Léna Balaud, été 2017
texte en PDF : hétérologie 2
La politique égalitaire a longtemps rassemblé des personnes en tant qu’elles étaient mêmes : en tant qu’elles déniaient la séparation qui leur était imposée (entre les nations, entre les fonctions, etc.) ou qui leur sera imposée ensuite pour les affaiblir (par exemple lors des luttes d’esclaves multicolores dans l’Atlantique du XVIe au XVIIIe siècle1). Depuis, la politique a dû faire place à de plus en plus d’altérité : nous avons distingué et allié des luttes spécifiques, irréductibles à une simple sous-partie du grand combat. Nous étions ensemble même si nous étions autres. Récemment, avec la prise en compte qu’une politique à l’échelle de notre ennemi ne peut être portée que depuis plusieurs mondes, l’altérité continue de prendre une place de plus en plus importante dans la politique : nous devons trouver à être ensemble dans notre combat en tant que nous sommes autres.
Et à la fois, le tort qui nous est fait n’a jamais été aussi planétaire. Nous sommes alors devant la nécessité de réaliser cette invention : trouver comment faire force politique largement commune sans le support d’un monde commun. Mais pour que les énoncés comme « Ca vaut pour tous » ou « Contre … et son monde » ne soit pas que des paroles, il serait bon de porter notre attention sur notre manière de tisser nos rapports à l’autre.
Peut-être que nos société libérales sont plus sclérosées qu’on ne le croit. Nous sommes dans une société où l’on peut tout être – à condition de se vendre. Mais si les identités sont si mobiles, c’est peut-être parce que le rapport entre les identités est lui très figé. On peut changer de place dans la société, selon des catégories affinées et leur intersectionnalité, et n’être capable de se figurer comme révolution égalitaire qu’une inversion de l’inégalité. On peut s’intéresser au sort des espèces en danger d’extinction comme on s’intéresse aux candidats de Koh-lanta. On peut changer de manière d’être femme et homme, et garder le même rapport homme-femme.
Nous ne pouvons pas nous satisfaire de prescrire simplement de s’ouvrir à l’autre. Ni de devenir habile dans l’art des distances et proximité. Il existe un grand nombre de modes d’articulation à un autre, de régimes d’altérité, de rapports particulier du même et de l’autre comme l’écrit Rancière2. Et il me semble que ces régimes d’altérité ont une influence forte sur ce que peuvent, et ne peuvent pas devenir les situations quotidiennes, les collectifs, les luttes.
Comment politiser l’état du monde avec ceux qui ne parlent, ne pensent, ne font pas monde comme nous ? Toute la question est dans la manière d’entendre ce avec.
Hétérologie
Pas besoin de nous demander d’où tu viens,
il nous suffit de l’entendre dans la musique des mots
des voix des visages des corps des rires.
Soleil levant, soleil couchant,
nous sommes de là où l’on vit. 3
Interrogeons les pratiques et les logiques qui font notre présent politique : de quelle manière nous mettons-nous en rapport avec ceux qui nous apparaissent comme autre ? Voilà la question qui me semble à ne pas négliger de nos jours. La tendance généralisée à l’incapactitation politique réside peut-être dans notre inattention à trouver le rapport à l’autre ajusté.
Si l’on observe ce que nous sommes habitués à appeler démocratie : nous sommes face à une série de rapports de force entre des groupes fondés, ou bien sur un intérêt commun à défendre, ou bien sur une identité à préserver, si ce n’est les deux, le tout médié par des institutions vouées à prendre en charge et pacifier ces rapports. Tout cela aboutit à des subjectivation éthiques qui ont leur résumé dans la formule « Qu’on ne vienne pas m’emmerder chez moi. », axiome conjoint de la propriété privée et de la xénophobie. Le rapport à l’autre est clair : il est une extériorité menaçante, un obstacle, et éventuellement un outil.
Du côté de nombre de tentatives militantes, le rapport donné entre les groupes sociaux est politisé selon l’analyse de la domination. Cette manière de mettre au jour les inégalités vise à inclure celles et ceux qui sont exclus à cause des caractéristiques sociales qui leur sont (et resteront) attachés. Dans ce cas, une collection des « anti- » suffit à faire office d’orientation politique. Cela mène souvent à la défense d’identités pleines, et à une simple inversion des échelles de valeur hiérarchisant notre société. Le danger est lorsque le renversement des fiertés ne renverse rien d’autres dans son mouvement. Dans ce cas, le rapport à l’autre est une entre-capture par victimisation et culpabilisation. Or, ni la vengeance ni la culpabilité ne sont des affects politiques.
