cette question est motivée par le fait que chez A, il y a bien distinction entre celui qui possède vraiment le logos (le citoyen) et celui qui l’utilise et le comprend sans le posséder (l’esclave). R répond (MT40) « or, c’est bien cette différence qui est au cœur de la politique : on a un critère qui a l’air très clair, mais ce qui n’est pas clair est la manière de l’appliquer. On n’est jamais sûr si celui qui articule des sons avec sa bouche est un possesseur du langage qualifié pour participer à la discussion politique. »
Car selon A, le critère de l’appartenance à la communauté est le fait d’être en possession du logos, de la parole articulée, c’est-à-dire, (par différence avec la phonè, la simple voix,) d’une capacité à faire la différence entre l’agréable et le juste, entre le désagréable et l’injuste. Capacité qui serait nécessaire pour prendre part à de justes décisions quant aux formes que doit prendre la vie de la communauté. Le logos a donc pour A un double sens : c’est la parole articulée et capable de discerner le juste et l’injuste au-delà de la perception de l’agréable et du désagréable, et c’est en même temps ce qui en ordonne la réalisation dans la bonne proportion communautaire. Rancière parle d’un « double sens du logos, comme parole et compte » : le logos ne désigne donc pas seulement la parole, mais ce qui ordonne l’espace qui partage les paroles qui comptent comme parole, et celles qui ne comptent pas (Mes 48).
Rancière considère que la déduction de A ne tient pas, et propose donc en opposition à A une toute autre définition de la politique : (MT 41) « si la politique a un sens pour moi, elle n’est donc pas définie par la possession du logos, mais par l’activité qui remet en question l’opposition entre phonè et logos. La politique est proprement possible parce qu’il y a des gens qu’on considère seulement comme des animaux bruyants mais qui pourtant affirment qu’ils parlent, montrent qu’ils parlent, et construisent le monde sensible dans lequel leurs performances vocales sont des performances d’être parlants. » R rejette donc le critère que propose A pour définir un sujet politique, qui est la possession du logos « j’ai toujours refusé de définir la politique à partir d’une propriété anthropologique ou d’une propriété de l’être rationnel », écrit-il (MT39). En revanche, il garde d’A l’idée que la légitimité à participer à ceux qui donnent forme au monde commun est basée sur la capacité à articuler le juste et l’injuste – capacité qui est justement manifestée, par ceux à qui ont dénie cette capacité, dans des scènes politiques.
Et il y a également un autre élément de la définition aristotélicienne de la politique que R reprend à son compte, c’est l’idée que l’activité politique se définit comme une action dans laquelle il a identité entre sujet et objet. Il écrit « La politique telle que je l’entends, est alors une activité menée par ceux et celles qui peuvent articuler cette querelle dans un langage qui s’adresse à tous les humains ou qui peut être compris par tous les humains. Par là on retrouve la 2e définition de la politique [d’aristote], à savoir qu’il y a des êtres qui ont une capacité d’être le sujet de l’action et l’objet d’une même action. » (MT 41). Car en s’adressant à tous, on s’adresse à nous-mêmes, on est aussi objet de cette adresse.
Alors, on comprend bien que pour R il ne puisse y avoir de politique plus qu’humaine : car si les vivants peuvent être l’objet d’actions politiques qui les défendent, ils ne seront jamais sujets de ces actions, « les abeilles ne vont jamais se rassembler pour tenir un discours qui mette en œuvre le droit des abeilles » (MT 42). Pour lui, les activités qui défendent les vivants contre ce qui les domine et les effondre ne sont pas des activités politiques. Pour deux raisons symétriques : « l’objet de la domination – les abeilles – ne pourra jamais se constituer comme sujet de la querelle » (MT 43), et « quand les humains répondent à cette querelle – de la maltraitance des abeilles par exemple – ils le font en tant que gestionnaires du vivant et non pas en tant que sujet et objet de la même action » (MT44). Pour R, dans les luttes qui combattent les dominations des non-humains, l’objet de l’action ne peut en être le sujet, et le sujet de l’action ne peut en être l’objet.
