Séance 4 – que sont les mondes sans nous?

“Ce n’est pas , attention, que je plaide pour un retour à l’amphibologisme viscéral des années 1980, le paradoxe en guise d’assise, le sublime raboté, l’exigence d’une hypothèse doublée sur son col de l’hypothèse d’une exigence – timidité protégée d’une rhétorique indispensable (naguère).” [1]

 

 

INTRODUCTION

Pour introduire mon propos, je voudrais partir d’une citation du philosophe phénoménologue Merleau-Ponty:

Que veut-on dire au juste en disant que le monde a existé avant la conscience humaine? On veut dire, par exemple, que la terre est issue d’une nébuleuse primitive où les conditions de la vie n’étaient pas réunies. Mais chacun de ces mots…présuppose notre expérience pré-scientifique du monde…Rien ne me fera jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La nébuleuse de Laplace n’est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde culturel”.[2]

La nébuleuse de Laplace est une théorie importante au XIXe mais abandonnée au début du XXe sur la formation et l’évolution du système solaire par contraction et refroidissement du nuage protosolaire. Je ne vais pas en discuter ici mais plutôt réfléchir à la possibilité pour nous d’un monde sans nous. Que peut-on savoir d’un monde sans témoin, sans perception ? Et que peut la pensée pour y accéder ?

Quel est le rapport de la pensée aux nébuleuses solaires ? Un rapport culturel ? Puisque la nébuleuse de Laplace est une théorie datée et contredite depuis, elle est bien culturelle, inévitablement, mais quid des nébuleuses en soi ? Elles sont culturelles ? primitives mais devant nous ? Solaires mais dans le monde culturel ? La science nous les fait comprendre mais vient avant les nébuleuses qui sont devant nous ou en même temps ? Il s’agit avec cette intervention non de répondre à ces questions mais d’identifier les problèmes que cela pose à la pensée.

Pour le philosophe Quentin Meillassoux, auteur d’Après la finitude en 2006, l’approche de Merleau-Ponty détruit pour ainsi dire toutes les nébuleuses solaires. D’autres philosophes associés au mouvement dit du Réalisme Spéculatif (tels que Graham Harman, Ray Brassier, Iain Hamilton Grant) , diraient quelque chose de similaire (même sur les autres aspects leurs approches sont très différentes). Gardons toutefois ce critère en tête, si les nébuleuses primitives ont existé sans nous, comment la pensée en rend-elle compte ?

Dans les pays anglo-saxons, le réalisme spéculatif suscite beaucoup de discussions et d’intérêt (le terme est né en 2007 à la suite d’un coup éditorial de la revue américaine collapse dans laquelle Graham Harman propose cette dénomination, dans le cadre d’une discussion entre lui, Quentin Meillassoux, Iain Hamilton Grant et Ray Brassier). Il aurait réconcilié en partie la philosophie analytique (tels que Frege, Putnam, Engel) et la théorie continentale (tels que Kant, Heidegger, Derrida, etc.). Dans les textes politiques, là où il est le plus question du Réalisme Spéculatif en français (on montrera par la suite ce que signifie cette expression) c’est dans « Arrêt de monde » d’Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski publié aux éditions Dehors qu’on connait bien dans ce séminaire. Ils sont très critiques de ce réalisme, qu’ils associent j’y reviendrais à la description d’un monde froid et vide, et qui se révèle pour eux d’une arrogance incroyable : « un anthropocentrisme négatif est encore un anthropocentrisme ». La critique d’une telle arrogance de la pensée humaine se retrouve aussi dans la critique de l’anthropocène que l’on trouve dans « à nos amis », “l’Homme s’est même proclamé « force géologique » ; il a été jusqu’à donner le nom de son espèce à une phase de la vie de la planète”.

On fera toutefois ici l’hypothèse que Quentin Meillassoux déplace cet enjeu de l’arrogance. Reprenons la citation de départ comme une hantise par rapport à d’autres pensées. Les nébuleuses solaires sont-elles culturelles ? Cela semble quelque peu arrogant, pour le coup, « soleil tu es culturel ». Pour l’entendre autrement, il faut affirmer un plan de nature où coexiste une multiplicité d’entités humaines et autre qu’humaines. De Castro et Danowski l’affirment d’ailleurs. Dans les mythologies amérindiennes, à l’origine, tout était humain et ils parlent d’:

un multivers anthropomorphique qui donne lieu à un monde conçu comme résultat de la stabilisation toujours inachevée du potentiel de transformabilité infinie contenu dans l’humanité en tant que substance, ou plutôt, en tant qu’« actance » universelle originaire et persistante.

Dans un tel multivers anthropomorphique, les nébuleuses solaires sont donc radicalement autres mais pas seulement. L’humanité, dans cette perspective, est une substance, une actance universelle originaire et persistante. La subjectivité, et les perspectives, se retrouvent redistribuées dans tous les êtres. Si primitivement, il n’y avait pas d’homme pour voir la formation des nébuleuses solaires, il y avait des nuages, des pierres, d’autres qui percevaient à leur façon. Le monde était déjà peuplé d’une certaine manière.

Pour Quentin Meillassoux, ce serait, tout comme avec Merleau-Ponty, une autre manière d’abolir les nébuleuses solaires. Sa position, on va le voir, est inconciliable avec l’affirmation, d’une humanité originaire et persistante. De Castro et Danowski ne le critique pas sans raisons. J’aimerai toutefois aujourd’hui partager sa perspective, et voir dans un second temps ce à quoi par contraste elle s’oppose si l’on suit plutôt la perspective d’un multivers anthropomorphique. J’espère identifier ainsi une partie tensions que les perspectives d’un monde sans nous posent. J’aimerai presque parler d’une forme de doute orbital. Vous allez voir qu’une fois questionnée l’affirmation de Merleau-Ponty, on peut se mettre à se demander souvent si telle ou telle affirmation, tel ou tel rapport au monde, abolit ou non les nébuleuses solaires. On verra s’esquisser plusieurs divisions, sur le dualisme esprit et matière, le vitalisme, et sur la science.

  

Après la finitude

« Après la finitude », je ne vais pouvoir ici que vous le résumer rapidement, trop vite, mais j’espère vous en faire un peu entendre l’esprit, la forme, et la question. Ici, je vais presque le paraphraser, en tout cas en suivre la démonstration aussi précisément que possible. Quentin Meillassoux dans ce livre avance par déduction logique, une affirmation après l’autre. Il veut découvrir que l’absolu est pensable par la pensée seule, sans aide extérieur (par exemple une révélation). À la manière de Descartes, il s’agit de partir de questions qui ne se posent pas d’elles-mêmes et de prolonger le doute au-delà du raisonnable. Ce primat de la logique et de la démonstration par la pensée soulève de nombreux problèmes, nous y reviendrons.

Dans l’histoire de la pensée moderne, la possibilité de penser ce qu’est le monde et l’existence est une vieille question. Descartes en est un des penseurs centraux, et son célèbre « je pense donc je suis » fait déjà entendre une grande partie du problème. C’est par le fait que je pense que je suis, mon existence en découle, mais la certitude de l’existence du monde vient après, elle peut même être incertaine car je pourrais être en train de rêver. Les débuts de la pensée moderne commencent donc avec la perte du monde. Descartes va d’ailleurs établir une distinction, reprise ensuite par Locke entre qualités premières et qualités secondes des choses, qui est une bifurcation décisive dans l’histoire. Quentin Meillassoux commence Après la finitude par rappeler cette distinction car elle est centrale à son propos :

« Lorsque je me brûle à une chandelle, je considère spontanément que la sensation de brûlure est dans mon doigt, et non dans la chandelle. Je ne touche pas une douleur qui serait intérieure à la flamme, comme une de ses propriétés, le brasier ne se brûle pas lorsqu’il brûle. » [3]

De cet exemple, on peut déduire que le sensible n’existe pas dans la chose. Aucunes qualité perceptives ou affectives n’existe sans rapport à moi ou à un autre être vivant. Il existe comme rapport. Sans observateur le monde se vide de ses qualités olfactives, perceptives, etc. Cela ne signifie pas pour autant que notre pensée projette le rouge sur un objet. La couleur n’est pas seulement dans ma tête, mais elle existe dans mon rapport subjectif aux choses rouges. On appelle, avec Descartes et Locke, qualités secondes toutes ces qualités, qui existent dans un rapport sujet/objet et pas dans les choses mêmes. Et on appelle qualités premières les choses susceptibles d’appartenir à l’objet en soi, indépendamment de moi. Pour Descartes et Locke, ce sont les propriétés géométriques (longueur, largeur, profondeur, bref, l’étendue). Pour Quentin Meillassoux, elles désignent ce qui est peut-être formulé mathématiquement. Cette distinction a été rejeté par maints philosophes depuis Descartes, elle n’est plus mobilisée par personne, Quentin Meillassoux en a parfaitement conscience. Il souhaite toutefois la réhabiliter, au moins en partie.

