séance 6 : Soleil seul prolétaire

Soleil seul prolétaire

Je voudrais commencer par évoquer en quelques mots (1) les espérances portées aux XIXème siècle, et les déceptions qui les attendaient. En quelques mots aussi, (2) évoquer la révolution russe qui a voulu accomplir ces espérances, et son échec. Ces éléments introductifs permettront de cerner la fonction de la guerre. À distance du conflit proprement guerrier, nous pourrons concevoir (3) la politique comme conflit avec l’économie. Nous pourrons alors évoquer (4) quelques points de conflictualité spécifiques aujourd’hui, et (5) concevoir le ressort de l’économie comme mise au travail des vivants, de leurs milieux et de leur temps. On disposera alors d’une entente clarifiée de ce qu’est la division politique, et tenir à l’écart ce qu’on pourra appeler (6) les fausses divisions politiques. On conclura ce bref voyage par l’évocation d’une sorte d’utopie kafkaïenne.

1. Guerre mondiale

Pour commencer, revenons à la formule trontienne : la politique est l’interruption de la guerre. Nous allons voir que l’inverse est également vrai.

Dans son livre la Politique au crépuscule, Tronti associe l’idée que la politique est l’interruption de la guerre à une lecture de l’histoire, et plus précisément, de la différence entre le XIXème et le XXème siècle. Le premier est, comme l’écrit Hobsbawm, « l’âge des révolutions » (c’est du moins le titre du première tome de son étude, consacrée à la période 1789-1848) ; dans les termes de Tronti, c’est la période de la « grande politique » : « Voilà la grande politique : organiser le conflit sans déchaîner la guerre » (65). La grande politique ne veut pas le conflit pour lui-même, mais pour la libération des puissances de la vie emprisonnées dans la société bourgeoise, pour l’instauration de nouveaux rapports humains et pour l’égalité de tous.

En plein milieu de ce siècle, Marx parlait d’une révolution humaine, par-delà la révolution politique. En cela, il héritait des programmes de ce qui n’était pas une discipline naissante, mais un projet d’accomplissement de la révolution française : l’esthétique. Ce que montre Rancière dans Aisthesis, c’est bien que la révolution pensée par Marx doit être envisagée dans le sillage de cet « idéalisme humaniste » qui a voulu un bouleversement des formes de la sensibilité, des capacités supposées et effectives du sentir, et du partage de ces capacités. Ce sont bien ces perspectives d’une révolution sensible (Rancière se réfère à Schiller, Tronti à Lessing) qu’ont en vue les révolutionnaires du XIXème siècle.

1)Peu importe ici les critiques plus ou moins ajustées faites à cet idéalisme humaniste. Notons seulement que l’on peut lire les visées révolutionnaires du XIXème siècle à la lumière nietzschéenne de « l’outre-homme », comme le fait Tronti (34).

Mais l’âge des révolutions, dans la périodisation de Tronti, s’arrête en 1914. Car à ce moment-là, c’est bien la guerre qui prend le dessus, et qui met un terme aux espérances de libération humaine. Si la lutte de classe parvenait à traduire la guerre en politique (31) en substituant aux visées de conquête des esprits impérialistes ou bourgeois celles du renouvellement radical de ce que pouvait signifier être humain et habiter la Terre, le capitalisme a réussi à retourner ce retournement, et à installer une guerre destinée à ne plus prendre fin. « Le programme de reconversion de la guerre en politique est investi et renversé par le coup de tonnerre de 1914 » (33). Un « processus de libération humaine générale » s’était ouvert au siècle précédent, mais il a été interrompu, et « tout est retourné en arrière à partir de ce point » (32).

« Le capitalisme toujours répond à la politique par la guerre, quand la politique met en péril son existence » (41). Il fallait qu’il se défende à tout prix – au prix, en l’occurrence, de faire disparaître l’horizon même de la paix. Ce que Schmitt met au compte de l’activité du partisan, il faut bien plutôt le voir comme la solution d’un capitalisme qui prend acte de la menace que ses ennemis font peser sur lui.

On n’en conclura pas à l’identité entre les opérations de pouvoir du capitalisme et les opérations de guerre. Mais on pourra prendre acte de ce que la guerre qui convient au capitalisme depuis plus d’un siècle est une guerre mondialisée qui n’a pas vocation à s’arrêter un jour.

On l’a vérifié avec Hiroshima et Nagasaki, mais c’était vrai dès le déclenchement de la Première guerre mondiale : on ne peut plus parler de paix, même à venir, dans le cadre du rapport entre les États. Ce qu’il y a, c’est tout au plus une suspension, un katechon de la guerre mondiale ou, ce qui revient au même, une multiplicité de formes prises par cette guerre. Souvenons-nous du sous-commandant Marcos qui écrivait au commencement de la première guerre du Golfe : « la quatrième guerre mondiale a commencé ».

Cet état de guerre qui n’a désormais plus de contraire a donc été la réponse nécessaire à l’âge des révolutions, au cours duquel l’existence du capitalisme a réellement été menacée.

2. Guerre civile

On a pu parler à juste titre de « guerre civile mondiale » dans la mesure notamment où cette guerre mondialisée, on l’a dit la dernière fois, prend avant tout pour cible les populations, et ce de façon croissante tout au long du XXème siècle.

On pourrait être tenté de répondre à la guerre par une autre guerre, une guerre « asymétrique », qui prend acte de la disproportion des forces en présence (nous avions évoqué ce point dans la séance 2 à partir du texte de Arendt « Sur la violence » et des références qu’elle y faisait à l’analyse de Franz Borkenau). Qui prend acte de cette disproportion mais, pourrait-on dire, qui passe outre.

Passer outre, c’est s’installer dans l’horizon de la guerre civile (je ne fais pas allusion ici à la perspective défendue par Tiqqun il y a quelques années, qui reposait sur une revsitation du concept de « guerre civile », inspirée par l’approche de Clastres ; voir séance 2 de l’an passé). On peut penser à bien des formes de guerres asymétriques au sein de la guerre civile mondiale aujourd’hui. Mais je voudrais surtout revenir à ce qu’a pu signifier la guerre civile pour la révolution russe.

Aux yeux de Tronti, c’est bien Lénine qui a envisagé le rapport ami/ennemi à partir de « l’alternative entre révolution et guerre » : « contre la guerre comme histoire européenne, la politique comme révolution russe » (81). Mais précisément, la révolution a été suivie par la guerre civile. La révolution russe aurait pu renverser le renversement de 1914 ; elle aurait pu mettre fin à la guerre mondiale en tant que réponse aux luttes de classe du siècle précédent. Mais la guerre civile a marqué le coup d’arrêt de cette tentative.

Si l’on en croit l’historien Moshe Lewin (Russie/URSS/Russie, textes présentés par Denis Paillard, editions Syllepse) c’est avec la guerre civile que le projet révolutionnaire s’est effondré. Dans son article, « La guerre civile », il détaille les raisons de son diagnostic. J’en retiendrai seulement un trait saillant. Lewin note que c’est au cours de la guerre que les membres du parti bolchevique ont été amenés à changer : « ils se transformaient eux-mêmes et acquéraient une nouvelle identité, même si, au début, ce processus n’était pas vraiment perceptible. Ces transformations étaient rapides, elles touchaient tous les aspects de la vie du parti et concernaient de nombreux principes comme les liens avec les masses, les structures d’organisation, les modus operandi, la composition sociale, les modes de gouvernement et le style de vie » (99).

Non seulement les membres du parti « se transformaient eux-mêmes », mais le parti lui-même, à la fin de la guerre civile, avait été considérablement reconstruit. Il était désormais constitué essentiellement, à la fin de la guerre civile, par des personnes arrivées pendant la guerre, des personnes ayant « une culture politique militaire, pour ne pas dire militariste » (119).

Le résultat est que « le parti s’est militarisé et est devenu hautement centralisé, en état de mobilisation permanente pour des actions disciplinées. […] Le Centre devint tout-puissant, quelque chose de regrettable mais inévitable dans les conditions de la guerre. La situation l’exigeait effectivement » (118). Cette centralisation s’est bien sûr poursuivie après la guerre.

La guerre civile a entraîné la rigidification d’un appareil politique qui n’a dès lors plus cessé de s’autonomiser. Cette autonomisation de l’appareil politique correspond à une autonomisation de la forme organisationnelle. Le Parti révolutionnaire qui arrive au pouvoir va fonctionner selon une logique qui lui sera propre, et qui va d’ailleurs avoir une histoire pleine de brisures et de remaniements. Il ne retrouvera pas la prise sur le réel des mouvements de lutte qu’il pouvait avoir au début de la révolution.

On pourrait dire que l’histoire de la Russie soviétique est celle d’une erreur sur la place de la forme. On y a reconduit le postulat d’une mise en forme de ce qui est dès lors pris comme matière passive : c’est une erreur sur ce qui constitue la réalité de cette « matière ». Cette erreur a d’ailleurs été redoublée par les historiens qui ont fait comme si le système soviétique avait eu la capacité de mise en forme de la matière populaire qu’il rêvait d’avoir (Moshe Lewin, les Sentiers du passé, textes également présentés par Denis Paillard, Syllepse).

En réalité, le destin du pays, et de la révolution mondiale, ne s’est pas joué dans les sphères dirigeantes, qui ont justement payé cher leur formalisme. Il s’est joué dans le décrochage entre ce formalisme et ce que Moshe Lewin appelle les « processus sociaux ». Je vais y revenir tout à l’heure sous un autre angle.