Mais ce qui s’invente ces dernières années en politique ne s’en tient pas à cette logique. Nombre sont ceux qui cherchent à créer des alliances, articulations, résonances, réponses, dans leur ville et de part et d’autre du globe : mouvement des places, communes rurales, composition dans les luttes… C’est bien de ce côté qu’il nous faut chercher. Chercher, c’est à dire ne pas nous contenter de compter sur la contagion spontanée, ni le pur travail militant volontariste, mais chercher à penser quel régime d’altérité peut être adéquat à ce travail politique d’articulation des lieux et des groupes hétérogènes dans le conflit politique planétaire.
Dans ce but, certains se sont déjà efforcés de décrire des régimes d’altérité bien précis. Je vous propose d’en explorer un qui me paraît prometteur. Voyons où il peut nous amener.
Identification impossible
Jacques Rancière affirme que la politique n’est pas la défense d’intérêts communautaires ou identitaires. La subjectivation politique ne se structure pas par rapport à ce qu’est un soi. La politique n’est pas l’actualisation d’un principe, de la loi, du propre d’une communauté. La politique n’a pas d’arché (p. 84)4. Pourquoi pas ? Il y en a bien, des foules qui luttent pour ce qui leur est propre (une certaine manière de faire famille, la reconnaissance d’une certaine culture ou religion) ? Parce qu’il y voit le danger de la tautologie du « Je suis moi » qui, sous couvert de lutte, transforme la politique comme rapports de monde, en pure guerre civile comme rapport de force. Il faut voir cela : on ne peut pas s’orienter correctement dans le monde des actes et de leurs conséquences si on considère que le conflit qui le traverse porte sur les rapports d’intérêt et non sur la désignation de ce qui nous concerne en commun. Sauf à déserter le commun. Au contraire, La politique de l’émancipation est la politique d’un propre impropre. La logique de l’émancipation est une hétérologie (p. 85). C’est à dire : une logique de l’autre.
Par exemple, Rancière nous rappelle comment au fil des décennies ceux qu’on appelait en France les « prolétaires immigrés » sont devenus de simples « immigrés » et que cette nouvelle nomination a été accompagnée d’un plus grand racisme à leur égard. Ce qui rendait opérante cette identité politique [prolétaire immigré], c’était la disjonction entre subjectivité politique et groupe social. Pour lui, [les] nouvelles formes du racisme et de la xénophobie […] sont l’effet d’un effondrement de l’hétérologie politique (p. 91).
Mais que désigne cette logique de l’autre ? Pour nous l’indiquer, Rancière fait appel à un événement qui a été structurant pour sa génération politique. Le 17 octobre 61, durant la guerre d’Algérie, les algériens de Paris ont mené une manifestation violemment réprimée où la police française a assassiné des centaines de manifestants, les a jetés dans la Seine. Le compte des victimes a été impossible car les médias ont étouffé l’événement. Toute une part de sa génération s’est sentie concernée au premier chef par cet événement, et a été devant la nécessité d’inventer une inclusion politique de l’autre qui n’est pas celle de la morale. […] Un souci de l’autre non pas éthique mais proprement politique (p. 148).
Malgré cette empathie, l’identification était impossible. Dire « Je suis algérien. » n’aurait été rien d’autre qu’un mensonge bien mal à propos. Cette identification aux algériens de Paris n’étant pas possible, c’est finalement leur propre identité qui leur a paru impossible à assumer. Pour nous cela voulait dire que cela avait été fait chez nous en notre nom, et qui avant été soustrait (p. 154). […] à partir de là était possible une subjectivation politique […] qui était faite d’abord d’une désidentification par rapport à l’état français. […] La cause de l’autre comme figure politique, c’est d’abord une désidentification par rapport à un certain soi (p.154) : de jeunes étudiants et étudiantes français, l’avenir du pays. A cette occasion, les apories éthiques du rapport entre le mien et l’autre se sont transformées en subjectivation politique d’un rapport d’inclusion de l’altérité (p. 153).