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Je suis d’accord avec une partie de ses arguments. Il ne s’agit pas de chercher à prouver que les autres vivants conçoivent le juste et l’injuste, et manifestent par eux-mêmes qu’une situation comporte une dimension politique.
Mais nous pensons pourtant qu’il est possible de construire une politique plus qu’humaine : une politique où les actions des NH font partie de ce qui composent une situation politique, où des vivants manifestent par eux-mêmes des conflits de monde quant au partage du sensible, où nous humains, en inventant des relations politiques avec ces acteurs, devenons capables de nous laisser transformer par ces relations.
[remarque : partage du sensible : la configuration d’espace et de temps qui donnent consistance à ce que l’on reconnait comme monde commun, et qui délimite qui est apte à composer le monde commun et qui en est exclu ou invisible]
Pour concevoir celle politique plus qu’humaine, il ne s’agit donc pas de chercher à prouver que les autres vivants détiennent une propriété comme la parole. Je suis d’accord avec R pour dire que ce n’est pas le fait de posséder telle ou telle propriété qui constitue un sujet politique. Mais la place qui est donnée au logos dans la politique Rancierienne me pose quand même problème, car elle empêche de voir les potentialités réelles d’une politique plus qu’humaine. Je vais m’expliquer :
La pratique politique décrite par R, consiste à « actualiser la contingence de l’égalité des êtres parlants quelconques ». (Mes 50). Egaux en tant que parlants, egaux car parlants. Mais il faut bien voir que disposer du logos, chez R comme chez A, est synonyme de « être aptes à participer à la communauté de ceux qui sont capables de donner juste forme au monde commun ». Pourquoi alors s’interdire de se baser sur ces aptitudes d’une façon plus générale, c’est-à-dire, même quand elle n’est pas attachée à la capacité de parole ?
Cette question peut paraître un peu hors sujet quand on adopte une conception rancierienne de la politique, mais je pense au contraire que cette interrogation tire les conséquences de ce qui structure sa conception de la politique. Car en décrivant ainsi ce qu’est la pratique politique, l’enjeu pour R n’est pas de mieux répartir les parts de la société, qui auraient été mal réparties, mais de mettre en cause l’espace même de cette communauté, les fondamentaux qui l’ordonnent, les notions et les formes sensibles qui la constituent. La question de la politique n’est pas « qui est légitime à avoir part à la communauté politique » mais « qui est légitime à décréter les formes et les contours de la communauté, à laquelle on peut avoir part – ou pas ».
Mais alors, pourquoi R ne tire-t-il pas jusqu’au bout les conséquences de son raisonnement, en posant cette question : qui est légitime à définir, à décider, les notions qui peuvent donner forme à cet espace de légitime appartenance à la politique ? Et alors, qui peut décréter que c’est bien le logos, et rien d’autre, qui peut ordonner cet espace du commun ? Il me semble que R n’interroge jamais jusqu’au bout la place du logos dans sa conception de la politique.
R, en considérant que l’ingrédient principal de l’activité politique est de manifester le mécompte de ceux qui sont censés posséder le logos, concède sans doute trop à la définition de la politique d’A. Car si pour R ce n’est pas la possession du logos qui définit un sujet politique, mais bien la manifestation du fait qu’« on ne sait jamais qui l’a », il n’en reste pas moins que c’est toujours par rapport au logos, au double sens du terme, que la scène politique rancièrienne se construit. Par là, et au cœur même de son conflit avec la définition Aristotélicienne de la politique, R concède à A le fait de donner un rôle indispensable au logos dans ce qui fait la politique.
Est-ce que R n’est pas trop aristotélicien, c’est-à-dire qu’il concède à A un point décisir : ce serait le logos et rien d’autre, qui donne forme, sinon à l’espace de communauté politique, au moins à la scène de litige qui peut constituer une expérience politique ?
