La division politique, troisième année
Séance 6
Le travail de la nature
Nous avions dit que la valeur-travail correspond d’abord à ce que la théorie économique classique comprend comme une détermination objective de la valeur – ce qui est censé mettre la science économique à l’écart des autres sciences humaines, car elle serait seule à pouvoir indiquer une valeur objective (contrairement aux valeurs éthiques, esthétiques, politiques, etc.). Cette valeur objective serait donc donnée par le travail, plus exactement par la mesurabilité du travail – du travail « en général », ou travail « abstrait ».
1. Qui travaille
Le problème a dès lors d’abord été, dans la théorie classique, de déterminer ce qu’est le travail, et cela signifiait avant tout : savoir qui travaille. La réponse standard donnée par Smith et relayée par Marx (mais avec des complications, nous allons le voir) est que l’homme seul travaille (l’homme : l’humain, mais le plus souvent, justement, mâle). Ce qui, pour la théorie économique, se traduit immédiatement : l’homme seul est producteur de valeur.
Pourquoi un tel privilège donné à l’humain ? C’est bien dans Marx que l’on trouve un argument que l’on peut dire métaphysique, si l’on entend par là une démarche qui convoque la saisie définitionnelle d’une essence ; on le trouve dans le passage devenu trop célèbre de l’abeille et de l’architecte.
« Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celles du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire » (Karl Marx, Le Capital tome I, PUF, Quadrige, 200).
1)Un passage étrange, en réalité, car s’il y a bien une différence entre l’abeille et l’architecte, elle réside plutôt dans le fait que celui-ci ne laisse précisément pas ses constructions « dans sa tête », et qu’il les projette, à l’aide de quelques instruments et de quelques savoirs appris, sur du papier, ou dans des modèles, ou des constructions ; c’est pour cela seulement qu’il peut corriger, changer, ou recommencer à zéro…
Dans The progress of this storm, Andreas Malm reprend à la lettre cette approche pour contester l’hypothèse de Moore (celle sur laquelle nous allons revenir aujourd’hui) selon laquelle la nature travaille. Il garde de Marx le critère d’une intention dirigée vers un but, et orientée vers la réalisation future de ce but. « C’est la differencia specifica du travail humain, l’éternelle condition de l’existence de notre espèce » (Andreas Malm, The progress of this storm, 86). Le critère est donc celui de la conscience : nous, humains, sommes conscients du résultat de notre action avant même qu’il soit réalisé.
Outre qu’elle n’invite pas à s’intéresser aux recherches contemporaines sur « l’intentionnalité animale », cette approche a pour défaut de s’appuyer sur une philosophie de la conscience qui, on a pu souvent le mesurer dans ce séminaire, ne nous a jamais bien aidés pour comprendre les processus de subjectivation politique. Ce n’est pas non plus une telle philosophie qui anime en général le travail de Marx, même si dans ce passage, et sur ce point, on en trouve bien un résidu. Mais ce n’est pas par ce biais (disons celui d’une métaphysique de l’activité qui présuppose la différence anthropologique) que nous pourrons avancer dans notre question, qui est de savoir si l’on peut parler d’un travail de la nature.
Quittons donc la métaphysique des définitions génériques pour revenir à l’économie classique : dire que la nature travaille, c’est dire qu’elle produit de la valeur ; et produire de la valeur, c’est ce qui est censé être propre au travail humain. C’est ce qu’énonce aussi le programme de Gotha (du nom de la ville où s’étaient réunis les membres du Parti en 1875), resté célèbre pour la critique qui en a été faite par Marx, et qui s’ouvre par ces mots : « Le travail est la source de toute richesse… ». Marx répond : « Le travail n’est pas la source de toute richesse (Reichtums). La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme ».
2)Moore et Patel citent ce passage dans Seven cheap things (102) et ils se réfèrent à la discussion ouverte notamment par Foster à partir de ces lignes, qui font partie du corpus permettant de parler d’un « Marx écologiste ». Sur la question du « métabolisme », Moore insiste sur la différence entre between et through (Ciwl, 78).
Mais si la nature est source de richesse, est-ce que cela signifie qu’elle travaille ? Cette question était débattue dans l’économie classique, qui n’était donc pas si unifiée que je l’ai dit sur ce point. Jean-Baptiste Say, notamment, contestait Adam Smith sur ce point, et parlait d’un travail de la nature. Ce qui lui était objecté : si la nature produit des richesses gratuites, elle ne produit pas pour autant de la valeur. Car la valeur n’existe que dans les circuits de l’échange, c’est-à-dire qu’elle n’existe que dans la mesure où elle passe par la mesurabilité monétaire, par l’évaluation monétaire. Dit autrement : la nature produit des valeurs d’usage, mais pour réaliser la valeur « en tant que telle », pour que l’on puisse parler de valeur au sens économique du terme, il faut considérer les valeurs d’échange, et les marchés où l’on peut les trouver.
On aurait donc une réponse : la nature produit de la richesse, mais pas de la valeur. Ce qui brouille peut-être un peu les choses, c’est la place de la valeur d’usage, associée à la richesse. Mais Marx rappelle dans les Notes sur Wagner (Œuvres, Économie II, 1544) qu’entre la valeur d’usage et la valeur (dont la valeur d’échange n’est que la « forme phénoménale »), il n’y a aucun rapport, si ce n’est le mot « valeur ». La valeur d’usage correspond à ce qui peut être fait avec une marchandise ou avec un objet naturel non marchandisé. La valeur d’échange, on l’a vu, suppose le système des prix et des évaluations monétaires, où seulement circule la valeur, c’est-à-dire ce qui correspond à un quantum de temps de travail humain rémunéré.
3)Marx dans les Notes sur Wagner : ce n’est pas la valeur qui se scinde en valeur d’usage et valeur d’échange (déduction abstraite de mauvais professeur hégélien), c’est la marchandise qui est, d’une part, valeur d’usage, et d’autre part valeur.