C’est notamment Kant qui critiqua cette distinction des qualités. Kant démontre l’impossibilité pour la pensée de sortir d’elle-même afin de distinguer ce qui relèverait des propriétés sensibles (les qualités secondes) de ce qui tiendrait de la propriété en soi (les qualités premières). Sur le plan logique, c’est auto-contradictoire. Pour Kant, nous ne connaissons que les phénomènes, nous ne savons de la réalité que ce que nous pouvons en connaître. Nous n’avons pas de connaissance possible de la chose en soi mais seulement de ce que sont les phénomènes pour nous. La raison perd la certitude d’atteindre les choses en soi, elle est limitée mais en même temps infinie car elle peut connaître la réalité telle qu’elle s’offre à elle. Kant défend une connaissance empirique transcendentale. Précisons pour que la suite soit claire que transcendantal désigne les conditions de possibilités. Appliqué à la connaissance, ce terme nomme donc les conditions de connaissance à priori des objets (les formes de la sensibilité, les catégories de l’entendement et le sujet). Ces formes à priori sont les conditions de possibilité de tout savoir scientifique. C’est ce cadrage à priori qui rend possible une forme d’expérience tout en limitant sa portée. L’expérience d’un sujet est en quelque sorte encadré par son type transcendental. Par exemple, chez Kant, les objets nous sont extérieurs, et ils ne nous apparaissent que synthétisés par notre conscience, par les formes à priori de l’entendement.

Au moment même où nous pensons la propriété d’une chose, la longueur par exemple, qui serait dans la théorie des qualités une propriété en soi des choses on en fait un objet de pensée. Dès lors, il s’avère impossible d’oublier que c’est toujours nous qui pensons quelque chose. Plus généralement, je ne peux pas penser à un X qui serait hors de toute pensée sans en faire un objet de ma pensée. X aussitôt pensé ne peut plus être envisagé comme radicalement extérieur à ma pensée, il y a toujours corrélation entre l’être et la pensée, et l’accès à l’un des termes pris isolément est impossible. C’est de ce cercle infernal dont Quentin Meillassoux veut sortir :

“Nous appellerons donc désormais corrélationisme tout courant de pensée qui soutiendra le caractère indépassable de la corrélation ainsi entendue. Dès lors, il devient possible de dire que toute philosophie qui ne se veut pas un réalisme naif est devenue une variante du corrélationisme”.[4]

Dans cette citation, le réaliste naïf est celui qui postule l’existence d’un monde indépendant de la pensée. Or, il le postule sans pouvoir le démontrer, dire ceci est réel est encore une manière de positionner ce réel comme objet de pensée. Dans la philosophie moderne, corrélationiste pour Quentin Meillassoux, il y a une primauté de la relation, du co comme dans co-appartenance, ou co-présence, co-constitution mutuelle, etc.

Quentin Meillassoux cite Francis Wolf qui décrit ce qui entoure la question la corrélation:

” Tout est dedans, parce que, pour pouvoir penser quoique ce soit il faut pouvoir en avoir conscience, il faut pouvoir le dire, et nous sommes donc enfermés dans le langage ou dans une conscience sans pouvoir en sortir. En ce sens, ils (les modernes) n’ont pas d’extérieur, ils sont la fenêtre même du monde : car avoir conscience, c’est toujours avoir conscience de quelque chose, parler, c’est nécessairement parler de quelque chose. Avoir conscience de l’arbre, c’est avoir conscience de l’arbre lui-même et non d’une idée de l’arbre, parler de l’arbre, ce n’est pas dire un mot mais parler de la chose. Si bien qu’ils ne renferment le monde en eux que parce que, à l’inverse, ils sont tout entiers en lui. Nous sommes dans la conscience ou le langage comme dans une cage transparente. Tout est dehors mais il est impossible d’en sortir.” [5]

La corrélation est très paradoxale, elle nous enferme puisque nous y sommes toujours déjà, dans le monde, et nous ne disposons d’aucun point de vue extérieur. Le dehors est pour Quentin Meillassoux un “dehors claustral”, un dehors bien réel mais toujours relatif à nous. Il dit avoir écrit Après la finitude comme un livre d’évasion.

Repensez à la citation de Merleau-Ponty, à ces nébuleuses solaires qui sont devant nous, et qui quelque part semblent en ce sens ne pas exister sans nous. C’est ce paradoxe que Quentin Meillassoux transforme en question vitale. Impossible toutefois de sortir de cette corrélation, du langage ou de la conscience. Cela se retrouve même dans cet étrange paradoxe qui fait parler de X comme toujours déjà des objets de pensées, qui nous place sur le terrain logique des réflexions de pensées, mais dont l’élucidation nous remettrait en contact logiquement avec le monde sans nous. Quentin Meillassoux cherche à montrer de l’intérieur même de la corrélation une limite infranchissable et à démontrer alors une manière d’avoir un rapport absolu à un monde sans nous. Je dis bien démontrer, car pour lui il s’agit de réfuter l’impasse corrélationnel et de prouver qu’existe un rapport à l’extériorité absolue. Absolu s’entend ici comme ce qui se tient sans rapport, par lui-même, tel qu’un dehors sans nous ou un Dieu tout puissant. La démonstration est essentielle, pour ne pas retomber dans un discours métaphysique qui postulerait tel Dieu, ou que ceci, comme grand dehors par exemple, doit nécessairement être. Toute sa démarche est alors une bataille (qui a ses personnages, ses retournements) contre le corrélationisme dans une discussion logique redoutable. Je vais essayer de résumer les principaux arguments.

Tout commence avec l’archi-fossile, logé dans un temps ancestral, antérieur à toute vie humaine :

« La science expérimentale est aujourd’hui capable de produire des énoncés concernant des événements antérieurs à l’avènement de la vie comme conscience. Ces énoncés consistent en la datation d’« objets » parfois plus anciens que toute forme de vie sur Terre». [6] 

La science (en particulier ici les mathématiques et la physique) nous met donc en rapport avec quelque chose qui précède toute existence d’être, et donc toute idée d’un monde donné et co-constitué par nous. Comment interpréter littéralement de tels énoncés ? Les nébuleuses solaires sont devant nous, dit Merleau-Ponty, mais elles sont aussi ancestrales.

Le corrélationiste peut vite répliquer. Cette date d’une part est connue par une chaine de références scientifiques, par la datation carbone et nos moyens scientifiques. Sa découverte dépend de nous. En outre, c’est une lacune dans le temps, un peu comme une lacune spatiale quand une bouteille en verre tombe d’une étagère dans une maison abandonnée, c’est un événement sans témoin, une lacune dans la manifestation d’une conscience. Mais ce n’est qu’une lacune, si un témoin avait été là, il aurait vu ces événements ancestraux.

Pourtant, l’ancestral ne se réduit pas selon Quentin Meillassoux à quelque chose arrivé à une certaine distance dans le temps et dans l’espace. Cela a eu lieu dans un temps dans lequel la conscience a émergé, la conscience est passée du non-être à l’être. Mais dans ce cas, le temps de la science diffère de celui de la conscience, la science exhibe “un temps capable et de se passer de la temporalité conscientielle, et de la faire émerger en un point déterminé de son propre flux”.

Une autre réplique corrélationniste peut accuser Quentin Meillassoux de confondre temps empirique et niveau transcendantal du problème. Ces deux faces sont solidaires mais ne se croise pas. Le corps existe empiriquement, comme organe physique, l’étant existe dans le temps. Mais le sujet transcendantal n’existe pas, il s’agit d’un ensemble de conditions qui rendent possible une connaissance objective. Les conditions norment la connaissance, on l’a évoqué, mais elles n’ont pas d’existence temporelle. Quentin Meillassoux force alors le corrélationiste à admettre que ce même sujet transcendantal doit bien avoir lieu quelque part, il faut bien qu’il y ait un sujet. Sans quoi, il faut faire exister un sujet sans aucun point de vue sur le monde, une espèce d’abstraction divine qui ne serait plus positionnée dans le monde. Le corrélationiste ne peut pas assumer une telle position. Le sujet transcendantal n’est pas exemplifié dans un corps, mais instancié dans celui-ci (pour reprendre des termes classiques du problème). L’ancestral concerne donc bien, pour Quentin Meillassoux, un temps qui précède l’existence des sujets transcendantaux, qui sont passés du non avoir-lieu à l’avoir-lieu. La question revient, à quelle “condition peut-on légitimer les énoncés ancestraux de la science moderne ?”.