Finalement, mon doute porte sur l’exclusivité que semble avoir le logos comme enjeu des scènes politiques. Est-ce que c’est seulement, uniquement, la scène Rancière – celle par laquelle un groupe d’humains manifeste qu’il participe bien au logos même si on le lui dénie – qui est l’unique pratique possible pour déplacer le partage du sensible, pour mettre en doute les conceptions et formes sensibles qui délimitent ceux qui ont part à la communauté et ceux qui n’y ont pas part ?
Je suis d’accord avec R pour dire que l’activité politique consiste bien en des gestes collectifs permettant de manifester qu’un certain nous, le nous collectif qui se constitue autour d’un tort, appartient bien à la communauté alors que cette appartenance lui est déniée. Autrement dit, un nous collectif qui manifeste que ce nous est apte et légitime à donner forme de façon juste au monde commun.
Mais sur la base de cet accord, est-ce qu’il ne serait pas possible d’aller plus loin ? Est-ce que la manifestation du fait que nous participons à l’espace du logos est le seul moyen de bouleverser le partage du sensible ? Pourquoi ne pourrait-il pas exister des situations politiques dans lesquelles le logos ne serait pas l’enjeu central, l’enjeu depuis lequel seulement on pourrait bouleverser un certain partage du sensible ?
Je pense justement, en suivant les leçons de Rancière, qu’il faut mettre en doute non pas seulement la répartition au sein de l’espace du logos – l’espace de la commuanuté – mais mettre en doute le fait que ce soit seulement le logos qui soit l’enjeu de la bataille autour du partage du sensible. Le litige quant au logos n’est sans doute pas le seul instrument pour faire valoir le tort, le mécompte qui instituent la politique, le seul enjeu des scènes politiques visant à bousculer un partage du sensible en place.
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Donc pour nous, la politique n’est pas nécessairement « l’activité qui remet en question le partage entre logos et phonè » (MT 14) mais peut aussi être, plus largement, l’activité qui remet en question le partage entre les acteurs qui sont reconnus comme participant à donner juste forme au monde commun et les acteurs qui ne sont pas reconnus comme tels.
Repartons de cette perception élargie aux vivants et à leurs milieux de vie, de ce qui construit l’espace commun que nous habitons, des rapports de pouvoir qui le traversent, des conflits internes entre des régimes de relation qui s’y révèlent. A partir de là, ce qui constitue la légitimité à être porteur d’un tort politique n’est pas seulement le fait de manifester que l’on peut distinguer le juste de l’injuste, mais également le fait de manifester que l’on peut rendre le monde vivable pour les autres. Et cela, les vivants savent le faire.
Ils ne sont pas seulement des producteurs invisibles du monde vivable. Car cela ne suffit pas à en faire des acteurs que l’on peut reconnaitre comme faisant partie des scènes de la politique. Ils manifestent des conflits de monde : ils manifestent qu’ils tendent certaines configurations de relations, de l’espace et de temps qui sont plus vivables, contre d’autres autre qui leur sont invivables.
En effet, Toute vie organisée, même la plus ≪ simple ≫ a nos yeux (la moindre bacterie), est deja maniere de vivre, maniere de preferer et d’exclure, ≪ allure de vie ≫ dans un milieu polarise. Tout etre vivant est un centre d’experience, un corps-interpretant ajuste a un milieu constelle de significations specifiques.
