Séance 7 – Synopsis, Bernard Aspe

Synopsis

 

  1. Expérience

Je voudrais revenir tout d’abord à ce qui constitue l’objet propre de ce séminaire, à savoir la subjectivité, ou plus exactement les modes, les modalités, les formes de la subjectivation politique. Le geste de cerner un tel objet suppose tout d’abord une certaine idée de l’expérience historique, et plus exactement, une idée de l’expérience comme configuration des manières de faire, de dire et de sentir.

Dans le travail de Foucault, le concept d’expérience renvoie tout d’abord à une trame de discours et de pratiques historiquement situés, qui se conçoivent à partir de leurs transformations. Ce qui veut dire qu’une modalité singulière de l’expérience historique ne se laisse concevoir qu’à travers la différence des expériences. On conçoit une forme d’expérience par contraste avec une autre, et depuis la discontinuité qui les articule. Comprendre l’expérience de la folie, c’est voir de quelle façon la folie n’est pas une ; de quelle façon différents régimes de vérité, irréductibles les uns aux autres, l’ont constituée en objet ; et de quelle façon des pratiques tout aussi irréductibles les unes aux autres ont permis de s’y rapporter.

L’invocation d’une trame de discours et de pratiques permet de détacher l’expérience de son ancrage supposé nécessaire dans une subjectivité « constituante » – ou de ce qui en tient lieu dans la phénoménologie qui a opéré la déconstruction d’une telle subjectivité, en en gardant la place conceptuelle (la « chair » de Merleau-Ponty). Mais ce rejet de la subjectivité constituante a été la voie, justement, pour une pensée des modes de subjectivation, des formes par lesquels un être se constitue en sujet en se rapportant à lui-même, aux autres, aux mondes, selon des manières au bout du compte singulières, mais cependant historiquement cadrées (disons que se constituent historiquement des domaines de variation des modalités de l’expérience). Une subjectivation, c’est la mise en œuvre d’une cohérence particulière entre discours et pratiques, qui articule le hiatus existant entre elles – qui l’articule mais qui ne le comble pas, il reste toujours un écart entre dire et faire, entre penser et agir, ou sentir. C’est une manière de référer les décisions qui engagent la forme de l’existence aux discours qui les justifient, les éclairent, ou les exigent. (J’insiste donc ici sur le versant du rapport penser/agir. J’ai pour ma part, dans ce séminaire, assez peu abordé la question du sentir, du sensible, à quoi invitait pourtant le motif des « scènes » de la division politique. Le concept de « pratiques » peut cependant être pris dans le développement qui suit comme renvoyant aux manières de faire et de sentir, même si c’est un usage impropre. Mais c’est un usage qui souligne la secondarisation, injustifiée, de la question du sensible dans mon travail pour ce séminaire. On voit alors se dessiner une piste de recherche nécessaire dans les temps qui viennent, dans laquelle la question du sensible pourra retrouver une place essentielle. Rancière et quelques autres vont bien sûr nous aider pour cela.)

Une place particulière a bien sûr été réservée par Foucault à la question du discours de vérité. On peut sans doute parler de subjectivations qui ne sont pas des subjectivations par le vrai. Mais ce n’est pas un hasard si Foucault a examiné les modes de subjectivation pour lesquels l’enjeu central était bien celui de la vérité – une vérité jamais exclusivement discursive, car elle doit être exposée, manifestée, par le corps, par la manière même d’exister. Le concept de « discours de vérité » est intéressant précisément parce qu’il ne renvoie pas seulement au discours ; dans la mesure où il y a vérité, il est question des pratiques et des actes qui accompagnent ce discours – voire peut-être tendent à s’y substituer dans certaines démarches mystiques, mais c’est un cas-limite de discours de vérité. La modalité de cet accompagnement peut grandement varier (le schème théorie/pratique n’est qu’une des voies possibles de cet accompagnement), et cela dans la mesure où le concept de « discours » a lui-même une extension flottante : il peut renvoyer aussi bien à la rigidité de la théorie scientifique, à la partialité d’une position politique ou à la polysémie d’un poème. Mais c’est précisément un aspect qui me semble fécond dans un tel concept.