Cette convocation du motif de la forme appelle une clarification de ce concept, qui entraîne elle-même celle de l’usage des paradigmes. Je renvoie à l’annexe (Formes, paradigmes) pour ce développement, et n’en retiens ici que ce qui concerne la différence entre la pratique de la guerre et celle de la politique.

La guerre continue à être un paradigme de la politique dans la mesure où cette dernière est une pratique du conflit ; elle mobilise bien ce qu’on peut appeler la forme du conflit, et les traits que l’on en garde nécessairement : le rapport ami/ennemi, les questions de tactique et de stratégie, etc.

Mais la guerre comme paradigme ne peut par définition nous éclairer sur ce qui, du conflit politique, se distingue précisément du conflit guerrier. On pourrait d’ailleurs interpréter l’inversion que Tronti fait subir à l’approche courante du rapport tactique/stratégie dans Ouvriers et capital comme une manière de spécifier la pratique du conflit politique et de le différencier du conflit guerrier. Ce dernier ne peut nous éclairer sur la visée de ce conflit, la visée révolutionnaire ; et il ne peut par conséquent nous éclairer sur les modalités du conflit, qui ne peuvent pas être l’objet d’une réflexion purement instrumentale. On garde d’Aristote, au moins, que la praxis de la politique, même si elle a des buts qu’il n’imaginait pas, doit continuer, tout en visant ces buts, de trouver sa fin en elle-même.

Le conflit guerrier suppose la dissociation des moyens et des fins. Il a pour visée la conquête d’un territoire – et il faut sans doute envisager, comme nous l’avions vu la dernière fois, bien des façons d’opérer cette conquête, et même bien des façons de définir un territoire.

Il n’y a pas de position de pensée connue depuis laquelle nous pourrions « condamner » les actes de guerre civile. Il se peut que des pratiques politiques conséquentes y soient acculées ; il se peut que cela ait bien été le cas pour les révolutionnaires russes. Le vrai problème est que le conflit politique, dans le cadre du capitalisme, sur fond de la violence perpétuée qui permet à celui-ci de vivre, est constitutivement exposé au risque de se transformer en guerre civile. Et c’est alors que la logique de guerre, avec ses visées nécessairement étroites, peut se substituer au projet de libération politique.

3. L’économie

La fonction de la guerre dans le capitalisme est de mettre fin à la politique, lorsque la politique le menace. Mais qu’est-ce que la politique menace, au juste ? C’est à cette question que l’on peut répondre : l’économie. Et les guerres mondiales, ce sont avant tout les instruments qui ont « servi à produire la mondialisation définitive de l’économie » (Tronti, 86). Reste à savoir ce qu’il faut entendre par ce terme.

L’économie n’est pas un domaine particulier d’activité, jouxté à d’autres. Elle ne correspond pas à la pratique de la production et des échanges. Corollaire : elle n’est pas non plus une discipline d’étude spécifique. L’économie n’est pas davantage un invariant historique, a fortiori l’infrastructure de toute société, comme le voulait le vieux marxisme. L’économie est une politique. C’est la politique qui fait disparaître la politique comme conflit (conflit de classes, conflit de monde) en lui substituant l’alternative : le marché ou la guerre. La guerre quand elle est menacée, le marché quand elle ne l’est pas. Ceux qui ne veulent pas des lois du marché entrent en guerre, et on peut traiter leur cas avec les moyens de la guerre.

Bien sûr, c’est une alternative trompeuse, car on peut voir tous les jours que le marché, le marché capitaliste, côtoie sans difficulté les situations de guerre, voire fusionne localement avec elles – au point même qu’il y a des marchés de la guerre, des marchés de la violence, commele dit Harald Welzer. Ce côtoiement et cette fusion locale ne sont pas une fusion complète du marché et de la guerre (Alliez/Lazzarato), mais un agencement qui permet de garder la main-mise sur le cours des choses. Les paradigmes du gouvernement libéral et de la guerre, pris comme paradigmes des opérations du pouvoir capitaliste,

Cette politique du capital, on peut bien l’appeler « économie », car cette dernière a besoin pour exister de ses deux faces, la face guerrière et la face marchande ; deux faces structurellement liées, et même indisjoignables. Le développement capitaliste a toujours été structuré par la violence, par une violence guerrière, si ce n’est menée, en tout cas couverte par les États. La violence guerrière qui permet de conquérir de nouveaux territoires, et de nouveaux temps, en vue de l’accumulation perpétuée, est constitutive de l’existence même du capital.

La constitution d’une économie-monde a été rendue possible par cette violence guerrière, et par la subordination des anciennes logiques politiques à ce qui ne s’appelait pas encore, au XVIème siècle, le « développement », mais qui se met en place à ce moment-là, c’est-à-dire avec la conquête du « nouveau monde », comme logique planétaire, comme logique de l’économie planétarisée.

Cette politique du capital ne se présente pas comme telle. Elle se masque (oui, il y a tout de même bien des masques, des jeux d’avant-plan et d’arrière-plan) derrière les mirages de la représentation médiatico-parlementaire, et de tous ses faux débats. La politique du capital, la politique de l’économie, ne se laisse identifier comme telle que depuis notre politique. C’est elle seulement, c’est-à-dire la politique telle que nous l’entendons nous, aujourd’hui, qui la révèle elle-même comme politique, comme politique de l’absentement de la politique ; c’est elle seulement qui peut la menacer. Sinon, elle s’arrange sans grandes difficultés, nous dit Tronti, de ce qui « proteste », ou de ce qui « conteste » : « quand il ne s’agit plus de politique contre économie, le capitalisme est toujours vainqueur » (73).

La politique est interruption de la guerre (guerre de conquête de territoire, guerre toujurs en vue de l’accumulation) dans la mesure où elle révèle le sol sur lequel se mène cette guerre : celui du développement économique. Et où elle révèle aussi que le conflit vise la rupture avec ce développement en tant que lui est conféré le pouvoir de structurer les formes de la vie commune.

Ce qui a été particulièrement menaçant avec la révolution russe, c’est qu’elle a été le véhicule d’une vision politique du monde, d’une expérience profane (non-religieuse) de ce que peut être l’organisation d’une communauté qui trouve ses fins en elle-même, et non dans les échanges marchands, la production de biens ou l’accumulation d’argent.

Mais, comme le dit Rita di Leo, tout cela s’est arrêté (après la guerre civile justement, et avec la nécessité d’une « reconstruction » du pays) dès lors qu’il s’est agi pour les dirigeants soviétiques de battre le capitalisme sur son propre terrain, c’est-à-dire justement celui du développement économique. « Si le succès était dans l’économie et non dans la politique, si l’objectif prioritaire n’était pas tant de créer une société différente, mais d’atteindre une croissance au-delà du niveau du capitalisme, la conséquence fut la mise au premier plan de l’économie, avec ses acteurs et avec ses problèmes (Rita di Leo, l’Expérience profane, l’éclat, 99).

C’est d’autant plus regrettable que ce n’était justement pas ce qui apparaissait du point de vue ouvrier, car « la classe ouvrière était indifférente à la bonne santé de l’économie » (di Leo, 123) et elle assimilait « le socialisme avec le fait de travailler peu » (di Leo, 149). Mais cette critique en acte du travail capitaliste, c’est précisément ce que les dirigeants soviétiques n’ont pas compris ; ils n’ont donc pas su s’appuyer sur ce qu’aurait pu être, comme socle d’une nouvelle politique anti-économique, les expériences d’autonomie ouvrière (149).

La politique du capital, avons-nous dit, n’apparaît comme telle que depuis notre politique. La vérité du capitalisme se révèle du côté de son ennemi. C’est aussi la raison pour laquelle toute politique est une politique de la vérité, tout conflit politique, un conflit des vérités.

« Partialité non en tant qu’une des nombreuses parties, dont on peut regarder le tout, mais en tant qu’une des deux parties, en lesquelles le tout est divisé » (Tronti, 105).

4. Conflits

Je disais tout à l’heure que l’on pouvait choisir de répondre aux guerres du capital par la voie des guerre asymétrique ; une telle guerre ne choisit pas nécessairement la frontalité de l’attaque. Si l’on veut porter un conflit politique, en tout cas, on ne peut choisir cette frontalité ; nous sommes condamnés au détour (à la deuxième voie de Phélizon-Sun Tzu, évoquée la dernière fois ; on peut peut-être rêver faire usage, un jour, de la troisième : l’inception). Et ce, pour une raison déjà indiquée : non seulement il faut prendre acte de la disproportion des forces, mais il faut prendre acte aussi du fait que c’est l’ennemi qui crée les contextes de notre action.

Nous avions vu l’an passé, sur la base des travaux d’Oliver Feltham, ce qu’il fallait entendre par « contexte ». Un contexte n’est pas l’arrière-plan, ou la scène, sur laquelle se jouent des actions. Il est lui-même fait d’actions. Il correspond à un réseau plus ou moins dense, plus ou moins cristallisé, d’actions (il y a un contexte de gestion de la précarité, un contexte local associé à tel ou tel projet de « grands travaux », etc. ; contextes maintenus séparés, qu’il s’agit de savoir relier).

On peut alors dire en ce sens que la politique (et pas seulement le gouvernement) est une action sur des actions, une action pour transformer des actions. Le travail de la division politique, c’est la tentative d’agir sur les actions de l’ennemi, en les empêchant, en les perturbant, en obligeant l’ennemi à les redéfinir, etc. La politique, c’est le travail de déplacement des contextes crées par l’ennemi.

Le travail sur les contextes est d’autant plus prégnant s’il s’appuie le repérage de ce qu’on pourrait appeler des points de fragilisation, ou des points de métastabilité.

