La division politique, troisième année
Rennes, 29 mars 2019
Travail de la nature et relations de valeur
L’objectif de l’intervention est de donner quelques armes pour consolider les rapprochements en cours entre le mouvement des Gilets jaunes et celui de la jeunesse pour le climat. Pour cela, je voudrais présenter ce qui me paraît être une approche renouvelée de l’analyse du capitalisme à partir des thèses développées par Jason Moore, notamment dans son livre Capitalism in the web of life. Ecology and the accumulation of capital (Verso, 2015). Je vais tout d’abord donner quelques repères pris dans l’approche marxiste que l’on peut dire classique pour que l’on puisse comprendre sur quel arrière-fond Moore énonce ses thèses, et quels déplacements il opère. Je présenterai ensuite celles-ci sous un angle particulier (le problème de la mesure de la valeur). Il sera alors possible de voir plus précisément quelles perspectives politiques elles peuvent ouvrir.
1. Qui travaille
Dans le champ de l’économie classique, professée depuis Adam Smith, on considère que les rapports économiques sont ancrés sur une valeur objective : le travail – plus précisément, la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire pour la produire. Le problème central de la théorie classique a donc été de comprendre ce qu’est le travail, ce qui implique tout d’abord de savoir qui travaille. La réponse standard donnée par Smith et relayée par Marx est que l’homme seul travaille (l’homme : l’humain, mais le plus souvent, justement, mâle). Ce qui, pour la théorie économique, se traduit immédiatement : l’homme seul est producteur de valeur. Dans la perspective de l’économie classique, produire de la valeur, c’est ce qui est censé être propre au travail humain.
Mais comme toute théorie, l’économie classique n’était pas si unifiée qu’on pourrait le penser, y compris sur ce point crucial. Jean-Baptiste Say, notamment, contestait Adam Smith et parlait d’un travail de la nature. Ses collègues lui objectaient que si la nature produit des richesses gratuites, elle ne produit pas pour autant de la valeur. Car la valeur n’existe que dans les circuits de l’échange, c’est-à-dire qu’elle n’existe que dans la mesure où intervient l’évaluation monétaire. Dit autrement : la nature produit des valeurs d’usage, mais pour réaliser la valeur « en tant que telle », pour que l’on puisse parler de valeur au sens économique du terme, il faut considérer les valeurs d’échange, et les marchés où l’on peut les trouver – ce qui est gratuit n’est par définition pas échangeable sur un marché. Il faudrait donc dire que la nature produit de la richesse, mais pas de la valeur ; et ce serait pour cette raison que l’on ne peut dire qu’elle travaille.
On a souvent souligné que Marx avait repris bien des éléments que l’on trouve chez Adam Smith (et même avant lui, mais il leur a donné une portée nouvelle), par exemple cette distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, mais aussi l’idée que la valeur économique est mesurée par le travail – ce que l’on appelle couramment la « valeur-travail ». Mais nombre de commentateurs récents de Marx ont souligné les points par lesquels Marx, notamment dans les textes tardifs, s’écartait de ce présupposé de l’économie libérale. C’est ce que l’on peut voir notamment avec la polémique dirigée contre le programme de Gotha (du nom de la ville où s’étaient réunis les membres du Parti socialiste allemand naissant en 1875), resté célèbre pour la critique que Marx en a faite. Le programme s’ouvre par ces mots : « Le travail est la source de toute richesse… ». Marx répond : « Le travail n’est pas la source de toute richesse (Reichtums). La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme ». Marx ne dit pas ici que la nature travaille, mais il dit bien qu’elle produit des richesses (le concept de « richesse » est donc explicitement associé à celui de « valeur d’usage »).
Dans les Notes sur Wagner, Marx rappelle (Œuvres, Économie II, 1544) qu’entre la valeur d’usage et la valeur au sens proprement économique, qui se manifeste comme valeur d’échange, il n’y a aucun rapport, si ce n’est le mot « valeur ». La valeur d’usage correspond à ce qui peut être fait avec une marchandise ou avec un objet naturel non marchandisé. La valeur d’échange, on l’a vu, suppose le système des prix et des évaluations monétaires.
Je l‘ai dit, l’apport spécifique de Marx n’est aucunement d’avoir décrit la marchandise à partir de sa réalité bicéphale (valeur d’usage/d’échange). Il est d’avoir mis en lumière ce que cette dualité recouvrait – à savoir l’exploitation, qui est l’impensé de la théorie libérale. Mais son analyse ne part pas d’une considération abstraite et générale du concept de « valeur ». Dans Le Capital, le point de départ de l’analyse économique, c’est une chose bien réelle, la marchandise, mais une chose bien réelle à laquelle sont attachées des mystifications : ce qui se présente comme une chose est en réalité la concrétisation d’un rapport social. Derrière les rapports entre les choses, que l’on échange, il y a des rapports de pouvoir entre les humains, un rapport social de classes.
On ne va pas reprendre ici l’analyse du « fétichisme de la marchandise », car ce qui nous intéresse, et ce qui est pris pour point de départ dans l’analyse politique de l’exploitation, c’est cette marchandise spécifique qu’est la force de travail. S’il y a une découverte propre à Marx, nous dit-il lui-même, elle ne réside pas dans le concept de « travail », mais dans celui de « force de travail ». Et c’est bien dans la description de ce qui est fait de la force de travail au sein du capitalisme que la dualité valeur d’usage/valeur d’échange va prendre un sens nouveau.