La question se précise donc : si la nature produit des richesses ou des valeurs d’usage, et même si elle ne produit pas de la valeur, peut-on dire qu’elle travaille ?
On ne peut différer davantage ici la réponse à cette autre question : que faut-il entendre au fond par « travail » ? Pour y répondre, je reprends simplement la définition que nous avions évoquée dans les premières séances : par « travail », il faut entendre l’ensemble des activités qui permettent, directement ou indirectement, la valorisation du capital ; le travail, dans le monde du capital, c’est le corrélat de la mise au travail pour le capital.
4)Le travail hors-capital, ce serait un travail sans mise au travail, sans appropriation du travail d’autrui : peut-on imaginer cela ? Ce qui serait nécessaire, disons les activités de subsistance par exemple, l’appellerait-on encore « travail » hors du capitalisme ? Et surtout : serait-ce seulement une question « terminologique » (par quoi on entend généralement que ce n’est pas un vrai problème, mais seulement un malentendu qui tient à l’usage arbitraire de certains termes) ? Le travail qui ne serait pas le travail pour le capital, nous pouvons bien sûr en avoir une image claire au cas par cas, mais nous ne pouvons pas en avoir une image globale. En attendant d’entrevoir des réponses à ces questions, nous garderons cette approche du travail comme ce qui ne peut se comprendre, pour nous, que depuis la mise au travail pour le capital.
2. Accumulation et appropriation
La question n’est donc pas de savoir qui travaille au sens où nous attendrions les réponses d’une métaphysique de l’agir (et de distinctions plus ou moins arbitraires entre « travail » et « activité », etc.). La question est de savoir comment fonctionnent les circuits de la valorisation. Nous pensons bien sûr le savoir depuis longtemps, si ce n’est en détail, du moins à grands traits. Mais il est possible qu’il faille encore attendre quelque chose de leur description – c’est en tout cas ce qu’a confirmé pour moi la lecture de Jason W Moore. Moore nous dit que pour comprendre le véritable fonctionnement du capitalisme, pour comprendre donc véritablement comment fonctionnent les circuits de la valorisation, le « miracle » de la production d’argent à partir de l’argent, il faut passer de la logique du capitalisme à son histoire (« Avec Marx, je vais passer […] de la logique du capital à l’histoire du capitalisme », Jason W Moore, Capitalism in the web of life, désormais Ciwl, 57). Autrement dit, du moins on pourrait l’entendre ainsi, passer de l’analyse des mécanismes de l’exploitation au récit de l’accumulation du capital.
5)Nous avons évoqué, l’an passé, le texte intitulé « Le secret de la marchandise » (Les Bords de la fiction, p. 65 sq.) où Jacques Rancière parle des deux fictions qui se disputent l’espace théorique du tome I du Capital : d’une part celle de la nécessité qui découle de la description du mécanisme de l’exploitation ; d’autre part celle de la contingence qui marque le récit de l’accumulation dite « primitive ».
L’accumulation, qui n’est dite « primitive » que dans le récit des classiques, bien des auteurs ont montré depuis Marx qu’elle était en réalité perpétuée. Un article de Massimo De Angelis, « Marx and primitive accumulation : the continuous character of capital’s enclosures », publié dans The Commoner n° 2, septembre 2001) synthétise bien ce qui peut être dit à ce sujet. De Angelis insiste sur l’importance de Rosa Luxemburg, qui soulignait la nécessité pour le capital de recommencer l’accumulation « primitive » chaque fois qu’il devait conquérir des espaces de production encore non-capitalistes. Mais au-delà de cette nécessité, le capital est aussi conduit à renouveler l’accumulation à l’intérieur même des territoires capitalisés, soumis à la loi de la valorisation.
Selon De Angelis, il faut comprendre le concept même d’accumulation chez Marx comme indissociable de la lutte des classes, comme un de ses aspects (celui des initiatives politiques du côté du capital, pourrait-on dire). Ce que dit fondamentalement l’accumulation, c’est la séparation entre producteurs et moyens de production. L’enjeu de toutes les formes d’accumulation, c’est cette séparation. Lorsque des mouvements, des organisations, luttent contre cette séparation et réinstaurent l’accès aux moyens de production, ils sont défaits, et cette défaire doit être comprise à chaque fois comme une forme d’accumulation. De Angelis donne comme exemple la tentative des Diggers au XVIIème siècle, une tentative visant à combattre les enclosures. La ré-installation des enclosures est un acte d’accumulation.
Est-ce la même idée que l’on retrouve au centre du propos de Moore, avec la distinction entre l’exploitation et l’appropriation ? Moore présente l’appropriation comme une expansion à travers l’espace, et l’exploitation, comme une accélération du temps (ou par le temps : through time), par l’intensification de la productivité. L’appropriation, c’est celle des territoires bien sûr (les communaux ou les territoires « vierges » du Nouveau monde), mais aussi celle des activités qui ne sont pas reconnues comme du travail, dont les paradigmes sont le labeur de l’esclave et le care, l’attention et le soin donnés gratuitement avant tout par les femmes. On serait tenté de comprendre l’appropriation comme une nouvelle version de l’accumulation « primitive » perpétuellement reconduite, mais ce n’est pas ce que nous dit Moore. Il admet bien sûr la thèse de l’accumulation perpétuée, mais il s’agit précisément de la mener plus loin (Ciwl, 67).
L’accumulation elle-même, c’est l’ensemble des formes de violence politique (dites à tort « extra-économiques ») qui permettent au capitalisme d’imposer ses conditions d’existence (je renvoie à la première séance de la deuxième année). Les enclosures sont une forme d’acte d’accumulation de même que l’est, là où elle s’avère nécessaire, la ré-imposition des formes qui permettent de générer la survaleur relative, contre les éventuelles conquêtes du mouvement ouvrier.