C’est avec les corps en tant que centres d’expérience que des vivants nonhumains peuvent devenir elements d’un collectif ou d’une alliance politique, a partir des espaces de sens relationnels qui leur sont associes. D’ou notre redefinition, provisoire, de la resistance : resister c’est defendre l’espace de sens et les relations entre les etres et leurs milieux. C’est la possibilite, parfois fugace, pour un vivant ou un groupe de vivants, d’exercer une capacite a se recreer activement un milieu associe, un milieu plus riche en potentiels d’action et en amorce de relations, a partir de l’environnement de travail qui lui est impose. Les résistances NH peuvent donc être vues comme des scènes d’affrontements des espaces de sens : Les goelands argentes qui chassent les drones de la police dans les airs lors d’une manifestation de Gilets jaunes a Paris – et qui auront participe bien malgre eux a visibiliser le fait que la police utilisait hors de tout cadre legal ces engins de surveillance volants – agissent parce que leur espace de sens associe a un territoire aerien s’en trouve perturbe et menace par des intrus. Une colonie d’abeilles a miel qui prend la decision d’essaimer ou d’etablir une nouvelle reine, hors d’un rucher industriel, ne repond pas seulement a des imperatifs de survie, elle rejette les conditions etroites imposees a la ruche par l’exploitation apicole et relance sa capacite non tout a fait domestiquee d’auto-organisation sociale. Les 20 000 emeus d’Australie, pourchassés à cause des ravages qu’ils provoquent dans les cultures de ble en 1932, ne fuient pas seulement les coups de fusil de la Royal Australian Artillery, mais adoptent des tactiques de dispersion collective dans un espace qu’ils connaissent et savent tourner a leur avantage, capables de tenir en echec une tentative d’eradication des plus militarisees.
Par ces actions de résistance chargées de sens, les NH manifestent par eux-même non seulement une résistance à une domination mais des régimes de relation qui leur sont compossibles ou pas. Ils manifestent à quel monde commun ils peuvent participer et auquel ils participent déjà « comme exclus», comme acteurs fantômes et mutilés. Pour nous, les NH sont acteurs qui font partie des situations politiques non pas par leur essence de vivants ou pour leurs capacités « sociales », ni parce qu’ils souffrent des dominations capitalistes, mais parce qu’ils manifestent qu’ils peuvent contribuer à construire les conflits de monde qui font la politique.
Le déplacement que nous proposons par rapport à R est donc celui-ci : le tort fondamental institué par la politique n’est pas seulement une exclusion d’être parlants quelconques de l’espace du logos, mais un tort quant à qui fait le monde, à qui on doit le monde. R désigne ainsi la fonction politique du logos : « la parole par laquelle il y a de la politique est celle qui mesure l’écart même de la parole et de son compte » (Mes 48). Autrement dit, le litige politique révèle qu’on ne sait jamais définitivement qui détiens la propriété du logos, et finalement et plus fondamentalement, qui fait le monde vivable commun. Ici encore, il me semble que l’activité politique peut passer par d’autres voies que ce litige sur le logos, mais également par des scènes de conflit quand à quels acteurs peuvent donner forme avec justesse à un monde commun vivable. Des scènes qui, par là, manifestent une féconde « anarchie des faiseurs de monde ».
Car on a 3 raisons de porter un conflit contre ceux qui s’approprie le statut d’auteurs de notre monde commun. 1/ non seulement les humains, mais les non-humains fabriquent aussi le monde commun 2/ ils le fabriquent plus que nous, puisqu’ils sont capables de réparer des milieux abymées que nous ne sommes pas capables de réparer par nous-mêmes – décompacter le sol d’une forêt par exemple. Et 3/ on ne sait jamais complètement qui fait le monde, on ne peut jamais arrêter définitivement un compte des dettes de cette fabrication commune. Il y a toujours nécessairement une intrication de dettes vitales qui fait que la répartition de « qui est auteur du monde commun » est impossible. Il y a cette « anarchie des faiseurs de monde » : on ne peut pas attribuer des propriétés à des êtres qui réglerai harmonieusement et une fois pour toutes qui est, et qui ne doit pas être, dans la communauté des faiseurs de monde.
Pour moi, l’enjeu d’une scène de conflit politique n’est donc plus nécessairement de manifester, pour un collectif, que nous disposons du logos, de la parole argumentée qui sait distinguer le juste de l’injuste, alors qu’on nous le dénie. L’enjeu peut en être de manifester que nous ne sommes pas les seuls à contribuer à donner des formes justes et vivables à la communauté.
