Du 6 au 8 avril se tient un colloque sur “Le conflit politique : logiques et pratiques” organisé par Bernard ASPE, Patrizia ATZEI, Camille LOUIS et Frédéric NEYRAT, en collaboration avec l’Université du Wisconsin, Madison (Département de Littérature comparée), et avec le soutien de la Parole Errante et du Théâtre l’Échangeur.
Le colloque est annoncé sur le site du CIPH, de la Parole Errante demain, et sur facebook ici.
Le titre choisi pour le colloque donne une indication sur ce qui y est supposé. Disons que l’on fait ici un nœud de trois suppositions : premièrement, la politique se laisse aborder sous l’angle du conflit spécifique qu’elle met en œuvre. Deuxièmement, il y a une logique de ce conflit, ce qui veut dire plus précisément qu’il y en a une intelligibilité, entendons par là une saisie conceptuelle et discursive. Troisièmement, cette intelligibilité, comme dirait Lacan, est « pas-toute » ; le concept de « pratiques » peut alors être mobilisé pour indiquer les éléments (les gestes, les postures, les dispositions) qui se transmettent par d’autres voies que celle du discours ou de la saisie conceptuelle.
Logiques et pratiques ainsi entendues sont au pluriel : nous verrons qu’il s’agit aussi d’identifier une diversité de logiques, et une diversité de pratiques qui les accompagne. Mais il faut voir dès le départ que l’entrelacs des logiques et des pratiques doit être conçu à distance d’une énième variation du « rapport entre la théorie et la pratique ». L’entremêlement des logiques et des pratiques suit des voies beaucoup moins linéaires, et fécondes pour cette raison même. Entre les logiques et les pratiques de la politique, il y a des reprises et des relances dans les deux sens, mais aussi des tensions et des écarts.
Prenons donc pour axiome de départ que là où il y a politique, il y a du désaccord, de la dissension, bref ce qui peut donner lieu à un conflit. La question est alors d’identifier la forme de ce conflit et son objet. Quel est au juste l’objet du conflit politique ? Jacques Rancière propose de considérer que cet objet n’est autre que la politique elle-même, c’est-à-dire ce qui définit son existence propre : il y a politique là où a lieu un conflit sur la manière même d’entendre ce que signifie « politique ». Mais cette entente même n’est l’enjeu de la politique que dans la mesure où elle présuppose une certaine manière de concevoir et de pratiquer le conflit politique. En d’autres termes, la politique est d’abord un conflit sur l’identification de ce qui constitue un conflit politique. Ou encore : l’objet de la politique, c’est tout d’abord l’alternative entre les formes que peut ou que doit prendre la conflictualité politique. Nous dirons alors : la politique a pour objet la forme que l’on peut donner à la conflictualité politique elle-même.
Nous choisissons d’organiser ce colloque à la veille des élections présidentielles, à l’heure où est supposée une certaine entente de la politique (celle qui voit dans les élections la manifestation centrale de la pratique démocratique), et une certaine entente de la forme que prend le conflit politique (à travers la polarisation gauche-droite et la logique d’alternance). Il s’agirait, pour commencer, de mettre en question cette supposition.
Mais bien au-delà de la critique du modèle parlementaire de la politique, il s’agit surtout d’essayer de comprendre ce qui s’impose à nous : des guerres « asymétriques » à la « crise » écologique, des développements du capitalisme aux luttes locales qui cherchent à les contrer. Tout cela configure une situation nouvelle, qui oblige à reprendre la notion même de politique, et par là même à vérifier que cette notion, loin de renvoyer à une essence transhistorique, ne peut être conçue qu’au présent.
Le programme est en téléchargement ici:
Programme du colloque : Le conflit politique – logiques et pratiques
ATELIER PRÉPARATOIRE – jeudi 6 avril de 18 h à 21 h (Parole errante)
Retour sur les pratiques de lutte apparues lors du mouvement de 2016 en France
avec :
Le collectif de traduction de La Horde d’or (éditions de l’Éclat, 2017) ;
Des membres de « Mauvaise troupe » ;
Des membres de la Défense collective de Rennes.
Nous proposons d’organiser, la veille de la première journée, mais néanmoins comme moment à part entière du colloque, ce que nous appelons un « atelier préparatoire ». Sa fonction serait de mettre en perspective, sous l’angle de la pratique militante, les discussions qui vont avoir lieu dans les jours qui suivent. Cette journée préparatoire pourrait elle-même être préparée par des rencontres qui auront eu lieu en cours d’année.