Pour comprendre l’exploitation, il faut donc partir de la spécificité de la force de travail : celle-ci est bien une marchandise, puisqu’elle se vend sur un marché. Mais c’est une marchandise tout à fait à part selon Marx. Qu’elle soit une marchandise signifie qu’elle a une valeur d’échange, mais si l’on tient là, on rate le plus important, car ce n’est pas cet aspect qui fait sa singularité au regard des autres marchandises. Cette singularité réside dans ce qu’elle est en tant que valeur d’usage. Or où fait-on usage de la force de travail, si ce n’est dans le procès de travail lui-même.
Que se passe-t-il au cours de ce procès ? Quelque chose de mystérieux, dans la mesure où les capitalistes ont, à l’issue du procès de travail, davantage d’argent qu’ils n’en avaient investi au départ. Il s’est donc entre-temps accompli un miracle : l’argent a généré de l’argent en passant par la mise au travail de la force de travail. Ce miracle, bien sûr, n’en est pas un. L’argent supplémentaire a sa source dans le surtravail, c’est-à-dire dans le fait que la force de travail a travaillé davantage qu’elle ne le devait pour assurer sa reproduction. Qu’elle ait travaillé davantage qu’elle ne le devait signifie donc qu’elle a généré plus de valeur qu’il ne lui en a été restitué sous forme de salaire. Au surtravail est donc associée la production d’une survaleur incorporée aux marchandises. Et c’est cette survaleur qui va pouvoir être « réalisée », une fois que les marchandises seront vendues, sous forme de profits.
Dans les années 1960, les membres du courant « opéraïste » (qui envisageait la subjectivité, source de l’antagonisme, non à partir de la problématique idéologie/conscience, mais à partir de la force de travail ou plus précisément du travail vivant), insistaient sur ce point : en tant qu’elle a une valeur d’usage, la force de travail est source d’une valeur plus grande que celle qui lui est restituée. Autrement dit, elle est source de valorisation – la valorisation du capital, le « miracle » par lequel la masse d’argent investie se transforme en une masse d’argent plus grande.
(« La valeur d’usage spécifique de la marchandise force de travail, son originalité, sa particularité historique, surgit du fait suivant : qu’elle est, non pas source de la valeur, car ceci découle de la valeur d’échange de la force de travail, mais source d’une valeur plus grande que celle qu’elle ne possède par elle-même. Dans la marchandise force de travail, valeur et valorisation ne coïncident pas » (Tronti, OC, 200).)
Dit autrement encore, le procès de travail correspond à la consommation productive de la marchadise « force de travail » (Tronti, OC, 204). Cette marchandise est consommée au cours du procès de travail (le signe de cette consommation est la fatigue) et doit se reconstituer par d’autres voies. Mais le fruit de cette consommation, c’est la valorisation de l’argent investi par le capital.
Cette description de l’exploitation correspond à ce que Marx avait sous les yeux à son époque. Deux siècles plus tard ou presque, bien des auteurs ont proposé d’étendre le concept d’« exploitation », au vu des formes nouvelles prises par le travail (cognitif, communicationnel, etc.) et par le non-travail (loisirs, consommation). Mais peut-être que ces tentatives d’extension empêchent de voir quelque chose qui a été présent dès le début de l’histoire du capitalisme, que la grille d’analyse marxiste n’a pas permis de repérer.
Mais pour déplacer les coordonnées de ce repérage, il est vrai qu’il faut commencer par répondre un peu différemment que ne l’a fait Marx à la question « qui travaille ? »
On trouve chez Marx une définition classique du travail, avec l’image devenue trop célèbre de l’abeille et de l’architecte : « Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celles du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire » (Karl Marx, Le Capital tome I, PUF, Quadrige, 200). Le travail, en ce sens, se définit comme une activité orientée par une intention prédéfinie et consciente, qui est censée être propre à l’humain.
Ce type de définition relève d’une approche métaphysique – si l’on entend par « métaphysique » la démarche de pensée qui vise une saisie définitionnelle des essences (l’essence de l’humain, l’essence du travail). Mais rien n’impose de reprendre ni cette définition, ni cette approche. On pourrait dire que c’est le fait de l’avoir maintenue (d’avoir maintenu l’approche métaphysique) au sein de l’analyse politique que Marx et ses suiveurs jusqu’à aujourd’hui ont raté quelque chose d’essentiel. On pourrait même supposer que la place donnée au travail humain dans l’analyse de Marx vient de la confusion entre le sens économico-politique donné à ce terme et son sens métaphysique. Car, à s’en tenir à la description de l’exploitation, on peut raisonner sur cette base : le travail, c’est ce qui génère de la survaleur, par le biais de la consommation productive de ce qui est mis au travail. Or ce qui génère de la survaleur, ce n’est pas seulement ce qui produit de la valeur repérable comme telle dans les comptes de l’économie. Plus exactement : ce qui permet la valorisation, ce n’est pas seulement ce qui est explicitement reconnu comme travail par le capital. Or, cette non-reconnaissance est une stratégie du capital. Il vaut donc mieux commencer par ne pas la relayer. Et considérer que ce qui est consommé dans le procès de travail, ce n’est pas seulement, pas toujours, et même pas le plus souvent la marchandise « force de travail ».
Par « travail », on n’entendra dons pas seulement l’activité rémunérée de la force de travail humaine. On entendra : l’ensemble des activités qui permettent, directement ou indirectement, la valorisation du capital. Dit autrement : le travail, dans le monde du capital, c’est le corrélat de la mise au travail pour le capital.