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Ici encore, il y a bien une différence entre les scènes décrites par R et ce que je décris là : ce ne sont pas les NH qui vont, à coup sûr, « écrire leur nom dans le ciel » comme l’ont fait les plébéiens romains sur l’Aventin. Ce ne sont pas les NH qui vont manifester par eux-même du caractère transgressif et symbolique de leurs actions de résistances à leur mise au travail. Mais ces actions indiquent pourtant clairement que nous sommes dans une situation commune – la situation de ceux qui donnent forme ensemble au monde commun – et non pas dans des situations séparées, d’un côté sociales et de l’autre naturelles. En revanche, il nous reviendra à nous humains, de manifester que ces graines qui germent, ces plantes invasives qui prospèrent, sont bien des transgressions du partage du sensible tel que l’a institué l’ordre en place. Il y a bien une activité proprement humaine qui nous incombe, qui consiste à remettre en question le partage entre ceux qui ont part à la constitution des situations politiques et aux actions politique ; et ceux à qui on ne reconnait pas une capacité à y prendre part. L’activité qui peut nous faire sujet politique terrestres consiste à rendre concevable le fait qu’il y ait des acteurs politiques non-humains. C’est à nous de construire la scène, l’espace politique humain, où cela peut être actualisé.
C’est à nous de construire les scènes du tort fait à des collectifs composé d’humains et de non-humains, de construire les scènes perceptives qui permettent aux NH d’en être des acteurs.
Car comment des acteurs fantômes, des sans-part, sortent de leur inexistence ? R nous dit que cela arrive quand un nous fait exister une situation commune là où il était dénié qu’il pouvait y avoir situation commune. Par exemple, sur l’Aventin, s’engage une discussion – une situation commune – entre des êtres qui sont sensés parler et des êtres qui sont censés ne pas parler. La destruction de la hiérarchie en place, et la preuve que ceux qui ne sont rien font en réalité partie de la communauté de ceux qui parlent, sont mises en œuvre par le fait qu’existe cette situation commune. « Savoir si les plébéiens parlent, c’est savoir si il y a quelque chose entre les parties » (Mes 49). Autrement dit, si il y a discussions, si il y a situation commune, alors les parts de cette situation sont bien dotés des propriétés nécessaires à prendre part à la situation. Ici, la situation d’interlocution. C’est par le fait que se mette en place une situation commune qu’est prouvée le fait que ceux qui n’étaient rien ont bien la capacité de participer à ce qui donnent forme au monde commun.
De la même manière, quand un virus reconfigure massivement les formes de nos vies, alors c’est bien qu’il est un acteur qui a les propriétés pour reconfigurer les formes du monde commun. Quand les abeilles disparaissent et que les productions agricoles s’effondrent, c’est bien qu’elles ont été les actrices centrales d’un monde vivable et comestible. Quand des herbes sauvages résistantes au glyphosate mette en échec des multinationnales de l’agro-industrie, c’est bien qu’une situation commune rassemble ces herbes et ces entreprises.
Il s’agit donc de construire des relations politiques avec des acteurs non-humains. Des relations d’hétérologie, c’est-à-dire des relations où nos existences prennent un sens politique par le fait d’être reliées à d’autres existants, lien qui permet de sentir le conflit de monde commun (par le fait de se sentir également mis au travail, ou de se sentir également « la nature qui se défend »…). Des relation qui ne sont pas de simple soutiens à plus faible que soi, mais qui sont bien politique, car les actions des NH viennent influencer ce que nous percevons comme les lignes de conflits politique, et bousculer, comme nous l’avons vu plus haut, ce que l’on peut concevoir comme les cadres légitimes du partage du sensible. Par exemple, quand on est capable de voir que des plantes invasives comme la renouée du japon ne font pas que nous déranger, mais, par leur capacité à prospérer dans des sols riches en métaux, indiquent à celles et ceux qui s’y attardent, les pollutions invisibles d’un sol et donc des responsables de cette pollution. On peut alors agir « comme si les NH avaient écrit leur nom dans le ciel », parce que leur nom s’est réellement écrit dans notre ciel.