Selon Moore il faut donc distinguer deux choses : l’accumulation par capitalisation, et l’accumulation par appropriation. « L’expansion géographique du capitalisme privilégie parfois, et seulement de façon partielle, la marchandisation. Le plus souvent, la priorité est la projection du pouvoir capitaliste sur des domaines de reproduction encore non capitalisés : des natures humaines et extra-humaines encore non-marchandisées » (Ciwl, 102). L’accumulation par capitalisation procède notamment par la création de nouveaux marchés (privatisations), ou par la simplification, la rationalisation et la réorganisation de la production à l’intérieur de la zone de marchandisation (Ciwl, 111). Augmenter la productivité du travail, c’est bien un problème central pour le capitalisme, et Moore ne conteste pas qu’il soit au cœur de sa définition (Ciwl, 53).
Mais l’essentiel est pourtant ailleurs, dans ce qui permet cette exploitation, et ce qui la permet, c’est donc ce que Moore appelle l’appropriation. Celle-ci, est un type particulier de conquête d’espaces nouveaux ; une conquête qui permet la mobilisation, l’enrôlement des activités humaines et extra-humaines que l’on trouve sur ces territoires (c’est pourquoi il me paraît artificiel de la rapporter seulement à l’expansion spatiale, et c’est Moore lui-même, comme Harvey d’ailleurs, qui insiste constamment sur l’articulation espace-temps ; nous allons y revenir dans la discussions avec Élise). Mais cette mobilisation, cet embrigadement, cette mise au travail ne passe pas par la constitution en force de travail rémunérée. Ce qui est mobilisé, c’est un travail gratuit. Un travail qui produit bien des richesses, mais qui n’entre pas dans les comptes de la valeur. Le travail des esclaves, le travail féminin ou domestique, le travail des cours d’eau pour absorber la pollution des sols ou celui des animaux pour fournir aux humains des tonnes de viande inutile, c’est un travail, mais un travail qui n’est pas reconnu comme travail, qui n’est littéralement pas compté comme travail, et qui donc n’a pas à être payé. Il n’est pas compté, ce qui veut dire, dans le monde du capital, qu’il n’apparaît pas. « Car le capitalisme n’est pas simplement un système de coûts non payés (“externalités”). C’est un système de travail non-payé (“invisibilités”) » (Ciwl, 64).
Le travail gratuit, c’est bien un travail de la nature, dont nous sommes. Ce sont bien l’océan, l’atmosphère, les forêts, les esclaves plus que jamais nombreux et les consommateurs/fournisseurs de donnée qui travaillent, d’un travail plus essentiel encore, pour le capital, que le travail « productif » des salariés. L’océan ou les forêts ne travaillent certainement pas comme un entrepreneur, et pourtant ils sont bien mis au travail et sans leur activité (absorber la pollution pour continuer à donner un milieu de vie à la faune marine, régénérer le milieu après des coupes rases, etc.), les circuits de la valorisation ne pourraient fonctionner. Car ils n’existeraient pas par exemple sans le flux continu de ce que nous nous sommes accoutumés à appeler « matières premières » ; ils ne fonctionneraient pas non plus, et Moore insiste beaucoup sur ce point, s’il n’y avait pas de flux continus de nourriture, pour à la fois sustenter la force de travail et en diminuer les coûts (cheap food).
6)De l’insistance sur la mise au travail (Ciwl) à l’insistance sur le « cheap » (Seven cheap things)?
3. Relations de valeur
Si le processus d’appropriation suppose bien un travail de la nature, comment se pose alors sous cet angle la question de la valeur ? Il nous faut ici examiner la distinction centrale que pose Moore entre la forme-valeur et les relations de valeur.
Les théories critiques du capitalisme se sont centrées sur l’analyse de la forme-valeur, et par là Moore entend la description du procès formel de l’exploitation, l’extorsion de survaleur à partir du surtravail exploité. Ces théories, on l’a vu la dernière fois, se veulent objectives, et reprennent l’idée centrale de la théorie libérale selon laquelle il y a une mesure objective de la valeur, qui est le temps de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise (postulat nécessaire pour démontrer l’existence d’une survaleur issue d’un surtravail). Ce postulat central leur fait rater l’extension des relations de valeur, le tissu relationnel au sein duquel seulement s’inscrit le rapport d’exploitation.
Moore ne conteste pas la théorie de l’exploitation, il en admet la pertinence ; il admet même que, à l’intérieur de la sphère de la marchandisation capitaliste, la valeur soit mesurée par le temps de travail socialement nécessaire ; et que le travail humain puisse être dit seul à produire directement de la valeur (Ciwl, 299), dans la mesure où il est le seul type de travail à pouvoir être intégré dans les circuits de l’échange, et donc à pouvoir être payé. Le travail de la nature (des esclaves, des « femmes »…) n’est pas payé et donc ne produit pas directement de la valeur (Ciwl, 65).
Ce travail ne peut être compté comme travail abstrait, mesurable, socle supposé des échanges. Et pourtant, nous dit Moore, « et c’est un très gros et pourtant – la valeur comprise comme travail abstrait ne peut être produite si ce n’est par le concours du travail/énergie (work/energy) non payé ». Ce qui conduit à cette conclusion inévitable : « la forme-valeur n’est pas la même chose que les relations de valeur. La “marchandisation de tout” ne peut être soutenue que par un procès incessant de renouvellement – oui, des forces de production, mais aussi des relations de reproduction. Les relations de reproduction traversent les frontières entre travail payé et non-payé et entre humains et non-humains. Dès lors, la condition historique du temps de travail socialement nécessaire, c’est le travail non-payé (unpaid work) » (Ciwl, 65).
Une conséquence de ce développement, c’est que la valeur-travail n’est ni une réalité objective, ni un mirage. Elle fonctionne – elle est une fiction opérante, au sein de la sphère de la marchandisation. Plus exactement, elle est une fiction qui permet l’occultation des rapports d’exploitation. Lorsque Marx débusque ces rapports derrière les rapports entre les choses (le « caractère fétiche… »), il déconstruit l’opérativité de cette fiction – car le problème est bien, et sur ce point au moins Postone a raison, de faire la critique de cette valeur-travail. Mais la mise au jour du caractère délirant de la supposition de valeur dans le monde capitaliste (« Quand je dis qu’un habit, des bottes, etc., se réfèrent à la toile [l’argent] comme incarnation générale du travail abstrait, le caractère délirant de cette expression saute aux yeux ». Le Capital I, p. 87) n’est pas le fin mot du de l’existence du capital. Ce que Marx n’a pas vu, focalisé sur l’exploitation industrielle, c’est l’extension des relations de valeur, qui ne se laissent pas ramener aux calculs de l’extorsion de survaleur.