1)Remarque 1 : Le travail ne saurait en tant que tel avoir une valeur : on ne saurait parler de la « valeur du travail » ; il a bien en revanche pour fonction d’être mesure de la valeur au sein de la sphère marchande.
2)Remarque 2 : Le travail hors-capital, ce serait un travail sans mise au travail, sans appropriation du travail d’autrui : peut-on imaginer cela ? Ce qui serait nécessaire, disons les activités de subsistance par exemple, l’appellerait-on encore « travail » hors du capitalisme ? Et surtout : serait-ce seulement une question « terminologique » (par quoi on entend généralement que ce n’est pas un vrai problème, mais seulement un malentendu qui tient à l’usage arbitraire de certains termes) ? Le travail qui ne serait pas le travail pour le capital, nous pouvons bien sûr en avoir une image claire au cas par cas, mais nous ne pouvons pas en avoir une image globale. En attendant d’entrevoir des réponses à ces questions, nous garderons cette approche du travail comme ce qui ne peut se comprendre, pour nous, que depuis la mise au travail pour le capital.
La question n’est donc pas de savoir qui travaille au sens où nous attendrions les réponses d’une métaphysique de l’agir (et de distinctions plus ou moins arbitraires entre « travail » et « activité », etc.). La question est de savoir comment fonctionnent les circuits de la valorisation. Nous pensons bien sûr le savoir depuis longtemps, si ce n’est en détail, du moins à grands traits. Mais il est possible qu’il faille encore attendre quelque chose de leur description – c’est en tout cas ce qu’a confirmé pour moi la lecture de Jason W Moore.
2. Appropriation
Au centre du propos de Moore, il y a la distinction entre l’exploitation et l’appropriation. L’appropriation, c’est celle des territoires bien sûr (les communaux ou les territoires « vierges » du continent américain, à l’orée de l’économie-monde), mais aussi celle des activités que l’on trouve sur ces territoires, ou que l’on y implante, comme celle des esclaves lors de la « conquête du Nouveau monde ».
De ce point de vue, le concept d’« appropriation » semble être une autre manière de parler de « l’accumulation perpétuée » (et pas seulement « initiale »). On interprète celle-ci comme l’ensemble des formes de violence politique qui imposent la loi du capital à des territoires qui n’y étaient pas encore soumis ; une violence politique nécessaire pour imposer la loi « pacifiée » de l’économie. Ce serait « le secret du secret » : derrière le secret de l’exploitation, il y a celui de la violence politique qui la rend possible, à quoi renvoient les deux derniers chapitres du livre I du Capital (sur les enclosures et sur les colonies). Et cette violence n’a pas eu lieu une fois, au commencement du capitalisme ; elle accompagne perpétuellement son développement (guerres, brevetisation du vivant, etc.). Moore admet bien sûr cette thèse d’une accumulation perpétuée, mais son analyse en renouvelle l’entente.
L’appropriation est un type particulier de conquête d’espaces nouveaux ; une conquête qui permet la mobilisation, l’enrôlement des activités humaines et extra-humaines que l’on trouve sur ces territoires. C’est un type particulier de conquête parce que cette mobilisation, cet embrigadement, cette mise au travail ne passe pas par la constitution d’une force de travail rémunérée. Ce qui est mobilisé dans l’appropriation, c’est un travail gratuit. Voilà ce qui est véritablement au cœur du capitalisme, et le salaire ou les formes diverses de rémunération ou de monétarisation de l’activité ont peut-être avant tout pour fonction de masquer cette centralité.
Un travail gratuit, c’est un travail qui produit bien des richesses, mais qui n’entre pas dans les comptes de la valeur. Le travail gratuit, c’est exemplairement le travail des esclaves, ou le travail féminin ou domestique, comme l’ont montré les études décoloniales et féministes ; mais c’est aussi le travail de la nature. À la question « qui travaille ? », Moore répond : « pas seulement l’ouvrier salarié, à coup sûr, ais toute activité vitale [life activity] qui est prise dans les relations de valeur du capitalisme » (Ciwl, 225).
Où peut-on observer ce travail de la nature ? Par définition, on peut l’observer à peu près partout. On peut penser tout d’abord bien sûr à l’agriculture ou à l’élevage (ou à l’industrie de la pêche, etc.), c’est-à-dire aux secteurs de production qui reposent sur la capacité des vivants à croître (végétaux) ou à grandir (animaux), à se reproduire, à se régénérer, à se soigner eux-mêmes. On peut penser aussi aux secteurs de production de l’énergie qui mobilisent (au-delà même de la life activity) l’activité géologique (charbon, pétrole, gaz de schiste), celle de l’eau (énergie hydraulique), celle du vent (éoliennes).
(Je voudrais citer une fois encore les propos de cet indigène de la Barbade du XVIIème siècle : « l’homme anglais a le diable en lui, parce qu’il veut tout faire travailler : il veut faire travailler le nègre, il veut faire travailler le cheval, il veut faire travailler l’âne, il veut faire travailler le bois, il veut faire travailler l’eau, il veut faire travailler le vent. »)
Le travail de la nature, c’est bien aussi celui des cours d’eau pour absorber la pollution des sols, ou celui de l’atmosphère, « éboueuse » (garbage man) de la pollution de l’air (Ciwl, 101). Agriculture, élevage, production d’énergie, pollution : cela suffit à voir l’extension de la mise au travail de la nature dans le capital.
