séance 5 : la valeur

La Division politique, troisième année

Séance 5

La valeur

Ouverture

Je voulais commencer en évoquant très brièvement les Œuvres de l’amour de Kierkegaard, qui s’ouvrent par une analyse de l’injonction « tu dois aimer ». Ce que nous dit Kierkegaard, c’est qu’il ne faut pas envisager l’amour à partir de la spontanéité d’un sentiment, mais à partir de la dimension du devoir.

On comprend assez vite que l’analyse peut se lire comme une réponse au formalisme kantien : le devoir ne correspond pas à une injonction formelle, il a toujours un contenu. Et surtout – c’est le pas supplémentaire, le pas proprement chrétien – ce contenu est toujours le même. Le devoir n’a qu’un contenu, l’amour.

Bien sûr, il nous faut apporter un correctif, car nous ne sommes pas chrétiens, mais dialecticiens, ou plus exactement, nous ne sommes pas des dialecticiens chrétiens, comme Kierkegaard, qui se devait d’évacuer la question de la haine. En tant que dialecticiens non-chrétiens, nous devons partir de la dialectique la plus simple, la plus élémentaire, qui se joue dans le rapport à ce qu’on appelle « l’ambivalence affective ». On ne peut aimer un être sans être aussi, et du même mouvement, porté à le haïr. Ce serait un destin. Et, en tout cas, ça a toutes sortes de vérifications empiriques.

Les chrétiens nous disent qu’il faut éliminer cette ambivalence en éliminant la part de la haine. Nous, dialecticiens non chrétiens, pouvons nous accorder sur le fait, disons, de réduire l’ambivalence à l’égard d’un même objet. On peut comprendre ainsi le travail de la division du point de vue, disons, émotionnel : il s’agit de réduire l’ambivalence affective. Mais cette réduction ne s’opère pas par l’éradication de la part de haine ; elle s’opère par la juste redistribution de l’amour et de la haine, par la capacité de les affecter aux bons objets – des objets distincts. Le devoir, en ce sens, pour le dialecticien, c’est ce qui procède de la bonne répartition, et du bon repérage, de ceux qu’il faut aimer et de ceux qu’il faut haïr. C’est aussi ce que nous dit cet autre énoncé du christianisme : il y a un temps pour aimer et un temps pour haïr.

L’essentiel est que l’injonction « Tu dois aimer » s’accompagne nécessairement pour nous de l’injonction « Tu dois haïr ». Suivre cette injonction est nécessaire du point de vue de la santé mentale : il s’agit de faire que notre capacité à haïr ne se retourne pas contre nous, faute d’être exprimée et/ou faute de trouver ses bons objets. Mais c’est aussi une injonction, pourrait-on dire, heuristique. On se souvient de la belle phrase de Tronti : « Comprend vraiment celui qui hait vraiment ». Haïr, c’est la condition épistémologique pour y voir clair.

Fonction thérapeutique, fonction heuristique de la haine : double raison du devoir de haïr. C’est sans doute cette double fonction qui nous est rappelée à l’occasion d’un mouvement comme les Gilets jaunes. Ce qui apparaît au premier plan dans ce mouvement, c’est bien la haine, une haine des riches, et une haine des gens de pouvoir qui sont à leur service. Il serait malvenu ici de reconduire le réflexe militant hérité des années spinoziennes, ou l’on voulait que les affects de la politique soient avant tout des passions joyeuses, affirmatives. Ici, ce qui domine, ce qui rassemble, c’est bien une haine commune.

C’est aussi, bien sûr, ce qui fait la profonde ambivalence du mouvement, car lorsque l’objet de la haine n’est pas assez clairement fixé (c’était un enjeu du travail de Marx que de parvenir à fixer cet objet), un flottement persiste, par lequel l’affect de haine peut se fixer sur un objet inadéquat. Mais quelque chose, du moins, se travaille de ce matériau politique qu’est la haine, une haine « de classes » si l’on entend par là qu’elle est au moins dirigée contre les riches et contre les gens de pouvoir qui les servent.

On l’a déjà souligné : le mouvement des Gilets jaunes est essentiel pour deux raisons : premièrement pour sa force irruptive. Et cela même veut dire deux choses : d’une part il n’était pas attendu, il était même dans son ampleur, dans ses formes et dans sa radicalité, imprévisible. D’autre part, s’il a été capable de faire effraction, c’est parce qu’il a assumé des formes conflictuelles bien plus directes que ne l’autorisent les démocraties libérales. D’où que les représentants de ces dernières sont conduits à répondre en restreignant toujours plus, par des biais juridiques, l’expression de cette conflictualité directe, quitte à sacrifier les principes démocratiques qu’elles sont censées incarner. Ils répondent à leur manière à ce qu’ils perçoivent à juste titre comme l’expression d’une haine dirigée contre eux.

Je ne veux pas pour autant réduire ce mouvement à cet aspect ; ce qui en fait un moment politique décisif, un « événement » au sens de Badiou (même si ce dernier ne veut sans doute pas trop se pencher sur l’événement en question) tient aussi à la manière dont a été portée l’expression démocratique « réelle ». Par là, il faut entendre : l’ensemble des dispositifs, des artifices qui permettent l’expression égalitaire en conjurant la reconstitution des dispositifs de la représentation.

Nous en reparlerons dans la discussion. Pour le moment, je voudrais reprendre l’analyse entamée dans les deux premières séances.

1. Le tout et le rien

Dans le deux premières séances, nous avions parlé du tout et du rien. Plus précisément, nous avons parlé du tout en tant qu’il est mis au travail par le rien, et que cette mise au travail le consume, l’épuise. Bref, nous avions parlé du tout en tant qu’il est sacrifié au rien.

Par « tout », j’entendais : l’ensemble de ce qui est constitué en « ressources naturelles » et/ou en « force de travail », reconnue ou non comme telle. Par « rien », j’entendais : ce qui est au fondement, c’est-à-dire à l’absence de fondement des principales institutions sociales, à savoir l’État et la monnaie.

Pour le dire avec Jason Moore : le développement du capital a toujours été soutenu par la mise au travail de la nature, par sa mise au travail gratuite. Les grandes scansions historiques de l’économie-monde le montrent, qui correspondent, dans l’analyse des systèmes-mondes, à l’hégémonie d’une puissance politique : Portugal, Pays-Bas, Angleterre, États-Unis. Le Portugal puis l’Espagne n’auraient pas pu conquérir une hégémonie provisoire au XVIème siècle sans le travail des esclaves et l’exploitation des richesses du Nouveau Monde. Les Pays-Bas n’auraient pu conquérir la leur, au siècle suivant, sans les forêts de Norvège qui ont permis le développement de la marine marchande ; l’Angleterre, outre ses « hectares-fantômes », a conquis son hégémonie grâce au charbon dont on a évoqué l’histoire avec Andreas Malm ; et les dirigeants des États-Unis n’auraient pu devenir une grande puissance au siècle dernier s’ils n’avaient pas exploité les grands espaces dont ils disposaient en y imposant l’agriculture intensive.

Ce ne sont là que les exemples historiques les plus frappants, les plus évidents, disons, à l’échelle de l’économie-monde. On pourrait y ajouter, comme cela a déjà été évoqué, la mise au travail de l’atmosphère, ou celle de la résilience des individus et des groupes, et bien d’autres « choses » encore.

Ces choses, choses de la nature, sont en voie d’épuisement. La thèse proposée ici, c’est que cet épuisement est le résultat nécessaire de la mise au travail qu’exige le capitalisme.

Pourquoi ? La réponse de Moore est simple : le capitalisme exige une illimitation de la production, et il le demande à une nature dont les cycles de régénération entrent en contradiction avec cette exigence. Le temps du capital est celui d’un développement aussi linéaire et régulier que possible ; le temps de la nature n’est pas nécessairement cyclique, mais il est en tout cas beaucoup trop irrégulier pour l’exigence de développement illimité (nous avions parlé de tout cela dans la séance 6 de la première année, p. 26 à 30).