Précisons que pour légitimer sa démarche, Quentin Meillassoux affirme que les mathématiques (les qualités premières des choses) nous donnent l’intuition de la réalité des choses en soi indépendamment de nous. L’être n’est pas mathématique et son existence ne dépend pas de la compréhension mathématique qu’on peut en avoir, mais les qualités mathématiques (ce par l’exercice de la raison seule) nous permettraient d’intuitionner les traits des choses en elles-mêmes.

Dans la suite de sa démonstration, après l’argument de l’archi-fossile, Quentin Meillassoux évoque deux figures possibles du corrélationnisme :

– Le corrélationisme faible qui proscrit toute connaissance de l’en-soi mais maintient que l’en-soi est pensable. A priori, nous savons que la chose en soi existe et qu’elle est non-contradictoire (dans le sens où toute chose peut être ou ne pas être mais pas les deux à la fois).

– Le corrélationisme fort qui rétorque qu’il est illégitime de prétendre que nous pourrions connaître l’en-soi. Il est tout aussi illusoire de prétendre pouvoir le penser. Comment la pensée pourrait-elle sortir d’elle-même ? “Qu’est-ce qui permet à Kant de savoir que nul Dieu ne peut exister qui (…) aurait la toute-puissance de rendre vraie une contradiction ?”. « Pourquoi ce qui est vide de sens serait-il impossible ?”.

C’est le corrélationisme fort, le plus solide, celui qui interdit le plus de penser ce qui est en l’absence de pensée, qui va intéresser Quentin Meillassoux. Le corrélationisme fort repose, selon lui, sur deux aspects, le cercle infernal de X et l’absolutisation de la corrélation :

– D’une part, les contenus de nos pensées sont inséparables de l’acte par lesquels nous les pensons. Je pense à X donc X est lié à ma pensée. Impossible alors de faire d’un certain type d’entité une réalité absolue. On devrait affirmer sinon que la pensée n’est pas nécessaire puisque quelque chose peut exister sans la pensée, et en même temps que la pensée peut penser ce qui est en l’absence de pensée. C’est une contradiction logique impossible. Il y a donc un primat du corrélat

– Pour répondre au corrélationiste fort, Quentin Meillassoux doit aussi contrer l’absolutisation de la corrélation elle-même. Selon Kant, la chose en soi est impensable, et même inconnaissable. Nous n’avons accès qu’aux phénomènes. Il semble alors logique de supprimer cette notion d’en-soi, qui est impensable et soustraite à toute connaissance. L’en-soi n’a aucune vérité, seul le rapport sujet-objet importe (ou une autre corrélation qui serait plus essentielle). Quentin Meillassoux identifie dans cette solution la question de toute la philosophie du XXE siècle, la centralité de la question de l’accès, de l’accès de la pensée au monde. Je le cite:

“un tel type de métaphysique peut sélectionner diverses instances de la subjectivité, mais elle se caractérisera toujours par le fait qu’un terme intellectif, conscientiel, ou vital sera ainsi hypostasié, éternisé : la représentation dans la monade Leibnizienne, le sujet-objectif, c’est-à-dire la nature de Schelling, l’Esprit Hégélien, la Volonté de Schopenhauer, la ou les volontés de puissance chez Nietzsche, la perception chargée de mémoire de Bergson, la vie chez Deleuze, etc.(…) (il en découle deux conditions:) 1. Rien ne saurait être qui ne soit pas un certain type de rapport au monde (..). 2. La proposition précédente doit être entendue en un sens absolu, et non pas relativement à notre connaissance[7]“.

Le corrélationiste peut facilement contrer le réaliste naïf. Ce dernier en postulant une réalité indépendante en fait un objet de pensée, c’est contradictoire. C’est toutefois bien plus difficile de contrer ce que Quentin Meillassoux appelle “le métaphysicien subjectiviste” ou le subjectaclisme. Puisque l’en-dehors de la pensée, la chose-en-soi, est impensable, comment affirmer que quelque chose subsiste indépendamment de la pensée ? Cela apparaît comme un pur postulat, une décision. Sauf que selon Meillassoux, une seconde décision, après celle de l’impensabilité de l’en-soi, s’ajoute au corrélationnisme fort (qui suit ici plus Kant que Hegel). Il y a une irrémédiable facticité des formes à priori de la connaissance. “Ces formes sont un “fait premier” qui ne peut faire l’objet que d’une description, et non d’une déduction. On ne peut pas dériver les formes de la pensée d’un principe ou d’un système, elles sont telles qu’elles sont, voilà tout. Et après Kant, le corrélationisme fort soutient aussi une telle facticité pour la forme logique, on peut que décrire les formes de la logique (donc le fait qu’un être contradictoire est impossible) mais on ne peut pas en déduire une vérité absolue. Sans vérité absolue, le corrélationiste peut en conclure que rien n’interdit l’impensable, un être contradictoire est peut-être possible.

Selon Quentin Meillassoux, le corrélationisme fort se résume finalement à la thèse suivante : ” il est impensable que l’impensable soit impossible[8]“. On ne peut fonder rationnellement et absolument l’idée qu’une réalité contradictoire est impossible, puisque je ne peux rien savoir de l’en-soi, il se pourrait qu’il soit contradictoire, il existe un régime de sens incommensurable au sens rationnel, “parce que portant non sur les faits du monde, mais sur ceci qu’il y a le monde”. Meillassoux cite notamment Wittgenstein, qui dit “il y a sûrement de l’indicible, il se montre, c’est le Mystique !”. “Ce mystique n’est pas le savoir d’un outre-monde, il est l’indication de l’impossibilité pour la science de penser qu’il y a le monde[9]“. Et selon Meillassoux encore, “on a vu que Heidegger pointait comme la faille intime de la représentation le fait même qu’il y ait l’étant, et la donation de l’étant[10]“. Si la raison limitée aux domaines des phénomènes, rien ne permet de contredire l’idée que la foi aurait accès à autre chose.

Le concept de facticité n’est pas simple. C’est un concept difficile à manipuler, elle nomme le simple fait qu’il y ait quelque chose, que cela soit, dans la pure contingence de ce fait même. Par contre, que ceci soit noir plutôt que blanc, c’est un fait empirique contingent. La facticité se place à un niveau plus général et concerne les invariants supposés structurels de ce monde. Le fait que nous soyons par exemple, on ne peut en établir la nécessité, ou même leur contingence, c’est, c’est tout. Avec la facticité, on fait l’expérience des limites de la connaissance objective et de l’absence de fondement, l’irraison du donné, du fait qu’il y a ce monde.

A ce moment du raisonnement, Quentin Meillassoux laisse voir l’arrière-fond de son projet. Explicitement, la visée finalement presque centrale de Quentin Meillassoux c’est l’idée d’une perception pré-théorique du monde, quand le réel semble se donner comme un surcroit irréductible, qu’on ne peut jamais tout à fait conceptualiser. Cette saisie intuitive du monde est pré-rationnelle, autre que scientifique. Elle rejoint le subjectalisme évoqué juste avant. Si une connaissance rationnelle, scientifique, du grand dehors n’est pas défendue, rien ne peut selon Quentin Meillassoux contredire l’idée qu’une foi ou une croyance peut donner accès à une connaissance plus absolue du monde, et on autorise, en dépit du savoir scientifique, tous les fidéismes (je crois absolument donc je suis dans le vrai). La raison, dans sa perspective, est devenue impensable mais n’étant pas abolie complètement, elle s’est maintenue au contraire comme impensable. Cette position est identifiée comme mythe du donné “l’idée qu’il y a une certaine strate de l’expérience qui émet en quelque sorte une prétention à la vérité et qui est en quelque sorte plus élémentaire que tout système conceptuel acquis[11]“.

Pour bien comprendre cette critique, je dois préciser ici le projet de Quentin Meillassoux. L’inaccessibilité des raisons ultimes à notre entendement n’est en réalité pas notre incapacité à penser ce qui est là, mais la découverte d’une impossibilité radicale : ce qui est se donne à nous comme ne pouvant pas reposer sur des raisons ultimes. Il s’agit là d’une intuition intellectuelle, accessible à la seule raison, au hors-sensible ; elle n’est pas l’accès à des Idées immuables, mais à l’expérience de l’irraison, du moment où l’on est incapable de saisir la raison ultime des choses. Par-là, il ne s’agit de pas de renoncer à la nécessité physique, à la nécessité d’une constance des lois de la nature. Mais, la seule nécessité qui vaille est pour lui la nécessité logique. Nous savons qu’une chandelle peut nous brûler les doigts, on le sait par habitude, et dans les mêmes circonstances on sait que les mêmes effets ont lieu, se répètent et ce partout dans le monde. Mais (c’est le problème de Hume) c’est subjectivement que de cette certitude née dans l’habitude nous projetons une loi causale et une régularité. Nous ajoutons la régularité et la constance aux choses subjectivement, cette nécessité n’est pas dans les choses mêmes. Nous avons trop confiance en la stabilité du réel : la vie outrepasse la logique et l’expérience.