Car c’est bien un travail, mais un travail qui n’est pas reconnu comme travail, qui n’est littéralement pas compté comme travail, et qui donc n’a pas à être payé. Il n’est pas compté, ce qui veut dire, dans le monde du capital, qu’il n’apparaît pas. « Car le capitalisme n’est pas simplement un système de coûts non payés (“externalités”). C’est un système de travail non-payé (“invisibilités”) » (Ciwl, 64).
Il s’agit donc de considérer ce travail invisible comme l’élément central du fonctionnement du capitalisme, une centralité que la théorie critique n’a pas su appréhender jusqu’ici (Ciwl, 71). Les théories critiques du capitalisme se sont centrées sur l’analyse de la forme-valeur, et par là Moore entend la description du procès formel de l’exploitation telle que je l’ai exposée dans ses grandes lignes, donc l’extorsion de survaleur à partir du surtravail exploité. Moore ne conteste pas la théorie de l’exploitation, il en admet la pertinence ; il admet que, à l’intérieur de la sphère de la marchandisation capitaliste, la valeur soit mesurée par le temps de travail socialement nécessaire ; et que le travail humain puisse être dit seul à produire directement de la valeur (Ciwl, 299), dans la mesure où il est le seul type de travail à pouvoir être intégré dans les circuits de l’échange, et donc à pouvoir être payé.
Mais la sphère de la marchandisation n’est pas tout l’espace du capitalisme. Cet espace comprend aussi celui de l’appropriation des activités non-marchandisées. C’est pourquoi, nous dit Moore, « la forme-valeur n’est pas la même chose que les relations de valeur. La “marchandisation de tout” ne peut être soutenue que par un procès incessant de renouvellement – oui, des forces de production, mais aussi des relations de reproduction. Les relations de reproduction traversent les frontières entre travail payé et non-payé et entre humains et non-humains. Dès lors, la condition historique du temps de travail socialement nécessaire, c’est le travail non-payé (unpaid work) » (Ciwl, 65).
L’analyse de la forme-valeur doit donc se compléter par une analyse des relations de valeur. Parmi celles-ci figurent les relations de pouvoir ou les relations de connaissance qui permettent l’accumulation. Mais comme on le voit dans le passage que je viens de citer, les relations de valeur renvoient avant tout aux relations dites de « reproduction », qui ne sont pas comptabilisées dans la logique du capital. C’est sur ce point que Moore prolonge les acquis des études féministes et de la pensée décoloniale sur ce point : on nous a habitués à penser le travail invisible comme ce qui assurait justement la reproduction de la force de travail. Il s’agit donc d’étendre ce concept de « travail invisible » pour qu’il puisse englober l’activité de l’ensemble des êtres de nature (Ciwl, 231).
Car les relations de reproduction ne sont pas assurées par le seul travail domestique. Elles sont aussi assurées par exemple par l’accès à une nourriture bon marché (cheap food). Sans la cheap food, le projet néolibéral n’aurait pu imposer la stratégie de compression des salaires. Ce sont les poulets en batterie qui ont permis le triomphe des politiques de Thatcher ou de Reagan. C’est pourquoi le livre que Moore a rédigé avec Raj Patel (Seven cheap things) s’ouvre par une description de la chaîne d’appropriation du travail qui permet de mettre sur le marché les Chicken MacNugget.
D’une façon générale, ce sont les cheap things (les choses sans valeur, gratuites ou qui ne coûtent pas grand-chose : cheap food, mais aussi cheap care, cheap energy, etc.) qui permettent la reproduction de la force de travail en baissant le coût de cette reproduction. Une remarque : la problématique du cheap renvoie à la nécessité de faire baisser les coûts de production pour maintenir le taux de profit élevé. Ce qui est cheap, c’est par exemple une énergie qui peut être extraite facilement (ou plus facilement que d’autres). Ce qui est gratuit, en revanche, c’est le travail invisible de la nature (le travail géologique, par exemple) qui a permis l’existence de ce que nous utilisons pour produire de l’énergie.
Comme l’avaient déjà démontré en particulier les études féministes, analyser les relations de reproduction, ce n’est pas ajouter un chapitre marginal à l’histoire du capitalisme, c’est au contraire aller au cœur de cette histoire. Faire la seule critique de l’exploitation, c’est donc avoir une vision tronquée du fonctionnement et de l’existence même du capitalisme. L’exploitation elle-même ne fonctionne pas en circuit fermé, mais au contraire seulement parce qu’elle est inscrite au sein d’un circuit ouvert sur les « ressources naturelles ». La focalisation critique sur l’exploitation aura eu pour conséquence l’invisibilisation de ce qui conditionnait plus largement l’existence même de l’économie capitaliste, et c’est cette même invisibilisation qui est au cœur de la stratégie du capital – on peut alors parler sur ce point d’une alliance objective entre théorie critique et militants du capital.
Le capitalisme ne se définit pas par le salariat, mais par ce qu’il masque, à savoir le travail gratuit. Le travail gratuit, c’est un travail de la nature, dont nous sommes. Ce sont bien l’océan, l’atmosphère, les forêts, les esclaves plus que jamais nombreux et les consommateurs/fournisseurs de donnée qui travaillent, d’un travail peut-être plus essentiel encore, pour le capital et son devenir, que le travail « productif » des salariés. L’océan ou les forêts ne travaillent certainement pas comme un entrepreneur, et pourtant ils sont bien mis au travail et sans leur activité (absorber la pollution pour continuer à donner un milieu de vie à la faune marine, régénérer le milieu après des coupes rases, etc.), les circuits de la valorisation ne pourraient fonctionner.