Dans la séance précédente, nous avions évoqué deux points de fragilisation qui ne relevaient pas de l’ordre des conditions objectives (les fameuses « contradictions objectives du système »), mais plutôt de ce que nous pourrions appeler les conditions subjectives du capitalisme ; des « contradictions » dans l’ordre des modalités de subjectivation du sujet de l’économie.

Premièrement il y avait cette tension divisante, pour le sujet de l’économie, entre, d’une part, la liberté qui est sollicitée chez lui pour créer, inventer, agencer des relations en tant que cela fait condition pour avancer à la pointe des exigences de la société libérale ; et, d’autre part, la moblisation toujours plus intensive du temps de sa vie, que permettent en particulier aujourd’hui les dispositifs informatiques ; une mobilisation elle aussi nécessaire pour permettre la valorisation du capital, notamment à travers l’eldorado des « données » et des marchés qu’elles ouvrent ou qu’elle rendent plus performants.

Deuxièmement, il y a la tension entre la nécessité d’offrir à un tel sujet un espace pacifié, condition de son libre exercice, (on imagine mal la Silicon Valley au cœur des tempêtes guerrières) ; et d’autre part la nécessité, pour les militants du capital, de mener une guerre préventive contre les migrants, une guerre qui pourrait être l’occasion pour les premiers de passer des alliances contre-nature – au regard de la nature supposé du sujet de l’économie.

Ces deux points de tension concernent avant tout, comme je l’ai dit, celles et ceux à qui l’on demande d’être la pointe avancée de l’économie.

Il y a bien sûr un autre point de tension dans les modes de subjectivation appelés par le capital (un point qui concerne d’ailleurs les migrants eux-mêmes), un point qui pourrait paraître bien plus déterminant, c’est celui de la pauvreté, c’est-à-dire ce qui est demandé aux pauvres.

Je veux dire que la subjectivation du sujet de l’économie, du sujet pauvre de l’économie sur ce point est celle que Rancière a mise en évidence comme un élément matriciel de la politique : ce qu’il lui est demandé, au pauvre, c’est qu’il reste à sa place. Du sujet pauvre, et quel que soit son degré de pauvreté, on attend qu’il s’en sorte, qu’il se débrouille, et que sa débrouille ne menace pas le cours des choses : c’est cela rester à sa place.

Ces points de fragilisation de la subjectivation capitaliste, de la subjectivations appelée par les exigences de l’économie, sont autant de points de retournement potentiels. Mais quand on s’en tient à la description des opérations de l’ennemi, si l’on peut cerner les contextes créés par lui, si l’on peut aussi parfois anticiper les occasions qui pourraient révéler ou générer leur métastabilité, on ne cerne pas les motifs auxquels se réfèrent celles et ceux qui entrent en conflit.

Il y a subjectivation politique là où est porté un conflit explicite avec la logique même de l’économie ; là où des motifs, des raisons, sont explicitement invoqués contre cette logique.

2)Ce qui ne veut pas dire : seulement là où est porté le mot d’ordre « bloquons l’économie », ou un équivalent ; le critère n’est pas celui d’une critique explicite de l’économie en tant que telle.

Il me semble utile de faire une brève évocation de quelques points de subjectivation politique inscrits dans le monde du capital, en insistant sur la disparité de leur manière de porter le conflit – ou ce qui s’y apparente : protestation, dissidence, subversion.

Il y a d’abord ce point, ce motif que je viens de rappeler : celui de la nécessité de construire une alliance avec les réfugiés, avec les migrants, contre le fantasme d’une « forteresse-Europe » ou des forteresses du Nord. Avec les luttes aux côtés des réfugiés et des sans-papiers, ce qui est rendu visible, c’est d’abord la violence continue de la gestion mondialisée des espaces de vie. Une gestion qui suppose l’existence de zones protégées, inaccessibles – à différentes échelles : celle des régions du monde, celle des quartiers dans les villes. Rien ne menace davantage l’existence de ces zones que les migrations internationales, promises à s’intensifier avec ce que l’on disait la dernière fois au sujet des « guerres du climat ». La liberté de circulation, la liberté d’installation, l’ouverture des frontières : autant de motifs qui visent la politisation de cette menace.

On doit aussi évoquer bien sûr les luttes qui se situent à l’endroit de ce qui est pour Moore la plus grande des contradictions « objectives » du capitalisme, parce qu’elles sont relatives à l’épuisement des ressources et de l’énergie ; des luttes qui ont pour motif la défense des territoires et l’attachement au milieu naturel, qui peut aussi être un espace sacré, lié à des traditions ancestrales. On pensera aux luttes contre les grands projets (aéroport, pipelines, extraction du gaz de schiste, etc.).

Mais ce type de lutte peut avoir plusieurs formes : celle de la pratique du conflit politique telle que nous pouvons l’entendre dans ce séminaire (des zadistes aux Sioux du Dakota). Mais aussi celle de la création de voies alternatives, qui peut éventuellement se composer avec la pratique du conflit, mais qui peut aussi s’en démarquer.

Même ceux qui ne vivent pas dans une forêt connaissent, plus ou moins directement, des personnes ou des collectifs qui cherchent d’autres façons de cultiver la terre. Ce sont souvent les mêmes, ou leurs proches, qui insistent aussi sur la nécessité de se rapporter autrement à la question de la santé. La perspective est alors celle d’une alternative à ce qui s’impose au titre de médecine officielle. Bien des expériences thérapeutiques s’appuient sur la redécouverte de savoirs oubliés, ou du moins sur des pratiques qui ne sont pas reconnues par cette médecine. Elles ont le plus souvent pour axe directeur l’unité du corps et de l’esprit, là où le partage des savoirs médicaux sépare les thérapies du corps et celles du psychisme – Stengers insiste sur le fait qu’il n’y a aucune raison épistémologique à une telle séparation ; la raison en est purement institutionnelle.

Les praticiens de thérapies alternatives, ou d’autres formes d’agriculture, ne se pensent pas toujours comme des acteurs d’un mouvement révolutionnaire. Quelques-uns disent même explicitement que leur démarche n’est pas révolutionnaire, mais « évolutionnaire » : ils comptent sur une évolution des consciences, qui ne passerait pas par une rupture violente. Ils répugnent bien souvent à considérer qu’il existe des ennemis.

On pourrait alors parler d’une dissidence évolutionnaire.

Notons également qu’un autre point qui n’est pas investi par la politique de rupture, mais qui l’est par la dissidence évolutionnaire, est la question de l’éducation, ou plus exactement celle de la transmission – on pensera aux « pédagogies alternatives », et aux collèges ou lycées expérimentaux qui les promeuvent. Pour ce qui concerne l’université, Lacan regrettait à juste titre que les mouvements étudiants ne mettent pas davantage en question les formes de production et de transmission des savoirs.

Ce n’est pas non plus une politique de rupture qui investit l’autre point de tension du sujet de l’économie que j’ai évoqué entre une promesse de liberté et la nécessité, pour le capital, d’une polarisation autoritaire du temps des vivants. On peut dire les luttes qui existent ont la forme de ce qu’on pourrait appeler, en résonance avec un parti qui a quelques échos dans notre pays ces temps-ci, l’insoumission citoyenne. La protestation contre l’installation autoritaire des compteurs dits « intelligents », au nom d’un liberté toujours plus menacée par ce qui peut très vite devenir une dissémination intrusive de dispositifs de contrôle, en est un exemple récent.

Enfin il y aurait un autre exemple de mode d’action qui ne correspond pas à la pratique du conflit politique, mais qui situe pourtant un point de métastabilité essentiel. Je fais allusion à ce qui se joue aujourd’hui avec les monnaies virtuelles, et à la visée – au motif – qui anime parfois leurs promoteurs, à savoir la contestation du monopole des États (ou du système bancaire international) de décider de ce qui peut compter au titre de monnaie. Il est vrai que les concepteurs de ces monnaies semblent le plus souvent être des libertariens soucieux de perfectionner les mécanismes de la libre concurrence. C’est pourquoi on pourra parler ici de subversion libertarienne. La question est de savoir si cette subversion peut devenir un conflit susceptible d’être mené depuis notre côté. Vous vous souvenez que dans le colloque de l’an passé, deux intervenants (Érik Bordeleau et Olivier Sarrouy) soutenaient cette possibilité. Nous en reparlerons certainement l’an prochain.

Notons seulement que cette tentative de subversion se situe au point exact où nous avions situé, la dernière fois, l’aliénation – qui en ce sens, au-delà du capitalisme, est une carctéristique des sociétés marchandes.

(Voir Annexe II : Ajout sur l’aliénation et la monnaie ; extrait de la séance 5).

5. Mise au travail

Je n’ai pas parlé de la pauvreté comme point de subjectivation. Le capitalisme pourrait se définir comme le type de société marchande qui a rendu la différence entre riches et pauvres proprement inimaginable. Là où, dans les sociétés marchandes (pensons à l’exemple de Corinthe tel que l’évoque Foucault, dont j’ai parlé dans la séance 5), il s’agissait d’empêcher un trop grand écart entre riches et pauvres, afin d’éviter les risques qu’aurait entraînés une polarisation excessive entre les deux classes ; dans le capitalisme, il s’est agi de rendre incommensurables les termes de cet écart.

La subjectivation politique qui procède d’un déplacement des places supposées des pauvres a donc une imporance particulière. Mais si tel est le cas, ce n’est pas seulement du fait de la subversion de la « police » au sens de Rancière, c’est-à-dire de la répartition réglée des places, du partage du sensible policier qui assigne à chacun sa place. C’est aussi que ce qui est refusé est bien l’incommensurabilité qui existe entre la richesse des riches et la pauvreté des pauvres.