Ce que je veux souligner ici, c’est que la valeur est un inexistant qui est bien quelque chose. Elle a plusieurs formes dans la pensée libérale ou néolibérale – la valeur-travail, mais aussi, on l’a vu, la valeur-utilité. Qu’il y ait plusieurs formes ne signifie pas que la pensée des militants du capital soit livrée aux contradictions ; du moins celles-ci ne sont-elles pas embarrassantes dans la mesure où la valeur, qui n’est pas objective, permet de produire des modèles de comportement (comme on l’a vu dans la séance précédente à travers la critique formulée par Orléan), et plusieurs modèles peuvent être fonctionnels. L’important, pour les penseurs militants de l’économie, c’est que les êtres sociaux et naturels restent pris dans les relations de valeur, c’est-à-dire dans les circuits étendus de la valorisation. Et pour cela, il faut non seulement dissimuler les rapports d’exploitation, mais aussi une mise au travail bien plus large que ces rapports permettent à leur tour de dissimuler.
(J’insiste sur le « dissimuler », qui n’est pas fréquent dans l’approche que l’on propose avec Patrizia. Mais pour Moore, il s’agit bien de révéler quelque chose, qui n’est pas vu – il en allait de même pour Marx.)
Faire la seule critique de l’exploitation, c’est avoir une vision tronquée du fonctionnement et de l’existence même du capitalisme. La focalisation critique sur l’exploitation aura eu pour conséquence l’invisibilisation de ce qui conditionnait plus largement l’existence même de l’économie capitaliste, et c’est cette même invisibilisation qui est au cœur de la stratégie du capital – on peut alors parler sur ce point d’une alliance objective entre théorie critique et militants du capital.
Il s’agit donc de considérer le travail gratuit comme l’élément central des relations de valeur, une centralité que la théorie critique n’a pu mesurer jusqu’ici, limitée par les présupposés qu’elle partageait avec les théories libérales et l’orthodoxie marxiste (Ciwl, 71). On le voit dans la citation que j’ai donnée tout à l’heure, les relations de valeur renvoient avant tout aux relations de « reproduction » qui ne sont pas comptabilisées dans la logique du capital. Pour permettre à la machinerie capitaliste de fonctionner, il faut un espace relationnel, un champ de relations qui n’entre pas dans les calculs de l’économie objectiviste, mais qui soutient son existence. Ce champ, ce tissu relationnel est fait bien sûr par des relations de pouvoir, inscrites ou non dans des structures juridiques, qui concernent aussi bien les rapports ente humains qu’entre humains et non-humains ; mais aussi par des relations affectives (familles, couples), ou par des relations de connaissance, d’objectivation. Ce sont ces différents types de relations qui permettent de mettre à disposition du capital les cheap things (cheap work, cheap food, cheap care, cheap nature, etc.).
7)On n’oubliera pas les relations au sein du procès de production, y compris le procès de production industrielle le plus standardisé : Marx insistait sur le fait que le capital payait chaque ouvrier, mais qu’il ne payait pas la coopération des ouvriers.
8)Je ne reviens pas sur les points sur lesquels j’avais insisté dans ma première présentation des thèses de Moore, notamment sur l’asymétrie nécessaire entre la zone d’appropriation et la zone d’exploitation ; la première doit être maintenue toujours bien plus étendue que la seconde. C’est la condition pour agir au sein même de la zone d’exploitation : « augmenter la productivité du travail implique une augmentation encore plus grande du volume d’énergie et de matières premières (capital circulant) par unité de temps de travail » (102). C’est ainsi seulement que le capitalisme peut toujours déplacer sa propre limite, sachant que cette limite, c’est le capital lui-même, comme dit Marx ; ou plus exactement, c’est la capitalisation : plus il intègre d’éléments dans la zone de marchandisation, plus il doit assumer lui-même les coûts de la reproduction de ces éléments (154) ; et ce qui est un temps condition de son expansion devient ainsi une entrave pour cette expansion. C’est pourquoi la plupart du temps « le capitalisme ne s’étend pas en étendant le domaine de la marchandise en tant que tel ; il s’étend pour déplacer la balance de l’accumulation vers l’appropriation » (Ciwl, 102).
4. Boucle de destruction
Il y a une tendance à l’épuisement de ce qui entre dans le procès de travail, inhérente au capitalisme (Ciwl, 158). Mais cela se dit à la fois de la force de travail qu’il s’agit de rendre toujours plus productive et de l’ensemble des forces mises au travail pour soutenir cette productivité – du tissu relationnel qui soutient la force de travail en tant que telle. D’un côté, la force de travail est sommée d’être toujours plus productive, et c’est la mise au travail gratuite qui contrebalance son épuisement (« Les relations de valeur incorporent un double mouvement. À l’intérieur de la sphère de la marchandisation, l’exploitation de la force de travail règne. Mais cette suprématie n’est possible, étant donnée sa tendance à l’auto-épuisement, que dans la mesure où l’appropriation de natures non-marchandisées contrebalance cette tendance » ; Ciwl, 68). Mais de l’autre, cette mobilisation de la nature non-marchandisée entraîne aussi l’épuisement de cette dernière, et cet épuisement est lui-même la conséquence de la non prise en compte de la dévastation des milieux naturels : « La valorisation exclusive du travail social abstrait – de la productivité du travail – favorise un développement socio-écologique qui entraîne l’épuisement rapide de la nature (en incluant la nature humaine), tant que des surplus d’approvisionnement extérieurs [à la zone de marchandisation] peuvent être assurés » (Ciwl, 58).