Les sciences sont expérimentales parce que les lois sont factuelles, mais un fait n’est jamais nécessaire. Les sciences ne trouvent que ce qui est, sans raison d’être. La fixité du monde est un fait pas une nécessité intrinsèque. La science ne fait que découvrir des lois factuelles. Il combat l’idée que vu le peu de probabilité qu’il en soit ainsi cela ne peut pas être seulement un hasard si justement l’univers existant est favorable à la vie. Il y a comme un étonnement qui suppose plus ou moins religieusement une fin dernière à notre monde (du créationnisme aux diverses religiosités possibles). Si l’on pense que ce monde est nécesaire, comme on ne pourra jamais découvrir le pourquoi de cette nécessité, on fait du monde entier un miracle. Nous avons cessé de croire que nous pouvons démontrer comment notre monde était nécessaire, mais nous avons continué de croire que les processus de notre monde étaient pérennes. Ce reste de croyance n’aurait pas reflué pour Quentin Meillassoux. Cette nécessité physique nous revient alors comme une contrainte chargée de mystères, sous la forme d’un destin. Nous continuons à croire que les lois sont indestructibles, mais nous avons disqualifié les moyens d’établir l’indestructibilité des lois. Pour Quentin Meillassoux :

=> le monde devient objet de piété

=> Il y a peut-être un design intelligent derrière tout ça, un néo finalisme. La nécessité se voit réinterprétée dans une forme néo-providentialiste.

Je vais avancer un peu plus rapidement à présent sur Quentin Meillassoux pour évoquer d’autres pensées. Son raisonnement va adopter un retournement retors, pour retourner le corrélationisme fort contre lui-même. On vient de le voir, la raison rencontre une limite dans la pensée, elle réalise que le monde est sans fondements. Il en découle que la pensée est incapable de dévoiler la raison d’être de ce qui est. Cela marque la finitude de notre savoir. Meillassoux va faire de cette essentielle facticité non une limite de notre pensée, mais une propriété essentielle des choses elle-même. Ainsi, on saisirait par la facticité non l’inaccessibilité de l’absolu, mais la propriété éternelle de ce qui est. Pour Quentin Meillassoux, “il faut faire de la facticité la propriété réelle de tout chose comme de tout monde d’être sans raison et à ce titre de pouvoir sans raison devenir effectivement autre[12]“. Finalement ici, l’irraison du démontrée, et même rationnellement démontrée, et surtout assumée comme caractéristique du monde. Si l’on repense à la critique de l’arrogance, évoquée en introduction, on voit que le problème est déplacé. La finitude n’est pas essentielle à l’homme, mais il n’en découle pas forcément qu’il soit le maitre ou la gloire de cette certitude, cela est, voilà tout.

Résumons. La contingence est une propriété des choses-elles mêmes, et plus loin du monde. Cette contingence s’applique aussi à la corrélation, le pour-nous n’est pas nécessaire mais contingent. Le corrélationiste, s’il ne veut pas absolutiser la corrélation, est contraint d’admettre sa facticité. Elle est, mais elle pourrait ne pas être.

Pour Quentin Meillassoux :

Autrement dit, […] je dois admettre que mon anéantissement possible est pensable comme n’étant pas corrélé à la pensée de mon anéantissement[13].

Le corrélationniste, en envisageant sa mort possible, pense ainsi quelque chose qui existe indépendamment de sa relation à la pensée. Il déborde sa propre pensée pour apercevoir la contingence en tant que telle comme possible absolu. Il n’y a que la facticité, du monde comme de la corrélation. Pour Quentin Meillassoux, la question “pourquoi y’a-t-il quelque chose plutôt que rien ?” n’est pas une question insoluble qu’il faudrait oublier, une mauvaise direction ou une fatalité qui nous écrase, mais notre connaissance du simple fait que tout est nécessairement contingent, sans raison. Par cette question, nous découvrons la contingence et l’irraison même du monde.

Encore une fois, par contre, il faut distinguer deux degrés de contingence. La contingence empirique désigne le fait que tout est voué à disparaître. En somme, tout est précaire. La contingence absolue désigne par contre un possible qui peut-être ne s’accomplira jamais, un pur possible. “La contingence est telle que tout peut se produire, même que rien ne se produise, et que ce qui est demeure ce qu’il est ». Quentin Meillassoux mobilise cette idée de contingence absolue.

Logiquement, puisque la contingence absolue doit toucher aux invariants même du monde, la fixité du monde, les lois de la nature doivent tout autant être contingentes. Si elles sont stables, c’est simplement que la contingence contient la possibilité que les choses restent fixes. La position de la contingence (les lois de la nature sont contingents) n’est pas la précarité (elles doivent changer).

Quentin Meillassoux en arrive à une forme d’hyper chaos absolu, où tout peut être comme non-être, où tout est possible à chaque instant. Et il va s’agir de trouver des contraintes à la pensée, des formes d’autolimitation du chaos, mais qui ne soient pas des décrets métaphysiques, plutôt des impasses logiques. Le chaos, une chose est sûre, doit demeurer le chaos. C’est une règle logique qui s’impose d’elle-même. Donc, comme ce qui est doit demeurer contingent, un être nécessaire ne doit pas exister. L’être contingent non-nécessaire ne peut donc tout à fait être n’importe quoi. Cela impose des contraintes à la pensée. Si un être contradictoire existe, un être qui peut à la fois être et ne pas être, il est alors tout et son contraire. Or s’il est et qu’il n’est pas, s’il est tout et son contraire alors il ne peut pas changer. Mais on vient de déterminer que la contingence est absolue. L’être peut changer ou ne pas changer, il est contingent, donc il doit être ceci ou cela. Cette contingence ne peut être pensé que relative à quelque chose qui existe, car pour qu’il n’y ait pas d’être nécessaire, il faut qu’il existe nécessairement des choses contingentes. C’est une nécessité éternelle qu’il y ait des choses contingentes, peu importe que j’existe ou non, l’existence d’une pensée pour les penser est en soi un phénomène contingent. Nous pouvons disparaitre comme espèces, il y aura toujours des choses contingentes.

Cette absolue contingence, cette irraison comme propriété des choses a de fortes conséquences logiques. Il n’est pas question ni d’une fixité constante, ni d’un flux perpétuel de changement. L’idée que tout change constamment n’est qu’une inversion logique de la fixité. La fixité des substances se trouve remplacé par le changement permanent mais la structure logique est la même. La nécessité de la contingence, telle que Quentin Meillassoux la soutient, porte au contraire un “temps absolu” capable d’interrompre le flux du devenir par un caprice arbitraire, ou de le stabiliser, ou de tout changer à un instant t. Ce temps absolu est un “hyper-chaos”, rien n’est impossible, si ce n’est la production d’un être nécessaire. C’est une contingence qui outrepasse tout ordre, y compris le désordre ou l’inconsistance. L’hyper-chaos est tout puissant, mais d’une puissance :

« non-normée, aveugle, extraite des autres perfections divines […] Une puissance sans bonté ni sagesse […] un Temps capable de détruire jusqu’au devenir lui-même en faisant advenir, peut-être pour toujours, le Fixe, le Statique et le Mort[14]. »

Précisons encore que le temps n’est pas un processus. Un processus, c’est un devenir régi par une ou des lois. Or le processus n’est pas le temps, il est ce que le temps produit. Et le temps produit des choses selon des lois, mais il produit également les lois. Le processus est donc constitué, et pas seulement constituant des choses. Le temps n’est pas le devenir, il peut fixer les choses comme les transformer. Il s’agit ici d’arriver à l’idée d’un temps qui non seulement n’est pas subordonné aux lois physiques, mais encore n’est pas subordonné à la structure des possibles. Pour Meillassoux, lorsque l’on commence à estimer que le dé est fermé, qu’on délimite l’ensemble des mondes possibles (ensemble infini, certes), on entre dans la métaphysique.

Au contraire, tout pourrait changer à tout instant. Il faut bien voir ici que par rapport aux conditions de possibilités transcendantales de la connaissance chez Kant. Quentin Meillassoux affirme une contingence de telles conditions et par là du transcendantal, et rouvre tout un terrain à la pensée qui peut s’essayer à penser ses conditions de possibilités sans limites. Le regain de la métaphysique qu’aurait initié Quentin Meillassoux tient à cette réouverture. De nouveau, la philosophie peut tout penser.

Je n’ai pas le temps de parler de tous les aspects, mais j’espère qu’une partie du raisonnement au moins est clair. Je tiens surtout à contraster cette approche avec d’autres, notamment les métaphysiques de la nature[15].