Or cette incommensurabilité n’est pas le seul fait d’un ordre donné, et de la répartition des places en son sein. Elle tient avant tout à ce à quoi est ordonnée cette répartition, à savoir e que Marx appelle la valorisation. Si l’on évite les confusions entre concepts psychologiques et politiques, on n’entendra pas ici le besoin de se mettre en valeur ou même de se vendre, mais ce processus très particulier dans lequel Marx a situé le cœur du capitalisme : la production de survaleur.

Marx dit que sa découverte essentielle n’est pas le travail, mais la force de travail. Autrement dit : ce qui est mis au travail pour que soit produite ce qu’il appelle la survaleur ou plus-value. Encore une fois, ce qui nous intéresse ici n’est pas le champ sémantique attaché au concept de « valeur », On peut bien parler de processus de valorisation au sens de Marx et de Tronti, même si, comme on le disait la dernière fois, la valeur n’est rien, c’est-à-dire en tout cas rien qui serait de l’ordre du représenté de la monnaie, au fondement des échanges marchands. Ce qui domine le capitalisme, ce n’est pas la rationalité moderne (critique « francfortienne ») mais l’irrationalité la plus radicale.

Le capitalisme, c’est ce qui a pour horizon la valorisation du capital, et pour valoriser le capital, pour produire plus d’argent avec de l’argent, les capitalistes ont besoin de faire usage d’une force de travail, d’un « travail vivant », qui est mobilisé dans le procès de production des marchandises. Plus encore que mobilisé : il y est consommé. Tronti, on l’a vu, insiste à juste titre sur ce point dans Ouvriers et capital – et il nous incombe aujourd’hui d’entendre autrement cette insistance.

On peut consommer une force de travail en la rémunérant – c’est aussi une manière de l’intégrer au développement. Mais le plus souvent, comme le montre Moore, on la brûle en ne la payant pas, ou le moins possible. Et cela vaut, comme il le montre également, aussi bien pour les humains que pour les « autres qu’humains », animaux, sols et mers. La pauvreté des habitants des bidonvilles n’est en aucune manière dissociable des ravages des milieux naturels. On a eu bien tort d’opposer les questions dites « sociales » et les questions dites « écologiques » : ce sont toutes, en réalité, des questions politiques qui ont pour cadre ou plutôt pour milieu l’écologie-monde du capitalisme.

L’épuisement de la nature, nous dit aussi Moore, ne peut être séparé de l’épuisement des travailleurs, ou des « sans-emploi », exposés au burn out, à la dépression ou au cancer. Dans tous les cas, l’épuisement procède de la mise au travail qu’appelle le développement du capitalisme. Un développement qui ne peut se soutenir que si de plus en plus d’êtres et de lieux sont mis au travail ; et plus encore, qui ne peut se soutenir que si se démultiplient les formes même de la mise au travail. L’extraction du gaz de schiste est l’une de ces formes, comme l’est l’activation d’un compte Twitter. On y brûle l’énergie et le temps des vivants.

Il y a donc bien des processus de valorisation du capital qui demandent leur lot de sang, d’énergie et de temps. Le capital continue d’être un vampire, pas seulement un parasite.

J’insistais sur l’unité de la division politique. On peut dire que cette unité est repérable comme conflit portant sur la mise au travail du temps de la vie sous des formes toujours plus amples et plus approfondies. La politique en lutte contre l’économie, c’est bien sûr la politique qui lutte contre l’inégalité des riches et des pauvres, mais c’est aussi, par là même, la politique qui lutte contre la mise au travail, bien au-delà de ce qui est reconnu comme travail.

Notre problème est bien le même problème que celui auquel se confrontait le mouvement ouvrier, en un sens. Sauf que l’usine, aujourd’hui, c’est la planète entière.

6. Fausses divisions

La politique est contrainte au détour, mais en un sens elle cherche bien à restaurer une frontalité, un face-à-face de la division. Un face-à-face qui ne serait pas celui des armées, ou de leurs tenant-lieu, mais celui des camps qui apparaissent de part et d’autre d’une ligne de démarcation, une ligne de division politique. Ce face-à-face est une visée nécessaire du moins dans la mesure où l’on ne peut compter sur une dislocation incidente du pouvoir ennemi, une dislocation par pluralisation des lieux « libérés ».

La perspective que l’on défend ici est donc bien strictement alternative à celle qui voudrait dépasser la division politique en nous révélant qu’il n’y a pas une division, mais une pluralité de divisions. Alliez et Lazzarato, on l’a vu, attachaient le signifiant « guerre » aux divisions de genres, de sexes, de races, de subjectivités. On pourrait ajouter les divisions entre les formes de vie, les cultures ou les civilisations. Que la perspective ici défendue soit alternative à celle qui insiste sur cette pluralisation, cela signifie que les divisions dont je viens de parler ne sont pas comme telles, c’est-à-dire énoncées comme telles, des divisions politiques.

On pourrait croire que je voudrais ici en revenir aux vieux débats entre les marxistes orthodoxes et les tenants des luttes minoritaires. Ceux-ci accusaient les premiers de considérer que la lutte centrale était celle qui opposait le capital et « le travail », et que les autres luttes devaient, au mieux, y être subordonnées. Beaucoup ne sont pas encore sortis de cette vieille poémique, qui aura eu pour effet politique majeur l’éclatement interne du mouvement révolutionnaire.

En fait, il ne s’agit pas de luttes secondaires et de lutte centrale, il ne s’agit pas de contradictions primaire et secondaire. Il s’agit de distinguer deux types de travail de la division. Nous l’avions vu dans la deuxième séance de cette année : d’un côté, il y a le travail de la consistance, de l’autre, celui de l’antagonisme. C’est dans le deuxième type de travail seulement qu’il y a rapport à un ennemi. Dans le travail de la consistance, il s’agit tout au contraire de permettre que se poursuive une composition des êtres, des mondes et des temps.

J’entends par « division politique » une division antagonique, c’est-à-dire ce type de division dans lequel est en jeu le rapport avec un ennemi. Un ennemi, c’est un être avec qui doit être maintenu un non-rapport, c’est-à-dire la vérification d’une absence de communauté. Les ennemis politiques appartiennent au camp adverse, en l’ocurrence celui des militants de l’économie.

Vous me direz : si l’on en croit quelques-un(e)s ces temps-ci, l’idée que l’ennemi doit être appelé « militant de l’économie » est irrecevable. Du point de vue d’un certain féminisme, c’est l’homme qui est l’ennemi, il peut même être vu comme « l’ennemi principal » (Delphy). Ailleurs, on nous parle du retour de la guerre des races, de la nécessité de se battre contre la domination blanche. Pourtant l’ennemi politique, ce n’est pas l’homme, le mâle, même si l’on peut avoir bien des ennemis qui sont à leur manière des militants de l’inégalité entre hommes et femmes ; ce n’est pas le blanc, même s’il y a bon nombre de racistes. L’ennemi, ce n’est pas non plus l’ensemble des effets « structurels » du racisme, ou du macisme, qui sont bel et bien repérables dans l’organisation sociale.

Bien sûr, avec le repérage de ces effets dits « structurels » (la politique déboussolée s’accroche souvent aux lieux communs de la sociologie) peut être l’occasion, là aussi, de mettre en œuvre de très réels points de conflictualité – on aurait quelques exemples récents, en France ou aux États-Unis de luttes contre le racisme de la police et de la violence qu’il entraîne. Ces points de conflictualité peuvent etre investis par les motifs d’une subjectivation égalitaire. Il ne s’agit pas de dire que de tels conflits ne sont pas politiques ; il s’agit de tenir à distance certains discours qui, éventuellement, les accompagnent : ceux qui confondent les ennemis politiques (les miltants de l’inégalité) avec des figures anthropologiques (Blancs, hommes) ou sociologiques (« hétéronormés »).

On pourra demander (Thierry) quelle articulation peut être proposée entre l’action des militants de l’inégalité et celle des militants de l’économie, étant entendu que ces actions ne se recouvrent pas nécessairement ; étant entendu aussi que celle des premiers n’est pas, ou pas toujours, simplement instrumentalisée par les seconds ; qu’il peut y avoir du moins « autonomisation » de l’action inégalitaire ; que c’est peut-être ce qui peut être constaté dans le regain de force que connaissent les partis les plus réactionnaires en Europe et aux USA. La question de cette articulation reste ouverte, et semble devoir être renvoyée à un traitement local.

Ce que je voudrais dire en tout cas, c’est que le point de rupture subjective, le point qui défait le consensus qui cimente nos sociétés, c’est celui de la rupture avec l’économie, et non avec les formes muliples de la domination. C’est de là que peuvent d’autant mieux s’analyser la manière dont les opérations de pouvoir peuvent mobiliser les ressorts du racisme, de la domination masculine, de la phobie des sexualités hors normes ou des modes de vie tout aussi hors normes.

Mais je sais bien que lorsque je dis que l’ennemi ce n’est ni l’homme, ni le blanc, certains groupes de militant(e)s pourraient m’objecter que mes propos sont le fruit d’un déni : déni de la domination blanche, de l’histoire coloniale, de la domination masculine, etc. Car pour certains groupes anti-racistes, anti-sexistes ou autres « anti »,, il ne suffit pas de reconnaître l’existence de formes de la domination réactionnaire dans les rapports sociaux ; il ne suffit même pas de reconnaître que les luttes contre ces dominations sont bien des points de subjectivation politique.