On a là la boucle de destruction mise en œuvre pour l’existence même du capital. Dans cette boucle, la science moderne aura eu un rôle essentiel. La science a eu selon Moore une fonction de premier plan dans la mesure où elle a tracé une ligne de partage entre ce qui relevait de l’action humaine et tout le reste, rapporté dès lors à une nature extérieure. La science a inventé l’extériorité de la nature, elle a généré une « nature sociale abstraite » qui a été le complément indispensable du travail social abstrait. La fonction de la connaissance a été de rendre la nature extérieure, pour pouvoir ne pas la compter – et « Le capital ne donne de la valeur qu’à ce qu’il peut compter » (Ciwl, 112).
9)Le paradoxe est que, aujourd’hui, le mouvement anti-climat s’appuie sur les données de la science (rapport du GIEC) ; D’une façon plus générale, la science participe du « réenchantement du monde » (Balaud/Chopot), conformément à la volonté de Prigogine et Stengers il y a quelques décennies, lorsqu’ils appelaient à une « nouvelle alliance » avec la nature par le biais des sciences.
Un autre élément central dans la boucle de dévastation mise en œuvre pour le capital est l’argent. Si ce que l’argent « représente » n’est pas bien clair, sa fonction, en revanche, l’est parfaitement : « L’argent est essentiel pour le capitalisme historique parce qu’il est central pour trois processus interconnectés : 1) la capacité à mettre à part [à séparer du reste] une partie de l’activité humaine, le travail rémunéré, qui permet de lui conférer une valeur spéciale ; 2) la dévaluation ou dévalorisation du reste de la nature, qui permet de mettre au travail cette nature gratuitement ou au plus bas prix ; 3) gouverner (piloter : governing) la relation évolutive entre capitalisation et appropriation » (Ciwl, 61).
Fonction, donc, triplement décisive. L’argent c’est tout d’abord ce qui permet de dire ce qui compte ; conséquemment, il permet d’oublier ce qui ne compte pas. Valoriser le travail humain, ou plutôt cette part au fond très réduite du travail humain qui est rémunérée, cela permet avant tout de dévaloriser tout le reste, d’indiquer que tout ce reste, tout ce qui ne compte pas comme travail, ne compte pas du tout, n’est pas pris dans les comptes de la valeur.
Ce jeu de valorisation/dévalorisation permet de structurer le double processus qui permet au capital d’exister : l’exploitation du travail rémunéré, reconnu comme tel, à travers les formes multiples qui permettent d’en augmenter la productivité ; l’appropriation du travail dévalué, non-reconnu, et gratuit.
Si l’argent peut séparer ce qui compte et ce qui ne compte pas du point de vue de la production de valeur, il est bien par là même le medium par lequel le capitalisme historique distingue et articule ce qu’il doit faire entrer dans la logique marchande et ce qui ne doit pas y entrer pour que cette logique puisse régner.
C’est ce qui est dit aussi très clairement dans Seven cheap things… : « Money is the medium through wich capitalism operates » (Moore et Patel, 25). Dans ce livre, Moore et Patel insistent sur la financiarisation en tant que, loin d’être un processus récent, elle accompagne toujours la fin d’un cycle d’accumulation, attaché à un leadership particulier (Pays-Bas, puis Angleterre, puis USA aujourd’hui ; les auteurs reprennent ici les thèses de Giovanni Arrighi). Lors de cette fin de cycle, au lieu de construire des industries onéreuses, d’engager une force de travail récalcitrante, il vaut mieux faire des paris sur le futur, et développer le crédit. La cheap money, ce sont les emprunts à faible taux d’intérêt (« cheap money means one thing above all : low interest »), qui permettent de faire circuler la monnaie. « Le crédit est l’élément vital (lifeblood) du capitalisme. Si le travail, l’énergie, la nourriture et les matières premières cheap sont les conditions nécessaires de l’expansion capitaliste, le crédit cheap les rend tous possibles » (Moore et Patel, 68).
5. Reconnaissance et refus
Voilà donc pour la reprise des thèses de Moore, qui avaient été convoquées la première année, et dont j’ai reparlé cette année dans la deuxième séance. Le problème maintenant est de savoir quel usage peut être proposé de ces thèses. Il me semble que Moore donne le cadre qui permet de comprendre le contexte (le contexte global – je reviendrai sur ce terme la prochaine fois) dans lequel s’inscrit l’objet central de notre séminaire, qui n’est justement pas un objet : la subjectivation politique, et ses modes d’occurrence singuliers. Le séminaire de l’année prochaine sera tourné vers l’investigation de ces singularités. Celui de cette année, du moins dans la partie dont je m’occupe, s’intéresse avant tout à ce contexte global, non en tant qu’il déterminerait l’existence où les formes de la subjectivation (c’est précisément la thèse que nous rejetons), mais en tant qu’il conditionne bien en revanche le type de prises qu’une subjectivation politique peut trouver sur le monde tel qu’il va.
Or cette description du contexte ne peut elle-même se faire (dans ce séminaire, et par différence sans doute avec Moore quand il écrit son ouvrage) que « en subjectivité ». Par là, en l’occurrence, j’entends : non depuis une lutte, un mouvement ou une organisation existants ; mais du point d’une prise possible sur ce contexte global en tant que tel. Cette prise, c’est celle du refus de la mise au travail – disons que c’est par ce biais que je propose de lire les différentes luttes que l’on peut répertorier sur l’ensemble de la planète, qu’elles aient pour enjeu la défense d’un territoire particulier, les exigences globales qui devraient découler du savoir disponible sur le changement climatique, le rejet des conditions toujours plus difficiles d’une mise au travail au service des plus riches, ou le refus de laisser un gouvernement fasciste décimer ce qui reste de forêt amazonienne avec ses habitants humains et non-humains.
C’est la proposition politique évoquée dans la deuxième séance, qui était soutenue par une articulation (un « montage ») entre les thèses de Moore et l’approche de Tronti. Une articulation par laquelle je propose de ré-inscrire la thématisation du refus du travail en tant que « stratégie », telle qu’elle était pensée dans les années 1960, dans le contexte décrit par Moore, à savoir celui d’un épuisement possible des formes par lesquelles le capitalisme s’est approprié l’activité des vivants (sur la base de la dialectique exploitation/appropriation).