Car cet écart à la loi sociale qui nous indique une place à occuper, n’a lieu qu’à condition que nous nous identifiions à un autre. Au sujet de la réponse de Blanqui au juge (-Profession ? -Prolétaire.), Jacques Rancière remarque qu’un processus de subjectivation est la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation de soi à un autre (p. 87). Le sujet est entre deux. Prolétaire fut le nom propre à des gens qui étaient ensemble pour autant qu’ils étaient entre (différents noms, identités ; humanité et inhumanité) (p. 88). [La subjectivation politique] comporte toujours une identification impossible, qui ne peut être incorporée par celui qui l’énonce (p. 88).
Cette identification à l’autre, en tant qu’elle est impossible, fait dévier les voies de l’identification vers une subjectivation politique incluant l’autre. Et par cet écart entre deux s’initie une subjectivation sans nom, une subjectivation ouverte des incomptés (p. 157) et un front politique dont la portée est indéterminée.
Parler entre
Dans bien des cas, cette identification impossible s’accroche à des absents, des lointains, voir des disparus. S’identifier à ces autres implique alors de s’autoriser de soi-même à parler pour lui. C’est le risque à prendre, à lui faire prendre, pour ne pas le laisser à son ombre, à sa distance, au sort que lui réserve son identité.
Les dernières décennies, la conquête de l’autonomie des luttes nous a enseigné l’attention et les méthodes pour que la parole des groupes en lutte ne soit pas confisquée par d’autres, afin de casser les hiérarchies entre ceux qui sont autorisés à parler et ceux qui ne le sont pas. Sous quelle forme alors est-il possible de parler pour d’autres sans recouvrir leur parole ? Nombre de personnes se sont déjà essayés à ce défi. Et nombre d’auteurs en ont proposé une formulation. Artaud voulait parler pour les analphabètes, Deleuze parler devant ce qu’il s’agissait de devenir, Trinh T. Minh Ha tente de parler à côté de ceux qu’elle montre dans ses films documentaires. Il semble qu’une proposition plus proche encore de l’opération que nous indiquait Rancière est à l’œuvre dans une séquence du film week-end de Godard5: une sorte de parler entre.
On y voit deux éboueurs qui s’adossent côte à côte à leur camion le temps de leur pause déjeuner, et nous font face. Le premier dit « Mon frère noir va dire ce que je pense. » et tandis que nous le voyons mâcher son sandwich, nous entendons son ami, hors cadre commencer : « L’optimisme qui règne aujourd’hui en Afrique… ». Ensuite, le dispositif s’inverse. Le cadre passe sur le second qui dit : « Mon frère arabe va parler pour moi. », et son ami prend la parole.
Cette séquence est une opération de disjonction des différents éléments de la parole des personnages : le discours de l’un sera porté par la voix de l’autre, alors que nous voyons le visage du premier. Entre le visage et le discours du premier, se glisse la voix du second personnage, comme le serait une feuille de salade dans un sandwich. Le lieu du sujet politique est un intervalle ou une faille : un être ensemble comme être entre (p. 90).
Sans cette opération de disjonction, nous aurions vu quelque chose de radicalement différent : nous aurions vu une personne parler de sa situation, de son histoire et de son opinion. Nous aurions pu l’identifier, et le prendre en pitié. Puis nous aurions pu découvrir l’identité du second, et enfin les comparer. Mais ici, un écart est opéré entre le discours et le visage de chaque protagoniste, dans lequel est glissée la voix de son collègue. Il n’y a pas de place laissée pour que se constitue une identité : elle est désarticulée. Ceci nous permet d’entendre non pas la voix d’un congolais, mais celle de quelqu’un qui pourrait être n’importe qui. Plus précisément, nous entendons ce qui, dans son discours, n’est pas spécifiquement sien ; ce qui est prononcé par lui en tant qu’il est quiconque. La vie de la subjectivation politique est faite de la distance de la voix au corps, de l’intervalle entre les identités (p. 90). Leurs discours, désarticulés en soi, et d’emblée ré-articulés à l’autre font apparaître ce qui les concerne en commun.