Nous reviendrons sur ce point la prochaine fois, car il nous faudra aussi évoquer les forces d’« anti-production » du capitalisme.

Avec le développement du capitalisme, et pour permettre ce développement, pour le soutenir, c’est bien l’ensemble de la nature qui doit être mis au travail et, dans ce procès de mise au travail, progressivement consommé. La nature non comptée, non reconnue dans les comptes de la productivité capitaliste, est l’élément sacrifié qui, pour remplir son rôle, ne doit pas apparaître comme tel. La nature, c’est ce qui n’entre pas dans les comptes de la valorisation capitaliste, et qui pourtant sous-tend de bout en bout le procès de valorisation.

Nous allons procéder en deux temps pour bien comprendre la mise au travail de la nature et le procès de valorisation qui l’accompagne. Aujourd’hui, nous allons nous centrer sur la question de la valeur. Dans la séance suivante, nous reviendrons sur le concept de mise au travail.

2. La valeur

2.1 Bref rappel sur la monnaie

Ce qui compte (au double sens du terme), en régime capitaliste, c’est la monnaie. Je continue de résumer les premières séances. La monnaie repose sur la confiance. Confiance en quoi ? En ceci qu’il y a bien, au cœur des transactions du monde du capital, quelque chose que l’on appelle la valeur. Or la valeur, du moins la valeur en tant qu’elle est censée être représentée par l’argent, ce n’est rien, avons-nous dit, à la suite d’Orléan et quelques autres. La valeur ne correspond à rien de réel, c’est une fiction ; mais une fiction opérante.

En ce sens, la valeur est imaginaire. Ce qui est réel, c’est le pouvoir ; et ce qui a la place du symbolique, c’est l’argent, ou la monnaie. On dira que la monnaie, en tant que symbole, renvoie bien à quelque chose qui n’est pas seulement imaginaire, à savoir le prix. Mais le prix des choses, ce n’est pas ce qui correspond à une valeur, c’est exactement, comme nous le dit André Orléan, la valeur elle-même : « la valeur d’un bien se mesure à la quantité de monnaie que ce bien permet d’obtenir, à savoir son prix. Prix et valeur sont une seule et même réalité » (André Orléan, L’Empire de la valeur, p. 185). C’est comme substance que la valeur est imaginaire ; comme réalité, qui renvoie au réel du pouvoir, c’est le prix collé sur les choses. Et ce qui est « sans prix » est justement ce qui ne compte pas – n’a pas de valeur.

Nous avions dit que la monnaie « dématérialisée », c’est bien la chaîne symbolique définitivement émancipée de tout renvoi à une réalité extérieure substantielle. Mais elle renvoie bien sûr à la confiance. Une confiance tautologique, donc, une confiance qui ne renvoie qu’à elle-même. La confiance dans le capitalisme, c’est l’accord supposé sur la valeur. Ce qui importe n’est pas l’existence même de la valeur, ni même l’effectivité de l’accord ; c’est seulement la supposition de cet accord ; c’est-à-dire la supposition que chacun va faire la même supposition. La valeur, la valeur représentée dans les échanges monétaires, n’a pas d’autre contenu réel que cette supposition. Autrement dit (c’était notre formule condensée dans la séance 1), la confiance dans le capitalisme, c’est la confiance en la confiance des autres.

2.2 La valeur objective

C’est pourtant sur une thèse diamétralement opposée que la science de l’économie a construit toute sa crédibilité. Les économistes revendiquent le monopole de disposer, contrairement à leurs collègues des autres sciences humaines, de la référence à une valeur objective. L’économie se détache des autres sciences sociales, et prétend à son autonomie, précisément en s’appuyant sur la théorie de la valeur. C’est grâce à celle-ci qu’elle se singularise dans la mesure où elle se construit sur cette supposition : contrairement aux autres « valeurs », la valeur économique est objective, et objective veut dire : quantifiable. Si les autres valeurs humaines sont contingentes et subjectives, la valeur mesurée par les économistes se démarque des autres précisément parce qu’elle est mesurable. La valeur objective, c’est celle que l’on peut calculer ; et inversement, quantifier, nombrer la valeur, c’est la rendre objective.

La valeur objective, c’est par exemple, dans l’économie classique (en y comptant l’économie marxiste, si quelque chose de tel existe) la valeur-travail ; ce qui voudrait dire que la valeur objective des choses susceptibles d’être échangées sur un marché est fonction du temps de travail socialement nécessaire pour les produire, qui a été incorporé à elles. Mais ce peut être aussi la valeur-utilité, que l’économie néoclassique, avec Léon Walras notamment, a précisément substitué à la valeur-travail des classiques.

Le principe est simple : les échanges sont fondés sur le calcul rationnel des acteurs, et sur la considération de ce qui leur est utile. On pourrait supposer que l’appréciation de ce qui est utile est on ne peut plus « subjective » ; mais ce qui est censé être objectif, c’est, d’une part, la logique du calcul de l’acteur économique ; et d’autre part, les effets cumulés de ces logiques individuelles.

Commençons par le second point. Comme toute science sociale qui se veut objective, l’économie néoclassique suppose que les processus qu’elle prend pour objet d’analyse se déroulent, pour l’essentiel, à l’insu des agents, « dans le dos » de leur conscience. Ces agents sont guidés par leur rationalité, mais ils ne connaissent pas les effets de cette rationalité, ses effets cumulés.

Dans la théorie néoclassique, les acteurs sont en concurrence, chacun guidé par son intérêt égoïste ; mais le miracle est que cette logique concurrentielle, laissée à elle-même aboutit à une situation qui procure à chaque acteur le maximum de ce qu’il peut attendre, de sorte qu’il n’a plus à modifier son comportement, il est comblé ; c’est la prospérité à l’échelle individuelle, et c’est le nirvana du sujet de l’économie. Cette situation est ce que les économistes appellent « l’équilibre général », issu de l’harmonisation de l’offre et de la demande (Orléan, 69-70).

Mais ce qui nous intéresse surtout ici, c’est la première supposition, selon laquelle l’action de chacun est dictée par l’analyse rationnelle, et par le savoir clair de ce qui constitue son intérêt propre. C’est ce que Orléan appelle l’hypothèse d’objectivité des préférences. (Il n’évoque pas l’approche de « l’économie comportementale », qui se caractérise par la prise en compte de l’irrationalité de l’acteur ; mais il est vrai que cette approche ne change pas le fond « objectiviste » de l’approche économique.)

Il est tellement rationnel, cet acteur de l’économie (c’est-à-dire du marché, parce qu’il n’est pas question, pour l’économie néoclassique, d’analyses les rapports de travail), qu’il ne s’intéresse pas aux objets pour eux-mêmes. À ses yeux, tous les biens ne sont que des déclinaisons d’une même substance générique : l’utilité. […] Les objets ne comptent pas, seule leur utilité importe » (Orléan, L’empire de la valeur, 66).

Les autres non plus ne comptent pas, et chaque acteur n’a de lien avec l’autre que par l’intermédiaire des objets (Orléan, 67). Sa rationalité n’est pas stratégique, mais paramétrique (à l’opposé, donc, de l’hypothèse de Orléan et Aglietta, évoquée dans le chapitre 1 et que Orléan reprend dans le livre sur lequel je m’appuie aujourd’hui, L’empire de la valeur).

Notons que le postulat d’objectivité conduit à faire une hypothèse qui est, dans les termes d’Orléan, celle de la « nomenclature des biens », et d’un savoir commun à son sujet. Ce qui veut dire que la liste exhaustive des objets disponibles sur le marché est un savoir partagé par tous les acteurs (Orléan, 109). (Les théoriciens de « l’asymétrie de l’information » ont cherché à corriger ce postulat difficilement tenable.) Cette Hypothèse est essentielle parce qu’elle permet justement de traduire « un ensemble d’évaluations subjectives » en une « représentation collective objectivée ».