La raison absolue, la multiplicité des esprits

La conception qu’esquisse Quentin Meillassoux en arrive à une conception d’un pur monde possible. C’est de là que vient le nom “réalisme spéculatif”, démarche de connaissance du réel par spéculation. De Castro et Danowski décrivent cette pensée comme une forme de théologie négative. « La fin du monde devient, avec cela, aussi imminente qu’insignifiante (car rien n’empêche le monde de finir dans une seconde) ». Par contre, il est clair que la perspective de Quentin Meillassoux est radicalement incompatible avec la leur. Danowski et De Castro constate notamment l’imaginaire d’un monde désert, vide, froid, caractérisé par l’absence totale de perspective :

Le monde sans nous dont on parle ici est un monde indépendant de toute expérience, antérieur à toute description, actuelle ou virtuelle. Un monde sans observateur, qui se définit essentiellement, et pas seulement de manière accidentelle, par l’absence de perspective.

De Castro et Danowski réaffirme au contraire qu’un monde sans observateur est impossible. Ils assument le cercle corrélationnel et assument une forme de subjectalisme, s’il faut reprendre le terme de Quentin Meillassoux.

En fait, il me semble que la perspective d’APF vaut moins pour sa force probatoire, pour la vérité qu’elle dégagerait sur le monde que par sa capacité de questionnements par rapport à d’autres pensées. On voudrait ici préciser l’opposition de Quentin Meillassoux aux métaphysiques de la nature, ce qui nous permet, à notre avis, de spécifier des divergences d’approches. On verra enfin, dans une dernière partie, la réaffirmation du savoir scientifique qu’effectue Quentin Meillassoux.

On l’a évoqué, pour toute approche qui s’apparente à une métaphysique de la nature, l’enjeu est de constituer un plan d’immanence, un plan de nature, rassemblant des multiplicités hétérogènes, dans l’inspiration de Withehead, Deleuze, ou encore de l’animisme. Quentin Meillassoux présente le réel tel qu’il s’impose à la subjectivité, il cherche à lui faire reconnaître un dehors. À l’inverse, dans la métaphysique de la nature, le réel dans son entièreté « enveloppe d’indifférence objectivité et subjectivité, afin de permettre sur ce plan de redistribuer la subjectivité[16] ». Dans « arrêt de monde » c’est un plan de multiplicité similaire qui est affirmé.

Pour autant, Quentin Meillassoux et les métaphysiques de la nature, partent des mêmes constats de départ. Le texte « arrêt de monde » rappelle notamment la critique de Kant effectuée par Latour, qui parle comme Quentin Meillassoux de Kant comme contre-révolution copernicienne :

La mal- nommée « révolution copernicienne » de Kant est, comme on le sait, l’origine officielle de la conception moderne de l’Homme en tant que pouvoir constituant, le législateur autonome et souverain de la nature, le seul capable de s’élever au-delà de l’ordre phénoménal de la causalité que son entendement lui-même conditionne : l’« exceptionnalisme humain » est un authentique état d’exception ontologique, fondé sur la séparation auto-fondatrice entre Nature et Histoire. La traduction militante de ce dispositif mythique est l’image prométhéenne de l’Homme conquérant de la Nature, l’Homme comme cet étant qui, émergeant de sa détresse animale originaire, s’est éloigné du monde pour y revenir comme son maître[17].

Et dans Métaphysiques cosmomorphes, la fin d’un monde humain de Pierre Montebello, le même rejet de l’héritage Kantien est affirmé. Là encore, c’est pour esquisser un plan de nature rassemblant des multiplicités hétérogènes, et en étant très critique de Quentin Meillassoux. L’opposition fondamental, tant dans « arrêt de monde » que dans « métaphysiques cosmomorphes » est donc clairement situé autour de ce plan de multiplicités qui redistribuent les subjectivités.

Si l’on suit Quentin Meillassoux, il s’agit de réaffirmer les capacités de la science à attester d’une extériorité radicale, et effectivement d’esquisser un monde où n’existe aucune perspective. Dans les métaphysiques de la nature, la corrélation est pour ainsi dire assumée et permet une redistribution massive des subjectivités dans tous les types d’êtres, et de manière générale une absence de frontières. Ici, le réel, c’est d’abord ce qui se donne avec toute la force des sens. Il n’y a que des discontinuités dans le flux continu qui produit des discontinuités. Comme le dit arrêt de Monde encore :

Reste la possibilité d’une version mythocosmologique de plus : celle pour laquelle c’est au commencement des temps, plutôt qu’à la fin, que le monde est soustrait de la corrélation avec l’humain. En somme, une version dans laquelle l’humain est posé comme empiriquement antérieur au monde.

Les auteurs ne sauraient être plus explicites. Et là encore, comme dans la phénoménologie critiquée par Quentin Meillassoux, « l’humain est posé comme empiriquement antérieur au monde ». Si l’on veut affirmer un seul sens à l’être, c’est une forme de contrainte logique pour constituer le plan de continuité sur lequel émerge la diversité des entités. Dès lors, l’emploi du mot « vivant » pour désigner tout ce qui nous est extérieur appartient à la même contrainte logique. C’est le moyen d’affirmer une continuité entre nous, humains vivants, et ce qui nous entoure.

Si l’on n’oublie pas le doute orbital, si l’on continue d’être hanté par la question de départ à propos des nébuleuses, on peut imaginer avoir une nouvelle distinction en tête. Il est possible qu’aujourd’hui on soit toujours un peu l’anthropocentrisme d’un autre. Et que la critique de De Castro et Danowski à propos de Quentin Meillassoux comme d’un anthropocentrisme continué parce que simplement renversé se renverse à son tour. Si l’on dit que tout est humain, constitutivement, si l’humain donc se maintient partout, on se retrouve il me semble avec une autre forme d’anthropocentrisme continué par sa dissolution dans tout ce qui est. C’est pour moi une des questions en suspens. Et en même temps, ce lien semble la seule manière d’affirmer une continuité nécessaire, un lien entre nous et le monde, contre la destruction écologique.

Il nous semble nécessaire de préciser cette division. Quentin Meillassoux refuse tout primat de la relation, et réaffirme la nécessité d’une séparation, principalement entre sujet et objet, entre l’être et la pensée. Pour y parvenir, par contre, il réaffirme la puissance de la raison, de la raison seule, et même une primauté de la raison puisque c’est par la logique que la pensée fait l’expérience de la contingence de tout chose et de l’irraison du monde. Il est obligé de s’appuyer sur un fort dualisme entre esprit et matière, qu’il reprend à Descartes.

Dans le livre que Graham Harman consacre à la pensée de Quentin Meillassoux[18], une partie porte sur le livre annoncé dans Après la finitude et encore à venir de Meillassoux “L’inexistence divine”. Quentin Meillassoux y précise que pour éviter toute raison nécessaire il refuse tout lien entre la matière et l’émergence de la vie et de la pensée. De manière générale, il se refuse à toute approche en termes d’émergence. Dans un monde surchaotique, où tout est contingent, les choses arrivent, ou pas, tout peut changer d’un instant à l’autre, mais ces changements sont alors des événements, des surgissements soudain. La pensée comme la vie serait arrivée exnihilo, et n’auraient aucunes relations à la matière si ce n’est d’en dépendre puisque tout comme le transcendantal la vie s’instancie dans des corps. Graham Harman lui reproche cette perspective tant du tout ou rien (les choses sont ou ne sont pas, les lois de la nature changent radicalement, etc.) qui le conduit à ne préter attention qu’à des événements majeurs mais beaucoup moins aux événements plus mineurs, ou à des changements et variations dans la composition même des choses.

En outre, l’argument de l’ancestral repose sur des ambiguïtés du même ordre. À la fois, Meillassoux s’appuie sur la chronologie. C’est arrivé bien avant la vie humaine, etc. À la fois, il affirme une temporalité qui se distingue de toute approche chronologique (qui elle est justement reliée à nous, inévitablement). Quentin Meillassoux sépare radicalement temps cosmologique et temps humain, mais cette séparation n’a rien d’évident, et encore moins s’il s’agit néanmoins de maintenir une approche chronologique. Dans l’affirmation d’une humanité originaire, comme actance universelle (pour reprendre la citation d’Arrêt de monde) bien au contraire, l’esprit n’est absolument pas séparé de la matière, et il n’est pas plus possible d’affirmer des temporalités différentes. En ce sens, les nébuleuses solaires de Merleau-Ponty sont derrière nous et devant nous, toujours en notre compagnie puisque nous partageons quelque part la même continuité temporelle. Humain ou humanité n’est peut-être pas le terme adéquat, et d’autres pourraient être utilisés. Le fond n’y perdrait rien sans doute, et l’idée que la vie relie, que tout est d’une façon ou d’une autre en relation (comme l’affirment les métaphysiques de la nature) n’y perdrait pas non plus.