Il n’est pas mention dans la séquence de points communs, de ressemblance entre les deux protagonistes. Nous entendons un discours puis l’autre, sans qu’il y ait évocation de l’un par l’autre. Le commun produit par le fait que l’un porte le discours de l’autre n’est pas de l’ordre du même, de l’identique, mais de l’avec. C’est en tant qu’on cesse de chercher des points communs, et qu’on porte attention aux points de conjonction, qu’on peut être affecté ensemble par une situation, et la rendre politique.
Faisons un petit détour par la montagne. Baptiste Morizot6 défend la possibilité de la communication entre hommes et loups, sur la base d’une reconnaissance d’une hétérorationalité lupine. Mais ce geste généreux, il ne le justifie, bizarrement, que par le fait que nos deux espèces ont des problématiques vitales communes, des séquences de comportement identiques (comme le pistage, l’enquête). Cette identité partielle de l’homme et du loup est selon lui ce qui nous rend capables de nous mettre à la place du loup, à l’endroit où il est même. Finalement, il s’agit de se mettre à la place du même. Mais ceci n’est bon qu’à faire non pas de la politique mais de la diplomatie. En l’occurrence se départager des territoires alimentaires respectifs.
L’hétérologie n’est pas l’exercice de se mette à la place de l’autre. Il ne s’agit pas d’acquérir un savoir sur l’autre. Dans la séquence de Week-End, le discours de l’un est simplement porté par l’autre comme si c’était le sien ; mais ça ne devient pas le sien pour autant. Souvent, quand l’identification à l’autre est complètement possible, elle ne sort pas de la tautologie et risque fort d’être réactionnaire, comme dans la formulation « Je suis Charlie ». L’identification, si elle n’est pas paradoxale, n’invente rien de politique.
Se mette à la place de l’autre est censé pallier à une opacité interindividuelle. Mais on est toujours plus lisible par l’autre, et moins par soi, qu’on ne veux bien le croire. Ainsi, cela n’a pas beaucoup plus de sens de se rapporter à l’autre depuis sa différence que depuis ses points communs. Nous le faisons bien plutôt depuis la résonance de nos différences. Ce n’est pas depuis mon point de vue situé que je peux opérer un commun avec un autre, mais depuis l’ouverture que le point de vue situé de l’autre constitue pour moi.
Ce qui fait advenir un commun politique avec un autre, ce n’est pas non plus la désignation de ce qui est notre sort commun. C’est autre chose qui opère le commun : qui va le chercher là où il n’était pas. Ce qui compte, ce n’est pas ici de dire la même chose, de s’accorder sur une détermination de notre sort, mais de saisir réciproquement ce que disent les autres. Et alors de pouvoir parler et d’agir avec ce qui arrive à d’autres, depuis ce que l’on postule comme commun. Face à ceux qui nous disent que le sort des mineurs d’Afrique centrale qui ont extrait la colombite-tantalite qui compose mon ordinateur ne me concerne pas, l’hétérologie est une manière de prendre position sur ce qui est commun et ce qui ne l’est pas. Laisser se glisser en nous une part étrange d’un autre, qui dessine notre faille de subjectivation : seul ce type de régime d’altérité peut opérer une communauté politique sans se soutenir d’une communauté culturelle ou identitaire.
Le travail de désignation d’un sort commun, par ailleurs, n’est pas inutile. Il fait partie de l’analyse des conditions qui nous sont faites, de la production de savoir sur les mécanismes à l’œuvre dans le monde du capital, qui dessinent le champ de possible de nos tactiques. Cette désignation fait également partie de ce qui nous fait tenir le coup, quand on peut dire « moi aussi – oulefenuk»7. Mais nous ne pouvons de moins en moins compter sur cette perception. Car s’il y a bien une situation commune au plus grand nombre, un tort planétaire, elle correspond de moins en moins à des situations dont les phénoménologies seraient unifiées. Une coulée de boue à un bout du monde, des violences policières dans un de ses centres, la privatisation des semences dans une périphérie, sont des phénomènes bien différents qui procèdent d’une même logique. Il nous faut nous reconnaître au-delà des situations incomparables.