Ce qui nous intéresse peut-être davantage encore, c’est le prolongement de cette hypothèse dans le rapport au temps. Pour chaque acteur (mais c’est la logique même de la finance), il s’agit d’anticiper les valeurs futures – et de les anticiper, donc, objectivement. Ce qui implique que la valeur projetée doit aussi garder un fondement objectif. Ce qui veut dire que si tout le monde a la même information concernant l’évolution d’un produit, chacun va aboutir à la même conclusion concernant la valeur à venir. C’est « l’hypothèse d’objectivité du futur » (Orléan, 269-270).

Cela signifie que les états du monde à venir sont le fruit nécessaire d’un développement rationnel auquel les informations donnent accès, et que la rationalité des agents permet d’anticiper clairement. Dans cette hypothèse, il n’y a pas d’incertitude réelle du fait de la corrélation entre la rationalité des acteurs et l’enchaînement causal qui mène d’un état du monde à l’autre. Cela suppose qu’aucun événement radicalement nouveau ne viendra bouleverser les repères essentiels de l’acteur, et les corrélations statistiques sur lesquelles il est censé appuyer son raisonnement.

Voilà pour une présentation de quelques aspects saillants de cette approche néoclassique, cette théorie qui, nous dit Orléan, n’est aucunement l’équivalent d’une théorie scientifique, car elle ne se donne pas les moyens de distinguer l’objet d’une analyse et le modèle qu’elle propose pour réguler l’activité de cet objet. Elle ne démêle pas l’objet d’étude du paradigme qui, dès lors, n’est pas seulement heuristique, mais aussi, indémêlablement, normatif.

La théorie de l’équilibre général ne définit un champ supposé clos (celui de l’économie) que dans la mesure où elle contribue à produire le comportement dont elle entend rendre compte. Elle peut se donner un homo œconomicus saisissable objectivement seulement parce que lui-même ne vise que la saisie de l’objectivité – celle des biens utiles (Orléan, p. 66-67). Elle doit par conséquent nécessairement faire l’impasse sur ce qui, de ces comportements, ne correspond pas au modèle – ce qui est irrationnel, fruit des excès ou des aberrations du désir.

On l’a vu, les qualités des marchandises échangées n’importent pas pour le pur calcul économique, leur singularité non plus. Et surtout, les relations aux autres n’existent que médiées par l’objectivité de l’utile. Au plus loin, donc, des nouages du désir de l’autre), qu’une théorie de la monnaie telle que la conçoit Orléan prend nécessairement pour point de départ. C’est pourquoi il pose une alternative entre théorie de la monnaie et théorie de la valeur (Orléan, 164-170). Choisir la première, c’est nécessairement ouvrir une analyse du désir. Ce qui implique notamment de ne pas condamner comme aberration mentale le désir d’argent, qu’il prenne la forme d’une revendication sur le pouvoir d’achat, ou celle de la spéculation financière.

2.3 Valorisation

Mais l’objectivité de la valeur est aussi un présupposé du marxisme. La valeur est quantifiable dans la mesure où elle est mesurée par une quantité de temps – dès lors que le temps est devenu lui-même mesurable. Là encore, la valeur est quantifiable, donc objective. Marx relaie bien en ce sens le présupposé des économistes libéraux : la valeur qui est en jeu dans les rapports économiques n’équivaut aucunement aux autres valeurs qui circulent dans un corps social. Ces autres valeurs sont non-quantifiables, donc subjectives – autrement dit, elles sont « idéologiques ». On peut dire alors que la construction théorique qui distingue l’infrastructure économique des superstructures idéologiques s’enracine dans le présupposé d’une objectivité de la valeur économique. Le marxisme dogmatique est issu de la reprise de l’idée que l’économie est une science humaine différente des autres, parce que fondée sur une analyse objective de la valeur.

Dans son dernier livre, La Condition anarchique, Frédéric Lordon considère qu’il y a deux lectures de Marx. La première est conforme à ce que je viens d’évoquer : la pensée de Marx serait centrée sur le présupposé de la valeur-travail. La seconde est centrée sur la critique du fétichisme, laquelle conduit à une déconstruction du concept même de « valeur » – c’est du moins ce que pensent les auteurs que l’on range dans le courant de « critique de la valeur » (Postone, Kurz, Jappe : dans ce courant, les « abstractions réalisées » (argent, travail, valeur) sont les cadres d’une « logique automate » qui s’impose à tous, même à ceux qui sont censés en tirer profit).

Lordon s’accorde avec les théoriciens critiques de la valeur pour dire qu’il faut « rompre avec la morale laborante-méritologique » (p. 96). Mais il leur reproche de partager le présupposé fondamental de cette morale (la valeur objectivée par le temps de travail). Le fait que la critique de la valeur soit aussi une critique du travail ne change rien à ses yeux, dans la mesure où le travail demeure la substance de la valeur (et le temps de travail sa mesure, ainsi que le dit Marx). Que cette substance soit « sociale » et « historiquement construite », comme le dit Postone, n’enlève rien au fait qu’elle s’impose comme telle, c’est-à-dire comme ce qui soutient l’objectivité de la valeur.

On accordera sans doute à Lordon le bien-fondé de sa critique de la critique de la valeur. Mais son approche soulève toute une série de problèmes, à commencer par le plus évident sans doute : si l’on rejette la théorie de la valeur-travail, alors il semble bien que l’on doive rejeter dans le même mouvement la théorie de l’exploitation, qui ne fonctionne elle-même qu’en présupposant l’existence d’une « substance » (sociale et historique) de la valeur.

Ce rejet ne va bien sûr pas sans embarras, comme en témoigne le fait que Lordon cherche à se convaincre que son approche devrait libérer la possibilité « d’emprunter d’autres voies pour dire la domination du capital, et même d’autres formes d’exploitation » (Lordon, 97). De ces autres formes, Lordon ne nous dit rien, et semble qu’il n’ait rien à nous dire. Mais cet embarras ne doit pas masquer la difficulté : faut-il abandonner la théorie de l’extraction de survaleur parce qu’elle suppose une mesure objective de la valeur ?

Il faut bien voir que l’alternative posée au départ par Lordon entre les lectures de Marx est quelque peu tronquée ; car il y a au moins une autre piste de lecture que Lordon n’évoque pas, centrée sur la dialectique du travail vivant – dialectique entre sa consommation comme marchandise dans le procès de travail et sa capacité à organiser le refus du travail. Cette dialectique est au cœur du propos de Tronti dans Ouvriers et capital. Dans ce séminaire, et dans le premier chapitre du livre que Léna Balaud et Antoine Chopot sont en train d’écrire (Nous ne sommes pas seuls, que j’ai déjà évoqué), nous cherchons à conserver la matrice trontienne en la replaçant au sein des développements sur l’analyse de l’écologie-monde de Jason Moore.

Ce que ça signifie concernant le problème que nous posons aujourd’hui, c’est tout d’abord que l’idée d’une consommation du « travail vivant » (une consommation des forces, de l’énergie de ce qui est mis au travail) est tout à fait ajustée pour penser ce qui est bien un procès de valorisation du capital. La théorie de Marx reste valide au moins en ce sens que cette consommation de la force de travail est le secret qui nous fait comprendre comment s’opère ce miracle capitaliste qui fait que de l’argent fabrique plus d’argent. Les propriétaires des moyens de production, nous dit Marx, ont, après le procès de production, et la vente des produits, plus d’argent qu’ils n’en ont investi, alors que les salaires, eux, n’ont pas augmenté, du moins pas à la même échelle.

