Hors-champ et montage littéraires
Jérôme Guitton
7 février 2020
Résumé
La littérature n’a pas attendu Benjamin pour entamer une « histoire des vaincus ». Ou plutôt : de celleux qui n’ont pas l’éclat des victorieux. Leurs ombres faisaient déjà de fulgurantes apparitions dans les romans du XIXe.
Pour ces êtres, le roman devait inventer des modes singuliers d’apparition – afin que ne soit pas perdue, sur la scène du roman, la promesse délivrée par leur anonymat : un Art à destination indifférenciée. En effet, la mise en scène d’un anonyme défait son anonymat ; son monde « pour tous » devait donc, forcément, être hors-champ ; on trouvait des moyens pour l’explorer dans le dos du récit.
Pour écrire, lui aussi, une histoire des vaincus, Benjamin fait appel à une autre analogie cinématographique : non plus hors-champ, mais montage. Mais les deux analogies ne sont pas exclusives : une lecture littéraire des Mythologiques de Lévi-Strauss nous donnera un exemple fertile de convergence.
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Je voudrais m’intéresser au montage littéraire en me focalisant d’abord sur l’horizon qui a conduit Benjamin à cette forme. Je constate que c’est un horizon partagé : par moi-même qui écris des récits, par d’autres qui font des montages littéraires, et avant tout par nos ancêtres communs – les romanciers du XIXe. Je voudrais examiner cette communauté d’horizon sans gommer les écarts entre techniques, et tenter d’y deviner une sorte de dynamique encore à l’œuvre.
Il y a donc un horizon partagé. Disons-le comme cela, tout en nous souvenant que cet horizon n’est pas une visée, ou un objectif, ou une promesse de grand soir. Quand Benjamin adopte le montage littéraire, c’est pour disposer d’un bon outil pour traverser une histoire qui ne serait pas progressiste, c’est-à-dire une Histoire qui ne serait pas la chronologie linéaire des vainqueurs. Voilà ce que promet son montage historique. Ses héros seront donc celleux qui ne tirent aucun éclat des victoires de l’Histoire. Mais ces héros, Benjamin n’est pas le premier à les apercevoir : il les hérite des romans du XIXe. Et il invoque régulièrement Hugo, Balzac, Flaubert, Proust ; les ombres vaincues n’avaient cessé de surgir au bord des textes de ces écrivains. Et, pour leur permettre d’apparaître, le roman s’était lui aussi inventé de nouveaux moyens formels. Ces moyens ne furent pas ceux du montage littéraire ; on pourrait les identifier avec une autre analogie cinématographique : le hors-champ.
Pour expliciter cette nouvelle analogie, laissez-moi vous donner un seul exemple. On aurait pu en trouver une foule dans l’œuvre de Rancière. On le sait, on y trouve de formidables âmes sensibles, de celles auxquelles la tragédie classique refusait les premiers rôles en raison de leur modeste place dans la société, travailleurs qui ne devaient normalement pas avoir le temps de la contemplation, mais qui soudainement le prenaient, ce temps. On penserait à la servante Félicité dans Un cœur simple de Flaubert. Servante qui tire de toute expérience une émotion esthétique : depuis une petite amourette de jeunesse jusqu’à la compagnie, au soir de sa vie, d’un perroquet empaillé et rongé par les vers.
Et si l’on en restait à ce court résumé, Félicité pourrait apparaître comme l’égale d’un Saint François d’Assise lorsqu’il voyait une merveille dans les plus pauvres manifestations du monde ; ou d’une Sainte Thérèse de Lisieux, héroïne glorieuse de l’humilité. Le récit de Flaubert serait alors une nouvelle vie exemplaire. Après tout, l’une des émotions esthétiques frappe lors des séances de catéchisme de la petite Virginie, que Félicité accompagne. Seulement voilà, c’est dans cette scène que se fait la plus grande distance avec le genre de récit qu’est la vie d’une sainte. Et c’est la grammaire qui crée cet écart. Car, si la grâce frappe dans cette scène du catéchisme, il y a tout de même un curieux flottement sur la destination. Le pronom elle est utilisé dans la quasi-intégralité de la scène, et pourrait bien s’appliquer à la petite fille plutôt qu’à la servante. Et, lorsque le flottement semblera s’éclaircir, ce sera pour rapprocher encore les deux personnages : car, comme l’écrira Flaubert, Félicité « imita toutes les pratiques de Virginie », et « il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant ». Finalement, l’émotion aurait pu frapper n’importe qui, sans doute : Félicité, Virginie, quelqu’un d’autre. Et elle pourrait même frapper n’importe quand : la temporalité de la scène est incertaine, avec un usage du passé simple et de l’imparfait qui ne nous dit pas clairement si elle est une occurrence unique ou une habitude.