L’analyse de Tronti était bien sûr centrée sur la logique de l’exploitation, mais il mettait au jour, dans cette logique, ce que les théoriciens marxistes ne parvenaient généralement pas à voir. Disons que ceux-ci cherchaient la subjectivité du côté de l’idéologie, alors qu’elle devait être trouvée dans le travail vivant. C’est là que pouvait être trouvée l’affirmation du refus.
Dans l’approche de Tronti, il fallait nettement distinguer la valeur du travail, qui selon lui n’existe pas (ou plutôt : qui ne peut être qu’un mot d’ordre socialiste, et non un concept communiste) de la valeur d’usage du travail vivant. C’est dans cette valeur d’usage, c’est-à-dire dans sa consommation productive au cours du procès de travail, que réside le secret de l’exploitation. Et c’est dans le refus de cette consommation productive que le travail vivant pouvait devenir foyer de subjectivation politique, en luttant pour son autonomie.
La lutte est une lutte pour l’autonomie, qui n’est aucunement une émancipation, si l’on entend par là une manière de se soustraire à la domination et de développer pour son propre compte une liberté nouvelle. Car on ne conquiert une autonomie que si l’ennemi perd la sienne. « Autonomie » indique l’enjeu de l’antagonisme, l’enjeu du travail de la division politique, en indiquant une essentielle asymétrie : c’est l’ennemi qui, même s’il rêve de conquérir son autonomie, ne peut structurellement l’atteindre. Et c’est cela avant tout qu’il faut savoir lui objecter – lui objecter en acte, parce qu’il n’en acceptera pas la démonstration.
La question est de savoir comment peut s’opérer la transposition d’une problématique centrée sur le travail ouvrier à une problématique qui étend considérablement le concept de travail, où il est question d’une mise au travail généralisée, étendue à l’ensemble des êtres de nature.
Dans son ouvrage The Progress of this storm, Malm construit un concept d’autonomie de la nature qui permet selon lui de relire la tradition opéraïste. Malm n’a pas tort de convoquer un concept de « nature » irréductible aux diverses déconstructions et « hybridations » dont il a fait l’objet. On peut le suivre également quand il nous dit que l’autonomie de la nature est un enjeu politique ; car c’est bien avec l’opéraïsme (et ses suites : voir La Horde d’or) que le concept d’« autonomie » en est venu à désigner, non une forme de vie émancipée de la domination, mais l’enjeu de la bataille entre le capital et son ennemi – l’enjeu de la division politique.
Le problème est que dans ce livre, Malm fait une double erreur : d’une part, il parle de l’autonomie du « travail », et non du travail vivant, ce qui a pour effet de rendre ses formulations ambiguës. Mais surtout, le fait que la nature soit autonome se comprend pour lui au regard du procès de « capitalisation », c’est-à-dire au regard de ce que le capitalisme prend en charge, ce dont il doit assurer par lui-même la reproduction. Or les forces humaines ou non-humaines au sens où il le dit qui se développent de façon autonome sont précisément les cibles de l’appropriation. Autrement dit, le concept de « nature » permet bien de saisir ce qui existe « sans nous », ce qui se développe et croît par soi-même, en l’absence d’intervention humaine. Mais ce qui se développe et croît ainsi est aussi ce qui est mis au travail.
L’autonomie entendue comme indépendance ontologique des processus naturels ne doit pas être confondue avec l’autonomie politique. Que serait une autonomie de la nature, entendue, dans le sillage de la tradition opéraïste, comme une victoire dans la bataille où elle est l’enjeu central (dans la mesure où l’autonomie politique implique une autonomie contre une autre, et donc l’existence de l’une au détriment de celle de l’autre) ? Malm s’empêche de poser le problème, d’une part parce qu’il conserve un concept humaniste de travail (il ne reconnaît donc pas un travail de la nature), d’autre part parce qu’il n’a pas élucidé ce que pouvait désigner exactement l’héritage de la problématique du travail vivant (faute de l’avoir même cernée, malgré les quelques citations concédées au courant « autonome »).
Cet héritage peut être plus clairement observé dans un article récent de Alyssa Battistoni (Bringing in the work of nature : from natural capital to hybrid labor, publié dans Political theory 45 ; article communiqué par Antoine Chopot). L’auteure cherche à faire reconnaître, tout d’abord aux théoriciens critiques du capitalisme, l’existence d’un travail de la nature, en s’appuyant notamment sur Moore, mais aussi sur les luttes féministes revendiquant un revenu ménager. Ce qui n’apparaît pas dans les comptes du capital, c’est le travail de la nature, d’une part, et le travail féminin d’autre part – Moore et Patel diraient : la cheap nature, d’une part, le cheap care, d’autre part. Il s’agit de faire reconnaître ce travail en tant que tel. Elle écrit : « je propose de concevoir la reproduction des conditions de vie sur Terre – la continuelle reconstitution d’un foyer commun vivable – comme une forme de travail collectif hybride » (Battistoni, 20). Un travail hybride (humain et non-humain), donc, et non un ensemble de « services écosystémiques », comme aime à le dire une certaine pensée écologiste, ou a fortiori un « capital » à gérer.
Or reconnaître le travail, dans le monde du capital, cela implique de le rémunérer. Mais que veut dire rémunérer le travail, s’agissant des non-humains ? Cette revendication vaut pour sa conséquence immédiate, à savoir précisément la prise en compte de l’impossibilité de cette rémunération. Et le fait même de faire face à cette impossibilité qui entraîne nécessairement, selon Battistoni, la question des autres types de rapport possibles à ces non-humains. La stratégie consistant à faire reconnaître leur travail ne se confond pas avec la supposition d’une objectivité de la valeur, et donc de sa mesurabilité, en particulier sa mesurabilité monétaire. Il s’agit au contraire de marquer les limites, très étroites, de cette mesurabilité. « Nous devons commencer à penser par-delà les formes monétaires de réciprocation (reciprocation) et à imaginer ce que Federica Giardini et Anna Simone appellent des “circuits de restitution” qui englobent les “conditions de vie” et la possibilité de construire une “existence heureuse” » (B, 24).