D’ailleurs, dans le même chapitre de son livre à venir L’inexistence divine, Quentin Meillassoux affirme que puisque l’homme peut penser l’être et le non-être, et même l’absolu, il a une primauté dans le monde que ne possède pas les animaux et les autres entités vivants. Dans l’histoire, chaque fois que le primat de la raison est affirmé, cette distinction homme/animal l’accompagne. C’est pour le coup un vieil invariant métaphysique. Cette primauté nous semble d’autant plus absurde ici que s’il s’agit de se méfier de la corrélation on comprend mal comment réaffirmer une supériorité de la pensée humaine. Sur ce point, dans le Réalisme Spéculatif, si la critique de Kant est commune, cette supériorité de la raison n’est pas une perspective partagée, particulièrement pas en tout cas par Iain Hamilton Grant (qui repart de Schelling et d’une nature générative) et dans les ontologies plates et orientées objet. On a ici une opposition fondamentale. Quentin Meillassoux réaffirme la supériorité de la raison humaine (raison séparée de la matière comme du sensible) et quelque part une seule subjectivité et vérité. Les ontologies plates, orientées objet, et même ici les métaphysiques de la nature s’appuient au contraire sur une pluralité des subjectivités. Pour Graham Harman, on va le voir, le corrélationisme fait problème en élevant au-dessus de toutes les autres un type déterminé de relation, celle entre l’homme et le monde. Leurs pensées et même leur critique du corrélationisme divergent énormément.

Ontologies plates et orientées objets

J’aimerai avant de conclure sur le rapport à la Science m’attarder rapidement sur les ontologies plates et l’ontologie orientée objet (OOO). Ces dernières, à l’inverse de Quentin Meillassoux, procèdent non par inflation de notre puissance de pensée mais par déflation. Tout comme dans les métaphysiques de la nature, il y a une infinitisation du nombre d’être et de perspectives. La chose ou l’objet devient un opérateur d’indifférenciation entre toutes les entités, ce qui autorise la pensée à tout traiter comme du multiple, des êtres, des étants, des objets, des entités fictives, etc. N’importe quoi est également quelque chose, et il faut alors construire des critères pour redonner consistance à chaque objet.

Tristan Garcia résume ainsi les projets de l’ontologie plate :

« Objet » est ici, au fond, le nom de ce qui répond à un principe de pensée : ne pas hiérarchiser, ne pas concevoir d’échelle des êtres ; de sorte que ce qu’on qualifie d’« objet » dans ces traditions de pensée est en vérité un opérateur d’égalisation, qui permet de tester jusqu’à quel point nous pouvons produire le concept de quelque chose qu’on n’est jamais plus ou moins, mais qu’on est toujours également. (…)

En ce qui concerne mon travail, il tient en fait à deux principes ontologiques distincts : l’un est ce principe égalitaire, l’autre est un principe qu’on pourrait qualifier de « principe de libéralité », qui consiste à laisser être le plus possible d’entités par la pensée. Ces deux principes répondent aux deux opérations fondamentales de toute ontologie, qui sont de discriminer et de hiérarchiser, c’est-à-dire d’une part de distinguer entre ce qui est et ce qui n’est pas, d’autre part d’ordonner tout ce qui est suivant des degrés d’être ou d’existence.(…)

Mon projet, qui tient à l’accentuation de tendances de l’ontologie et de la métaphysique modernes, est très simple : il s’agit de penser de façon conséquente la possibilité de laisser être toutes choses également. Ce qui m’intéresse est de pousser à bout la libéralité et l’égalitarisme ontologiques latents depuis la découverte moderne d’une supériorité paradoxale de l’injonction à laisser être sur toutes sortes de contraintes ontologiques que la pensée peut prescrire. Jusqu’où peut-on refuser de reconnaître du non-être ? Jusqu’à quel point la pensée est-elle capable de ne pas déterminer ce qui doit être ? C’est seulement dans cette épreuve, je crois, que la pensée fait l’expérience de ses limites et de sa structure, en refusant de limiter et de structurer l’être a priori[19].(…)

Il n’y a pas de monde affirmé, ou d’unité qui ferait monde ou plan d’immanence, ce pourquoi j’ai voulu m’y attarder. Car là encore, cela diffère des métaphysiques de la nature, mais tout en reprenant des perspectives beaucoup plus proches. Pour Tristan Garcia, c’est une expérience de pensée, une manière de faire sentir à la pensée ses limites propres, en prenant acte de l’échec de la conception d’un être maximal. Il cherche à penser l’être avec le moins de déterminations possibles, à descendre jusque-là, sans jamais l’esthétiser ni en rester là (il se méfie de l’esthétisation d’univers d’objets nus, indifférents, de mondes froids qui les accompagneraient etc.). Au bout de ce chemin d’aplanissement, « nulle chose ne s’excède, et aucun possible ne rend possible ou impossible autre chose. Il n’y a jamais d’autre chose. ». On en arrive à un monde sans puissance, qui n’est pas désirable en soi, qui n’est qu’un moment de la pensée, pour le dire bêtement, machiniquement, une remise à zéro avant de recommencer à redonner peu à peu consistance aux choses.

L’OOO, lancée par Graham Harman, affirme plus explicitement un projet d’enquête et de connaissance ontologique des choses. Pour l’instant, cette visée reste programmatique, mais il nous semble pertinent de l’évoquer rapidement pour montrer les distinctions qu’elle affirme tant avec Quentin Meillassoux qu’avec les métaphysiques de la nature. Harman fondateur de l’OOO pour ainsi dire, maintient une part d’opacité dans chaque chose, une transcendance, contre Quentin Meillassoux. Pour Harman, les choses sans nous ne devraient pas seulement exister dans l’ancestral ou après l’extinction, mais être concevables ici et maintenant. Nous sommes déjà entourés de milliers de processus que nous ignorons, par exemple. Surtout, l’OOO s’insurge contre le monopole que la vie humaine veut s’arroger quant au rapport à la pensée et à l’extériorité, ce qui va radicalement à l’encontre du primat de la raison. Pour l’OOO, les objets ont aussi des rapports entre eux, et un objet pas plus que nous n’a accès à la totalité des qualités d’un autre. Il emploie beaucoup l’exemple du feu, qui en contact avec du coton n’a pas accès à toutes les qualités du coton, mais seulement au coton qui brûle. En ce sens, l’OOO déplace la centralité de l’humain à la manière de Latour par l’attention aux objets qui médiatisent les rapports, qui équipent le monde humain. Et ce retrait de chaque chose, c’est pour insister sur le fait que notre connaissance d’un objet, la lune par exemple, n’épuisera jamais la lune.

On peut y trouver beaucoup de points communs avec l’approche défendue par Bruno Latour, mais aussi avec par exemple les nouveaux matérialismes initié aux États-Unis par Karen Barad et Jane Bennett notamment (inspirée entre autres de Donna Haraway). En écho à la critique du solipsisme social qu’évoquait Benjamin, ces positions essaient notamment de montrer les impasses des discours sur la construction sociale quand la matérialité réelle des choses semble ne pas exister, ne pas compter. Elles s’inscrivent dans les discussions sur le tournant ontologique en anthropologie, et se rapprochent des métaphysiques de la nature mais dans d’autres champs. Elles repartent beaucoup des discussions féministes autour de l’épistémologie des sciences par Donna Haraway, et d’autres. Typiquement là encore, l’usage de la pensée que fait Quentin Meillassoux semble précisément s’exercer dans un espace vide et abstrait, et en parlant comme s’il était aussi bien partout que nulle part.

On peut redéployer rapidement le rapport à cette raison toute puissante chez Quentin Meillassoux. La régularité des lois de la nature n’est pas dans les choses mais dans notre rapport subjectif à elles. La stabilité n’est pas produite en nous par la raison, mais par notre rapport irrationnel au réel. Notre rapport quotidien à la réalité est de l’ordre de l’instinct, de la nécessité. Par contre, la raison détruit cette stabilité, elle nous apprend par la contingence le caractère instable des lois physiques. Elle découvre non une stabilité mais une possible instabilité sous les apparences constantes des phénomènes. La raison, et ici pour Quentin Meillassoux, la raison seule (pas le sensible ou le qualitatif) découvre un mystère, l’absence de raison des choses, par la logique. La vie sensible crée en nous la certitude de la causalité, mais la raison permet de nous en méfier. J’insiste là-dessus pour faire comprendre ce qu’est, selon Quentin Meillassoux, la puissance de la raison. Raisonner, c’est pour lui faire confiance en la logique.

La raison détruit la stabilité, nous apprend le caractère instable et contingent des lois physiques. Elle ne découvre pas une stabilité, mais une possible instabilité sous les lois constantes des phénomènes. Autrement dit, lorsque Hume détruit le rapport dogmatique de l’objet au sujet, il détruit une certaine forme de raison métaphysique. Mais cette raison, il la détruit par la raison seule, une raison sceptique, qui sanctionne notre incapacité à connaître la nature des choses. Nous faisons l’expérience de nos limites.