N’importe qui aurait pu être frappé n’importe quand. Cette ambiguïté se distingue de la singularité univoque des vies exemplaires. Sainte Thérèse ou Saint François sont encore des vainqueurs. Ils sortent de l’ombre et s’en écartent en devenant des exemples à suivre. Sans doute diversifient-ils la figure du vainqueur, mais leur victoire n’abolit nullement le poids de l’obscurité. De tels anonymes glorieux tendent parfois à renforcer le vieux monde et son injustice : pensons à Stakhanov, ce mineur soviétique recordman de l’extraction de charbon, humble transformé en héros par la propagande stalinienne. Mais ce n’est même pas une question d’instrumentalisation. Si la lumière héroïque est ambiguë, c’est d’abord parce qu’elle vient cacher la promesse de l’ombre. Dans notre monde de l’inégalité, il y a un partage entre anonymes et glorieux. Il y a bien une promesse écrite sur le corps des anonymes, promesse d’un monde de l’égalité où cette hiérarchie anonymes/glorieux n’aura plus de sens ; mais cette promesse devient illisible sur un anonyme que l’on illumine. Par cette promotion, on ne fait que reconduire la hiérarchie.
L’ambiguïté stylistique de Flaubert sert ainsi à suggérer un hors-champ du récit : le monde de l’égalité que les anonymes promettent, monde que l’on ne peut pas mettre en pleine lumière sans reconduire l’ancien monde. Le style est ce tact qui permet de ne pas faire disparaître les ombres anonymes des héros, ombres où est écrite leur plus belle promesse.
C’est donc par une sorte de nœud littéraire (entre un personnage singularisé par l’intrigue et un moyen formel pour rétablir l’aura du quelconque) que se devine et s’explore, dans ce récit et dans d’autres, un monde lointain de l’égalité : hors-champ distant, soleil invisible se manifestant seulement dans les ombres projetées.
Nœud de l’intrigue et du style. Peut-être pourrait-on voir le programme benjaminien comme une manière de se passer des deux. Et d’abord, surtout, de l’intrigue. L’historien progressiste a été celui qui voulait faire passer l’Histoire pour une intrigue ; cela s’appelait la chronologie. Chronologie des victoires. Le montage littéraire serait alors le rêve d’une forme qui se passerait de la chronologie, par exemple en forçant la synchronie d’un autrefois et d’un maintenant, en voyant dans l’autrefois des promesses inaccomplies pour maintenant, et en superposant deux époques. Pour explorer la révolution vivante dans l’histoire, cette forme devrait alors se passer de la linéarité de l’intrigue.
Une fois posé l’abandon de l’intrigue, le nœud du roman semble se défaire. Le style était un moyen de sentir, autour de l’intrigue, l’aura de ce qui n’était pas elle, à savoir le quelconque inorienté : n’importe qui, n’importe quand. Sans l’intrigue, son rôle est moins clair. Sans doute peut-on, alors, mettre le style de côté, et s’inventer une autre discipline formelle dans le couper-coller de textes existants. Un art de la citation sans guillemets.
Le nœud romanesque serait donc défait par le projet benjaminien, et il nous faudrait inventer un autre nœud pour le montage littéraire. C’est sans doute ce que tente de faire le Livre des Passages ; il nous met face à un Paris du XIXe dont les possibles inaccomplis insistent encore maintenant. Ce montage use de deux types de fragments : citations de sources très diverses, d’un côté ; et, de l’autre, courtes réflexions de Benjamin lui-même. Il me semble d’ailleurs que cette division en deux types en est l’arme formelle décisive. Les réflexions osent déclarer : « J’ai vu », et voici ce que j’ai vu dans ces citations glanées de part et d’autre : j’ai vu la figure du flâneur et du collectionneur, déjà soumis à la marchandise, mais portant encore la promesse d’un autre monde. Mais cette vision n’est pas seulement accessible à Benjamin ; l’hétérogénéité des citations montre que le montage littéraire est aussi un dispositif synoptique à portée de main de tous. D’ailleurs, cette puissance apparaît comme directement accessible aux deux types de penseurs errants que le Livre des passages distingue, à savoir les collectionneurs et les flâneurs. Ainsi Benjamin crée-t-il un nouveau nœud formel. Ainsi se distanciait-il radicalement de la forme roman. Curieux écart entre deux formes (montage et roman) qui partageaient pourtant un même horizon.