Un autre élément de fécondité du discours tel que Foucault permet de le penser : il n’est pas l’expression de quelque chose qui se tiendrait « derrière » lui. Hegel avait peut-être raison sur presque tout, mais pas sur ce point : l’art, la philosophie, etc., sont envisagées comme des expressions – d’un peuple, ou du développement de l’Esprit à un moment particulier de son parcours. On pourrait lire la démarche de Foucault (depuis son écrit sur « La constitution d’un transcendantal historique dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel » sans doute) comme un déplacement du concept d’expérience historique tel que Hegel l’a forgé. L’approche de Foucault reste encore, dans Histoire de la folie à l’âge classique, tributaire de la logique de l’expression, même s’il s’agit aussi, dès ce moment, de s’en dégager. Par la suite, Foucault retient au moins du structuralisme le fait de marquer une coupure nette avec cette logique. La vérité dont il s’agit est la vérité dite, la vérité prise « au ras du discours ». Elle n’est pas une vérité sous-jacente, qui serait exprimée à travers les discours, ou à travers les comportements. La conséquence est qu’on doit nécessairement abandonner l’idée qu’un mode de subjectivation est l’expression d’une époque et de son Esprit. En particulier, la subjectivité politique n’est pas l’expression de son temps, elle n’est pas par exemple l’effet des contradictions du système. (Lorsqu’il analyse la formation de la « conscience de classe », c’est-à-dire de la subjectivation révolutionnaire ouvrière, E. P. Thompson montre ce que cette formation a d’irréductible à toute logique de l’expression.)

On a pu en conclure que la subjectivité était purement et simplement à construire. Mais les années d’hiver (depuis 1980) nous ont fait buter, parmi bien d’autres choses, sur les limites de l’approche purement constructiviste de la subjectivité. Le concept diffus de « production de subjectivité » les cristallisait : le sujet était devenu pur effet des « pratiques » (pratiques discursives et non-discursives, pratiques performatives) et dès lors susceptible d’être modelé à l’infini. De Guattari à Haraway, de Negri à Butler ou Preciado, il s’agissait avant tout de montrer la plasticité subjective, et de la mener toujours plus loin. En lisant ce type de développements, on pouvait raisonnablement avoir l’impression de courir après un objet toujours plus évanescent à force de plasticité ; un objet toujours plus manipulable, en quelque sorte. Mais on ne pouvait comprendre comment un objet aussi ductile pouvait trouver la consistance requise pour tenir une position politique à même de s’excepter du donné, c’est-à-dire de ce champ de forces en transformation et en redistribution permanente, et de la malléabilité de l’expérience qu’il implique, qui convient si bien au capital.

Un objet digne de ce nom contraint quelque peu qui cherche à le penser. Pour autant, il ne semble pas nécessaire de répondre à ce problème en élaborant une théorie du sujet sous la forme sous laquelle l’a proposée Badiou, c’est-à-dire en tant qu’elle appelle une ontologie, et une manière de situer l’être du sujet depuis cette ontologie. C’est bien sûr là une manière de répondre à l’excès de constructivisme, et à l’incapacité de ce constructivisme à marquer l’hétérogénéité d’un sujet au regard du champ de forces dans lequel il se trouve pris, à marquer le fait qu’il est autre chose que son produit. Or cette hétérogénéité suppose une dimension du sujet qui n’est pas plastique, qui n’est pas, en ce sens, constructible. L’intéressant n’est pas tant la plasticité de l’expérience historique et des formes de subjectivation en tant que telle que ce qui la contrarie. On peut désigner cette contrariété par le concept d’« inconstructible ».

 

  1. Histoire de l’inconstructible

Il n’est intéressant d’envisager un processus de construction subjective que si l’on peut aussi situer la part d’inconstructible qui lui est nécessairement associée. L’inconstructible ainsi désigné n’est pas pour autant un invariant historique. Il ne se laisse désigner que depuis une construction située. Si l’on entend ici par « construction » le travail sur soi que, selon le modèle foucaldien, l’individu opère sur lui-même pour se constituer en sujet, alors l’inconstructible renvoie à ce qui ne peut être l’objet de ce travail, et qui pourtant a une importance décisive dans le procès de subjectivation. Il renvoie alors à ce qui, de cette construction, s’impose comme ce qui ne peut justement plus être transformé – ou qui ne peut l’être que par choc, par trauma (par exemple une défaite politique intégrale après des années de lutte peut constituer un tel trauma). L’essentiel est dans cet inconstructible qui accompagne notamment l’expérience de la vérité : ce qui s’est inscrit dans un sujet avec la marque du vrai n’est pas censé disparaître. Ce qui a constitué la matrice d’une subjectivation par le vrai n’est pas remplaçable par la bonne volonté du sujet, ou par celle de qui veut le manipuler, ou même par les transformations sociotechniques qui se présentent à lui ou elle.