Si nous constations pour nous même que les NH ont transgressé par le fait l’ordre ontologique de notre cité, nous pouvons agir depuis le point de vue selon lequel, oui, les NH fabriquent le monde en commun avec nous. C’est en postulant qu’on est dans la même situation, politique, avec les NH que l’on se rend de plus en plus capables de percevoir comment ils y interviennent et combattent dans ces situations communes.
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Cela demande donc un saut, une sorte de foi politique dans la vérité de l’inséparation entre nature et société. Mais ce saut a sa nécessité, il est nécessaire d’opérer ce déplacement. Car ce qui se passe quand on accepte de délimiter l’espace politique par le logos, c’est que c’est alors une part de nous, la part qui est l’être de vivant, qui est exclue de la participation à la communauté politique. (en disant cela, je m’inscrit ici dans le sillage du travail de Muriel Combe dans sa thèse La vie inséparée). Dans la tradition moderne, on est censés la laisser à la porte pour entrer en politique. On est censé se couper en deux pour se rendre apte à discerner le juste et l’injuste, et à composer le monde commun qui sera juste.
Cet être de vivant, loin de nous ramener à une essence biologique, peut très bien être mobilisé dans nos subjectivations politiques, parce que c’est une part de nous qui n’est pas « naturelle » au sens où elle serait faite de besoins et d’essences indiscutables.
Elle est faite, au contraire d’une vie qui se donne toujours déjà forme, qui est prise dans des nœuds de relation qui la constitue et dans les conflits entre des régimes de relations amplifiants à d’autres moins amplifiants. C’est un espace de contingence et de choix, et non un espace de déterminisme.
Il est nécessaire de mobiliser, à rebours de notre héritage moderne, cette part vivante dans nos scènes politique, car c’est une part de nous qui est capable de sentir si on est pris dans une forme particulière de monde commun qui est juste ou pas, (pas au sens d’une articulation idéelle du juste et de l’injuste, mais au sens de : vivable ou pas, amplifiant ou pas). C’est donc une part de nous qui est essentielle pour donner une bonne forme au monde commun quand on envisage celui-ci non seulement dans sa dimension symbolique mais aussi écologique.
Et pour finir de répondre à ma seconde question, je pense que c’est par là, en assumant de mobiliser nos êtres de vivants dans nos subjectivations politiques, que l’on peut surmonter la dernière objection de Rancière, et envisager une politique plus qu’humaine dont nous pouvons être les objets autant que les sujets. La politique plus qu’humaine dont j’ai tenté d’esquisser les formes ici est une pratique qui agit sur nous-même : elle nous force à métamorphoser les sujets politique que nous sommes, en mobilisant notre être de vivant dans ce qui nous fait sujet politique. En tissant des relations politiques hétérologiques avec les autres vivants, en considérant que nous partageons bien avec eux des situations de conflit socio-naturelles, en pratiquant des actions d’alliances plus qu’humaines avec ces autres vivants, le sujet politique que nous sommes devient l’objet d’une transformation, agie par notre activité politique elle-même : il peut se mettre petit à petit à puiser sa source dans les êtres de vivants que nous sommes.
4/ exposer notre thèse au covid et au monde de maintenant
J’en viens à ma troisième question que je vais à peine évoquer, juste pour donner quelques amorces pour la discussion.
Donc : est-ce que notre hypothèse, pour le moins audacieuse, tient le coup à l’épreuve du réelle ? Je vais simplement essayer de l’exposer un peu à l’énorme réel non-humain qui s’est imposé dans notre monde commun depuis un an.
Il y a d’abord tout un flot de confirmations des analyses écologiques, et de l’existence bien réelle d’une écologie-monde du capitalisme.