Nous avons déjà parlé de la thèse de Moore, qui admet cette approche de l’exploitation, mais qui montre qu’elle prend place sur un processus beaucoup plus large et plus profond, qu’il appelle l’appropriation. Nous avons envisagé ce processus d’appropriation comme une mise au travail de l’ensemble de la nature, qui est aussi une manière de consommer, et d’épuiser, les êtres de nature, au nombre desquels se trouvent les humains. Il importe seulement pour aujourd’hui d’en retenir ceci : la consommation de ce qui est constitué en force de travail, à savoir l’ensemble des phénomènes naturels sur la planète (à différentes échelles), s’épuise pour faire fonctionner les circuits de la valorisation.

Je parle de circuits de valorisation, donc, sans qu’il soit nécessaire de parler de production de survaleur, tout au moins si l’on entend par là une production de valeur mesurable en tant que telle, dissimulée dans le procès de production. Là encore, le fait que le marxisme ait conservé de l’économie classique le présupposé d’objectivité de la valeur a grevé son analyse. Car s’il s’est focalisé, comme nous le montre Moore, sur le procès d’exploitation en oubliant le procès d’appropriation, c’est-à-dire la centralité réelle de toutes les formes de travail gratuit, c’est aussi parce qu’il pensait tenir là les éléments d’une démonstration objective des nuisances du capitalisme.

Il n’y a pas la valeur, et donc pas à proprement parler de survaleur, mais il y a bien des processus de valorisation du capital ; il y a bien des processus qui permettent de faire revenir davantage d’argent dans les mains des capitalistes. Nul besoin de valeur objective en arrière-fond de ces processus pour que soit effectif un processus de valorisation ainsi entendu. Il suffit que soit donnée la supposition d’une valeur « commune » à tout ce qui est susceptible de s’échanger (à commencer par la marchandise force de travail), la supposition d’une substance commune à toutes les marchandises. Les processus d’échanges, les prix, etc. permettent de valider rétrospectivement cette supposition en la faisant disparaître comme telle. L’essentiel de la théorie de l’exploitation, c’est la mise au jour de la consommation (incomptée, pour sa plus large part) du « travail vivant » pour produire davantage d’argent dans les mains de ceux qui ont, directement ou non, commandé la mise au travail.

Les théories qui rejettent « l’empire de la valeur », qui mettent bien en évidence l’identité entre prix et valeur, font cependant l’erreur d’oublier le processus de valorisation, c’est-à-dire de consommation de l’énergie des vivants pour générer, en bout de courses, plus d’argent chez ceux qui ont les moyens d’investir de l’argent – ce qu’on appelle des profits. Ceux-là ne sont pas seulement les propriétaires des moyens de production, mais plus largement, pourrait-on dire, les propriétaires des moyens de valorisation (que celle-ci, donc, passe par l’intermédiaire de la production – AMA’ – ou qu’elle s’opère dans les circuits financiers – AA’). Le miracle de la valorisation reste bien le secret du capital, et l’appropriation du travail gratuit, le secret de ce secret.

1)Il serait intéressant de faire intervenir ici les remarques de Maurizio Lazzarato dans sa lecture critique de David Graeber (Lazzarato, Gouverner par la dette, 100-104) : entre les propriétaires des moyens de valorisation et les autres, il y a un écart qui tient tout entier à la nature même de la monnaie : il y a la monnaie-capital et la monnaie marchande. Les deux ne fonctionnent pas du tout au même niveau, ni à la même échelle. La majeure partie des « acteurs » de l’économie n’a accès qu’à cette monnaie qui permet l’achat des produits du marché. La monnaie-capital est réservée aux propriétaires des moyens de valorisation : elle est ce qui permet d’orienter la production et d’anticiper les valeurs futures). Mais la discussion fait intervenir les distinctions entre capitalisme financier, capitalisme industriel et capitalisme marchand, qui nous éloigneraient de notre propos aujourd’hui. Retenons seulement que la division politique est ainsi inscrite au cœur de la monnaie et de ses usages.

On a donc mieux défini ce qui peut constituer un bon objet pour notre haine : les militants de l’économie en général, bien sûr, mais plus spécifiquement, cette partie des militants de l’économie que sont les propriétaires des moyens de valorisation, en tant que cette propriété permet d’exiger la consommation de ce qui est mis au travail

3. Modes de l’être-ensemble

3.1 Anarchie

Dans son dernier ouvrage, La condition anarchique, Frédéric Lordon pose le problème général de la valeur en partant de l’idée que la la valeur économique est un cas particulier faussement mis à part, de la question plus générale de la valeur, des valeurs qui sont au fondement des sociétés.

La condition anarchique, c’est ce qui se révèle à qui veut bien voir qu’aucune valeur n’est objective. Que les valeurs ne soient pas objectives, cela signifie selon Lordon qu’elles sont générées par le corps social – qui est bien un « corps » en ce qu’il se définit par le fait de faire circuler des « affects communs ». Les mécanismes par lesquels des valeurs sont générées sont connus : nous en avons parlé dans la séance 1 de cette année au sujet de la monnaie. Les rapports sociaux sont structurés par les effets d’une logique mimétique. Cette logique en vient à produire un « objet » qui va être mis à part, et qui va ainsi être en capacité de régler les rapports sociaux en devenant le symbole de ce qui les transcende. La monnaie peut ainsi venir symboliser la valeur économique – tout comme une « grande » œuvre d’art peut symboliser la valeur esthétique.

2)Séance 1 : Pour identifier mon « propre » désir, je regarde ce que fait l’autre, ce qui est censé me révéler ce qu’il désire ; je suppose donc qu’il est toujours plus au clair que moi sur son désir (on est au niveau du stade du miroir). Regarder l’autre, c’est savoir ce qu’il faut désirer. Mon attention à ce que fait l’autre, ma propension à l’imiter, ont pour effet de le confirmer dans son désir – si celui-ci était au départ hasardeux et hésitant. Imaginons alors que ce processus se généralise, qu’il concerne l’ensemble des interactions : on peut supposer une sorte d’auto-catalyse par laquelle plus un objet sera identifié comme désirable, plus il y aura de gens pour le désirer. Cela, jusqu’à créer une unanimité ; et cette « auto-réalisation de l’unanimité » va avoir tendance à se reconduire, à se vérifier perpétuellement. L’unanimité est la vérification du caractère extraordinaire de l’objet. Il ne restera plus qu’à mettre celui-ci à part, c’est-à-dire à le placer comme au-dessus des interactions sociales, à l’endroit d’où il pourra précisément les régler, les réguler. C’est ce que Aglietta et Orléan appellent « l’exclusion de l’objet élu », une exclusion positive, dans la mesure où est par là conférée à l’objet une position de quasi-transcendance.

Le problème que pose Lordon peut se traduire ainsi, en se souvenant de la séance prise en charge par Patrizia, et des discussions auxquelles elle avait donné lieu : y a-t-il équivalence des valeurs ? Et, dans la mesure où il faut des supports fictionnels pour présenter ces valeurs, la question peut aussi bien se formuler : y a-t-il équivalence des fictions ? Doit-on poser une telle équivalence, qui impliquerait notamment qu’il n’y aurait pas de critère pour distinguer celle qui tient de celle qui est vouée à s’effondrer ? Ou mieux encore, pour distinguer celle qui est valable de celles qui, quand bien même elles tiendraient par adhésion subjective, n’en seraient pas moins intrinsèquement intenables ?

La condition anarchique, poussée à son terme logique, conduirait ainsi à dire : chacun sa fiction (comme le proclamait un tract FN lors des marches contre le mariage pour tous ; un tract qui disait en l’occurrence : « chacun ses stéréotypes »). Il s’agirait dès lors seulement d’imposer sa fiction, de la faire triompher, ou de la rendre hégémonique. Ou bien au contraire, autre solution, de contester toute hégémonie pour proclamer l’équivalence des fictions. Le risque serait celui du « relativisme », si l’on veut relayer la manière académique de poser le problème ; plus exactement, le risque, c’est celui de l’équivalence du dire-vrai et de la construction fictionnelle opérante. La question est de savoir s’il faut soutenir cette équivalence.