L’inconstructible n’est pas invariant, mais sa place l’est peut-être – soyons prudent, et disons : « dans nos sociétés », disons celles de culture européenne (ce qui n’impliquerait pas une position relativiste, mais un examen de la manière dont cette question peut être posée pour d’autres sociétés ou d’autres formes de vie commune). Disons alors que l’on peut bien parler d’une dimension structurale de l’expérience subjective – pas une structure du sujet, mais un élément de structuration subjective. Mais cette dimension ne doit pas être comprise la pure forme du sujet, ou la pure forme du processus de subjectivation (comme le fait Badiou notamment). La question est de savoir comment penser des traits structuraux ou  les traits formels seulement depuis les processus de subjectivation particuliers qui les mettent en œuvre, et de telle sorte qu’ils ne peuvent être ressaisis en une pure forme indépendante.

La réponse à cette question est donnée par Simondon lorsqu’il distingue la mise en forme et la prise de forme. Traduisons, pour ce qui concerne l’expérience subjective : premièrement, nous pouvons bien relever des traits formels, transposables en tant que tels ; mais nous ne pouvons pas savoir exactement quelle est l’extension de cette transposabilité. Deuxièmement, nous ne pouvons déterminer à l’avance la manière dont une prochaine prise de forme redessinera ces traits. De là découle un primat de la description des modalités de l’expérience dans l’investigation philosophique, et c’est en cela sans doute que nous sommes foucaldiens.

Par exemple, nous pouvons dire qu’une subjectivation politique se caractérise par sa capacité à distinguer la dialectique de l’antagonisme et celle du partage (ou les deux formes du « partage ») : antagonisme avec l’ennemi, partage avec celles et ceux qui sont du même côté. Mais cette caractérisation est justement trop générale et trop vague pour ne pas appeler des précisions en situation. Et ces précisions obligent elles-mêmes à repenser le sens même de ces dialectiques, et de leur articulation. Ainsi la double dialectique dont je parlais reste inintelligible si l’on ne voit pas comment s’y inscrit le rapport à ce qui n’est ni un ennemi réel, ni un allié potentiel. Nous ne pouvons envisager un tel rapport que depuis la particularité de la situation présente, et je reviendrai sur ce point plus tard : ce qui vient en reste de la division, c’est le sujet de l’économie en tant qu’il est structuré par des contradictions exacerbées dans l’état d’urgence sanitaire actuel.

(Si l’on élargit le problème de la forme à la fameuse question des universaux (car peut-être faut-il résoudre les « problèmes fondamentaux de la philosophie comme Alberto Caeiro résout définitivement la question du sens de l’existence : avec désinvolture), on pourrait dire ceci : que l’expérience soit historique ne signifie pas nécessairement qu’elle l’est tout entière. On ne saurait démontrer l’existence d’un élément ou d’une série d’éléments « universels » de l’expérience, ne serait-ce que parce que cette démonstration serait toujours elle-même historiquement (culturellement, etc.) située. Mais on ne saurait démontrer, pour la même raison, son inexistence. Ce que l’on peut dire en revanche est que, s’il existait des universaux, ils ne viendraient pas en position de fondation pour « le reste » de l’expérience. Ici, la thèse de Simondon relative au « même niveau d’être » du type et des particularités nous éclaire : dans la mesure même où il nous faut appréhender la texture historique de l’expérience, les éléments universels, s’ils existent, doivent être pensés au même niveau d’être que les éléments les plus particuliers – historiquement situés, et au bout du compte, individualisés.)

Au-delà des dialectiques de l’antagonisme et du partage, la proposition la plus « générale » que nous pourrons nous autoriser serait peut-être celle-ci : une subjectivation suppose une supplémentation symbolique. Par là, j’entends une articulation symbolique (exemplairement : un discours de vérité) qui permet un décollement d’avec le réel, par lequel la subjectivité n’est dès lors pas vouée à s’écraser sur lui. L’apport de la psychanalyse lacanienne, si on la ressaisit dans une perspective philosophique qui n’était pas la sienne, est d’avoir disjoint l’épreuve du réel et l’expérience de la vérité. Pour qu’il y ait vérité, il faut justement qu’il y ait un décollement d’avec le réel ; il ne faut pas rester collé à l’épreuve du réel.

Dit autrement : l’expérience de la vérité ne consiste pas en un renvoi au réel, sur le mode de la référence, ni même à la tentative indéfinie de cerner le réel d’aussi près que possible. Elle consiste d’abord à opérer un décollement d’avec le réel afin de construire une articulation symbolique qui a pour fonction première de tenir la distance avec lui. (Il me semble que l’on pourrait ici penser l’un des plus beaux livres de Gilles Deleuze, Logique du sens, où il est question de cette surface qu’il s’agit de ne surtout pas perdre, où se joue ce qu’il appelle le sens. Cette surface nous prémunit d’une retombée au sein des « états de choses », dans une épreuve dès lors psychotique du réel.)

Bien sûr, cette distance ne doit pas être l’occasion d’une échappée « hors du monde », et l’articulation pourra, « devra » être par la suite exposée aux démentis du réel ; des démentis qui ne correspondront pas, du moins pas nécessairement, à sa réfutation, mais qui pourront surtout être l’occasion de sa possible relance.