En anthropologie et en OOO, il s’agit au contraire de faire fond sur les expériences du monde et de produire à partir de là une connaissance positive. Plus généralement, toute perception (et même toute perspective) est une soustraction. “Elle fait ressortir quelque chose sur un fond de possibles”, et sur le fond de tout ce qui reste inaperçu. En ce sens, aucune perception est incomplète, et si je le souligne ici c’est par méfiance quand au point de vue tout puissant de la raison. Pour Harman, on l’a dit, nous n’avons pas accès aux choses en soi, mais précisément parce que chaque objet garde une part de retrait, de transcendance qui le rend en partie opaque, une part d’inconstructible.

Faute de temps, je ne peux pas tout déplier de l’OOO. Je vais me contenter, mais justement dans le même style que cette dernière de lister une série de distinction, avec les métaphysiques de la nature, et avec l’approche de Bruno Latour. Mon but est de donner idées des évidences qu’ils contredisent, alors même que la perspective reste de cartographier une multiplicité d’être. Ils ne sont toutefois pas placés sur un même plan univoque, mais gardent une part de solitude. Il n’est d’ailleurs pas question de monde. La totalisation en monde n’existe pas.

Les premiers critères désignent les approches des nouveaux matérialismes, et peuvent sans doute s’appliquer à bien des métaphysiques cosmomorphes:

“- Tout change constamment
– Tout arrive selon des gradients, des variations, plutôt que selon des frontières distinctes et des points de ruptures
– Tout est contingent
– Il s’agit de se concentrer sur les actions, les verbes, plutôt que sur les substances et les noms
– Tout est généré par les pratiques, rien n’a d’essence à priori
– Ce que fait une chose est plus intéressant que ce qu’elle est
– Les choses sont multiples plutôt qu’univoques
– Le monde et la pensée n’existent pas séparément mais « s’entre-agissent » plutôt qu’interagissent.
– Le monde est pure immanence (toute transcendance serait oppression).

A l’inverse pour l’OOO (la provocation est je l’espère suffisamment claire) :

– Le changement est intermittent, la stabilité est la norme
– Tout est coupé selon des frontières définies et des points de ruptures (plutôt que selon une gradation/variation continue)
– Tout n’est pas contingent
– Les substances et les noms ont une forme de priorité sur les actions et les verbes
– Tout a une essence autonome, aussi fugitive cette chose soit-elle, et nos pratiques ne la saisissent pas plus que ne le font nos théories
– Ce qu’est une chose est plus intéressant que ce qu’elle fait
– La pensée et ses objets ne sont ni plus ni moins séparées que les relations entre deux objets, et ils interagissent plus qu’ils n’entre-agissent
– Les choses sont singulières plutôt que multiples
– Le monde n’est pas qu’immanence et tant mieux, l’immanence pure serait oppression[20].”

Cette liste esquisse volontairement des oppositions claires. Elle nous permet de situer un nœud important autour du vitalisme. Les approches néo-vitalistes, comme celles de De Castro et Danowski, et des nouveaux matéirialismes, affirment une matière active et substantielle, un dynamisme unique, une forme de monisme non-individué, un processus. Les choses singulières existent mais sont relatives à un dynamisme plus profond qu’elle (par exemple la nature). Sinon, selon eux, on retomberait dans le risque d’identifier un concept de chose individuel donc manipulable et calculable. L’OOO et d’autres affirment au contraire l’individualité des objets. Dans les deux cas par contre, il n’y a pas de distinction entre la matière et la pensée, comme chez Quentin Meillassoux.

 

Le nihilisme des matérialistes chimiques, tenir au monde

 

Pour conclure, sur la science, si De Castro, Danowski, et d’autres, invitent à penser à partir des cosmogonies amérindiennes et d’une logique de multiplicités anthropomorphe, d’inspirations chamaniques, animistes, etc… À l’inverse, pour retrouver le monde tel qu’il est en soi et donc pas pour nous, Quentin Meillassoux invite au contraire à en passer par une réaffirmation de la vérité scientifique, qui je le rappelle par l’intuition mathématique nous mettrait en rapport avec cette extériorité radicale. Redonner un socle qui ne dépende pas de la pensée humaine aux vérités scientifiques, c’est la manière qu’il esquisse pour sortir des impasses de la corrélation moderne. C’est pour cela qu’il attaque la répartition qui depuis Kant laisse aux sciences les savoirs scientifiques et à la philosophie cette conscience pré-originaire du monde, ce qui lui permet d’occuper une place privilégiée.

J’insiste encore une fois là-dessus pour montrer l’écart entre l’approche de Quentin Meillassoux et celles des métaphysiques de la nature. On peut envisager, même sans suivre Meillassoux, que pour sortir du dualisme moderne entre Nature et Culture, la solution d’un devenir animiste ne soit pas forcément la seule possibilité. Mais réaffirmer pour cela la puissance de la raison semble une impasse absolue. L’OOO cherche une autre réponse possible, en repartant des objets pour démultiplier les êtres également réels sans affirmation vitaliste et animiste. Nous l’avons évoqué à ce titre. Toutefois, elle est pour l’instant une approche essentiellement métaphysique et programmatique, sans avoir sauf par la production d’objets artistiques apporté beaucoup d’éléments ou de perspectives. On va revenir ici sur les chemins possibles par la science, notamment selon Quentin Meillassoux.

Quentin Meillassoux évoque notamment, dans une conférence récente[21], ce qu’il appelle les matérialistes chimiques. Aux vraies nihilistes du XIXE siècle, qui s’incarnent notamment dans le personnage de Bazarov, dans le roman de Tourgueniev “père et fils”. Bazarov est un étudiant en médecine, qui passe toute une partie de son temps à faire des expériences anatomiques sur les grenouilles et qui déclare “j’aime nier, mon cerveau est ainsi fait, voilà tout !”. Ce n’est pas « l’esprit qui toujours nie” mais le cerveau qui nie, y compris et surtout l’esprit. Ce nihilisme est issu des Lumières. Il est scientifique, mobilisé par la volonté de connaître, irréductible, toujours proche de la pulsion de mort. Nihiliste matérialiste, chimique, qui n’a ou n’aurait presque rien à voir avec le nihilisme Nietzschéen qui proteste contre la réduction scientiste de l’homme. Les poètes romantiques, selon Meillassoux, sont opposées au matérialisme des Lumières, au désenchantement du monde, déploient le thème de la mort de dieu et une impuissance à croire, mais ne rejoignent pas les matérialistes chimiques qui eux croient à l’anéantissement des valeurs traditionnelles au nom du progrès scientifique (même si Nietzsche et Heidegger, par exemple, insistent sur l’importance d’endurer ce moment comme une époque décisive de la pensée).

Ray Brassier, autre figure du Réalisme Spéculatif, dans son ouvrage Le néant déchainé suit en partie un trajet semblable mais le radicalise. Pour lui, contre la corrélation, la rationalité est indépendante de toute racine située dans l’expérience subjective. Il refuse en outre toute priorité conceptuelle du vécu et du non-conceptuel sur la raison. Il donne une étrange priorité ontologique de l’inorganique sur l’organique et de la matière sur le vivant. Et le parti pris du néant déchainé est de traverser le nihilisme scientifique des lumières, avec toute la pulsion de mort qui l’accompagne, et d’arriver à faire émerger (à partir de la pensée de l’extinction, de l’anéantissement de toute pensée) quelque chose comme une figure nouvelle de la subjectivité rationnelle, qui dépasserait la division interne à la raison, division par laquelle l’explication rationnelle tend à discréditer toute quête de sens.

Brassier évoque notamment un philosophe peu cité, Churchland. Churchland prend le modèle dit PVA (prototype vector activation) pour remplacer l’idée que nos processus d’acquisition de connaissances passent par le langage, le social, etc. Il veut affirmer à la place un modèle fondé sur les ressources des neurosciences connexionnistes :

“Selon ce nouveau paradigme, la cinématique interne de la cognition se manifeste par des schémas d’action au sein d’une population de neurones”.

Le modèle PVA porte sur les échanges électriques au niveau des connexions neuronales. Churchland veut prendre ces interactions électriques rhizomiques comme modèle de tout cognition, somme toute elles peuvent convoquer un plan d’immanence et d’intensité. Brassier déploie par l’intermédiaire de Churchland une approche strictement réductionniste, et il essaie de nous faire traverser pour le dépasser ce réductionnisme dans une nouvelle conception de la rationalité. Quentin Meillassoux rapproche cette tentative de Brassier du nihiliste qui « dissèque avec excitation les batraciens ».