Il faut aussi et surtout s’engager dans un perpétuel mea culpa. Il faut reconnaître que, malgré toute notre bonne volonté, nous ne nous sommes pas encore suffisamment « déconstruits » – en tant que blancs, hommes, hétéronomés, etc. Que nous avons encore des efforts à faire ; et qu’en attendant, nous ne devons surtout pas parler à la place de celles et ceux qui, seuls, sont aptes à dire ce qu’est la domination masculine, ou blanche, à savoir les femmes et les « non-blancs ».

C’est alors que la politique devient une morale. On l’a vu dans une séance de cette année : je crois que la critique de la morale est derrière nous. La morale ne fonde rien et n’est fondée par rien, si ce n’est un exercice ajusté du jugement. Ce qui est intéressant dans la morale relève bel et bien du jugement (par différence avec l’éthique, avions-nous dit, qui relève d’un travail). Le jugement moral a au moins cette qualité qu’il permet de trancher.

Mais tout le problème est dans la confusion entre politique et morale. Une telle confusion se reconnaît à ceci qu’elle fait proliférer l’auto-surveillance et les figures du surmoi, à l’intérieur même des espaces qui devraient être voués au travail de la consistance. La politique devenue morale, c’est ce qui ramène toujours à la diffusion de la mauvaise conscience, et au venin des tarentules. C’est l’exigence d’égalité devenue inatteignable, et de ce fait d’autant plus apte à activer des effets de surmoi.

Les opérations de pouvoir peuvent s’appuyer sur les divisions qui ne sont justement pas des divisions politiques, et les activer à l’occasion pour renforcer l’ordre des choses – ou pour le déplacer sans trop de pertes. Dit autrement : le pouvoir libéral peut s’appuyer sur ce qui appelle un travail de la division, une dialectique de la consistance, en rigidifiant les positions en jeu dans un tel travail, de telle sorte qu’elles peuvent sembler ennemies. Les réactionnaires ont toujours fait ainsi. Les militants d’un libéralisme généreux, ouvert et performant (nos ennemis les plus dangereux, en un sens) savent bien, eux, que le capitalisme pourrait d’autant mieux fonctionner s’il n’était pas encombré par les fantasmes réactionnaires. Mais le monde du capital ne peut pas évacuer toutes les mobilisations d’affects réactionnaires qui lui ont permis son développement. Il doit continuer d’un côté à les dénoncer, de l’autre à les entretenir.

Les militants qui croient nécessaires de suivre le capitalisme réactionnaire dans cette voie ont bien tort. En concédant que les points de tension que sont les différences de sexe, de formes de vie ou de cultures sont le lieu d’un travail de l’antagonisme avec les figures qui semblent tout naturellement s’y dessiner (le blanc, l’homme, etc.), ils s’installent dans l’espace de l’ennemi, à l’endroit même où celui-ci s’autorise à ne pas être au mieux de son intelligence.

Avant de conclure, j’aurais seulement voulu ajouter deux mots sur l’importance du féminisme. Ce qu’a apporté avant tout le féminisme, à la politique comme à la pensée, c’est la nécessité d’inscrire l’égalité au cœur de la différence, et plus exactement, d’une différence pure. Une différence pure, parce qu’elle est « sans contenu », comme disent les lacaniens, c’est-à-dire qu’elle n’autorise aucune prescription en termes de rôles sociaux ou de normalité psychologique.

Mais une différence, cependant, qui est bien de l’ordre d’un réel, d’un réel corporel, qui comme telle est toujours déjà marquée symboliquement. Les féministes nous rappellent souvent que l’inertie subjective tend à laisser les rapports usuels faire retour (domination, etc.). Mais bien au-delà de ce rappel nécessaire quand il n’est pas le prétexte à une névrose de culpabilisation, le féminisme est la mise au travail de l’effet de marquage, et de ce dont il nous fait hériter. C’est là l’une des formes du travail de la division qui vise la consistance. Ni l’homme n’est l’ennemi principal, ni il ne faut abolir les hommes et les femmes.

Toujours marquée symboliquement, la différence sexuelle reste cependant proprement insymbolisable en ce sens qu’elle est impossible à fixer dans l’ordre du symbolique, et que toute symbolisation est ainsi toujours « à côté ».

Il y a une vérité de l’hystérie, une littéralité de l’énoncé féministe « nous sommes toutes des hystériques », si l’on n’oublie pas que selon Lacan, la vérité de l’hystérie, la vérité que soutiennent les hystériques (et les gens plus normaux se reconnaissent à ceci qu’ils sont incapables de la soutenir), c’est celle de l’épreuve d’un étonnement radical, irrésorbable, et insurmontable, devant le fait d’être sexué(e). Étonnement devant la différence pure, sans contenu, impossible à ressaisir en pensée.

(L’obsessionnel, lui, et toujours selon Lacan, n’en revient pas du fait d’avoir à mourir, et il s’étonne de ce que les autres ne s’étonnent pas autant que lui devant ce fait, lui aussi, irrésorbable et en un sens impensable.)

J’ai présupposé un peu plus haut une certaine entente de l’égalité, qui n’est pas définie comme un rapport juridique, même si ses effets peuvent éventuellement s’inscrire dans ce rapport. Cette entente, rancièrienne, fait de l’égalité un présupposé qu’une comunauté d’être peut mettre en œuvre en trouvant, dans cette mise en œuvre, un protocole pour le vérifier. Sur ce fond, on pourra dire que le féminisme expose, peut-être mieux que toute autre point de tension dialectique, qu’il n’y a pas une altenative entre différence et égalité ; mieux : le féminisme est la démonstration de ce que la différence et l’égalité non seulement sont indissociables, mais bien plus encore, ne peuvent exister l’un sans l’autre.

3)Tronti, PC, 57-60)

Tchevengour

Je voulais pour finir la séance aujourd’hui revenir sur ce dont nous étions partis lors de la première séance, à savoir l’utopie. Nous avions vu avec Thomas More que l’utopie saisit le réel de ce qui a lieu, le réel d’une moment historique, en le retournant.

Je voudrais alors parler d’une utopie qui se loge en plein cœur de la guerre civile russe et du devenir qu’elle programmait pour le communisme réalisé, dans la bourgade de Tchevengour, imaginée par Andreï Platonov.

Une utopie semble exposée au risque d’être l’analogue paradoxal d’une institution, dans la mesure où elle peut ressembler à une forme (l’idéal projeté) imposée de l’extérieur sur une matière (le peuple, ou la communauté qui est sommée d’« appliquer » cet idéal). Mais les personnages de Tchevengour sont trop naïfs pour faire un si mauvais usage de la notion de modèle. Ce que deux d’entre eux cherchent pendant la moitié du roman, c’est le communisme, en tant qu’il devrait être là ; ce qu’ils trouvent, ce sont des formalismes bureaucratiques appliqués absurdement dans des lieux désolés. Puis ils rencontrent quelqu’un qui vient de Tchevengour.

« D’où viens-tu ?

Du communisme »

(200)

Les tchevengouriens savent bien, eux, que l’humain ne se laisse pas façonner comme le fer. Et ils en sont persuadés : le communisme naît tout seul, s’il n’y a pas d’obstacle.

Peut-être est-ce en partie cette confiance excessive qui va entraîner leur échec, car ils vont vérifier à leurs dépens que, en tout cas en situation de guerre civile, ou dans l’empire de Staline, lever les obstacles ne suffit pas.

Si cela ne suffit pas, c’est sans doute tout d’abord parce que c’est beaucoup demander à une ville d’être, à elle seule, le communisme. « Ici, c’est le communisme et vice versa » ; tout le problème est dans le « et vice versa » : le communisme, c’est ici (or « comment se contenter d’une seule ville sur la Terre ? » – 357) ; ici, et nulle part ailleurs. Car ailleurs, c’est déjà le retour de la loi.

« Tout est fini : c’est de nouveau la loi, on a vu renaître la différence entre les gens comme si un démon avait pesé l’homme sur une bascule » (164).

Qu’est-ce qui est fini ? Ce qui n’a jamais existé. C’est cela l’utopie : ce qui n’existe pas, mais dont l’inexistence laisse une trace. C’est un monde inexistant qui peut changer celui qui existe.

D’où vient ce désir des mondes inexistants ? La réponse la plus simple, la plus courante peut-être, c’est : de la lecture. « Son père, forestier, lui avait légué une bibliothèque de livres bon marché, œuvres des auteurs les moins lus, les plus oubliés, du plus infime rang. Il disait à son fils que les vérités qui décident de la vie vivaient d’une existence mystérieuse dans les livres dédaignés » (147).

C’est très bien de faire un séminaire dans un lieu qui s’appelle la Parole errante. Rancière dirait plutôt la lettre errante, il parlerait de la « circulation aléatoire de la lettre », qui peut emporter des vies, en les détachant de ce qu’elles auraient pu croire être leur destin.

Bien sûr, il faut aussi savoir être déçu par les livres, mais c’est pour savoir trouver ce qu’ils étaient seuls à indiquer, qu’on ne pouvait trouver qu’en eux, ou plutôt à travers eux : « c’est en effet pour rien que la lampe devait briller sur la jeunesse d’Alexandre Dvanov, éclairant ces pages de livres qui irritaient son âme et dont par la suite il ne devait pas s’inspirer. Il avait beau lire et penser, il lui restait toujours en dedans un endroit creux – ce vide à travers lequel s’engouffre, comme un vent affolant, le monde que nul n’a décrit ou raconté » (74).

Mais quand elle est sur le point de se réaliser, l’utopie est source de frayeur ; effrayante est l’imminence de l’advenue de ce qui n’a jamais existé – même si on désire plus que tout cette advenue (289). Les tchevengouriens choisissent de faire face à cette frayeur.