J’appelle subjectivation le processus d’exposition de l’articulation symbolique reconnue par le dès lors sujet comme expression du vrai à ce démenti ; et de reprise de ce qui, de cette articulation, résiste à ce démenti.

Il faut bien voir qu’une supplémentation symbolique n’est pas un ordre symbolique. Nous avions évoqué ce point dans la discussion qui avait suivi la première séance de cette année : un ordre symbolique articule l’ensemble des rapports existant dans une communauté donnée, et prend ultimement la forme de la loi. La supplémentation en jeu dans la politique ne prescrit pas une forme donnée de communauté, et ne s’ordonne pas à la figure de la loi. La supplémentation symbolique ouvre un espace susceptible d’être habité à plusieurs, mais cet espace n’est pas celui d’une forme de vie commune. C’est un espace qui ne détermine pas la forme de la vie de celles et ceux qui s’y trouvent rassemblés, mais qui en revanche se veut le support d’une œuvre ou d’une action commune.

La supplémentation symbolique dont je parle ici est celle d’un discours de vérité qui en tant que tel engage bien des décisions qui peuvent changer l’existence de ceux qui les prennent, mais qui n’a pas pour objet de prescrire une communauté de forme d’existence. La manière dont ce discours de vérité s’inscrit dans une vie (là encore, je parle de l’expérience que Lacan disait « occidentée ») est toujours très singulière. Il faudrait de ce point de vue comparer la place du discours de vérité au sinthome lacanien : un discours de vérité peut avoir fonction de sinthome – ce qui veut dire qu’il peut avoir pour rôle de faire tenir ensemble les dimensions hétérogènes du réel, du symbolique et de l’imaginaire. C’est dire que sa place au sein de l’assemblage hétéroclite que compose un individu est proprement inconstructible, et que sa destruction peut être source de pathologie. Mais à l’inverse, il arrive que ce soit la rencontre avec un discours de vérité qui produise un effet de décompensation.

L’inconstructible renvoie à la manière dont s’est opérée, en un individu, et pour que celui-ci se constitue en sujet, c’est-à-dire soit emporté dans un procès de subjectivation, une greffe qui a pu prendre : celle d’un discours de vérité, d’une expérience de vérité qui aura orienté sa vie. La place qu’a cette greffe au sein d’un psychisme (ce que j’appelle plus haut un hétéroclite assemblage) est nécessairement singulière, et nul ne peut la déterminer à l’avance, surtout pas celui-là même ou celle-là même sur qui elle s’opère.

On pourrait dire en ce sens que l’inconstructible, c’est la décision d’existence, au sens que Kierkegaard donne à ce terme, mais en tant que ce n’est pas l’individu en tant que tel qui la prend. Schelling, en qui Kierkegaard a brièvement pu voir un maître, insistait sur le fait qu’une véritable décision reste opaque à la conscience de celui qui est censé l’avoir prise ; elle lui reste fondamentalement obscure, et indisponible en tant que telle, soustraite à toute ressaisie.

 

  1. Division

Dans ce séminaire, nous n’avons pas abordé la question de la subjectivité d’une façon générale, nous l’avons abordée essentiellement sous l’angle politique. Et plus précisément, sous l’angle de la division politique. Ce qui suppose que pour penser un sujet politique, il faut toujours en penser au moins deux, et que le lieu du politique est tout d’abord celui des scènes de leur conflit. Pour nommer cette division, nous avons opposé le sujet politique et le sujet militant de l’économie – c’est du moins la compréhension que je propose de cette division, tous les intervenants du séminaire ne s’accordent pas nécessairement sur ce point. On peut dire que les deux sont des sujets politiques, mais que le second a précisément pour visée de faire disparaître la politique telle que l’entend le premier. Disons que le premier porte une logique politique égalitaire, et que le second voir dans la politique qu’est l’économie la manière la plus sûre de venir à bout de cette logique – ce qui veut dire, maintenir la division de classes, au profit de la classe des riches. On pourrait dire aussi que le premier porte attention aux devenirs des milieux de vie des vivants, en tant que l’épanouissement de ceux-ci est fondamentalement incompatible avec la logique qui ne fait que réduire leur espace. On pourrait enfin dire que le sujet politique qui nous intéresse tient étroitement nouées ces deux ententes : logique égalitaire et attention à l’épanouissement des vivants en tant que vivants.