Le seul élément de notre commun politique qui peut être désigné, nommée, est peut-être le conflit dans lequel nous nous sommes engagés ensemble. Mais ceci n’est pas un commun purement négatif, un simple dénominateur commun, car dans la manière de dessiner la ligne de division politique se logent des contenu des pensée affirmatifs. La définition de l’ennemi a ceci d’important qu’elle indique en creux ce que l’on défend en commun. Ainsi, tout rapport à l’autre est toujours d’emblée polarisé par une perception de la situation partagée : l’enjeu réside dans l’angle à prendre dans cette situation. Ce n’est que ce type de commun politique basé sur une polarisation commune, qui peut ensuite s’ouvrir réellement à d’autres autres, au jour de cette polarisation.
Equivoque
L’objection au régime d’altérité hétérologique ainsi conçu est évidente : le danger du malentendu, de l’image projetée, du préjugé, est grand. Et elle est juste. Dans l’opération hétérologique, il y aura toujours le risque d’une part de malentendu. Parce que ce qui s’y passe, le commun créé, ne sera pas éprouvé de la même manière de part et d’autre. Rancière nous raconte par exemple comment, quand pour les jeunes français il s’agissait de dés-adhérer à l’identité française, pour les algériens il s’agissait de lutter pour reconquérir l’identité algérienne volée. Et pour autant, c’est de cette manière qu’ils ont été ensemble, d’un point de vue politique.
Les malentendus peuvent faire beaucoup de dégâts, surtout quand ils sont portés par des interlocuteurs mal intentionnés ou intéressés. Et il est essentiel la plupart du temps de s’assurer qu’on a bien compris : pour le sentir simplement, on peut penser à l’histoire inventée du mot « kangourou » dans le film Premier contact 8. Mais lorsque ce qui est en jeu n’est pas d’abord de communiquer, mais avant tout d’opérer un commun politique au-delà des mers d’étrangèreté, nous devons prendre ce risque. Car c’est ainsi qu’on peut ancrer la politique dans la part de justesse que contient l’impression d’être concernée par ceux avec qui on n’a aucun lien. Ce qui importe ici est avant tout de provoquer la politisation d’au moins deux situations, au prix de ces potentiels malentendus. Cela n’implique pas de se passer des travaux précieux des anthropologues et traducteurs pour nous éviter des malentendus. Encore moins de leurs enseignements concernant l’éthique de l’autre qui oriente leurs pratiques. Mais n’attendons pas d’eux qu’ils politisent le monde à notre place.
Etant donné que les malentendus sont inévitables, il est important tout de même d’en esquisser une éthique. Oliver Feltham remarque qu’un acte politique sera toujours nommé autrement par un autre, selon des termes où l’auteur de l’acte ne le reconnaîtrait pas forcément9. Cela ouvre une équivoque sur ce qu’est cet acte. Mais qu’est-ce qu’un acte ou un objet équivoque ? Eduardo Viveiros de Castro10 l’exprime clairement à l’occasion de sa description du mode d’être perspectiviste. Pour les perspectivistes, chaque chose est en soi plusieurs choses car elle est autre chose pour un autre. La nature se donne comme multiplicité. Multiplicité : non en son sens faible de série, collection de choses différentes les unes de autres, mais au sens où chaque chose est multiple en elle-même, et en même temps elle est précisément « ceci » pour moi. Vivre dans un monde équivoque signifie savoir que les objets ont d’autres significations pour les autres, savoir qu’il y a d’autres choses dans telle chose.
A partir de ce constat que les actions peuvent être dramatiquement équivoques au point d’apparaître aux yeux des autres sous leur envers, c’est à dire sous la forme d’un désastre, Oliver Feltham propose de travailler à une décomposition des noms que l’on donne à nos actions pour arriver à une vérité commune de chaque action, partagée par des agents de contextes différents. Ainsi, nous acceptons une autre idée de nous-même et de nos actions, nous devenons asymétriques à nous-mêmes, multiples de nous-mêmes. Ce travail paraît en effet très adéquat dans le cas d’alliance politique locale ou régionale, lorsqu’il est possible de s’assembler pour discuter.