Évidemment, il n’est pas question pas suivre Churchland, ni Brassier d’ailleurs. La proposition de Churchland est avant tout une manière de partitionner autrement ce qui compte ou non, et elle invite notamment à un autre rapport aux neurosciences ou en tout à la science des processus du cerveau. D’ailleurs, Catherine Malabou, dans “avant demain” où elle critique Quentin Meillassoux et interroge l’actualité possible de Kant raconte que “les neurobiologistes contemporains affirment que les éléments de la cognition ne sont précisément pas innés. Ils se développent et apparaissent comme les résultats d’une interaction constante entre le milieu et l’environnement. Une telle interaction définit fondamentalement la rationalité comme adaptabilité[22].” En écho à l’OOO, ce sont des manières de décentrer la primauté du rapport de la pensée humaine au monde, ne serait-ce qu’en démultipliant les éléments à prendre en compte. Avec Quentin Meillassoux, il s’agit de connaître la réalité comme étant absolument possible, comme pouvant être ou ne pas être, et même ce qui peut être est contingent.

Ni dans Après la finitude ni par la suite, il ne démontre tout à fait pour autant pourquoi les mathématiques nous permettent-ils d’accéder à l’intuition vraie d’une réalité absolue, donc sans nous. Les nébuleuses solaires auraient existé avant nous, indépendamment de nous, mais pour l’attester Meillassoux affirmé la suprématie de la pensée et de la raison. On peut y préférer peut-être l’approche de Merleau-Ponty ou d’Arrêt de monde, et retenir toutefois de la critique de la corrélation une attention poussée aux usages du mot vivant, ou une méfiance quant à l’affirmation d’une humanité originaire dans laquelle tout est tout, selon ce qu’on entend par ce tout. C’est le doute orbital qu’il laisse en tête, à mon avis. Mais si attester des nébuleuses solaires s’accompagne de la raison absolue séparée de la matière, le prix à payer est peut-être trop grand.

Quentin Meillassoux, dans la suite de la conférence récente déjà évoquée, affirme que pour lui “vivant” et “ouvert” sont les mots consensuels de notre époque. Ce serait même un héritage d’un concept philosophie, le vivre, qui désigne une vie beaucoup plus fondamentale que la vie organique, qui ne peut jamais être totalement conceptualisé. Cette vie est antérieure à toute forme de vie corporelle, une vie constituante dit Husserl, la vie inorganique des choses dit Deleuze. On emploie le mot vie, en écho au vivre, “il y aurait une vie positive qui ne serait pas celle des organismes“. Il prend l’exemple d’un tableau de Vermeer qu’on dit vivant. Si c’est le cas, il faut s’en inquiéter et en supprimer les champignons potentiels. Pour lui, non, ce tableau est mort.

Pourtant, le tableau de l’exemple employé par Meillassoux est en partie vivant, si on le considère d’un point de vue biologique, science que Quentin Meillassoux semble complètement ignorer. C’est pourtant précisément la biologie qui est la science du vivant, et montre à toutes les échelles les symbioses et les sympoièses qui ont lieu constamment. Graham Harman et l’OOO reproche d’ailleurs à Quentin Meillassoux son côté tout ou rien, et son intérêt pour les entités complètes, sa logique du tout ou rien, quand les choses sont ou ne sont pas. Alors qu’en outre, à chaque échelle ces mêmes entités sont composées de beaucoup d’autres. Même les lois de la nature arrivent dans le surchaos contingent ex-nihilo, sans aucunes notions d’émergences. Elles adviennent voilà tout, comme un dieu qui n’existe pas pourrait advenir un jour. On ne peut plus généralement que constater que la science convoquée par Quentin Meillassoux ressemble à la grande science avec un S, critiquée justement par Isabelle Stengers, Donna Haraway, et Bruno Latour.

Une telle science accompagne l’universalité de son propos et l’idée sous-jacente d’un monde unifié, et univoque au sens cette fois où il n’a qu’une vérité ultime. D’ailleurs, si les qualités premières, mathématiques, donnent bien accès au réel extérieur, cela entrainerait d’une part une informatisation possible de tout ce grand dehors par mathématisation, et d’autre part d’assumer une forme de dévalorisation du sensible ou du moins une séparation entre le réel et les apparences (distinction que Brassier souhaite effectivement rétablir). S’il s’agit de reconstituer une autre rationalité scientifique, on ne peut que préférer suivre Vinciane Despret quand elle prête attention aux savoirs des ornithologues par exemple, ou de telles ou telles scientifiques qui produisent des connaissances sur les merles en suivant la biographie de tel ou tel oiseau (pour ne prendre qu’un exemple). On peut préférer entendre Haraway parler des bactéries qui nous composent et d’un posthumain plus proche de l’humus que de l’esprit mathématique. Catherine Malabou, qu’on a évoqué, insiste sur l’épigénèse en biologie (formation embryonnaire par complexification graduelle) qui contredit toute théorie préformationniste (pour laquelle l’embryon par exemple est un être tout constitué) et insiste sur la plasticité constante du cerveau. Cela suppose des effets retours constants entre la biologie et la pensée. L’OOO nous intéresse, peut-être moins dans son entièreté, que simplement comme geste de remise à plat et de là de reconstruction des relations qui vont des choses à d’autres, du fait que le point de départ, outre que tout est également réel, est la solitude de chaque chose plutôt que l’interconnexion. Relation, connexion, et surtout le mot vivant sont des notions qu’il nous faut sans doute manier avec précaution, ou ne pas convoquer trop vite. Rien par contre ne devrait nous ramener à la toute-puissance de la raison, et au primat de la pensée humaine sur d’autres, fondé notamment sur une dévalorisation radicale du monde sensible. Il n’est jamais question, ce chez aucuns des tenants du Réalisme Spéculatif d’ailleurs, de prendre soin du monde. La perspective de Meillassoux ne nous rend le monde que par la raison, et le dévalorise comme objet de connaissance où le sensible compte peu.

On est au milieu de cette division. Avec la méthode et la rigueur d’un scientifique, qui douterait de la raison inéquipée, qui laisserait jouer les batraciens plutôt que de tous les disséquer, on peut espérer avancer, sans oublier que les nébuleuses ont existé sans nous et continuent de le faire d’une autre façon.

 


 

[1] Nathalie Quintane, Toi aussi tu as des armes, La fabrique, 2011. p.180.

[2] Merleau-Ponty, cite par Raymond Ruyer, Les paradoxes de la conscience et du temps, Albin Michel. p.111.

[3] Quentin Meillassoux, Après la finitude, Ed. du Seuil, 2006. p.13-14.

[4] ibid. p.18.

[5] Francis Wolff, Dire le monde, PUF, 1997.p.11.

[6] Quentin…ibid.p.24.

[7] ibid.p.63.

[8] ibid. p.68.

[9] ibid. .p.69.

[10] ibid.p.69.

[11] Wilfried Sellars, Notre-Dame Lectures, 1969-1986, The Bootleg Version, Transcription Pedro Amaral

[12] ibid.p.85.

[13] ibid.p.78.

[14] ibid.p.88.

[15] On emploie ici ce terme pour désigner toutes les approches qui, inspirées de l’animisme, de Whitehead, de Deleuze, ou d’autres, affirment un plan d’immanence radical et cherchent à penser le monde sans frontières entre la nature et la culture, ni sans frontières entre des formes d’être (l’homme et l’animal, par exemple). Pierre Montebello parle de métaphysiques cosmomorphes et dans son ouvrage du même titre en dresse une cartographie. Métaphysiques cosmomorphes, la fin du monde humain, Presses du réel.

[16] Nous citons ici Tristan Garcia, « une boussole conceptuelle », dans Choses en soi, PUF, 2019. Ce texte dresse une bonne cartographie des usages du terme réalisme dans la philosophie contemporain.

[17] Eduardo Viveiros de Castro, Deborah Danowski, « Arrêt de monde » De l’univers clos au monde infini, Dehors, 2014. p.240-241.

[18] Graham Harman, Quentin Meillassoux: Philosophy in the Making, Edinburgh university press. 2011.

[19] Citations extraites d’un entretien avec Tristan Garcia, l’être le plus faible possible, dans Multitudes 2016/4 (n° 65), pages 42 à 50. Lien: https://www.cairn.info/revue-multitudes-2016-4-page-42.htm

[20] Graham Harman, Immaterialism, 2016. Traduit par nous

[21] Quentin Meillassoux, « Reconstruire l’obstacle », conférence à la cité de la philarmonie de Paris dans le cadre du colloque l’écho du réel. Disponible en ligne : https://pad.philharmoniedeparis.fr/doc/CIMU/1096190/l-echo-du-reel-seconde-journee.

[22] Catherine Malabou, Avant demain, PUF. 2014.