(C’est la question que pose Badiou en la résolvant par la distinction entre événement et simulacre ; mais nous ne disposons pas d’une ontologie du vide pour soutenir ce type de distinctions.)

On pourrait dire que notre problème est bien celui de la vérité en tant qu’elle tranche ; mais ce qu’il faut bien voir, c’est que vérité et fiction ne s’excluent pas. C’est ce que rappelait Patrizia la dernière fois, et ce que l’on retrouve dans le mot de Lacan, « la vérité a structure de fiction » (le fictif, c’est « ce que nous appelons le symbolique » : L’Éthique de la psychanalyse, p. 22). C’est aussi ce qu’il faut entendre dans la phrase de Foucault, « je n’ai écrit que des fictions ». Car écrire des fictions, c’est prendre parti dans l’espace polémique des vérités ; ou si l’on veut, c’est prendre parti au sein de l’espace que dessine une politique de la vérité . Et cette prise de parti indique un donné irréductible : il y a une division des fictions. L’espace polémique des vérités, c’est l’espace de la division et de la confrontation des fictions.

3.2 Tout

Pour répondre à notre question, il faut tout d’abord revenir à ce que sont les présupposés de l’investigation de Lordon, ou ceux d’André Orléan.

Le point de départ est classique : le collectif est plus que la somme des individualités qui le « composent ». Or l’économie classique s’est construite sur la base d’une occultation du réel du collectif. Et ce qui est essentiel pour nous, c’est que la revendication d’objectivité supposée de l’économie est indissociable de cette occultation du collectif. L’économie ne fonctinnne comme science de l’utile, c’est-à-dire science de la rationalité des calculs des acteurs économiques, que sur la base de cette occultation (Orléan, 211).

On dira que ce n’est pas vrai du côté de la valeur-travail, dans la mesure où dans la dialectique matérialiste, le point de départ n’est pas l’idndividu. Orléan et Lordon répondraient sans doute que Marx, comme Hegel, portent certainement l’exigence de penser à hauteur de l’existence du collectif. Mais ils ne pensent pas le mode d’être du collectif en tant que tel. Du moins pas comme ont tenté de le faire les sociologues, tout au moins aux débuts de la sociologie (Durkheim, Simmel) ou les anthropologues comme Mauss. Ce sont eux, beaucoup plus que les philosophes, qui ont montré comment le collectif pouvait être plus que la somme de ses parties (Orléan sur Durkheim : p. 223-229).

Ce qui nous intéresse dans l’idée que le collectif est plus que la somme de ses parties, c’est le « plus que ». Notre formule d’investigation serait la suivante : il y a dans le réel plus que le réel ; et ce « plus que » est lui-même du réel. Il est ce qu’il y a de plus décisif dans le cours politique des choses.

Ce qu’il est intéressant de comprendre, alors, ce sont toujours les articulations de ce « plus que ». Or la difficulté avec Lordon est justement que, faute de s’intéresser à ces articulations, il se contente d’une invocation massive de la multitude et de « l’affect commun » qui suffit à lui donner consistance. De sorte qu’en dernière analyse, la valeur, pour lui, c’est bien quelque chose : c’est cet affect commun lui-même qui dès lors en vient exactement à jouer le rôle conceptuel d’une substance. Car il est chargé de rendre raison (pensons au concept de Grund) des agencements sociaux, de leur stabilisation comme de leur précarité. Il est la cause explicative de ce qui a lieu dans la société, et en particulier dans ses interactions marchandes. Pensons entre autres exemples au passage où Lordon écrit que la politique renvoie à la décision souveraine « soutenue » par la puissance des affects communs (98-99). Ce « soutenir » indique bien que nous avons affaire à une sub-stance.

(Même difficulté chez Orléan, qui voit les valeurs économiques aussi bien que les valeurs religieuses comme des « expressions » de l’affect commun. C’est alors le flou constitutif du concept d’ « expression » qui permet de poser la réversibilité entre le religieux et la monnaie (Orléan, 244-245). Il note cependant que, si la monnaie « peut être dite expression de la totalité sociale », c’est dans la mesure où « elles se construisent simultanément en prenant appui l’une sur l’autre » (208). Il n’est pas sûr pour autant que cette réciprocité fasse sortir de l’invocation d’une sub-stance, qui prend seulement la forme d’une circularité causale entre les affects sociaux communs et les institutions qu’il se donne. En dernière analyse, c’est bien la mystérieuse « puissance de la multitude » qui ne renvoie qu’à elle-même.)

Mais le point qui doit surtout retenir notre attention est le suivant : le présupposé fondamental de Lordon, qui est aussi celui d’Orléan, et de tous les représentants des sciences humaines, c’est l’équation : collectif = société. Ce qui veut dire que la consistance du collectif ne peut être garantie que par les institutions sociales (même si celles-ci ne se confondent pas avec l’institué proprement dit).

La perspective d’ensemble de ce séminaire repose sur un présupposé qui va dans une direction opposée (et ce n’est pas sans poser d’autres problèmes, dont nous reparlerons certainement dans la discussion), à savoir que le collectif peut tenir sa consistance de lui-même. Le paradigme conceptuel de cette consistance nous est donné par Simondon avec son concept de « transindividuel ». Il entend distinguer une expérience collective de celle, courante, sur la quelle reposent la plupart des échanges sociaux et en particulier les relations de travail ; à cette expérience courante, il réserve le nom de « relation interindividuelle ». Celle-ci demeure « extérieure » aux êtres, au sens où elle ne les transforme pas, ne déplace pas leurs limites individuées. La relation transindividuelle ne demeure pas extérieure, mais passe en eux, à travers eux, et les rapporte les uns aux autres à travers ce qui, en chacun, est plus que lui-même. Ainsi se compose un espace de résonance qui est bien un nouvel être.

Simondon n’est pas le premier à penser le collectif comme un espace de résonance spécifique, qui s’ajoute à ce qu’il y a. Durkheim, on l’a vu, pouvait faire usage de formules proches de celles de Simondon.

Ce sont bien les sociologues du début du XXème siècle (Durkheim, Tarde, Simmel, mais aussi l’anthropologue Marcel Mauss) plus que les philosophes, qui ont pensé le plus que de l’être-ensemble, c’est-à-dire l’espace de résonance collectif ; mais ils l’ont pensé comme « société ». Ce qui veut dire qu’ils ont confondu l’instauration d’un espace de mise en résonance des êtres avec celle des normes sociales, institutionnelles, et leurs effets d’autorité. En d’autres termes, ils ont confondu l’expérience du plus que (avec la consistance spécifique qu’elle appelle ou qui en tout cas est susceptible de la prolonger) et les contraintes inventées par les humains, contingentes, mais qui s’imposent avec la force de la nécessité (rien ne le vérifie mieux que l’histoire de la monnaie).

3)Ce sont ces contraintes contingentes mais qui s’imposent avec la force de la nécessité que Milner appréhende sous le syntagme « paradoxe modal ». Il s’agit donc de distinguer ce qui relève d’un tel paradoxe et l’expérience du « plus que ». Dans les deux cas, , nous ne pouvons envisager ce dont il est question qu’en abandonnant le point de vue du sujet individué, en nous plaçant en amont de sa conscience. Mais dans un cas, nous trouvons un mode spécifique de relation ; dans l’autre, un effet de structure qui règle la forme de la relation. Ou encore : dans le premier cas, nous trouvons une expérience (même si le concept d’« expérience » ne renvoie plus alors à l’épreuve empirique d’un sujet individué ; « expérience » nomme au contraire ce qui défait la clôture de l’individualité (je pense aussi au concept proposé par Lacoue-Labarthe qui prolonge Benjamin dans La Poésie comme expérience). Dans le second cas, nous trouvons une structuration « transcendantale », même s’il s’agit bien entendu d’un transcendantal historique.