3. Boucle de destruction
Je reviens maintenant sur les concepts « exploitation » et « appropriation ». On a dit que ces deux termes renvoyaient à des sphères ou des domaines distincts de l’espace global du capitalisme. Plus précisément, l’exploitation concerne une sphère nécessairement réduite de l’existence du capitalisme ; celle de l’appropriation est nécessairement beaucoup plus vaste. Moore insiste sur le caractère essentiellement asymétrique de la relation entre la sphère de l’exploitation et celle de l’appropriation. L’exploitation est le processus qui augmente la productivité du travail, l’appropriation est celui qui étend les zones où se trouvent de quoi produire de l’énergie, de la nourriture, des matières premières, et plus généralement tout ce qui est mobilisable comme travail gratuit. Mais le premier suppose le second : « augmenter la productivité du travail implique une augmentation plus grande encore du volume d’énergie et de matières premières par unité de temps de travail » (102).
L’enjeu pour le capitalisme est de maintenir cette asymétrie. C’est par elle qu’il peut réaliser ce que Moore appelle le « surplus écologique », qui correspond à l’écart entre le travail payé et le travail non-payé. Mais le problème qu’il rencontre aujourd’hui, c’est bien que le surplus écologique se réduit. Autrement dit, la marge entre appropriation et exploitation s’amenuise.
Ce qui veut dire que la capitalisation augmente, et ce n’est pas une bonne nouvelle, au moins à long terme, pour le capital. La capitalisation, c’est la prise en charge de la reproduction des natures humaines et non-humaines mobilisées dans le procès de production, qui sont directement dépendantes du capital pour exister. Or le déjà capitalisé est un poids pour le capital qui doit assumer les coûts de sa reproduction. D’une façon générale, ces coûts s’élèvent parce que « le cours normal de l’accumulation tend vers la capitalisation de l’ensemble de la vie de tous les jours, de telle sorte que de plus en plus d’éléments de la reproduction quotidienne dépendent des marchandises » (Ciwl, 143). Mais ils s’élèvent aussi parce que « la capitalisation des relations de reproduction tend à épuiser [la capacité de la nature humaine et non-humaine] à accroître le rendement du flux continu de travail-énergie inséré dans les circuits du capital » (id.).
Il y a bien une tendance à l’épuisement de ce qui entre dans le procès de travail, inhérente au capitalisme (Ciwl, 158). Mais cela se dit à la fois de la force de travail qu’il s’agit de rendre toujours plus productive et de l’ensemble des forces mises au travail pour soutenir cette productivité – du tissu relationnel qui soutient la force de travail en tant que telle. D’un côté, la force de travail est sommée d’être toujours plus productive, des problèmes de santé mentale ou physique (cancers) s’ensuivent, et c’est la mise au travail gratuite (le cheap care par exemple) qui contrebalance son épuisement (Ciwl, 68).
Mais de l’autre côté, cette mobilisation de la nature non-marchandisée entraîne aussi l’épuisement de cette dernière, et cet épuisement est lui-même la conséquence de la non prise en compte de la dévastation des milieux naturels : « La valorisation exclusive du travail social abstrait – de la productivité du travail – favorise un développement socio-écologique qui entraîne l’épuisement rapide de la nature (en incluant la nature humaine) » (Ciwl, 58). On a là la boucle de destruction mise en œuvre pour l’existence même du capital, celle de l’épuisement conjoint de la force de travail et des natures qui la soutiennent.
Dans cette boucle, la science moderne aura eu un rôle essentiel dans la mesure où elle a tracé une ligne de partage entre ce qui relevait de l’action humaine et tout le reste, rapporté dès lors à une nature extérieure. Elle a inventé l’extériorité de la nature, et a généré une « nature sociale abstraite » qui a été le complément indispensable du travail social abstrait (c’est-à-dire : quantifiable). La fonction de la connaissance scientifique a été de rendre la nature extérieure, pour pouvoir ne pas la compter – et « Le capital ne donne de la valeur qu’à ce qu’il peut compter » (Ciwl, 112).
Un autre élément central dans la boucle de dévastation mise en œuvre pour le capital est l’argent. Si ce que l’argent « représente » n’est pas bien clair, sa fonction, en revanche, l’est parfaitement : « L’argent est essentiel pour le capitalisme historique parce qu’il est central pour trois processus interconnectés : 1) la capacité à mettre à part [à séparer du reste] une partie de l’activité humaine, le travail rémunéré, qui permet de lui conférer une valeur spéciale ; 2) la dévaluation ou dévalorisation du reste de la nature, qui permet de mettre au travail cette nature gratuitement ou au plus bas prix ; 3) gouverner (piloter : governing) la relation évolutive entre capitalisation et appropriation » (Ciwl, 61).
Fonction, donc, triplement décisive. L’argent c’est tout d’abord ce qui permet de dire ce qui compte ; conséquemment, il permet d’oublier ce qui ne compte pas. Valoriser le travail humain, ou plutôt cette part au fond très réduite du travail humain qui est rémunérée, cela permet avant tout de dévaloriser tout le reste, d’indiquer que tout ce reste, tout ce qui ne compte pas comme travail, ne compte pas du tout, n’est pas pris dans les comptes de la valeur.