Tentons d’approfondir notre saisie de cet écart. Pour cela, je vais faire un détour par les Mythologiques de Lévi-Strauss. Et je proposerais de lire les Mythologiques comme un autre montage littéraire. Bien entendu, pour lire Lévi-Strauss depuis Benjamin, il me faudra le diviser et le séparer de son progressisme. Il me faudra, par exemple, ne pas prendre pour argent comptant la fascination de Lévi-Strauss pour le formalisme mathématisant. C’est une division que l’on fera opérer d’abord sur le mathème qu’il a mis au centre de son œuvre : la supposée formule canonique du mythe. Je ne poserai pas le mathème de cette formule ici. Mon pari sera de la lire en littéraire ; nous verrons qu’elle perd alors une bonne part de son obscurité pour l’écrivain. Car elle ressemble finalement à un certain type de coup de théâtre, à ces tournants spectaculaires qui ont fait le dynamisme de nos intrigues.
Regardons la manière dont Lévi-Strauss interprète les métamorphoses mythiques avec ladite formule canonique. Et nous verrons que ces métamorphoses peuvent nous rappeler certains épisodes frappants de conversions radicales.
Qu’est-ce qu’une conversion radicale ? Dans nos récits, et en particulier les récits chrétiens, nous connaissons ces personnages d’ennemis qui se convertissent spectaculairement au camp qu’ils méprisaient précédemment : c’est Paul de Tarse, le plus féroce persécuteur des chrétiens, qui devient soudainement leur frère, et même leur frère le plus tolérant ; c’est François d’Assise, le riche débauché qui abandonne sa fortune pour fonder un ordre mendiant ; conversions insensées. L’efficacité de ces conversions radicales repose sur la distance franchie par le converti : plus elle sera grande, plus l’idée à laquelle il se convertit apparaîtra puissante, et plus la conversion sera mémorable.
Pour prendre au sérieux les métamorphoses des mythes, Lévi-Strauss semble devoir les regarder comme des conversions spectaculaires. C’est serait cela, la torsion de sa formule canonique, si on l’examinait avec un œil de dramaturge : un carnassier comme le jaguar est supposé manger cru, mais il devient le maître du feu de cuisine ; l’oiseau le plus acariâtre se comporte, dans le mythe, comme une épouse attentionnée ; et, dans un mythe sur l’origine des parures, le héros sera lépreux. Ces paradoxes doivent avoir une puissance de provocation similaire à celle de la conversion insensée. La grande distance entre la figure mythique d’un personnage et sa figure empirique, puis la traversée de cet écart par une catastrophe : voilà qui doit frapper l’esprit, et sans doute être une composante importante de la propagation d’un mythe.
Métamorphoses et conversions s’accordent encore sur une chose : lorsqu’un personnage endosse une valeur opposée, il se défait de son identité précédente. Il se désidentifie, somme toute. Le jaguar qui cuit ses aliments n’est plus vraiment un jaguar. Le riche qui mendie n’est plus riche. Mais attention, on ne reste pas longtemps un désidentifié. Cette situation est instable, et le converti se met vite à ressembler à quelqu’un d’autre. C’est sur ce moment de bascule que mythes amérindiens et récits chrétiens se mettent à diverger.
Car finalement, lorsque Paul de Tarse et François d’Assise se convertissent, ils se mettent tous deux à ressembler au même personnage : ils imitent le Christ. Royaume de Dieu, c’est le nom du lointain pour les chrétiens, et le Christ est le modèle unique des héros du royaume de Dieu sur Terre. C’est bien le souci primordial de l’orthodoxie chrétienne que de déterminer précisément ce modèle unique, de séparer les évangiles canoniques des apocryphes, et d’instruire scrupuleusement les procès en béatification pour que les vies des saints soient toutes orientées vers le même horizon.