L’épidémie de covid est un très bon exemple de valeur négative : c’est-à-dire d’obstacle à l’accumulation du capital qui a été rendu possible par celui-ci.
Nous avons expérimenté violemment comment la destruction écologique n’est pas un phénomène extérieur à la société, la santé étant un très bon exemple de cette intrication de l’écologique et du social.
Nous avons eu la confirmation que le Covid est un acteur de l’espace politique, capable de prendre les accélérateurs de puissance du K, de rendre tangible et dangereux nos attachements.
Mais alors, est ce que le covid peut être un allié politique pour nous ? Ou au contraire un allié des capitalistes ?
Il est évident que ce n’est pas un allié direct pour nous, car ce n’est pas ce qu’on appelle une « catastrophe sélective ». Les super mauvaises herbes résistantes au gylphosate ne sont des catastrophes que dans les parcelles agricoles industrielles qui reçoivent du glyphosate. En agriculture bio, elles perdent leur super-pouvoir. Elles peuvent donc nuire à nos ennemis sans nuire à nos alliés. Le coronavirus n’est pas une catastrophe sélective ; et les catastrophe non-sélectives ne sont pas du tout nos alliés, car elles sont plus catastrophiques pour les plus précarisés par l’organisation inégalitaire du monde.
Mais si le covid n’est pas un allié pour nous, il n’est pas inutile de l’observer depuis la perspctive des alliances terrestres. Car alors ça nous permet de voir comme un révélateur des rapports de pouvoir en place, par exemple un révélateur des maladies chroniques dues à la mutilation de nos milieux de vie.
Mais c’est aussi un révélateur de la nécessité de mobiliser nos êtres de vivants dans nos subjectivations politiques.
Nous sommes, que ça nous plaise ou non, des sujets de la biopolitique, qui ont bien incorporé l’idéologie selon laquelle il n’y a rien de plus important que la vie (c’est-à-dire la non-mort). Cela nous met en position d’être dépossédés face aux chantages du pouvoir qui fait passer l’acceptabilité de sa politique de mort au nom de la défense de la vie . Nous n’osons pas construire une réponse politique à tous les dispositifs qui sont présentés comme ceux qui vont éviter les morts. La peur de mourir autant que le déni du danger sont tout autant des forces antipolitiques. Car cette situation nous montre que nous sommes beaucoup trop dualistes. En ayant accepté de continuer à nous insérer dans la tradition moderne qui sépare les questions qui traitent de la vie d’un côté – et qui sont sacrées, n’ont pas à être discutées politiquement – et les questions politiques, de démocratie, de l’autre, nous nous privons de la part de nous qui pourrait être une énorme source de subjectivation politique dans une terre situation. Ce qui nous arrive en tant que vivant vulnérable, en tant que souffrant d’être confinés dans des milieux rétréci, ce sont les éléments de nos vie qui peuvent nous aider à construire une politique antagonique depuis notre être de vivant. C’est-à-dire : il est peut-être possible de retourner le « souci pour la vie », affect qui est au cœur du dispositif dépolitisant qu’est la gouvernementalité biopolitique, contre cette gouvernementalité. Qu’est que ça donne, si on se met à considérer que le « souci pour la vie » est une question politique et pas ce qui nous en dépossède ? (Foucault, Muriel Combes, Texte à venir “communisme du soin”).
Pour cette raison, je pense qu’il faut vraiment se défaire profondément de la perception du virus comme un adversaire venu d’ailleurs, qu’il s’agirait de repousser là d’où il vient, hors de la société. C’est un acteur dangereux dont il faut se protéger, mais c’est bien un acteur internes à nos situations politiques. Avoir un point de vue terrestre sur la situation serait alors sans doute le voir aussi comme un révélateur des rapports de pouvoir de notre écologique monde, et des conflits de monde qui divisent la société, des conflits entre des manière incompossibles de donner forme à la vie, dans toute leur écologique matérialité.