Ce jeu de valorisation/dévalorisation permet de structurer le double processus qui permet au capital d’exister : l’exploitation du travail rémunéré, reconnu comme tel, à travers les formes multiples qui permettent d’en augmenter la productivité ; l’appropriation du travail dévalué, non-reconnu, et gratuit.
Si l’argent peut séparer ce qui compte et ce qui ne compte pas du point de vue de la production de valeur, il est bien par là même le medium par lequel le capitalisme historique distingue et articule ce qu’il doit faire entrer dans la logique marchande et ce qui ne doit pas y entrer pour que cette logique puisse régner.
C’est ce qui est dit aussi très clairement dans Seven cheap things… : « Money is the medium through wich capitalism operates » (Moore et Patel, 25). Dans ce livre, Moore et Patel insistent sur la financiarisation en tant que, loin d’être un processus récent, elle accompagne toujours la fin d’un cycle d’accumulation, attaché à un leadership particulier (Pays-Bas, puis Angleterre, puis USA aujourd’hui ; les auteurs reprennent ici les thèses de Giovanni Arrighi). Lors de cette fin de cycle, au lieu de construire des industries onéreuses, d’engager une force de travail récalcitrante, il vaut mieux faire des paris sur le futur, et développer le crédit. La cheap money, ce sont les emprunts à faible taux d’intérêt (« cheap money means one thing above all : low interest »), qui permettent de faire circuler la monnaie. « Le crédit est l’élément vital (lifeblood) du capitalisme. Si le travail, l’énergie, la nourriture et les matières premières cheap sont les conditions nécessaires de l’expansion capitaliste, le crédit cheap les rend tous possibles » (Moore et Patel, 68).
4. Reconnaissance et refus
Voilà donc pour un premier aperçu des thèses de Moore. Le problème maintenant est de savoir quel usage peut en être proposé. Il me semble que Moore donne le cadre qui permet de comprendre le contexte global dans lequel s’inscrit l’objet central de notre séminaire, qui n’est justement pas un objet : la subjectivation politique, et ses modes d’occurrence singuliers. Le séminaire de cette année, du moins dans la partie dont je m’occupe, s’intéresse avant tout à ce contexte global, non en tant qu’il déterminerait l’existence où les formes de la subjectivation (c’est précisément la thèse que nous rejetons), mais en tant qu’il conditionne bien en revanche le type de prises qu’une subjectivation politique peut trouver sur le monde tel qu’il va.
Or cette description du contexte ne peut elle-même se faire (dans ce séminaire, et par différence sans doute avec Moore quand il écrit son ouvrage) que « en subjectivité ». Par là, en l’occurrence, j’entends : non depuis une lutte, un mouvement ou une organisation existants ; mais du point d’une prise possible sur ce contexte global en tant que tel. Cette prise, c’est celle du refus de la mise au travail généralisée, humaine et non-humaine ; disons que c’est par ce biais que je propose de lire les différentes luttes que l’on peut répertorier sur l’ensemble de la planète, qu’elles aient pour enjeu la défense d’un territoire particulier, les exigences globales qui devraient découler du savoir disponible sur le changement climatique, le rejet des conditions toujours plus difficiles d’une mise au travail au service des plus riches, ou le refus de laisser un gouvernement fasciste décimer ce qui reste de forêt amazonienne avec ses habitants humains et non-humains.
C’est la proposition politique par laquelle je propose de ré-inscrire la thématisation du refus du travail en tant que « stratégie », telle qu’elle était pensée dans les années 1960, dans le contexte décrit par Moore, à savoir celui d’un épuisement possible des formes par lesquelles le capitalisme s’est approprié l’activité des vivants et de leurs milieux de vie. Un épuisement dû à la mise au travail généralisée, aux modes très diversifiés de cette mise au travail, mais unifiés en tant que formes de la consommation productive qui permet la valorisation du capital.
C’est dans le refus de cette consommation productive que ce qu’on appelait dans les années1960 le travail vivant pouvait devenir foyer de subjectivation politique, en luttant pour son autonomie. Désormais, la référence au travail vivant est inadéquate (dans la mesure où elle renvoie à la force de travail humaine), mais la lutte est toujours une lutte pour l’autonomie, qui n’est aucunement une émancipation, si l’on entend par là une manière de se soustraire à la domination et de développer pour son propre compte une liberté nouvelle. Car on ne conquiert une autonomie que si l’ennemi perd la sienne. « Autonomie » indique l’enjeu de l’antagonisme, l’enjeu du travail de la division politique, en indiquant une essentielle asymétrie : c’est l’ennemi qui, même s’il rêve de conquérir son autonomie, ne peut structurellement l’atteindre. Et c’est cela avant tout qu’il faut savoir lui objecter – lui objecter en acte, parce qu’il n’en acceptera pas la démonstration.
La question est de savoir comment peut s’opérer la transposition d’une problématique qui était au départ centrée sur le travail ouvrier (« refus du travail » était un mot d’ordre suivi dans les usines, où pouvait s’expérimenter le pouvoir ouvrier) à une problématique qui étend considérablement le concept de travail, où il est question d’une mise au travail généralisée, étendue à l’ensemble des êtres de nature.