La confusion entre l’être du collectif et les modes de structuration d’une société a un coût, et il a été indiqué ci-dessus : penser la société, c’est penser le corps collectif comme une totalité. Disons plus simplement : « société » est le nom politique du tout. C’est ce que nous pouvons observer dans les propos de Orléan.

Pour Orléan, la consistance propre de la société doit être pensée à partir de « la mise en commun des passions et des pensées » (222-223). L’être-ensemble est plus que le rassemblement des individus dans l’exacte mesure où la composition des affects (« l’affect commun ») est plus que la série des affects individuels. Ce « plus que » apparaît lorsque, par cette composition, se dégage un « pouvoir d’affecter tous » (220), une puissance qui affecte tous les membres de ce qui est dès lors un tout social. Le tout, qui est plus que ses parties, est le produit de cette capacité conférée à un objet (en l’occurrence, une institution, et, paradigmatiquement, l’institution de la monnaie) d’affecter tous ses membres. La monnaie engage toujours le corps social dans son ensemble, autrement dit la société « en tant que totalité » (Orléan, 215). Par quoi la monnaie active nécessairement la fiction du tout. Fiction d’une cohésion de ses membres, fiction effective, bien que susceptible d’être dissoute. La confiance qui nous lie à la monnaie est de type religieux, car elle n’est pas basée sur une analyse rationnelle, mais sur la relation (de confiance) « à une totalité qui [nous) dépasse et qui [nous] protège » (Orléan, 219). La différence entre religion et monnaie tient à ce que la vérification, dans le second cas, ne passe pas par la foi et le salut, mais par l’effectivité du pouvoir d’achat.

Il faut bien voir que la transcendance de la monnaie est immanente. Comme on l’a vu dans la première séance, elle est là pour renvoyer la souveraineté à elle-même. Défendre la monnaie, c’est pour Orléan défendre la politique, c’est-à-dire la souveraineté en tant que les décisions souveraines sont en excès sur la logique économique telle que les libéraux la voudraient (la logique de la concurrence et de la main invisible). « Quand la monnaie parle, ce n’est jamais le langage de l’économie qu’elle tient, mais toujours celui, tout autre, de la souveraineté » Orléan, 240).

Or nous disons, dans ce séminaire, que la souveraineté est vide. C’est là le point de désaccord. La souveraineté telle que la pensent Lordon et Orléan n’est justement pas vide, elle est remplie par le tout social. Dans la décision souveraine, et tout particulièrement dans l’instauration de la monnaie, c’est ce tout qui renvoie à lui-même ; c’est ce tout qui doit trouver les objets adéquats (l’argent, par exemple) pour renvoyer à lui-même : l’argent « donne à voir l’autorité de la société en tant que totalité » (Orléan, 243).

Pour nous ce « tout » n’a de consistance que conceptuelle. Il est attaché à une fiction qui permet de méconnaître que les consistances collectives ne peuvent jamais se confondre avec une quelconque fiction du tout social. En réalité, non seulement la décision souveraine qui ne renvoie qu’à elle-même est entièrement vidée de tout fondement (y compris ce fondement de substitution qu’est « la puissance de la multitude »), mais surtout cet évidement est exactement ce qui permet le pouvoir des propriétaires des moyens de valorisation.

3.3 Raisons d’être

Notre point de départ, c’est la division des modes de l’être-ensemble. On dira qu’il y a d’une part la consistance du social, d’autre part celle du collectif – et notre paradigme sera le collectif politique. Concernant ce dernier, on peut dire que la consistance du collectif n’est jamais le seul contenu du collectif. Dans le collectif politique, l’être-ensemble n’est pas le seul contenu de l’être-ensemble ; il n’est bien sûr pas non plus un contenant ; il est une partie de ce contenu – de ses raisons d’être.

(Il serait plus rigoureux, en tout cas plus clair (moins ambigu) de parler des raisons d’être de l’être-ensemble que de leur contenu. Mais l’usage du vocable dialectique de « contenu » est intéressant, parce qu’il est plus imagé et suggestif.)

La consistance sociale, c’est ce que nous avons examiné avec la souveraineté et la monnaie. Nous aurions plus l’envisager de façon plus locale, par exemple dans les rapports de travail, comme le suggère Simondon. Mais j’ai préféré insister sur ce que Lordon prend, et ce n’est pas un hasard, comme les deux seuls exemples de macro-institutions qui font tenir le tout social : l’État et la monnaie.

Que veut dire que le contenu de ces institutions soit vide ? Qu’il n’y a pas de fondement objectif, extérieur aux décisions souveraines, et que donc la souveraineté ne renvoie qu’à elle-même, ne se garantit que par elle-même, comme tautologie de son propre exercice (« je suis souverain parce que je décide souverainement », peut dit chaque corps en charge de représenter la souveraineté). De même, les échanges marchands ne sont fondés sur rien, et la confiance en ce que « représente » l’argent ne renvoie, tautologiquement là aussi, qu’à la confiance que les autres acceptent de placer en cette représentation vide ; mais cette confiance est elle aussi ultimement appuyée sur le vide de la décision souveraine. Elle est autoréférentielle, en tant que le vide de la souveraineté garantit l’opérativité de cette autoréférentialité.

Dans les deux cas, l’opération est purement performative. La monnaie est le ciment des collectivités marchandes dans la mesure exacte où elle est décrétée être telle, c’est-à-dire : où elle est reconnue comme la référence « extérieure » aux échanges, qui permet de les régler. La souveraineté donne consistance au corps social dans l’exacte mesure où les membres de ce corps considèrent qu’ils ne peuvent faire corps collectif que par le biais du décret souverain. Si l’on en croit Lordon et Orléan, dans les deux cas, il y a auto-référence du corps social à lui-même par le biais des formes vides que sont la monnaie et la souveraineté. Pour nous, et par différence avec ce point de vue, c’est le pouvoir souverain qui ne renvoie qu’à lui-même par le biais de la fiction du corps social dont il est censé être seul à assurer la consistance. Ce qui remplit le vide de la souveraineté, ce n’est pas le corps social, mais la fiction efficiente de ce corps en tant qu’elle avère l’inconsistance de tout collectif qui voudrait être en dehors de l’espace de la souveraineté.

La question pourrait être alors : peut-on déconstruire une opération performative ? Le fait de la désigner comme telle, et d’exposer le vide (la contingence) sur laquelle elle repose, ne fait pas objection. L’argument essentiel d’une opération performative est un argument de fait : elle fonctionne.

C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas convaincu par l’alternative posée par Lordon :soit on adhère à l’élément qui permet le rassemblement social, ce qui veut dire qu’une croyance y est engagée ; et cela même implique qu’un travail de méconnaissance y est à l’œuvre ; un travail de méconnaissance pour éviter de se confronter au fait que c’est le collectif lui-même qui produit ce qui est censé, en tant que valeur, le précéder, le transcender, et pour cette raison même, l’orienter. :« le groupe produit l’ancrage auquel il s’accroche » (Lordon, 160). Soit on regarde en face cette génération spontanée d’un effet de transcendance. Mais alors, il n’y a plus de transcendance, l’illusion est défaite ; on voit que ce qu’il y a, ce n’est pas une valeur objective fondatrice, mais seulement un groupe social qui est parvenu à méconnaître le fait même qu’il a inventé la transcendance censée réguler son ordre.

Avec l’alternative ainsi formulée, on revient au partage entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. Ceux qui ignorent travaillent activement à méconnaître les raisons ultimes des valeurs. Lordon parle d’un possible rapport de « disjonction cognitive » entre le groupe et l’individu lorsque celui-ci, sans doute du fait de dispositions exceptionnelles, parvient à déchirer la croyance pour laisser place au savoir – il devient celui qui sait que les valeurs ne sont que des expressions des cohésions collectives, c’est-à-dire « sociales ». C’est en tout cas l’individu seul qui peut faire usage de la raison spinoziste, et voir qu’il n’y a pas de fondements autres que ceux que le groupe lui-même a inventés ; le groupe, ou le collectif – la société, ne peut être guidée par la raison ; ce qui implique, selon Lordon, qu’elle est guidé par les affects. On est ici au comble du dispositif moderne, ou de sa caricature, qui repose sur la binarité éculée entre croyance et savoir, ou entre affects et raison.