Il faut alors revenir sur l’articulation subjectivité/vérité. Disons que le premier travail politique consiste en un repérage, que l’on pourra dire empirique, des scènes où se joue ce conflit ; des scènes, donc, où est mise en œuvre une forme particulière de subjectivation politique (contestation de la réforme des retraites ou de l’assurance-chômage, Gilets jaunes, mouvement climat, groupes féministes ou antiracistes, etc.). Si le travail philosophique a un sens, en particulier s’il a un sens dans la construction politique, c’est peut-être celui de proposer une interprétation de ces scènes susceptibles de les relier. On objectera qu’il s’est agi, pour la philosophie justement, de savoir au contraire les délier ; de montrer l’irréductibilité des scènes politiques les unes aux autres ; de montrer ainsi qu’elles ne devaient sous aucun prétexte être unifiées sous un schéma général. Mais on pourra répondre (c’est l’une des intentions principales de ce séminaire) que ce travail qui a certainement été nécessaire en son temps doit dialectiquement (il s’agit de « relever », pas d’abandonner) laisser la place à un type de travail qui va dans un sens opposé.

Mais parler de travail philosophique au sein de la construction politique, c’est sans doute s’exposer à un malentendu. Des tentatives philosophiques contemporaines, j’y ai déjà fait allusion, approchent la question de la subjectivité politique à partir d’une ontologie de l’événement (l’événement est ce qui s’excepte de l’être, mais il y a bien un être de l’événement) ; d’autres par le biais d’une ontologie de la puissance. Je reviens alors au problème que j’ai soulevé auparavant, et auquel je n’ai pas répondu : on demande à cette ontologie de la puissance, ou de l’événement, de rendre compte de l’hétérogénéité subjective, c’est-à-dire de fonder l’irréductibilité du sujet politique à la trame de rapports de force ou de rapports de pouvoir donnée comme configuration de l’existant. La rupture événementielle telle que la pense Badiou a pour fonction de rendre compte de cette hétérogénéité. Ou bien, dans le travail pour le moment peu connu en France de Boyan Manchev, c’est la puissance inactualisée, proche de la contre-effectuation deleuzienne, qui va pouvoir en rendre compte (la pensée de Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, dont nous avons présenté cette année le beau livre Le Toucher du monde, peut aussi être vue dans cette perspective).  Ce qui est supposé dans les deux cas, c’est que la pensée qui refuse le questionnement ontologique ne peut se dépêtrer de la confusion entre le donné (les rapports de force et leur reconfigurations permanentes) et ce qui est censé s’en excepter (condition pour pouvoir le modifier). Il manquerait un critère permettant de séparer la subjectivation politique du champ de forces où elle prend racine ou du moins où elle apparaît, mais avec lequel elle rompt.

Si l’on cherche le critère qui permet de marquer l’hétérogénéité de la subjectivation politique au regard des rapports de force multiples qui composent le donné, ce critère ne pourra pas être ontologique ; autrement dit, ce n’est pas la philosophie qui pourra nous le donner. Le critère de l’hétérogénéité politique est politique. Cette tautologie est peut-être décevante, elle semble en tout cas apporter peu de clarté, et pourtant elle nous dispense d’errer en attendant de la philosophie, ce qu’elle ne peut donner. Elle remet, si l’on veut, le questionnement philosophique à sa bonne place : non pas celle d’une fondation en termes de critère du jugement, mais celle d’une description des modes d’habitation  de l’espace politique, une fois que celui-ci est ouvert. Et il ne peut l’être que par des énoncés et des actes politiques. L’hétérogénéité politique, c’est ce qui oppose une logique égalitaire à une logique inégalitaire, ou une logique d’amplification de ce que peuvent les vivants dans leur coexistence à la logique mortifère de la soumission de tous les êtres de nature au projet de valorisation du capital. Le matériau de la philosophie, c’est la disparité des discours de vérité. Quand elle prend en considération l’espace politique, la philosophie procède tout d’abord au repérage de cette disparité.  Il ne s’agit pas pour elle de construire l’espace de composition ou de compossibilité de ces discours, mais de voir comment habiter l’un d’entre eux, une fois qu’il a été subjectivé.

Encore une fois, le sujet qui nous intéresse n’est pas le sujet « en général », mais le sujet politique et plus spécifiquement encore ce sujet politique qui a besoin d’un discours de vérité pour se structurer. Un discours de vérité qui est nécessairement en rupture avec les vérités circulantes, et qui va donc avoir la teneur d’une révélation. Cette logique de la révélation peut être problématique, on y reviendra la prochaine fois avec Patrizia autour de la question du complotisme, mais la vérité politique qui fait rupture avec les évidences libérales et capitalistes se présente nécessairement comme la mise au jour de ce que les gouvernements mondiaux et leurs médias s’évertuent à occulter.