Une réponse semble commencer à s’énoncer dans un article récent de Alyssa Battistoni (Bringing in the work of nature : from natural capital to hybrid labor, publié dans Political theory 45 ; article communiqué par Antoine Chopot). L’auteure cherche à faire reconnaître, tout d’abord aux théoriciens critiques du capitalisme, l’existence d’un travail de la nature, en s’appuyant notamment sur Moore, mais aussi sur les luttes féministes revendiquant un revenu ménager. Elle rappelle que ce qui n’apparaît pas dans les comptes du capital, c’est le travail de la nature, d’une part, et le travail féminin d’autre part – Moore et Patel diraient : la cheap nature, d’une part, le cheap care, d’autre part. Il s’agit de faire reconnaître ce travail en tant que tel. Elle écrit : « je propose de concevoir la reproduction des conditions de vie sur Terre – la continuelle reconstitution d’un foyer commun vivable – comme une forme de travail collectif hybride » (Battistoni, 20). Un travail hybride (humain et non-humain), donc, et non un ensemble de « services écosystémiques », comme aime à le dire une certaine pensée écologiste, ou a fortiori un « capital » à gérer.
Or reconnaître le travail, dans la société capitaliste, cela implique de le rémunérer. Mais que veut dire rémunérer le travail, s’agissant des non-humains ? Cette revendication vaut pour sa conséquence immédiate, à savoir précisément la prise en compte de l’impossibilité de cette rémunération. Et le fait même de faire face à cette impossibilité entraîne nécessairement, selon Battistoni, la question des autres types de rapport possibles à ces non-humains. La stratégie consistant à faire reconnaître leur travail ne se confond pas avec la supposition d’une objectivité de la valeur, et donc de sa mesurabilité, en particulier sa mesurabilité monétaire. Il s’agit au contraire de marquer les limites, très étroites, de cette mesurabilité. « Nous devons commencer à penser par-delà les formes monétaires de réciprocation (reciprocation) et à imaginer ce que Federica Giardini et Anna Simone appellent des “circuits de restitution” qui englobent les “conditions de vie” et la possibilité de construire une “existence heureuse” » (B, 24). « La question de savoir comment trouver des formes de réciprocation et de compensation pour les non-humains comme témoignages de notre reconnaissance pour leur contribution dans la construction d’un monde partagé nous oblige à nous questionner aussi sur ce que peuvent être les besoins, de ces non-humains, les finalités qui les guident ou sur ce qui pour eux définit le bien » (p. 23).
Mais le point le plus important est que la mobilisation de la catégorie de travail permet alors d’indiquer que le travail n’est qu’un angle très partiel, et au fond très étroit, de ce qui fait le tissu de nos relations, de nos activités et de nos vies (id.). Vouloir faire reconnaître le travail, c’est précisément le moyen de poser des limites à ce qui fait travail pour le capital, là où le capital vit précisément d’ignorer cette limite ; c’est-à-dire qu’il pose une fausse limite(celle du travail rémunéré) pour qu’il n’y ait justement pas de limite à la mise au travail. Cette stratégie (ignorer les limites réelles du travail « productif »), on l’a vu, n’est pas un trait récent, c’est un trait constitutif de l’ensemble de son histoire. Obliger le capital à reconnaître le travail, c’est donc tout à la fois contrer cette stratégie et indiquer, contre lui, que la vie n’est pas vouée au travail.
La mise au jour d’un travail non compté et non valorisé est avant tout l’indication d’un point de subjectivation politique. Pour ce qui concerne la nature, la notion de travail, nous dit Battistoni (en faisant une erreur : parler de « travail » là où il vaudrait mieux dire « travail vivant » ou même « force de travail », mais peu importe ici), convoque un sujet, ce qui veut tout d’abord dire : tout autre chose qu’un stock de ressources qu’il s’agirait de savoir gérer. La référence au travail hybride doit donc se comprendre comme « une déclaration politique d’appartenance collective » (B, 21).
Une déclaration qui prend en compte le bien-fondé des exigences du nouveau matérialisme, selon lesquelles il s’agit d’inclure le non-humain dans notre monde politique, « tout en reconnaissant que ce monde est formé (shaped) par les rapports économiques » (id.). (C’est la reconnaissance de cette toile de fond politique que l’on ne trouve pas dans les approches « éthiques » du refus de la monétarisation qui insistent sur la « valeur intrinsèque » de la nature, etc.)
La seule chose que l’on pourrait ajouter est que cette stratégie de la mise au jour d’un travail non payé dont on exige la reconnaissance était dans les années 1960 en Italie indissociable de (et non pas alternative à) l’organisation du refus. Conquérir l’autonomie, c’était tout d’abord organiser le refus du travail dans les usines. La stratégie proposée par Battistoni n’est en tout cas envisageable que sur le fond d’une organisation analogue, mais dans un contexte global différent, où la planète est devenue l’usine.
Mais c’est bien en un sens ce que Battistoni indique elle-même : ce que permet la référence au travail, c’est l’affirmation d’un pouvoir collectif contre la logique économique » (B, 24). Donc : politique contre économie, contre l’économie en tant que telle, et ce qui va avec : la religion du travail. Parler de la nature comme « co-ourvière », c’est en ce sens « un choix conscient et délibéré de placer les travailleurs humains avec la nature non-humaine contre les formes destructrices des pratiques économiques et de la distinction ontologique » (B, 22) ; cette distinction issue des dispositions du savoir moderne qui ont permis de construire l’extériorité de la nature, dont l’importance pour l’histoire du capitalisme historique, on vient de le voir, est également soulignée par Moore.