Espérons donc que l’on puisse échapper à cette alternative qui reconduit la posture du maître sachant, qui n’est pas plus sympathique de se savoir impuissant, y compris vis-à-vis de lui-même. Mon hypothèse est que l’on se dégage de cette alternative si l’on se demande de quoi est faite une phrase. Je veux dire : une phrase qui ne serait pas prise dans l’alternative entre la référence objective et l’opération performative.

On ne va pas pour autant faire de la philosophie analytique ; on dira simplement que toute phrase présuppose ce dont il est question. Il est bien clair que le mode d’être de ce présupposé n’a pas nécessairement la figure du référent. Et pas même, non plus, celui d’un être existant hors de nous. Il peut par exemple avoir la forme d’un sentiment insaisissable ; tout sera changé pour ce sentiment, et pour celui qui l’abrite ou qu’il traverse, suivant qu’il est, ou non, exprimé. Mais ce changement ne signifie pas qu’il n’y avait rien avant l’expression.

Lorsque Wittgenstein analyse la manière dont nous parlons de nos sentiments, il ne cherche pas à dissiper « le mythe de l’intériorité » ; il cherche à dissiper l’illusion scientiste qui voudrait que, pour comprendre quoi que ce soit à ce que nous appelons nos sentiments, nous devrions trouver « en nous » quelque chose qui serait l’équivalent immatériel d’un objet empirique – le référent de ma phrase. Je ne me réfère pas à mes sentiments, ou à ceux des autres, sur le modèle de l’objet qui préexiste, entièrement constitué, à mon discours. Il peut bien exister des sentiments inexprimés, mais le fait même de les exprimer va précisément changer leur nature. On ne présuppose pas l’existence d’un sentiment (ou d’une idée, ou d’un phénomène) comme on présuppose celle d’un existant individué, ou d’un objet.

Présupposer l’effectivité d’un sentiment, ce n’est pas scruter en nous, comme sur une scène de théâtre un peu cachée, ce qui s’y trouve ou ce qui s’y déroule. C’est savoir (et simultanément donner à savoir) que nous ne sommes pas dans le mensonge. C’est savoir quelque chose de ce qui nous engage dans une relation (ou qui pourrait nous engager).

Dire « je t’aime » ou « je te hais », c’est faire que le sentiment exprimé change de nature, non parce qu’il passe du virtuel à l’actuel, non pas non plus parce qu’un comportement avec le langage remplace le comportement sans le langage (c’est aussi Wittgenstein qui parle d’un tel « remplacement », mais il évoque alors l’apprentissage de la langue par l’enfant) ; mais parce que le sentiment concerne au moins un(e) autre et son expression modifie, ré-oriente ce qu’a été jusque là la modalité de la relation. Il n’y a pas de sentiment derrière l’expression, il y a, ou non, la certitude que ce qui est exprimé n’est pas une simulation.

Une remarque : pnser « l’être », si ça peut avoir un sens, ce n’est peut-être rien d’autre que : penser la diversité des modes d’être. Et en particulier, et en cela on suit bien Heidegger, penser que le mode d’être de l’objectalité n’est pas le seul, c’est-à-dire qu’il ne correspond pas exclusivement, ni éminemment, à ce dont on peut dire que « c’est ». Il y a d’autres modes d’être que celui de l’objet – c’est la leçon minimale que l’on peut retenir de Sein und Zeit. C’est aussi le point commun entre Wittgenstein et Heidegger : tous deux montrent que ce qui est n’a pas nécessairement la forme du référent objectif.

4)Il faudrait ici entreprendre une analyse comparative avec le « présupposé », tel que le conçoit Marx dans ce texte considéré par Althusser comme le seul exposé de sa méthode : l’introduction de 1857 aux Grundrisse. Le présupposé, alors, c’est celui de la situation réelle, qu’il ne s’agit pas de décrire empiriquement, mais dont il s’agit de donner un équivalent de pensée. La pensée ne doit pas décrire empiriquement ce qui est observable ; elle doit produire, dans son ordre propre, l’équivalent du concret réel ; elle doit produire un concret-de-pensée, par quoi seulement nous pouvons comprendre les interactions et le système de déterminations qui se trouve à l’œuvre dans la situation réelle. Et c’est la production de cet équivalent en pensée qui permet que, à la situation réelle, s’ajoute une prise, une possibilité de la transformer. Ce schéma continue d’être fécond, mais il suppose que l’objet de la pensée est toujours une totalité (un « système de déterminations »). Nous sommes partis, pour ce qui concerne, du pluralisme des cas de la politique, en tant qu’ils ne se déduisent pas d’une tel système. Nous devons donc déplacer l’indication contenue dans la méthode marxienne, en en retenant que le présupposé n’est ni un référent objectif, ni ce qui est généré par une opération purement performative.

Partons de cette hypothèse : le présupposé du collectif politique (tel que nous l’envisageons le plus souvent dans ce séminaire), c’est l’égalité. L’égalité, ce n’est pas un sentiment, mais c’est bien une expérience, au sens où nous l’avons dit tout à l’heure ; et plus précisément, c’est une expérience qui invite à suivre une certaine logique. C’est une expérience qui engage une certaine modalité, une certaine qualité de la relation, et de ce qu’elle peut être. Et c’est une logique qui n’est pas séparable de la nécessité de porter un dire-vrai au sujet de cette expérience. Ce dire-vrai ne concerne pas tout à fait l’élément moral du devoir. Il concerne non un devoir-être, mais un pouvoir-être.

Alors, il ne s’agit pas seulement de dire que le collectif doit « faire exister » la fiction qu’il soutient, et qui le soutient en retour. L’égalité est un « contenu » (une raison d’être du collectif), c’est-à-dire un présupposé, susceptible de vérification. Elle est ce que le collectif ajoute, qui concerne l’existence même du monde, et plus exactement, une vérité sur ce monde.

On sait que le collectif est un être. Or si l’on suit Simondon, chaque être est plus qu’un être. Le collectif en tant qu’être doit donc, à l’instar de l’individu, se trouver décentré par rapport à lui-même. Comment s’opère ce décentrement ? Pour l’individu, il passe par l’épreuve du « préindividuel » (par exemple dans l’angoisse) et, lorsque cette épreuve est surmontée, par l’expérience du transindividuel. On fera alors cette supposition : le collectif maintient l’épreuve féconde de sa plus qu’unité dès lors qu’il porte une vérité sur le monde et se soucie d’y inscrire sa vérification. C’est ainsi qu’il est en rapport avec un présupposé qui n’a pas le mode d’être du référent objectif, mais qui n’est pas non plus un vide permettant l’efficience performative. Ce présupposé dit quelque chose du réel du monde.

Ce qui est vérifié à chaque fois, c’est toujours au moins ces deux choses : d’une part, qu’un collectif existe, qui ne dépend pas des médiations sociales pour exister ; d’autre part, que l’égalité y est effective, et adressée (comme y insistait Patrizia, en suivant la logique de l’égalité telle que la développe Rancière). C’est-à-dire : qu’elle n’a pas vocation a ne rester vraie que pour le collectif, le « groupe d’intériorité » qui la porte ; que sa vocation est de se diffuser, de se vérifier partout où pourra être repris, ou inventé un mode de sa vérification – et nous retrouvons alors les cas ou les moments de la politique.

Le mode d’être du présupposé (l’égalité) est bien celui d’un inexistant qui est. Plus exactement, l’inexistant qui est bien quelque chose, c’est le collectif égalitaire, en tant qu’il cherche la mise en partage de son expérience. (Une autre manière de dire : il n’y a pas le communisme, il y a des communistes ; et ceux-ci peuvent organiser une forme de vie partageable.) Le collectif égalitaire vérifie toujours aussi son être dans la mise en partage du présupposé de l’égalité. Le contenu de la logique égalitaire, c’est donc, indémêlablement, le surcroît d’être par lequel un collectif vient à être, et la vérité sur le monde qu’il ajoute au réel de ce monde. Le contenu, donc, c’est à chaque fois cette double supplémentation.