Il n’y a pas un tel horizon unifié dans les mythes amérindiens. Le métamorphosé ne se fixera pas non plus dans une forme vide, lui aussi se mettra à ressembler à un autre personnage. Mais voilà justement le moteur du montage mythologique : ce modèle pour le métamorphosé, on le trouvera typiquement dans un autre mythe, chez un peuple voisin, dans une autre langue. Le métamorphosé devient un étranger. Pour les besoins du mythe de l’origine de la poterie, l’oiseau acariâtre des Jivaros se met à ressembler à l’oiseau affable des Mattacos. Pour les besoins des mythes de l’origine du feu de cuisine, l’homme mythique des peuples Gés mange de la nourriture corrompue et se met à ressembler au vautour mythique des Tupis, des Bororos et des Iranxés[i].
C’est en suivant ces réidentifications mythologiques que Lévi-Strauss découvre des opérations de montage qui lui permettront de parcourir, de proche en proche, tout le continent américain. Les personnages mythiques d’un peuple vont calquer leur comportement sur les personnages mythiques des peuples voisins ; et cette imitation sera comme une citation du mythe voisin. Parfois, l’imitation sera inversée, et l’on aura une sorte d’image en négatif. Cela servira à marquer les écarts entre peuples, malgré tout. Et, une fois que l’on aura explicité toutes les imitations, on aura compris quelque chose du mythe de départ ; on l’aura senti vivre. C’est une expérience particulièrement frappante lorsqu’on lit Le Cru et le Cuit. On ouvre le livre sur un mythe Bororos qui a l’incohérence de nos cauchemars les plus absurdes. Deux pages d’épisodes invraisemblables mis bout à bout. De prime abord, une lettre morte, pour nous autres qui ne sommes pas Bororos. Mais, lorsque ce livre se fermera, ce mythe sera redevenu pour nous une expression vivante de la relation de ces Bororos à toute l’Amérique du Sud.
Voilà la nécessité du montage dans la mythologie amérindienne : elle coupe et colle parce que, dans le hors-champ de chaque mythe, il y a l’autre. L’autre peuple, le voisin, l’étranger trouve sa place dans l’ombre de la culture particulière de chaque peuple. Puis, en effaçant les traces de l’imitation, en inversant les motifs, chaque culture pourra creuser sa propre singularité en pleine lumière, dans le texte même de ces mythes ; pendant qu’elle continuera, dans l’ombre, à se confronter à l’influence de l’autre. Double mouvement creusant un écart entre ombre étrangère et lumière identitaire, que Lévi-Strauss nommera : gémellité impossible.
Les Mythologiques semblent suivre cette dynamique, et tout se passe comme si la mythologie amérindienne trouvait une énergie potentielle dans ces écarts toujours rouverts entre altérités. Et c’est sans doute cela, la promesse que nous pouvons lire, pour maintenant, sur cette mythologie d’autrefois. Aujourd’hui, nos écarts apparaissent bien souvent comme des instabilités qui conduisent nos collectifs à l’éclatement ; ils sont aussi ce qui conduit des singularités à l’isolement, à la solitude. Les écarts seraient, en somme, l’ennemi du commun. La mythologie amérindienne nous promet un temps où, au contraire, ces écarts seront la vie commune elle-même[ii].
Promesse que nous lisons dans l’ombre d’un vaincu, encore une fois. En un sens, la tentation de revenir simplement aux traditions amérindiennes serait une défaite, parce qu’elle cèderait trop sur le nécessité d’un futur révolutionnaire. Défaite temporaire, peut-être, qui pourrait bien être une victoire latente. Mais pour en faire une telle victoire, il nous faudra bien décider que l’on peut avoir, dans le même hors-champ, l’altérité et l’égalité. Ou, dit autrement : se donner un horizon qui soit à la fois commun et divergent. Refuser, somme toute, le dilemme supposé entre pluralisme et uniformisation : refuser de choisir entre, d’un côté, de multiples voisins mais aucun horizon commun, et, de l’autre côté, un horizon unique mais aucun voisin.