On a évoqué plusieurs fois ce texte essentiel de Marx, l’Introduction aux Grundrisse de 1857, en en retenant notamment le concept de « présupposé réel », disons le présupposé concret pour ne pas faire usage ici du concept de « réel » que j’ai pris dans un autre sens tout à l’heure. La politique s’étaye bien d’une connaissance ; celle-ci ne se réduit pas à la visée d’une correspondance avec l’existant ; elle ne vise pas le concret comme ce à quoi elle veut se référer ; elle le vise comme ce qui est à construire dans l’ordre propre de la pensée ; elle vise à produire un concret-de-pensée. Si elle ne vise pas cela, elle reste homogène aux discours circulants, qui ont justement pour fonction d’occulter le présupposé concret, le concret-réel dont il s’agit de produire un équivalent en pensée. Ce présupposé, c’est pour Marx la totalité concrète. Cette méthode qui permettait de redéfinir la visée d’objectivité, a été modifiée et complétée par l’opéraïsme, qui lui a ajouté la dimension qui nous intéresse, la dimension subjective : le présupposé concret, ce n’est ni seulement ni d’abord la totalité concrète des rapports sociaux ; c’est l’antagonisme de subjectivités inconciliables.

Lorsque nous reprenons (dans ce séminaire) l’idée qu’il faut partir non de la description de la logique objective du capital, mais des effets de rupture subjective, de la construction de scènes pour l’antagonisme, nous disons que le seul véritable critère de l’hétérogénéité politique est la partialité du vrai – la vérité des énoncés et des actes qui portent une autre logique de l’être-ensemble. Cet énoncé n’est paradoxal que pour un regard philosophique, toujours nostalgique d’une position de discours qui pourrait venir en tiers pour garantir la justesse de la prise de parti. Cette justesse existe, mais précisément en tant qu’on ne sort pas de la partialité.

Fortini écrivait : « la vérité existe, absolue, dans sa relativité ». Il vaudrait peut-être mieux dire : dans sa partialité. Cette perception des choses est au cœur de la démarche opéraïste : l’idée même d’une vérité qui ne serait pas partiale, partisane, est une mécompréhension de la politique en tant que telle. La vérité politique est constitutivement partiale, et cette partialité est elle-même, justement, le critère qui permet de voir que l’on a bien affaire à une vérité politique.

On peut alors préciser ce qui a été vu concernant le travail philosophique en disant qu’il n’est pas de fondation (critère) mais d’interprétation (un aspect qui s’ajoute à la fonction descriptive évoquée un peu auparavant. Il n’y a sans doute pas de sujet politique unifié ; mais il y a bien un trait d’un repérable qui transite entre les scènes de la division politique contemporaine. Cette interprétation suppose un travail philosophique qui a pour objet la forme que pourrait prendre une matrice de subjectivation politique transversale, et non plus localisée ; qui permet donc de faire des hypothèses sur cette forme. L’élaboration de cette forme, de cette matrice, est du ressort du travail politique. La philosophie peut repérer le lieu de la politique (mode contemporain de division des subjectivités antagoniques), elle peut anticiper la forme qui pourrait s’élaborer dans un tel lieu s’il venait à consister (on va y revenir : par exemple le refus de la mise au travail pour le capital, etc.), mais ce n’est pas elle qui le fera exister.

Je précise ici une chose : la distinction que je fais entre travail philosophique et travail politique et, d’une façon générale, la disposition à cerner le « propre » du travail philosophique, ne me semble pas avoir un grand intérêt en eux-mêmes. Elle n’a de sens que dans la mesure où nous pouvons voir l’égarement auquel conduit la confusion entre le travail philosophique, disons proprement conceptuel (ontologie de la puissance, etc.) et le travail politique. La question de savoir si ce que nous faisons dans ce séminaire est bien de la philosophie m’indiffère n’a aucune importance en elle-même. Beaucoup diront que la vraie philosophie est dans le commentaire des grands auteurs, ou dans celui des avancées des sciences, ou encore dans l’analyse de type logique. D’autres, plus sérieux, qu’il consiste dans l’élaboration d’une ontologie. Comme nous refusons tout cela, il est possible que nous ne fassions pas de la philosophie. Ce qui voudrait simplement dire que nous tenons trop à la vérité pour la sacrifier à ces dispositions qui la laissent échapper.