Je ferai deux remarques pour conclure.

Premièrement, sur le concept de « vérification ». Un présupposé n’est pas un principe auquel je me réfère pour guider mon action. Il n’est pas ce qui existe « en dehors de moi », que je m’y réfère ou pas. Le présupposé est quelque chose dès lors que sa mise en œuvre a des effets dans le réel. Son premier effet, c’est celui de rendre possible une « réduplication dans l’existence », comme dirait Kierkegaard – et sans cette réduplication, il n’est pas. Ce qui est pensé doit trouver à s’exemplifier dans l’existence (Foucault retrouve cette problématique à travers la notion d’« exomologèse »). Le collectif égalitaire vient en supplément du donné politique, c’est-à-dire de l’ensemble des individuations reconnues, et des statuts sociaux qui leur sont conférés. Mais cette supplémentation doit bien trouver à se marquer dans le réel, à commencer par le réel des existants qui sont membres du collectif. Et ce marquage dans le réel, cette réduplication dans l’existence, est donc proposée (adressée) comme ce dont la vérification ne saurait avoir de limites assignables.

Le processus de vérification ainsi entendu n’a pas de garantie préalable, ni de validation ultime. Mais c’est une telle absence de garantie ou de preuve définitive qui indique, dans la logique de Kierkegaard que l’on prolonge sur ce point, l’épreuve du vrai.

Deuxièmement, sur le « contenu » de la politique. Hegel dirait peut-être que l’égalité est un contenu encore trop formel, un contenu qui n’a pas encore assez de déterminations pour être véritablement un contenu. Pour qu’il acquière ces déterminations, il faut le qualifier davantage, ce qui veut dire, en l’occurrence, l’ancrer dans la particularité d’une situation historique.

On dira alors que le contenu de la politique de notre temps, c’est l’égalité à un moment où le devenir de la planète, et des vivants qui la peuplent, devient (ou bien : est refoulé comme) l’objet central de la politique. C’est l’égalité au moment où des menaces pèsent sur les vivants, et où il s’agit d’imposer d’autres manières de se rapporter aux autres vivants, incompatibles en particulier avec le développement du capital. C’est l’égalité au moment où ce qui arrive à l’ensemble des vivants sur la Terre, et aux formes multiples de leurs inter-dépendances, redéfinit l’enjeu de la politique, et la manière même de concevoir l’égalité.

Plus précisément encore : au moment où se redéfinissent les termes d’un combat reste dont l’enjeu reste bien celui de l’autonomie. Cette autonomie est-elle, comme le dit Malm, celle de la nature, qu’il faudrait envisager par analogie avec l’autonomie du travail vivant telle que les luttes italiennes des années 1960 l’ont portée ? Nous verrons la prochaine fois que le propos de Malm, s’il n’est pas entièrement convaincant, indique bien une piste féconde.

C’est en tout cas la tension contenue dans cette exigence égalitaire en un temps de mobilisation totale des êtres de nature qui indique la voie d’une nécessité subjective.

References   [ + ]

1. Il serait intéressant de faire intervenir ici les remarques de Maurizio Lazzarato dans sa lecture critique de David Graeber (Lazzarato, Gouverner par la dette, 100-104) : entre les propriétaires des moyens de valorisation et les autres, il y a un écart qui tient tout entier à la nature même de la monnaie : il y a la monnaie-capital et la monnaie marchande. Les deux ne fonctionnent pas du tout au même niveau, ni à la même échelle. La majeure partie des « acteurs » de l’économie n’a accès qu’à cette monnaie qui permet l’achat des produits du marché. La monnaie-capital est réservée aux propriétaires des moyens de valorisation : elle est ce qui permet d’orienter la production et d’anticiper les valeurs futures). Mais la discussion fait intervenir les distinctions entre capitalisme financier, capitalisme industriel et capitalisme marchand, qui nous éloigneraient de notre propos aujourd’hui. Retenons seulement que la division politique est ainsi inscrite au cœur de la monnaie et de ses usages.
2. Séance 1 : Pour identifier mon « propre » désir, je regarde ce que fait l’autre, ce qui est censé me révéler ce qu’il désire ; je suppose donc qu’il est toujours plus au clair que moi sur son désir (on est au niveau du stade du miroir). Regarder l’autre, c’est savoir ce qu’il faut désirer. Mon attention à ce que fait l’autre, ma propension à l’imiter, ont pour effet de le confirmer dans son désir – si celui-ci était au départ hasardeux et hésitant. Imaginons alors que ce processus se généralise, qu’il concerne l’ensemble des interactions : on peut supposer une sorte d’auto-catalyse par laquelle plus un objet sera identifié comme désirable, plus il y aura de gens pour le désirer. Cela, jusqu’à créer une unanimité ; et cette « auto-réalisation de l’unanimité » va avoir tendance à se reconduire, à se vérifier perpétuellement. L’unanimité est la vérification du caractère extraordinaire de l’objet. Il ne restera plus qu’à mettre celui-ci à part, c’est-à-dire à le placer comme au-dessus des interactions sociales, à l’endroit d’où il pourra précisément les régler, les réguler. C’est ce que Aglietta et Orléan appellent « l’exclusion de l’objet élu », une exclusion positive, dans la mesure où est par là conférée à l’objet une position de quasi-transcendance.
3. Ce sont ces contraintes contingentes mais qui s’imposent avec la force de la nécessité que Milner appréhende sous le syntagme « paradoxe modal ». Il s’agit donc de distinguer ce qui relève d’un tel paradoxe et l’expérience du « plus que ». Dans les deux cas, , nous ne pouvons envisager ce dont il est question qu’en abandonnant le point de vue du sujet individué, en nous plaçant en amont de sa conscience. Mais dans un cas, nous trouvons un mode spécifique de relation ; dans l’autre, un effet de structure qui règle la forme de la relation. Ou encore : dans le premier cas, nous trouvons une expérience (même si le concept d’« expérience » ne renvoie plus alors à l’épreuve empirique d’un sujet individué ; « expérience » nomme au contraire ce qui défait la clôture de l’individualité (je pense aussi au concept proposé par Lacoue-Labarthe qui prolonge Benjamin dans La Poésie comme expérience). Dans le second cas, nous trouvons une structuration « transcendantale », même s’il s’agit bien entendu d’un transcendantal historique.
4. Il faudrait ici entreprendre une analyse comparative avec le « présupposé », tel que le conçoit Marx dans ce texte considéré par Althusser comme le seul exposé de sa méthode : l’introduction de 1857 aux Grundrisse. Le présupposé, alors, c’est celui de la situation réelle, qu’il ne s’agit pas de décrire empiriquement, mais dont il s’agit de donner un équivalent de pensée. La pensée ne doit pas décrire empiriquement ce qui est observable ; elle doit produire, dans son ordre propre, l’équivalent du concret réel ; elle doit produire un concret-de-pensée, par quoi seulement nous pouvons comprendre les interactions et le système de déterminations qui se trouve à l’œuvre dans la situation réelle. Et c’est la production de cet équivalent en pensée qui permet que, à la situation réelle, s’ajoute une prise, une possibilité de la transformer. Ce schéma continue d’être fécond, mais il suppose que l’objet de la pensée est toujours une totalité (un « système de déterminations »). Nous sommes partis, pour ce qui concerne, du pluralisme des cas de la politique, en tant qu’ils ne se déduisent pas d’une tel système. Nous devons donc déplacer l’indication contenue dans la méthode marxienne, en en retenant que le présupposé n’est ni un référent objectif, ni ce qui est généré par une opération purement performative.