On voit bien que ce souci du lointain et du voisin est déjà à l’œuvre. Y compris, déjà, dans le Livre des passages. Quels sont ses voisins ? Ce sont ces romans du XIXe, bien entendu. Et ce voisinage s’exprime indirectement. Car la collection benjaminienne doit faire la part belle aux rebuts, aux guenilles, selon ses propres mots : c’est dans ces rebuts que se découvrent les promesses les plus inattendues. De telles surprises ne se trouveraient pas dans l’éclat des grands romans dont Benjamin hérite. Ces grands romans lui sont, finalement, étrangers. Romans et montage sont des jumeaux impossibles. Voilà qui explique pourquoi les citations de romans sont minoritaires dans ce livre : des romanciers, Benjamin préférera retenir des anecdotes, des déclarations rapportées, des fragments d’articles, des extraits de correspondances. Il nous montrera un Hugo qui aime prendre l’omnibus ; ou un Dickens qui fuit le silence de la nature. Les petites manies des grands hommes. Le défi du Livre des passages est d’être à la hauteur de la part éclatante de Hugo ou de Dickens, mais avec leur part pauvre. Ou encore, pour citer Benjamin : rediviser la partie inutile, arriérée et morte – c’est-à-dire : ce qui n’a pas fait œuvre – pour y trouver une part lumineuse ; pour faire surgir en cette partie morte, de nouveau, un élément positif différent de celui qui a été préalablement dégagé ; élément qui viendra s’exposer au même lointain que ces illustres voisins, et les mimera ainsi sans les citer.
Au bout du compte, le Livre des Passages nous donne à voir une des manières d’enchevêtrer deux singularités sans forcément qu’elles aient à céder sur leur écart. La distance entre deux œuvres provoque des choix incompatibles qui sont pourtant des fidélités. Cela pourrait se dire ainsi : ce que semblerait être un déchet pour l’une pourrait être la matière de l’autre. Voilà qui m’évoque le livre Précisions de Benoît Casas, écrit à partir de notes de bas de page.
Mais restons sur Benjamin. Le Livre des Passages et les romans du XIXe sont certes ces deux étoiles jumelles et divergentes. On se souviendra qu’il y avait un troisième astre dans notre constellation. Le hors-champ du roman et du montage était animé par une forme de vie : flâneurs et collectionneurs anonymes. Enfants perdus de la lettre, esthètes prolétaires que Rancière a souvent mis en scène. Système à trois corps célestes, alors : roman, montage, âmes sensibles anonymes. Noyau de ce que j’oserai appeler notre mythologie benjaminienne. J’ose ce terme, puisqu’avec Lévi-Strauss nous pouvons nous en donner une compréhension salutaire : une mythologie est un enchevêtrement de discours singuliers qui est en puissance de faire vibrer un collectif. Un petit collectif, comme dans le spectacle Rhésus. Mais aussi, si l’on en croit les Mythologiques, un collectif qui peut prendre l’échelle d’un continent. C’est tout le succès que je souhaite aux trois astres benjaminiens : que d’autres singularités puissent s’entrelacer avec le Livre des Passages, avec ses ancêtres romanciers, et avec la vie des esthètes anonymes.
Ce type d’entrelacement me semble indiquer un enjeu essentiel de la méthode du montage : ne pas laisser les singularités à leur solitude. Ce qui passera sans doute par un paradoxe, si nous prenons au sérieux les exemples littéraires que nous avons traversés. Que ce soit par une ambiguïté stylistique, par une métamorphose, par une conversion, par une marge d’indéfini ou par un art de la citation sans guillemets, tous nos liens semblent impliquer un trouble dans l’identification. Et peut-être avons-nous ici une bonne manière d’éviter qu’une singularité se dégrade en une simple identité particulière : cesser de ressembler à soi-même, quitte à ce que ce soit pour un instant, dans l’ombre, ou dans notre dos. Et je voudrais conclure sur la tension d’une évidence rudimentaire qui me permettra peut-être de rester vigilant en écrivant : pour prétendre à une singularité littéraire, il faudra ressembler à un autre.
Notes
[i] C’est dans Le Cru et le Cuit que l’on trouve cette analyse des mythes du feu de cuisine, mais elle ne mentionne pas explicitement la formule canonique. Ce moteur est laissé largement dans l’ombre par Lévi-Strauss, on le reconnait donc a posteriori. Mais ce n’est en aucun cas un abus de lecture de ma part. Lévi-Strauss n’a cessé de marteler l’importance de cette formule dans son analyse (voir Analyse structurale, Du Miel aux cendres ; pour suivre ce fil, voir aussi le Lire Lévi-Strauss de Scubla).