 

  1. Autorité libérale

J’évoquais tout à l’heure les désaccords qui peuvent exister entre les intervenants de ce séminaire. Plus nous allons vers la qualification des formes de subjectivation politique contemporaine, plus nous allons sans doute voir les désaccords réapparaître. Ce qui a pu susciter des désaccords, c’est par exemple le fait que pour aller dans le sens de cette qualification, j’ai proposé de prolonger davantage le point de vue opéraïste : l’histoire du capitalisme est aussi, et d’abord, celle du refus de la mise au travail pour le capital. (La mise au travail est aussi envisagée par Foucault comme un impératif constant, en dépit de ses polémiques avec le marxisme, que j’avais évoquées la dernière fois. On avait parlé il y a quelques années du cours de 1973, il insiste sur le fait que pour disposer d’une force de travail, il ne faut pas seulement jeter les gens sur les routes, il faut aussi les discipliner, c’est-à-dire constituer la force de travail en tant que telle (La société punitive, 235-236 ; cette préoccupation se prolongera dans Surveiller et punir, et dans les cours sur le néolibéralisme ; mais elle se trouvait déjà dans Histoire de la folie à l’âge classique, p. 75 sq.).)

Cette mise au travail pour le capital, c’est bien ce que le mouvement communiste a mis en question. Mais cette mise en question s’est pour le moins raréfiée depuis le début des années 1980. Et si tel est le cas, ce n’est pas seulement en raison de l’épuisement ou de la dispersion des forces révolutionnaires. C’est aussi que les militants du capital sont parvenus à reprendre l’initiative. Une initiative qui a pris la forme du libéralisme autoritaire, comme le montre de façon exemplaire le livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable (87).

Je voulais évoquer quelques thèses de ce livre, qui va nous permettre de parler de l’autre terme de la division politique : les militants du capital ou militants de l’économie. Je ferai deux remarques sur ce point.

Premièrement, on va voir que ce qui est en jeu dans les formes de la division politique, c’est précisément ce qui vient en tiers ou en reste de cette division, ou de la double dialectique dont j’ai parlé, à savoir ce que l’on appelle ici le sujet de l’économie (à distinguer du sujet militant de l’économie). Il constitue en un sens l’enjeu de cette division, ou plus exactement, pourrait-on dire, la clef de son évolution, et même de la manière dont elle va pouvoir se dessiner. Le sujet de l’économie se définit par le fait qu’il accepte le discours de vérité de l’économie, c’est-à-dire qu’il accepte que celui-ci structure une partie de sa vie – on a pu souligner que le fait qu’il soit partiel, c’est-à-dire qu’il n’impose pas de régenter l’ensemble de l’existence d’un individu, qu’il lu laisse une grande « liberté », fait partie de sa force. En ce sens, il n’y a que très peu d’habitants du monde du capital qui ne soit pas sujet de l’économie.

Deuxièmement, il s’agit donc de revenir à l’analyse de la gouvernementalité. Celle-ci nous permet de décrire le contexte sur fond duquel peuvent se dessiner les scènes de la subjectivation politique (ce qui ne veut surtout pas dire que ce contexte les produit). Nous avons vu la dernière fois comment cette analyse des pratiques de gouvernement ne s’éclaire que si l’on dispose d’un point de vue politique – un point de vue qu’a fortement Chamayou et qu’avait Foucault, même s’il a semblé se diluer quelques temps pour lui, au fil des déceptions accumulées sans doute. Les analyses des opérations de pouvoir, des formes de gouvernementalité, n’ont de valeur que si elles restent attachées à ce point de vue ; elles donnent lieu sinon à la position confortable d’une pensée critique inoffensive, caractéristique du mauvais foucaldisme. L’analyse de Chamayou a une autre visée, qui est de donner à entendre les stratégies explicitement formulées par les militants du capital. Elle nous permet de nous rappeler que, lorsque nous sommes accusés d’être paranoïaques, nous sommes en réalité loin de l’être assez. Elle nous permet surtout de restituer la réussite de ces militants à sa contingence : il pouvait en être autrement.

Benjamin Gizard insistait dans la cinquième séance du séminaire de cette année sur le fait que les militants du capital jouent souvent le jeu de l’antagonisme comme une fin de partie : l’enjeu est de continuer encore un peu, même si l’on sait que cela ne pourra plus durer bien longtemps. C’est sans doute un tel sentiment qui animait ces militants, sous la figure des penseurs néolibéraux, dans les années 1970. (Bien sûr, le néolibéralisme ne date pas des années 1970 ; il était en gestation dans les années 1930. Mais ce qui nous intéresse ici concerne la période qui a permis aux capitalistes de détruire le mouvement révolutionnaire et d’installer l’espace politique de domination impartagée qui s’impose encore aujourd’hui.) La reprise de l’initiative a pu avoir lieu 1) grâce à l’identification du danger auquel le règne du capital était exposé ; 2) grâce, surtout, à la stratégie mise en œuvre pour répondre à cette menace ; 3) grâce enfin à la solution autoritaire qui s’est alors stabilisée, et qui ne fait que se préciser en ce moment.