Alors qu’est ce qui mène à l’échec ? Beaucoup de choses, sans doute, à Tchevengour. L’ambiance n’y est pas idyllique ; les personnages sont violents (il faut bien massacrer quelques bourgeois, quitte à se retrouver trop peu nombreux) ; ils sont souvent ridicules – mais c’est le ridicule qui accompagne une certaine grandeur. L’ambiance n’y est pas gaie, on est plus proche des univers de Kafka que de l’île d’Utopie visitée par Thomas More. Mais « le bonheur n’est pas gai », comme on dit chez Max Ophüls ; en revanche, il est patient : « À cette heure, peut-être, le bonheur lui-même cherchait ses hommes heureux » (150).

Et puis, il y a une folie des tchevengouriens ; folie dans cette volonté de réaliser en dépit de tout cette chose ou cette idée qu’ils ne peuvent par ailleurs pas concevoir, qu’ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne comprennent donc pas non plus pourquoi, par exemple, l’ennui fait retour – l’ennui, c’est-à-dire la manifestation élémentaire de l’inertie des vivants. Ils sous-estiment aussi l’importance du désir amoureux (419) ; or, comme le disait Arendt, l’amour est la plus puissante des forces antipolitiques – ce qui n’est pas une critique, mais l’énoncé d’un problème.

Mais en réalité, si leur utopie prend fin, c’est avant tout parce que leur expérience, isolée, est exposée non seulement à l’affaissement interne, mais aussi à l’écrasement par l’ennemi.

Ce qui n’a pas existé peut prendre fin ; les troupes staliniennes (421, note 1), par exemple, peuvent venir y mettre un terme. « Les autochtones de Tchevengour pensaient que d’un moment à l’autre tout prendrait fin : on ne peut guère voir durer ce qui n’a jamais existé » (271).

Mais qu’est-ce qui n’a pas existé, et qui pourtant a trouvé un semblant de lieu à Tchevengour ?

Là aussi, bien des choses sans doute, mais je voulais seulement relever celle qui concerne le point que nous avons identifié auparavant comme le foyer du monde du capital, à savoir la mise au travail.

À Tchevengour, pas question de mettre au travail le corps : « les habitants avaient depuis longtemps préféré une vie heureuse à toute espèce de travail, d’installations, de règlements de compte mutuels au nom desquels on sacrifie le corps humain, ce camarade qui ne vit qu’une fois » (205).

Pas de mise au travail, non plus, de l’âme, ou plus exactement, celle-ci désigne le seul objet valable de préoccupation : « Ici, camarade […], tout le monde a une seule et même profession : l’âme, et nous avons désigné la vie pour remplacer les métiers ».

On n’y met pas non plus au travail les animaux : on y dételle les charrettes attachées au chevaux « Est-ce que j’irais gaspiller pour un poids mort la vie vivante d’un cheval » (206). Et plus loin : « c’est seulement par suite d’une oppression séculaire que les bestiaux ont pris du retard sur les hommes. Or eux aussi ont envie d’être des hommes » (215).

À Tchevengour, on préfère les plantes inutiles au blé, symbole de la productivité (168) – et la terre, bien sûr, n’est à personne (166).

Le soleil, et lui seul, généreux de chaleur et de lumière, est un prolétaire au service de tous.

Seule exception à ce refus du travail généralisé : on fait un monument d’argile pour les camarades présents. « Ce n’est pas de l’art, c’est la fin de toute la fumisterie prérévolutionnaire qu’on appelait art et travail ; c’est la première fois que je vois une chose sans mensonge et sans exploitation » (415).

Ce monument est le symbole précaire de ce qui se trouve au cœur de l’expérience de Tchevengour : le communisme, ce n’est rien d’autre que la propriété mutuelle des camarades. C’est ce que comprend Tchepourny, qui fait figure de responsable de la bourgade, au moment où il voit les sous-prolétaires (les « gueux ») rassemblés sur un tumulus de Tchevengour : « Dans le passé Tchepourny avait lui aussi fait route avec d’autres hommes pour gagner son pain, il avait dormi dans des granges, entouré de compagnons et protégé par leur sympathie de calamités qu’on ne peut éluder, mais il n’avait jamais senti qu’il pourrait être d’un quelconque profit dans leur vie de réciprocité inséparable. Maintenant, il voyait de ses yeux la steppe et le soleil, voyait, entre les deux, les hommes du tumulus, mais ils ne possédaient ni le soleil ni la terre et Tchepourny sentit qu’au lieu de la steppe, des maisons, de la nourriture et des vêtements que les bourgeois s’étaient acquis, les prolétaires du tumulus ne possédaient que leurs pareils, tant il est vrai que tout homme doit posséder quelque chose ; lorsque entre les hommes existe une propriété, ils gaspillent aisément leurs forces pour veiller sur elle, mais lorsqu’il n’y a rien entre les hommes, ils entreprennent de ne plus se séparer pour se protéger mutuellement du froid quand ils dorment » (300).

Ce que nous enseigne, peut-être, Tchevengour, c’est que la visée de l’utopie, la visée de la politique qui porte un au-delà de la situation présente, et un au-delà de ce qui a jusqu’ici existé, c’est la communauté libérée. Non pas la communauté humaine, car ce qu’il y a, chaque fois, c’est une communauté effective. Mais une communauté effective, ce n’est pas une communauté donnée, circonscrite à sa propre espace, collée à sa propre localisation. Elle n’est effective que dans la mesure où l’attachement qu’elle a pour elle-même la conduit à porter plus qu’elle-même.

Une communauté effective, elle aussi, est un être, et comme tout être, elle est plus qu’une, elle est plus qu’elle-même. Une communauté communiste se reconnaît à ceci qu’elle fait l’épreuve de cette plus qu’unité, et qu’elle donne un sens politique à cette épreuve.

Communiste est une forme de la communauté dans laquelle celle-ci met en travail sa propre consistance en mettant simultanément en travail son incompatibilité avec le monde de l’économie.

Un mouvement communiste se reconaîtrait à ceci qu’il construirait, pour ce type de communautés et pour leur raccordement dans l’action, un espace et un temps propres, ayant pour vocation de se substituer aux contextes créées par l’enemi.

Il est encore raisonnable de penser qu’un tel mouvement, un tel espace et un tel temps, sont toujours de l’ordre du possible.

Annexe : Formes, paradigmes

Dans la troisième séance de cette année, en suivant Simondon, nous avions distingué le schème hylémorphique et l’opération de prise de forme à partir du paradigme du moulage d’une brique d’argile. Cette opération ne pouvait se comprendre comme l’imposition d’une forme à une matière passive. La matière (l’argile) recelait en réalité des formes implicites (propriétés colloïdales) ; et la forme, pour être efficace (c’est-à-dire pour agir point par point sur les molécules d’argile) devait être matérialisée. De plus, il fallait concevoir l’existence d’une énergie concentrée par le moule et véhiculée par les formes implicites. Nous avions essayé de voir quelles analogies pourraient être travaillées pour envisager, à partir de ce paradigme, l’existence du collectif.

Ce paradigme, en tout cas, se sépare de celui qui guide une approche hylémorphiste. Nous avions dit que toute institution est pensable comme l’application d’une forme à ce qui est dès lors placé en position de matière. On peut dire en ce sens que la révolution russe s’est très vite institutionnalisée, ce qui signifie qu’elle a confondu l’humain, appelé à être un être nouveau, avec un matériau – avec du fer, comme le dit un personnage de Platonov.

Telle que la conçoit Simondon, la prise de forme, tout à l’opposé, ne suppose pas l’extériorité de la forme, ou plus exactement, l’extériorité de l’imposition de la forme. Une forme, c’est ce qui polarise une prise de forme, dans un processus singulier qui est aussi celui de l’élaboration, ou de la réélaboration, de cette forme.

Pour autant, on ne dira pas que la forme est purement émergente au regard de ce processus. On l’a vu dans la séance 3 : ce qui caractérise une forme c’est, premièrement, qu’elle est délimitable ; elle se définit pas ses limites, par ses contours, même si ceux-ci peuvent n’être aucunement figurables.

Deuxièmement, une forme se caractérise par le fait qu’elle est transposable, qu’elle est susceptible de transpositions. C’est ce deuxième caractère, sans doute, qui entretient l’erreur hylémorphiste, précisément parce qu’il indique qu’une forme ne peut simplement émerger d’un processus singulier ; mais ce caractère n’implique pas pour autant l’extériorité de la forme à son matériau. La transposition d’une forme ne se confond pas avec la possibilité pour elle de s’appliquer indifféremment à toute matière, ou à différentes matières. Car à chaque opération de prise de forme, la forme est à la fois transposée (donc reconnaissable en tant que telle) et redéfinie (donc différente d’elle-même par quelque trait). On pourrait dire que, pour ce qui concerne en tout cas l’opération d’individuation (par exemple celle d’un collectif), le moule ne reste pas identique à lui-même. La forme, c’est comme un moule qui ne pourrait jamais subsister indépendamment de la prise de forme et des déplacements que ses transpositions lui font subir.

((Comme dans la séance 3, je m’en tiens à l’analogie avec le moulage de la brique, et ne convoque pas les autres paradigmes techniques étudiés par Simondon, le modelage, et la modulation. Il faudra y consacrer une séance spécifique.