La formule ne s’explicite vraiment qu’à la fin des Mythologiques, dans cette première annexe qu’est La Potière jalouse. Seul exemple véritablement déplié, ou le rôle hors-champ de l’oiseau de Mattacos (le fournier) est souligné.
La seconde annexe (Histoire de Lynx) usera aussi de la formule canonique, mais le rôle des hors-champs restera largement dans l’ombre ; cela dit, si l’on est attentif, on relève aisément un troisième terme dans l’ombre de chaque paire de jumeaux impossibles : l’opposition boisson/bain apparaît dans le mythe de l’origine du brouillard, qui est la troisième forme aquatique de la tension entre fusion et distinction ; lorsque Lévi-Strauss dessine l’opposition ainée farouche/cadette indiscrète, il fait apparaître au même plan L’enfant pleurard ; sur la même ligne que Lynx/Coyote, il fait apparaître Hibou ; restes laissés par des oppositions binaires instables, qui relancent la machine du montage.
Il faut cependant admettre que mon analyse en termes de hors-champ n’est que rarement explicitée dans les Mythologiques ; Lévi-Strauss semble plus prudent, et il se borne souvent à une analyse syntaxique. C’est la prudence de la science. Lire en littéraire les Mythologiques, c’est aussi oser quelques hypothèses audacieuses et s’ouvrir, en écrivain, quelques nouvelles pistes pour des œuvres futures. Est-ce que cette lecture serait fertile pour l’ethnologie ? Je ne suis pas en position de le dire.
[ii] Notons ceci : ce qui singulariserait la mythologie amérindienne, ce n’est pas tant la gémellité impossible (opérateur local) que la manière dont cet impossible est mis en mouvement pour créer du montage. Car on trouve des jumeaux impossibles dans d’autres mythologies et d’autres littératures. Les mythes et poètes grecs usent aussi de cette arme sensible. Dans l’Illiade, le bouclier d’Achille est le jumeau impossible du monde. Homère construit cette analogie dans la scène où le bouclier est forgé ; mais les deux termes de l’analogie divergent lorsqu’Héphaïstos figure la diversité du monde sur la face du bouclier. La richesse vitale est impossible à figurer, et Homère la fait dériver dans une magnifique description débordant de toute part : un dessin ne peut contenir la variété et la qualité vitale des phénomènes qu’Homère déplie : des noces, une guerre, un jugement, des moissons, des troupeaux contre l’attaque des lions, de jeunes filles tissant… Sauf que, retournement : pour fermer ce monde, Héphaïstos « y plaça la force puissante de l’Océan, au bord extrême du bouclier ainsi forgé ». C’est le monde grec, rond et plat, entouré d’un Océan infranchissable, et donc borné comme un bouclier (voire Jackie Pigeaud, Le bouclier d’Achille). Voilà donc deux jumeaux impossibles : le bouclier d’Achille est fabriqué comme un monde, le monde est clos comme le bouclier d’Achille. Homère travaille poétiquement cet écart. Quel serait alors le voisin du monde et du bouclier ? La cité peut-être, monde ouvert et divisé, qui a un extérieur… Mais la dynamique globale de ce type d’analogie divergente est-elle la même que celle des mythes amérindiens ? Partant de ce hors-champ, trouverait-on un grand montage au sein de la mythologie grecque ? Peut-être. En tout cas, s’il y a eu un tel montage grec, il se pourrait bien que nous en ayons perdu l’accès avec l’invention de la philosophie. Si l’on en croit Viveiros de Castro (Métaphysiques Cannibales), la philosophie occidentale a pensé autrui sur le figure de l’ami (philia), alors que les Amérindiens pensaient le soi du point de vue de l’ennemi. Quand l’une tendrait à résorber les écarts dans le même, l’autre tendrait à rediviser sans relâche les identiques. Peut-être serait-il instructif de revenir sur la scène du cet oubli supposé. Je laisserai l’ethnologie trancher la question ; je me bornerai, encore une fois, à constater la fertilité littéraire de la piste amérindienne pour aujourd’hui.