Mais l’opération hétérologique, ayant pour charge de lier politiquement des mondes des antipodes qui n’ont que rarement l’occasion de mettre en commun leurs expériences, ne peut pas compter sur ce travail d’accordage. Pour que l’hétérologie ne se perde pas en malentendus, il s’agit peut-être de faire un exercice de discernement au sein de l’équivocité. Nous pourrions lui donner comme critère la réponse affirmative à ces questions : Est-ce que cette équivoque, cette manière étrange qu’a l’autre de me nommer et de nommer mon acte, est acceptable pour moi? Est-ce que l’existence de cet autre politise la situation qui est la mienne ? Est-ce que l’équivocité concernant l’autre que je porte met en doute notre lien politique ?
Le critère de l’hétérologie n’étant vérifiable que d’un côté à la fois (du côté de celui qui éprouve la subjectivation politique), elle ne garantit aucune réciprocité directe. D’autant plus que les intéressés ne sont pas toujours là pour confirmer nos dires à leur sujet. La réciprocité de ce rapport peut être confirmée par une opération fractalisée d’équivocité discernée : lorsque les réponses aux questions précédentes, de chacune des parties prenantes, ont une équivocité acceptable pour eux tous. Alors on peut se dire que l’on ne s’est pas raconté des histoires. Mais étant donnée la difficulté de faire des assemblée générales planétaires démocratiques et régulières, il ne faut pas attendre cette confirmation, parfois impossible, pour pratiquer l’hétérologie. Parce que nos compagnons de lutte sont loin de nous, dans leur lieu, parce qu’ils ne sont pas toujours là, dans le même monde, pour valider nos actes, il faut oser prendre en charge mutuellement la cause de l’autre.
Cette prise en charge du lointain est toute autre qu’une projection imaginaire sur un signifiant vide : il ne s’agit pas que tous se projettent dans le même objet vide, mais que chacun soit projeté en un autre. Incorporer l’autre, ce n’est pas se mettre au point de vue de l’autre, mais le laisser être, en nous. À partir de là nous prenons le risque de porter en nous un morceau d’altérité que nous ne comprenons pas forcément : la revendication d’un territoire qu’on n’a jamais arpenté, l’autre sens de nos actions, d’étranges actions qui pourtant pour nous font sens….
Il n’est pas non plus garanti que ce régime d’altérité opère une politisation avec n’importe quel autre : l’existence de certains autres ne nous désarticule en rien de notre identité de départ. Du point de vue hétérologique, ce ne sont pas nos autres. Pas en tant qu’ils ne tissent pas de monde avec nous, mais au contraire en tant que le savoir de leur existence n’opère pas sur nous une dés-adhérence à notre monde donné. C’est pourquoi l’hétérologie ne peut être d’emblée globale, elle opère par contacts ponctuels.
Ces prises de contact politique sont tout de même d’autant plus probables que les uns et les autres portent une certaine adresse universelle : qu’ils portent leurs discours ou leurs actes en tant que l’étendue de l’adresse de ceux-ci est indéfinie. Mais peut-être que la pratique de l’hétérologie est également capable de tisser une universalisation singularisée11 des positions dont le problème premier n’était pas d’abord de porter une adresse universelle, car elle peut nous faire entendre ce qu’il y a de partageable dans chacune d’elles. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que faire confiance aux habitants de la terre pour tisser de loin en loin le tapis mycélien12.
Alors, ne nous laissons pas intimider par ce qui peut inhiber l’hétérologie. Par la part policière des subjectivités militantes, qui s’évertue à en faire taire certains au nom de l’égalité. Autorisons-nous à porter polémique sur le commun que l’on construit, sur la manière dont les uns, et même les autres, s’émancipent ; à pratiquer des rapports de force entre les égaux. Il faut ne jamais cesser de mettre au travail l’équivoque qui fait nos liens politiques.
E dopo ?
En ce moment de fragilisation écologique, la vulnérabilité de nos êtres de vivant se fait sentir même à travers les protections dernier cri des plus privilégiés. Face à cela, la voie agressive nous est toute tracée par les puissants des grandes puissances. Mais contrairement à ce qu’ils voudraient nous faire croire, la division politique véritable passe entre les personnes qui réclament que l’état continue à les traiter – ou à les laisser se traiter eux-mêmes – mieux que les autres (mieux que les moins diplômés, les migrants, les habitants des pays du sud) quel qu’en soit le prix (ils ont voté Trump) ; et celles qui délaissent le pacte passé par leurs grands-parents avec le capital, quitte à risquer quelque inconfort, pour défendre l’égalité de tous avec tous, l’égalité non équivalente des lieux du monde, le droit d’usage de la terre que l’on foule, le droit de circulation….