Mais le point le plus important est que la mobilisation de la catégorie de travail permet alors, tout à l’opposé de ce qu’implique la pseudo-objectivité de la valeur-travail, d’indiquer que le travail n’est qu’un angle très partiel, et au fond très étroit, de ce qui fait le tissu de nos relations, de nos activités et de nos vies (id.).
10)Moore et Patel insistent pour leur part sur l’importance de l’oisiveté, à laquelle une place aussi grande que le travail devrait être laissée. (Moore-Patel, Seven cheap things, 211-212).
Vouloir faire reconnaître le travail, c’est précisément le moyen de poser des limites à ce qui fait travail pour le capital – là où le capital vit précisément d’ignorer cette limite. Et cette stratégie (ignorer les limites du travail « productif »), on l’a vu, n’est pas un trait récent, c’est un trait constitutif de l’ensemble de son histoire. Obliger le capital à reconnaître le travail, c’est donc tout à la fois contrer cette stratégie et indiquer, contre lui, que la vie n’est pas vouée au travail.
La mise au jour d’un travail non compté et non valorisé est avant tout l’indication d’un point de subjectivation politique. Pour ce qui concerne la nature, la notion de travail, nous dit Battistoni (en faisant la même erreur que Malm : parler de « travail » là où il vaudrait mieux dire « travail vivant » ou même « force de travail », mais peu importe ici), convoque un sujet, ce qui veut tout d’abord dire : tout autre chose qu’un stock de ressources qu’il s’agirait de savoir gérer. La référence au travail hybride doit donc se comprendre comme « une déclaration politique d’appartenance collective » (B, 21). Une déclaration qui prend en compte le bien-fondé des exigences du nouveau matérialisme, selon lesquelles il s’agit d’inclure le non-humain dans notre monde politique, « tout en reconnaissant que ce monde est formé (shaped) par les rapports économiques » (id.). (C’est la reconnaissance de cette toile de fond politique que l’on ne trouve pas dans les approches « éthiques » du refus de la monétarisation qui insistent sur la « valeur intrinsèque » de la nature, etc.)
La seule chose que l’on pourrait ajouter est que cette stratégie de la mise au jour d’un travail non payé dont on exige la reconnaissance était dans les années 1960 en Italie indissociable de (et non pas alternative à) l’organisation du refus. Conquérir l’autonomie, c’était tout d’abord organiser le refus du travail dans les usines, et cette organisation pouvait avoir comme vecteur le mot d’ordre du salaire garanti. La stratégie proposée par Battistoni n’est en tout cas envisageable que sur le fond d’une telle organisation.
Mais c’est bien ce qu’elle indique elle-même : ce que permet la référence au travail, c’est l’affirmation d’un pouvoir collectif contre la logique économique » (B, 24). Parler de la nature comme « co-ourvière », c’est en ce sens « un choix conscient et délibéré de placer les travailleurs humains avec la nature non-humaine contre les formes destructrices des pratiques économiques et de la distinction ontologique » (B, 22) ; cette distinction issue des dispositions du savoir moderne qui ont permis de construire l’extériorité de la nature, dont l’importance pour l’histoire du capitalisme historique, on vient de le voir, est également soulignée par Moore.
Organiser le refus de la mise au travail gratuite des êtres de la nature, c’est donc rompre avec une certaine logique, et cette rupture enveloppe une affirmation : disons l’idée, c’est-à-dire la perception claire de ce que peut être le monde, le seul monde qu’il y ait pour nos existence, une fois délivré de la « loi de la valeur », de la loi de la valorisation.
6. Présent
Le samedi 16 mars 2019, la jonction tant attendue entre les gilets jaunes et le mouvement pour le climat a bien eu lieu, sur fond de belles images de Fouquet’s en flammes. On n’attendrait pas grand-chose des mobilisations pour le climat si elles étaient portées seulement par les associations qui veulent proposer des solutions alternatives, et voient par exemple dans une finance repensée une perspective viable. Depuis que les lycéens et les étudiants ont choisi de relayer la grève des vendredis, quelque chose de nouveau est susceptible d’émerger, et cette nouveauté peut désormais se composer avec celle des Gilets jaunes. De fait, il y a une parenté essentielle entre ces mouvements.
Leur premier trait commun concerne leur rapport à la souveraineté, c’est-à-dire leur refus de jouer encore le jeu de la représentation : dans les deux cas, on n’attend pas grand-chose de ceux qui sont censés être nos représentants.
Le deuxième trait commun est aussi celui d’une défiance, cette fois envers les organisations qui étaient censées porter, d’un côté, la contestation sociale, de l’autre, la contestation écologique. Dans les deux cas, on ne confie plus la mise en acte de la contestation à ceux qui s’en étaient fait une spécialité, et qui ont montré, au mieux, leur inefficacité, au pire leur complaisance.
Le troisième concerne la mise au travail. Vous me direz que ces mouvements n’en parlent pas, du moins pas dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui ; c’est donc une interprétation, seulement, qui permet de voir qu’ils portent cette question. Admettons, mais alors, il s’agit bien de relier ces mouvements en tant qu’ils rassemblent les éléments dont j’ai présenté aujourd’hui l’articulation conceptuelle, via Moore.
La critique de l’exploitation n’est pas dite, dans le mouvement des gilets jaunes, avec les mots habituels, ces mots que le discours syndical et plus généralement celui de l’extrême-gauche est parvenu à rendre inefficients. Mais il s’agit bien, et peut-être d’une façon plus directe, d’exprimer une haine de classes ; il s’agit bien de mesurer la distance entre les riches, qui commandent, et les autres, qui ne sont pas du tout intégrés de la même manière dans le jeu de l’économie. (Rappelons-nous ce qui a été évoqué la dernière fois : il y a deux types de monnaie, celle avec laquelle les uns et les autres s’arrangent pour payer loyers, nourriture ou gazole, l’autre qui est réservée aux usages des propriétaires des moyens de valorisation.)