Après les « mouvements des places », en France il y a eu le mouvement contre la « loi travail » (encore en cours au moment où nous écrivons ces lignes) : il sera temps d’analyser les formes singulières trouvées par ce mouvement, et par ses éventuelles suites. Outre les collectifs mentionnés, nous inviterons également des personnes qui ont fait l’objet d’interpellations et de mise en examen tout au long d’un mouvement qui se sera aussi singularisé par la violence de la « gestion » policière et par la sévérité des peines prononcées dans les tribunaux. Il ne s’agira aucunement de faire une énième dénonciation de la « répression », mais d’identifier une logique à l’œuvre dans les pratiques actuelles de l’État, dans le choix conscient et réfléchi qui est fait de l’intransigeance et de l’autoritarisme. Et surtout, de voir quelles réponses ont été trouvées, et quelles doivent être prolongées ou amplifiées.
Les organisateurs (Patrizia Atzei et Bernard Aspe) prendront en charge l’exposé d’ouverture. Mais tous les intervenants seront conviés à assister à cette discussion.
Première journée : vendredi 7 avril (Théâtre de l’Échangeur)
Matinée (9 h 30 – 13 h)
Le modèle de la guerre
Modératrice : Patrizia Atzei (Université Paris 8, éditions Nous)
Lorsque la question du conflit est posée, il semble qu’un paradigme vient aussitôt hanter la discussion : celui de la guerre. C’est bien ce que nous pouvons observer aujourd’hui, alors que planent la menace des attentats autant que celle de la réponse par « l’état d’urgence » : on nous somme de prendre parti dans ce qui nous est présenté comme une guerre des civilisations. Il n’est pas sûr que nous devions répondre à cette sommation. Il nous faut plutôt examiner la situation : de quelle guerre s’agit-il au juste ? Cette guerre dont on nous parle n’en recouvre-t-elle pas une autre ? Une guerre des classes, comme le pensait Marx ? Dit autrement : n’est-elle pas, cette guerre des civilisations, ce qui vient se substituer à une autre pratique du conflit, celle qui a longtemps porté le nom de « politique » ? Quelle est alors, dans sa spécificité, la forme que peut prendre le conflit politique en tant qu’il se distingue du conflit proprement guerrier ? N’en est-il pas, justement, l’interruption ? Mais la politique ainsi entendue existe-t-elle vraiment, et durablement, aujourd’hui ? La guerre en cours, telle que nous la présente les médias et les hommes de pouvoir, n’est-elle pas tout d’abord ce qui repose sur l’absentement de la politique ? Et si tel est le cas, comment répondre à cet absentement ? L’exigence de la politique suffit-elle à la faire exister ?
Bernard Aspe (CIPh)
Catherine Hass (CNRS, Institut d’Histoire du Temps Présent)
Oliver Feltham (CIPh et American University of Paris)
Sophie Wahnich (CNRS)
Après-midi (15 h – 18 h 30)
La politique de l’économie ou la politique contre l’économie ?
Modérateur : Frédéric Neyrat (Université de Wisconsin – Madison, ancien directeur de programme au CIPh)
Si la politique se distingue de la guerre, elle doit donc être pensable dans son ordre propre. Mais à partir de quoi saisir ce « propre » de la politique ? Faut-il considérer qu’il faut la concevoir à distance de tout ce avec quoi on avait pu la confondre : l’histoire, le droit, l’économie ? Insistons particulièrement sur cette dernière : quel rapport l’intelligibilité propre de la politique entretient-elle avec l’analyse de l’économie ? Doit-on envisager ici une disjonction radicale, et considérer par exemple que les modes de la subjectivation politique ne sont jamais les effets d’une situation objective – ce pour quoi ils ont précisément une logique propre ? De ce point de vue, « l’économie » peut être perçue comme un faux-semblant qui ne serait en définitive qu’un instrument tout entier aux mains de ceux qui cherchent à en imposer les prétendues « lois ».
Il n’en reste pas moins qu’il faut bien saisir de quelle manière les subjectivations peuvent s’inscrire dans l’état réel du monde. Si l’on s’accorde à suivre l’indication de Marx et à nommer « capitalisme » le complexe de puissances qui configure l’état du monde (mais cela même peut être un point de discussion), il faut bien disposer aussi d’une analyse de ce qui se présente non pas comme l’objet des « sciences » économiques, mais comme le réel d’une économie-monde. Dès lors comment articuler aujourd’hui l’analyse de l’économie-monde et celle de la politique ? Quelle place prend dans cette articulation l’analyse des formes contemporaines du travail ? Quelle place y est laissée au motif supposé ancien de la « lutte des classes » ? Et surtout : un point est-il identifiable, depuis lequel l’économie-monde pourrait être combattue en tant que telle ?