C’est en gardant ce point à l’esprit que l’on peut revenir à la question des paradigmes : on dira également qu’un exemple, un modèle qui inspirent un collectif politique, qui permettent de clarifier un mode d’action dans une situation donnée, n’existent que transposables, et plus encore, qu’effectivement transposés. Un paradigme n’existe qu’effectivement transposé, à l’instar de la forme toujours déjà matérialisée d’Aristote. Or dans cette transposition, ils ne restent pas identiques à eux-mêmes. Ils sont redéfinis par la situation pour laquelle ils font exemple ou modèle. Ainsi la figure centrale des mouvements des années 1960 en Italie, l’ouvrier-masse, a-t-elle pu inspirer les luttes autour du précariat dans les années 1980 ou celles des intermittents au début des années 2000. Dans tous les cas, il s’agissait bien de partir de l’idée selon laquelle ce qui se trouvait en apparence en marge de la production se trouvait en réalité au foyer de son renouvellement. Mais la transposition de la figure de l’ouvrier-masse supposait une analyse des situations productives qui intégrait le passage au post-fordisme, l’effondrement de la figure ouvrière en tant que figure politique, etc.

Pour mieux cerner l’épistémologie du paradigme telle que nous la proposons, on pourrait dire qu’un paradigme n’est pas la cause réelle des situations qu’il permet de décrire (c’est l’usage platonicien du paradigme, celui que nous retrouvons avec Alliez et Lazzarato dans leur manière d’utiliser le signifiant « guerre »). Mais il n’est pas davantage une construction de pensée ayant une pure fonction heuristique. Un paradigme est la saisie d’une transposition effective de formes.

Léna fait remarquer que la forme ne peut dès lors se comprendre comme une structure, au sens où, pour définir le paradigmatisme analogique justement, Simondon distingue clairement structure et opération, et où il affirme qu’une analogie saisit non des identités de structures, mais des identités de rapports opératoires (séance 2 de l’an dernier). Ce qui définit une forme, du moins dans ce qui nous occupe avec ce séminaire, c’est une configuration opératoire qui spécifie un domaine d’activité : celui de la gouvernementalité, celui de la pratique conflictuelle, etc. Cette définition est aussi valide, me semble-t-il, pour les domaines d’individuation envisagés par Simondon.

Il faut insister sur le fait que cette entente de l’usage des paradigmes est indissociable de l’approche dialectique, dans la mesure où l’on a retenu de celle-ci l’idée d’une unité entre la méthode de pensée et son objet. Le paradigme donne à voir une forme repérable à même les processus réels. S’il n’y avait pas d’opération de pensée pour la révéler, cette forme n’apparaîtrait pas – à la limite, elle n’existerait pas comme forme. Mais son repérage est l’indice d’une effectivité, d’une manière effective, dirait peut-être Simondon, de concentrer l’énergie d’un processus. L’analogie simondonienne, par différence avec la métaphore, se présente bien comme une saisie des processus réels, et non comme leur évocation imagée ; mais c’est tout type d’usage du paradigme (exemple, modèle, analogie) qui peut être envisagé selon cette unité de la méthode et de l’objet.

Annexe II : Ajout sur l’aliénation et la monnaie

(Extrait de la séance 5)

La monnaie est le lieu d’où se repose la question de l’aliénation (pour prolonger un peu la séance 4 de cette année, dans laquelle Patrizia a abordé cette question).

La monnaie repose sur la confiance. Confiance en quoi ? En ceci qu’il y a bien, au cœur des transactions du monde du capital, quelque chose que l’on appelle la valeur. La valeur, du moins la valeur en tant qu’elle est censée être représentée par l’argent, ce n’est rien, elle ne correspond à rien de réel, c’est une fiction ; mais une fiction opérante, la fiction matricielle des opérations du capital.

On pourrait dire : la valeur est imaginaire. Ce qui est réel, c’est le pouvoir ; et ce qui a la place du symbolique, c’est l’argent, ou la monnaie. La monnaie « dématérialisée », c’est bien la chaîne symbolique définitivement émancipée de tout renvoi à une réalité.

Si ce n’est bien sûr celle de la confiance. Une confiance tautologique, donc, une confiance qui ne renvoie qu’à elle-même. La confiance dans le capitalisme, c’est l’accord supposé sur la valeur. Ce qui importe n’est pas l’existence même de la valeur, ni même l’effectivité de l’accord ; c’est seulement la supposition de cet accord. La valeur, la valeur représentée dans les échanges monétaires, n’a pas d’autre contenu réel que cette supposition. Autrement dit, la confiance dans le capitalisme, c’est la confiance en la confiance des autres.

On doit prendre de façon tout à fait littérale l’idée que l’économie du capital repose tout entière sur le crédit, en tant que ce dernier ne désigne pas seulement les divers modes de gestion par la dette, mais ce système de renvoi de la confiance à elle-même par le détour de la confiance de l’autre. Confiance en l’idée que tous les autres font confiance à la monnaie, même irrémédiablement flottante ou virtuelle, pour « représenter » la valeur.

Le secret du capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est que la valeur ne repose sur rien – rien d’autre qu’une confiance auto-référente. Tant que la confiance a confiance en elle-même par le détour de l’autre, le système tient – et c’est bien là, si l’on veut, le point de l’aliénation.

Le problème n’est pas seulement de voir s’objectiver comme résultats morts et sans rapports avec nous-mêmes le fruit de notre activité ; il n’est pas non plus de soupçonner que derrière le système d’échanges, il y a tout autre chose que ce qu’on nous dit. Les économistes sont sincères (ils clament d’ailleurs « l’économie ne ment pas ») lorsqu’ils nous disent que tout, dans le système, repose sur la confiance en la confiance des autres. La particularité du capitalisme est d’avoir fait de ce syntagme, qui pourrait être une belle promesse, la formule de l’aliénation.

References   [ + ]

1. Peu importe ici les critiques plus ou moins ajustées faites à cet idéalisme humaniste. Notons seulement que l’on peut lire les visées révolutionnaires du XIXème siècle à la lumière nietzschéenne de « l’outre-homme », comme le fait Tronti (34).
2. Ce qui ne veut pas dire : seulement là où est porté le mot d’ordre « bloquons l’économie », ou un équivalent ; le critère n’est pas celui d’une critique explicite de l’économie en tant que telle.
3. Tronti, PC, 57-60)

Tchevengour

Je voulais pour finir la séance aujourd’hui revenir sur ce dont nous étions partis lors de la première séance, à savoir l’utopie. Nous avions vu avec Thomas More que l’utopie saisit le réel de ce qui a lieu, le réel d’une moment historique, en le retournant.

Je voudrais alors parler d’une utopie qui se loge en plein cœur de la guerre civile russe et du devenir qu’elle programmait pour le communisme réalisé, dans la bourgade de Tchevengour, imaginée par Andreï Platonov.

Une utopie semble exposée au risque d’être l’analogue paradoxal d’une institution, dans la mesure où elle peut ressembler à une forme (l’idéal projeté) imposée de l’extérieur sur une matière (le peuple, ou la communauté qui est sommée d’« appliquer » cet idéal). Mais les personnages de Tchevengour sont trop naïfs pour faire un si mauvais usage de la notion de modèle. Ce que deux d’entre eux cherchent pendant la moitié du roman, c’est le communisme, en tant qu’il devrait être là ; ce qu’ils trouvent, ce sont des formalismes bureaucratiques appliqués absurdement dans des lieux désolés. Puis ils rencontrent quelqu’un qui vient de Tchevengour.

« D’où viens-tu ?

Du communisme »

(200)

Les tchevengouriens savent bien, eux, que l’humain ne se laisse pas façonner comme le fer. Et ils en sont persuadés : le communisme naît tout seul, s’il n’y a pas d’obstacle.

Peut-être est-ce en partie cette confiance excessive qui va entraîner leur échec, car ils vont vérifier à leurs dépens que, en tout cas en situation de guerre civile, ou dans l’empire de Staline, lever les obstacles ne suffit pas.

Si cela ne suffit pas, c’est sans doute tout d’abord parce que c’est beaucoup demander à une ville d’être, à elle seule, le communisme. « Ici, c’est le communisme et vice versa » ; tout le problème est dans le « et vice versa » : le communisme, c’est ici (or « comment se contenter d’une seule ville sur la Terre ? » – 357) ; ici, et nulle part ailleurs. Car ailleurs, c’est déjà le retour de la loi.

« Tout est fini : c’est de nouveau la loi, on a vu renaître la différence entre les gens comme si un démon avait pesé l’homme sur une bascule » (164).

Qu’est-ce qui est fini ? Ce qui n’a jamais existé. C’est cela l’utopie : ce qui n’existe pas, mais dont l’inexistence laisse une trace. C’est un monde inexistant qui peut changer celui qui existe.

D’où vient ce désir des mondes inexistants ? La réponse la plus simple, la plus courante peut-être, c’est : de la lecture. « Son père, forestier, lui avait légué une bibliothèque de livres bon marché, œuvres des auteurs les moins lus, les plus oubliés, du plus infime rang. Il disait à son fils que les vérités qui décident de la vie vivaient d’une existence mystérieuse dans les livres dédaignés » (147).

C’est très bien de faire un séminaire dans un lieu qui s’appelle la Parole errante. Rancière dirait plutôt la lettre errante, il parlerait de la « circulation aléatoire de la lettre », qui peut emporter des vies, en les détachant de ce qu’elles auraient pu croire être leur destin.

Bien sûr, il faut aussi savoir être déçu par les livres, mais c’est pour savoir trouver ce qu’ils étaient seuls à indiquer, qu’on ne pouvait trouver qu’en eux, ou plutôt à travers eux : « c’est en effet pour rien que la lampe devait briller sur la jeunesse d’Alexandre Dvanov, éclairant ces pages de livres qui irritaient son âme et dont par la suite il ne devait pas s’inspirer. Il avait beau lire et penser, il lui restait toujours en dedans un endroit creux – ce vide à travers lequel s’engouffre, comme un vent affolant, le monde que nul n’a décrit ou raconté » (74).