Organiser le refus de la mise au travail gratuite des êtres de la nature, c’est donc rompre avec une certaine logique, et cette rupture, ce refus, enveloppent une affirmation : disons l’idée, c’est-à-dire la perception claire de ce que peut être le monde, le seul monde qu’il y ait pour nos existence, une fois délivré de la « loi de la valeur », de la loi de la valorisation.
5. Présent
Le samedi 16 mars 2019, la tentative pour opérer la jonction entre les Gilets jaunes et le mouvement pour le climat s’est poursuivie, sur fond de belles images de Fouquet’s en flammes. On n’attendrait pas grand-chose des mobilisations pour le climat si elles étaient portées seulement par les associations qui veulent proposer des solutions alternatives, et voient par exemple dans une finance repensée une perspective viable. Depuis que les lycéens et les étudiants ont choisi de relayer la grève des vendredis, quelque chose de nouveau est susceptible d’émerger, et cette nouveauté peut désormais se composer avec celle des Gilets jaunes.
De fait, il y a une parenté essentielle entre ces mouvements.
Leur premier trait commun concerne leur rapport à la souveraineté, c’est-à-dire leur refus de jouer encore le jeu de la représentation : dans les deux cas, on n’attend pas grand-chose de ceux qui sont censés être nos représentants.
Le deuxième trait commun est aussi celui d’une défiance, cette fois envers les organisations qui étaient censées porter, d’un côté, la contestation sociale, de l’autre, la contestation écologique. Dans les deux cas, on hésite à confier la mise en acte de la contestation à ceux qui s’en étaient fait une spécialité, et qui ont montré, au mieux, leur inefficacité, au pire leur complaisance (bien sûr, cela est moins vrai, pour l’heure, du mouvement pour le climat, mais on peut supposer que le cours des choses forcera cette prise de distance).
Le troisième concerne la mise au travail. Vous me direz que ces mouvements n’en parlent pas, du moins pas dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui ; c’est donc une interprétation, seulement, qui permet de voir qu’ils portent cette question. Admettons, mais alors, il s’agit bien de relier ces mouvements en tant qu’ils rassemblent les éléments dont j’ai présenté aujourd’hui l’articulation conceptuelle, via Moore : il ne s’agit pas de considérer d’un côté les luttes sociales, del’autre les luttes écologiques, et puis de chercher ensuite à les relier. Il s’agit de décrire d’emblée leur espace commun, le contexte global sur fond duquel ces luttes (Gilets jaunes et mouvement pour le climat) se singularisent par le fait qu’elles cherchent une prise sur cette globalité (à distance des luttes sectorielles ou « minoritaires »).
La critique de l’exploitation n’est pas dite, dans le mouvement des gilets jaunes, avec les mots habituels, ces mots que le discours syndical et plus généralement celui de l’extrême-gauche est parvenu à rendre inefficients. Mais il s’agit bien, et peut-être d’une façon plus directe, d’exprimer une haine de classes ; il s’agit bien de mesurer la distance entre les riches, qui commandent, et les autres, qui ne sont pas du tout intégrés de la même manière dans le jeu de l’économie. Ce qui est refusé en tout cas, c’est l’épuisement d’une force de travail qui se heurte à un pouvoir dont l’action consiste essentiellement à défaire méticuleusement les anciennes protections sociales, et à exiger dans le même temps de travailler toujours plus dans des conditions toujours plus difficiles.
Quant au mouvement pour le climat, il porte bien la critique de l’appropriation, la critique de la mise au travail gratuite des humains et des non-humains, tout au moins de ses conséquences. Celles-ci se disent tout d’abord au regard du futur qui est fait à l’humanité elle-même, ce futur qu’incarne précisément la jeunesse – c’est le vecteur de subjectivation de ce mouvement, pour le moment : un refus d’être désappropriés de l’avenir par ceux qui n’auront pas à le vivre. Mais il porte bien l’exigence de modifier l’entente même de la politique par la prise en compte de la transformation accélérée, et dévastatrice, des milieux naturels. Par « politique », le mouvement semble encore entendre l’action de l’État, qu’il interpelle ; mais il l‘interpelle pour avérer son incapacité à agir.
Faire payer les riches, d’un côté ; de l’autre, organiser le refus, non pas directement de la mise au travail généralisée, mais du moins de ses conséquences. Nous en sommes là, avec l’idée que le futur est devenu comme tel un enjeu de la lutte politique, quant à son existence même, et à notre capacité d’y répondre.
References
1. | ↑ | Remarque 1 : Le travail ne saurait en tant que tel avoir une valeur : on ne saurait parler de la « valeur du travail » ; il a bien en revanche pour fonction d’être mesure de la valeur au sein de la sphère marchande. |
2. | ↑ | Remarque 2 : Le travail hors-capital, ce serait un travail sans mise au travail, sans appropriation du travail d’autrui : peut-on imaginer cela ? Ce qui serait nécessaire, disons les activités de subsistance par exemple, l’appellerait-on encore « travail » hors du capitalisme ? Et surtout : serait-ce seulement une question « terminologique » (par quoi on entend généralement que ce n’est pas un vrai problème, mais seulement un malentendu qui tient à l’usage arbitraire de certains termes) ? Le travail qui ne serait pas le travail pour le capital, nous pouvons bien sûr en avoir une image claire au cas par cas, mais nous ne pouvons pas en avoir une image globale. En attendant d’entrevoir des réponses à ces questions, nous garderons cette approche du travail comme ce qui ne peut se comprendre, pour nous, que depuis la mise au travail pour le capital. |