En définitive, il s’agit ici de savoir si, et de quelle manière, on peut accorder une approche de la politique « en intériorité », selon sa logique et ses exigences propres, et une analyse des processus globaux qui configurent l’espace d’une économie-monde.
Jodi Dean (Hobart and William Smith College, New York)
Dalie Giroux (Université d’Ottawa)
Maria Kakogianni (collectif PhiCTIONS, enseignante précaire SAIF)
Alain Badiou (professeur émérite de l’ENS-Ulm)
Deuxième journée : samedi 7 avril (Théâtre de l’Échangeur)
Matinée (9h 30 – 13 h)
Extension de la politique ?
Modératrice : Camille Louis (collectif kom.post, Université Paris 8)
Pour nombre de penseurs, d’historiens ou de militants, ce qui identifie notre présent est la situation d’urgence qui découle du désastre écologique produit par l’économie capitaliste. C’est cette situation qui oblige selon eux à redéfinir entièrement ce que nous entendons par « politique ». Cette redéfinition met notamment en question le paradigme « humaniste » – plus qu’anthropocentrique – de la politique, pour chercher à inclure dans les processus de la politique l’ensemble des vivants. La question est ici de savoir si cet élargissement de la notion même de « politique » n’aboutit pas à en diluer le concept, et en particulier sa teneur proprement conflictuelle. À supposer que le conflit politique ne se confonde pas avec la guerre, qu’il est peut-être même une tentative pour interrompre la guerre, n’y a-t-il pas, justement, une guerre menée contre le(s) vivant(s) ? Si oui, par qui est-elle menée ? Et comment l’interrompre ? Quelle politique, c’est-à-dire aussi quelle entente de la politique, permettrait véritablement de constituer une réponse à hauteur du diagnostic et de l’urgence qui semble s’y attacher ? Autrement dit, le point de vue qui entend dépasser la politique humaniste peut-il vraiment disposer d’une pratique de la politique, qui ne se confonde pas avec l’attente passive d’un « changement de paradigme civilisationnel » ?
Sophie Gosselin (Université de Tours)
David Gé Bartoli (Éditions du Dehors)
Frédéric Neyrat (Université de Wisconsin – Madison, ancien directeur de programme au CIPh)
Patrizia Atzei (Université Paris 8, éditions Nous)
Après-midi (15 h – 18 h 30)
Formalismes, formes sensibles, formes de vie
Modérateur : Bernard Aspe (CIPh)
Après avoir étendu le questionnement jusqu’aux limites de l’économie-monde et de la planète entière, il sera temps de revenir à ce qu’on pourra appeler les logiques internes des pratiques politiques. Ces logiques sont autant de rationalités qui guident l’action politique, et qui apparaissent lorsqu’il s’agit d’exemplifier l’entente d’une politique « autre », c’est-à-dire en tout cas distincte de son entente parlementaire. Cette exemplification a pris ces dernières années, sur les diverses places occupées du monde, la forme d’une démocratie directe. On a cependant pu reprocher à ce type de mise en œuvre un excès de formalisme, qui pouvait l’apparenter au modèle dont elle cherchait précisément à s’éloigner. On pourrait définir le formalisme comme une autonomisation de la forme qui s’applique indifféremment à ce qu’elle constitue dès lors en matière. À ce formalisme, il ne s’agit pas nécessairement d’opposer une spontanéité informelle. Il s’agirait plutôt d’approfondir le questionnement sur les formes nécessaires à l’existence même de la politique – car sans elles, il n’y en aurait pas de transmission.
Mais comment concevoir des formes qui ne se laissent pas dissocier de ce dont elles sont la forme – qui ne s’autonomisent pas en formalismes ? Faut-il convoquer la forme de vie, si celle-ci est entendue précisément comme ce qui rend la vie inséparable de sa forme ? Ou bien faut-il convoquer le paradigme de l’esthétique, dont la caractéristique serait précisément de ne pas dissocier la forme de l’expérience sensible ? Mais peut-être l’esthétique est-elle ici plus qu’un paradigme ?
Olivier Sarrouy (Université de Rennes II)
Érik Bordeleau (Senselab – Montréal)
Camille Louis (collectif kom.post, Université Paris 8)
Jacques Rancière (professeur émérite, Université Paris 8)