Mais quand elle est sur le point de se réaliser, l’utopie est source de frayeur ; effrayante est l’imminence de l’advenue de ce qui n’a jamais existé – même si on désire plus que tout cette advenue (289). Les tchevengouriens choisissent de faire face à cette frayeur.

Alors qu’est ce qui mène à l’échec ? Beaucoup de choses, sans doute, à Tchevengour. L’ambiance n’y est pas idyllique ; les personnages sont violents (il faut bien massacrer quelques bourgeois, quitte à se retrouver trop peu nombreux) ; ils sont souvent ridicules – mais c’est le ridicule qui accompagne une certaine grandeur. L’ambiance n’y est pas gaie, on est plus proche des univers de Kafka que de l’île d’Utopie visitée par Thomas More. Mais « le bonheur n’est pas gai », comme on dit chez Max Ophüls ; en revanche, il est patient : « À cette heure, peut-être, le bonheur lui-même cherchait ses hommes heureux » (150).

Et puis, il y a une folie des tchevengouriens ; folie dans cette volonté de réaliser en dépit de tout cette chose ou cette idée qu’ils ne peuvent par ailleurs pas concevoir, qu’ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne comprennent donc pas non plus pourquoi, par exemple, l’ennui fait retour – l’ennui, c’est-à-dire la manifestation élémentaire de l’inertie des vivants. Ils sous-estiment aussi l’importance du désir amoureux (419) ; or, comme le disait Arendt, l’amour est la plus puissante des forces antipolitiques – ce qui n’est pas une critique, mais l’énoncé d’un problème.

Mais en réalité, si leur utopie prend fin, c’est avant tout parce que leur expérience, isolée, est exposée non seulement à l’affaissement interne, mais aussi à l’écrasement par l’ennemi.

Ce qui n’a pas existé peut prendre fin ; les troupes staliniennes (421, note 1), par exemple, peuvent venir y mettre un terme. « Les autochtones de Tchevengour pensaient que d’un moment à l’autre tout prendrait fin : on ne peut guère voir durer ce qui n’a jamais existé » (271).

Mais qu’est-ce qui n’a pas existé, et qui pourtant a trouvé un semblant de lieu à Tchevengour ?

Là aussi, bien des choses sans doute, mais je voulais seulement relever celle qui concerne le point que nous avons identifié auparavant comme le foyer du monde du capital, à savoir la mise au travail.

À Tchevengour, pas question de mettre au travail le corps : « les habitants avaient depuis longtemps préféré une vie heureuse à toute espèce de travail, d’installations, de règlements de compte mutuels au nom desquels on sacrifie le corps humain, ce camarade qui ne vit qu’une fois » (205).

Pas de mise au travail, non plus, de l’âme, ou plus exactement, celle-ci désigne le seul objet valable de préoccupation : « Ici, camarade […], tout le monde a une seule et même profession : l’âme, et nous avons désigné la vie pour remplacer les métiers ».

On n’y met pas non plus au travail les animaux : on y dételle les charrettes attachées au chevaux « Est-ce que j’irais gaspiller pour un poids mort la vie vivante d’un cheval » (206). Et plus loin : « c’est seulement par suite d’une oppression séculaire que les bestiaux ont pris du retard sur les hommes. Or eux aussi ont envie d’être des hommes » (215).

À Tchevengour, on préfère les plantes inutiles au blé, symbole de la productivité (168) – et la terre, bien sûr, n’est à personne (166).

Le soleil, et lui seul, généreux de chaleur et de lumière, est un prolétaire au service de tous.

Seule exception à ce refus du travail généralisé : on fait un monument d’argile pour les camarades présents. « Ce n’est pas de l’art, c’est la fin de toute la fumisterie prérévolutionnaire qu’on appelait art et travail ; c’est la première fois que je vois une chose sans mensonge et sans exploitation » (415).

Ce monument est le symbole précaire de ce qui se trouve au cœur de l’expérience de Tchevengour : le communisme, ce n’est rien d’autre que la propriété mutuelle des camarades. C’est ce que comprend Tchepourny, qui fait figure de responsable de la bourgade, au moment où il voit les sous-prolétaires (les « gueux ») rassemblés sur un tumulus de Tchevengour : « Dans le passé Tchepourny avait lui aussi fait route avec d’autres hommes pour gagner son pain, il avait dormi dans des granges, entouré de compagnons et protégé par leur sympathie de calamités qu’on ne peut éluder, mais il n’avait jamais senti qu’il pourrait être d’un quelconque profit dans leur vie de réciprocité inséparable. Maintenant, il voyait de ses yeux la steppe et le soleil, voyait, entre les deux, les hommes du tumulus, mais ils ne possédaient ni le soleil ni la terre et Tchepourny sentit qu’au lieu de la steppe, des maisons, de la nourriture et des vêtements que les bourgeois s’étaient acquis, les prolétaires du tumulus ne possédaient que leurs pareils, tant il est vrai que tout homme doit posséder quelque chose ; lorsque entre les hommes existe une propriété, ils gaspillent aisément leurs forces pour veiller sur elle, mais lorsqu’il n’y a rien entre les hommes, ils entreprennent de ne plus se séparer pour se protéger mutuellement du froid quand ils dorment » (300).

Ce que nous enseigne, peut-être, Tchevengour, c’est que la visée de l’utopie, la visée de la politique qui porte un au-delà de la situation présente, et un au-delà de ce qui a jusqu’ici existé, c’est la communauté libérée. Non pas la communauté humaine, car ce qu’il y a, chaque fois, c’est une communauté effective. Mais une communauté effective, ce n’est pas une communauté donnée, circonscrite à sa propre espace, collée à sa propre localisation. Elle n’est effective que dans la mesure où l’attachement qu’elle a pour elle-même la conduit à porter plus qu’elle-même.

Une communauté effective, elle aussi, est un être, et comme tout être, elle est plus qu’une, elle est plus qu’elle-même. Une communauté communiste se reconnaît à ceci qu’elle fait l’épreuve de cette plus qu’unité, et qu’elle donne un sens politique à cette épreuve.

Communiste est une forme de la communauté dans laquelle celle-ci met en travail sa propre consistance en mettant simultanément en travail son incompatibilité avec le monde de l’économie.

Un mouvement communiste se reconaîtrait à ceci qu’il construirait, pour ce type de communautés et pour leur raccordement dans l’action, un espace et un temps propres, ayant pour vocation de se substituer aux contextes créées par l’enemi.

Il est encore raisonnable de penser qu’un tel mouvement, un tel espace et un tel temps, sont toujours de l’ordre du possible.

Annexe : Formes, paradigmes

Dans la troisième séance de cette année, en suivant Simondon, nous avions distingué le schème hylémorphique et l’opération de prise de forme à partir du paradigme du moulage d’une brique d’argile. Cette opération ne pouvait se comprendre comme l’imposition d’une forme à une matière passive. La matière (l’argile) recelait en réalité des formes implicites (propriétés colloïdales) ; et la forme, pour être efficace (c’est-à-dire pour agir point par point sur les molécules d’argile) devait être matérialisée. De plus, il fallait concevoir l’existence d’une énergie concentrée par le moule et véhiculée par les formes implicites. Nous avions essayé de voir quelles analogies pourraient être travaillées pour envisager, à partir de ce paradigme, l’existence du collectif.

Ce paradigme, en tout cas, se sépare de celui qui guide une approche hylémorphiste. Nous avions dit que toute institution est pensable comme l’application d’une forme à ce qui est dès lors placé en position de matière. On peut dire en ce sens que la révolution russe s’est très vite institutionnalisée, ce qui signifie qu’elle a confondu l’humain, appelé à être un être nouveau, avec un matériau – avec du fer, comme le dit un personnage de Platonov.

Telle que la conçoit Simondon, la prise de forme, tout à l’opposé, ne suppose pas l’extériorité de la forme, ou plus exactement, l’extériorité de l’imposition de la forme. Une forme, c’est ce qui polarise une prise de forme, dans un processus singulier qui est aussi celui de l’élaboration, ou de la réélaboration, de cette forme.

Pour autant, on ne dira pas que la forme est purement émergente au regard de ce processus. On l’a vu dans la séance 3 : ce qui caractérise une forme c’est, premièrement, qu’elle est délimitable ; elle se définit pas ses limites, par ses contours, même si ceux-ci peuvent n’être aucunement figurables.

Deuxièmement, une forme se caractérise par le fait qu’elle est transposable, qu’elle est susceptible de transpositions. C’est ce deuxième caractère, sans doute, qui entretient l’erreur hylémorphiste, précisément parce qu’il indique qu’une forme ne peut simplement émerger d’un processus singulier ; mais ce caractère n’implique pas pour autant l’extériorité de la forme à son matériau. La transposition d’une forme ne se confond pas avec la possibilité pour elle de s’appliquer indifféremment à toute matière, ou à différentes matières. Car à chaque opération de prise de forme, la forme est à la fois transposée (donc reconnaissable en tant que telle) et redéfinie (donc différente d’elle-même par quelque trait). On pourrait dire que, pour ce qui concerne en tout cas l’opération d’individuation (par exemple celle d’un collectif), le moule ne reste pas identique à lui-même. La forme, c’est comme un moule qui ne pourrait jamais subsister indépendamment de la prise de forme et des déplacements que ses transpositions lui font subir.

((Comme dans la séance 3, je m’en tiens à l’analogie avec le moulage de la brique, et ne convoque pas les autres paradigmes techniques étudiés par Simondon, le modelage, et la modulation. Il faudra y consacrer une séance spécifique.