Quant au mouvement pour le climat, il porte bien la critique de la mise au travail des non-humains, tout au moins de ses conséquences. Celles-ci se disent tout d’abord au regard du futur qui est fait à l’humanité elle-même, ce futur qu’incarne précisément la jeunesse – c’est le vecteur de subjectivation de ce mouvement, pour le moment : un refus d’être désappropriés de l’avenir par ceux qui n’auront pas à le vivre. Mais il porte bien l’exigence de modifier l’entente même de la politique par la prise en compte de la transformation accélérée, et dévastatrice, des milieux naturels. Par « politique », le mouvement semble encore entendre l’action de l’État, qu’il interpelle ; mais il ‘interpelle pour avérer son incapacité à agir. En ce sens, les grèves du vendredi sont bien l’indication de ce qu’une tout autre entente de la politique, « à distance de l’État » comme dirait Badiou, doit être cherchée.
Faire payer les riches, d’un côté ; de l’autre, organiser le refus, non pas directement de la mise au travail généralisée, mais du moins de ses conséquences. Nous en sommes là, avec l’idée que le futur est devenu comme tel un enjeu de la lutte politique, quant à son existence même, et à notre capacité d’y répondre.
References
1. | ↑ | Un passage étrange, en réalité, car s’il y a bien une différence entre l’abeille et l’architecte, elle réside plutôt dans le fait que celui-ci ne laisse précisément pas ses constructions « dans sa tête », et qu’il les projette, à l’aide de quelques instruments et de quelques savoirs appris, sur du papier, ou dans des modèles, ou des constructions ; c’est pour cela seulement qu’il peut corriger, changer, ou recommencer à zéro… |
2. | ↑ | Moore et Patel citent ce passage dans Seven cheap things (102) et ils se réfèrent à la discussion ouverte notamment par Foster à partir de ces lignes, qui font partie du corpus permettant de parler d’un « Marx écologiste ». Sur la question du « métabolisme », Moore insiste sur la différence entre between et through (Ciwl, 78). |
3. | ↑ | Marx dans les Notes sur Wagner : ce n’est pas la valeur qui se scinde en valeur d’usage et valeur d’échange (déduction abstraite de mauvais professeur hégélien), c’est la marchandise qui est, d’une part, valeur d’usage, et d’autre part valeur. |
4. | ↑ | Le travail hors-capital, ce serait un travail sans mise au travail, sans appropriation du travail d’autrui : peut-on imaginer cela ? Ce qui serait nécessaire, disons les activités de subsistance par exemple, l’appellerait-on encore « travail » hors du capitalisme ? Et surtout : serait-ce seulement une question « terminologique » (par quoi on entend généralement que ce n’est pas un vrai problème, mais seulement un malentendu qui tient à l’usage arbitraire de certains termes) ? Le travail qui ne serait pas le travail pour le capital, nous pouvons bien sûr en avoir une image claire au cas par cas, mais nous ne pouvons pas en avoir une image globale. En attendant d’entrevoir des réponses à ces questions, nous garderons cette approche du travail comme ce qui ne peut se comprendre, pour nous, que depuis la mise au travail pour le capital. |
5. | ↑ | Nous avons évoqué, l’an passé, le texte intitulé « Le secret de la marchandise » (Les Bords de la fiction, p. 65 sq.) où Jacques Rancière parle des deux fictions qui se disputent l’espace théorique du tome I du Capital : d’une part celle de la nécessité qui découle de la description du mécanisme de l’exploitation ; d’autre part celle de la contingence qui marque le récit de l’accumulation dite « primitive ». |
6. | ↑ | De l’insistance sur la mise au travail (Ciwl) à l’insistance sur le « cheap » (Seven cheap things)? |
7. | ↑ | On n’oubliera pas les relations au sein du procès de production, y compris le procès de production industrielle le plus standardisé : Marx insistait sur le fait que le capital payait chaque ouvrier, mais qu’il ne payait pas la coopération des ouvriers. |
8. | ↑ | Je ne reviens pas sur les points sur lesquels j’avais insisté dans ma première présentation des thèses de Moore, notamment sur l’asymétrie nécessaire entre la zone d’appropriation et la zone d’exploitation ; la première doit être maintenue toujours bien plus étendue que la seconde. C’est la condition pour agir au sein même de la zone d’exploitation : « augmenter la productivité du travail implique une augmentation encore plus grande du volume d’énergie et de matières premières (capital circulant) par unité de temps de travail » (102). C’est ainsi seulement que le capitalisme peut toujours déplacer sa propre limite, sachant que cette limite, c’est le capital lui-même, comme dit Marx ; ou plus exactement, c’est la capitalisation : plus il intègre d’éléments dans la zone de marchandisation, plus il doit assumer lui-même les coûts de la reproduction de ces éléments (154) ; et ce qui est un temps condition de son expansion devient ainsi une entrave pour cette expansion. C’est pourquoi la plupart du temps « le capitalisme ne s’étend pas en étendant le domaine de la marchandise en tant que tel ; il s’étend pour déplacer la balance de l’accumulation vers l’appropriation » (Ciwl, 102). |
9. | ↑ | Le paradoxe est que, aujourd’hui, le mouvement anti-climat s’appuie sur les données de la science (rapport du GIEC) ; D’une façon plus générale, la science participe du « réenchantement du monde » (Balaud/Chopot), conformément à la volonté de Prigogine et Stengers il y a quelques décennies, lorsqu’ils appelaient à une « nouvelle alliance » avec la nature par le biais des sciences. |
10. | ↑ | Moore et Patel insistent pour leur part sur l’importance de l’oisiveté, à laquelle une place aussi grande que le travail devrait être laissée. (Moore-Patel, Seven cheap things, 211-212). |