Des énoncés hétérologiques, on en entend régulièrement quand on tend l’oreille. « Nous sommes tous des juifs allemands » en est un qui est resté célèbre. De nos jours, lors de nos printemps, il y en a encore qui courent les rues. On entend l’écart pris par rapport à une identité, qui appelle une subjectivation politique, dans l’hospitalier « intermittents et précaires », le paradoxal « grève des chômeurs », ou dans l’orthogonal et pas-fatigué « nuit debout ». On perçoit la disposition à porter le commun d’avec un autre, dans la bi-latéralité de « Brûle la mer13 » titre d’un film réalisé par une française et un tunisien ; dans la revendication du droit au repos du slogan « Une sépulture pour le pétrole ! » entendu lors d’une manifestation du mouvement contre la loi travail ; dans le pari fou d’alliance de « Le Loing et la Seine montent (au front)14 », tract marquant la synchronie d’une semaine de blocage économique par ce même mouvement et d’inondations qui ont immobilisé un peu plus la vie des cités.
Des actions hétérologiques, il y en a éparses. Certains intellectuels, universitaires, s’équipent des armes qui sont les leurs, et de plus inattendues, pour défendre les ronces de la ZAD. En 2005, certains étudiants ont considéré être concernés par l’incendie des banlieues et l’ont porté aux centres-villes. Nul doute qu’en 1968, il y ait eu nombre d’actions hétérologiques, notamment entre étudiants et travailleurs. Il s’en amorce dans tous les « On va faire comme …» (…à Ferguson, ou ailleurs). Imaginez ce que ça peut donner si des ouvriers bien outillés soutiennent des blocus indigènes, si des chômeurs qui ont le temps bloquent l’approvisionnement des centrales nucléaires, … Si chacun s’occupait de ceux qui ne sont pas censés le concerner, mais qui le touchent.
Le régime d’altérité hétérologique tient essentiellement à notre capacité à porter attention à trouver nos autres. A se laisser le temps de sentir les amorces d’identification paradoxales, d’inclusion de l’autre. Nous qui souvent nous exilons sur place au lieu d’exister là où nous sommes, nous gagnerions à goûter l’impureté de ce qui fait nos lieux, à nous laisser traverser par ceux qui sont de passage, et à nous projeter loin, là où les autres nous polarisent. Le matériau de base de l’hétérologie est une émotion qui pousse à conséquence à propos de ce qui nous concerne en commun. Nous ne sommes pas seuls.
1L’hydre aux mille têtes, l’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Marcus Rediker et Peter Linebaugh, 2008.
2Aux bords du politique, 1998, p. 148.
3Ostinato, notes pour la Méditerranée. Anne Marie Faux, 2017
4 Aux bords du politique, Jacques Rancière, 1998. Les autres citations dans ce texte viennent du même ouvrage.
5Week-end, Jean-Luc Godard, 1967
6Les Diplomates, 2016
7Pour le patron ; moi aussi, Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, 1972
8Premier contact, Denis Villeneuve, 2016. « En 1770, le navire du Capitaine Cook s’échoue près de l’Australie. Lors d’une expédition, il rencontre les Aborigènes. Un marin montre les animaux qui sautent et portent leur petit dans une poche. Il demande leur nom, les Aborigènes disent « Kangourou ». Plus tard, ils apprirent que « Kangourou » Signifie « Je ne comprends pas. » »
9 Ecouter son intervention l’action politique et ses contextes disjoints en ligne sur laviemanifeste.com/archives/11349.
10Métaphysique cannibale, 2009
11Ecouter son intervention « L’universel c’est le local moins les murs ». L’universalité comme extension de la politique sur laviemainfeste.com/archives/11349
12Le mycélium désigne le corps souterrain des champignons. Il est microscopique, filiforme, et au fil de sa croissance, en certains points se ramifie, s’interconnecte, entre en symbiose avec des corps d’autres espèces.
13Brûle la mer, Nathalie Nambot et Maki Berchache, 2014
14 Lisible sur https://lundi.am/Le-Loing-et-La-seine-montent-au-front