 

4.1 Menace

L’entreprise capitaliste subissait à la fin des années 1960 une double contestation : à la fois de l’intérieur du monde du travail et de l’extérieur. Au sein du monde du travail, les patrons étaient conduits à un constat effarant : les salariés avaient désappris la peur. Les mouvements contestataires auxquels ils avaient pris part, ou qui en tout cas avaient marqué les esprits, avaient produit une sorte de rétivité diffuse accentuée à l’égard des contraintes disciplinaires. La main d’œuvre se faisait indocile, et cela alarmait les militants du capital qui se demandaient comment restaurer la discipline. À l’extérieur, les activistes mettaient en question les choix des entreprises en tant qu’elles constituaient un « gouvernement privé » du fait de leur importance dans la détermination des modes de la vie commune : « Si l’entreprise est un gouvernement privé, ce n’est donc pas seulement au sens évident, mais trop restreint, où le manager exerce un pouvoir sur les travailleurs, au sens où il s’agirait d’un gouvernement interne. Le management comme lieu de pouvoir, ça gouverne beaucoup plus que des salariés. Ça gouverne aussi hors les murs. Ça gouverne les individus dans presque tous leurs rôles sociaux et presque toutes leurs dimensions, tant il est vrai que chacun se trouve pris dans de multiples ordonnancements fixés par l’autorité privée de différents managers. Bref, l’entreprise ainsi conçue se met à apparaître comme un immense et proliférant gouvernement privé de la vie, beaucoup plus fin et beaucoup plus invasif que le pouvoir d’État » (74). À la fin des années 1960, des entreprises comme Dow Chemical ou Honeywell, du fait de leur rôle dans la guerre du Viêt Nam, ont tout d’abord été la cible de quelques activistes, mais la mise en question de ce gouvernement privé s’est élargie hors du contexte de guerre, ou plutôt dans celui de la guerre menée par des moyens économiques (boycott de Nestlé, 119 sq.).

Fondamentalement, les militants du capital devaient faire face au danger qui accompagnait la stratégie qui avait été suivie depuis le compromis fordiste,  à savoir répondre à la critique par l’acceptation des valeurs qu’elle porte. Car se légitimer par ces valeurs, c’est donner la possibilité de toujours contester la libre entreprise, ou le gouvernement, au nom de ces valeurs, que ni l’une ni l’autre ne pourront jamais véritablement incarner. Le « public » peut en effet prendre à la lettre l’idée que les entreprises privées œuvrent pour le bien public (92-93), en suivant en cela l’exemple des colonisés qui ont rappelé aux colons que leur démarche était censée être entreprise en vue du bien du peuple (51-52).

On peut noter que les scènes de la subjectivation politique aujourd’hui (pensons notamment à celles qui se constituent autour de la question du dérèglement climatique) continuent de supposer ce qu’on pourrait appeler une homogénéité éthique, une continuité de valeurs entre militants du capital et contestataires. D’où le geste d’interpeller les pouvoirs publics, les autorités locales, le gouvernement. C’est ne pas vouloir voir que les militants du capital, depuis quelques décennies, ont changé de stratégie.

 

4.2 Stratégie

La théorie strictement économique du néolibéralisme (Hayek) a voulu rompre avec cette stratégie en rejetant toute considération éthique pour se concentrer sur la seule visée qui soit pertinente : la recherche du « profit actionnarial » (153). Mais au même moment, les théoriciens du management ont fait face à la contestation en investissant l’espace public de façon stratégique : il s’est alors agi de mobiliser des techniques de persuasion, de cooptation, etc., pour répondre à cette contestation en la diluant et en l’absorbant, mais sans en incorporer les valeurs.

Le programme était très clair : au sein du monde du travail il fallait d’un côté réapprendre aux travailleurs à avoir peur de ceux qui avaient autorité sur eux. Pour cela, la pression liée au chômage structurel, c’est-à-dire à l’effacement de l’horizon du plein emploi a été un rouage essentiel ; un rouage qui a aussi permis d’enfermer la contestation des salariés dans la volonté de reconquérir cet horizon, posé dès lors comme émancipateur en soi, alors que les mouvements des années 1960-1970 avaient montré ce que cet horizon avait de proprement aliénant – de politiquement aliénant, pourrait-on dire.

Et dans la sphère publique, il fallait faire en sorte que les activistes perdent la légitimité qu’ils semblaient avoir conquise dans l’opinion publique (123). Cette reprise de la légitimité s’est appuyée sur bien des éléments, et je ne prétendrai pas résumer le propos de Chamayou ; mais j’en garderai deux qui nous intéressent, parce que nous nous retrouvons plus que jamais pris dans le filet que tisse leur entrecroisement : la rhétorique de la crise d’une part, la diffusion de la logique du marché d’autre part. La stratégie centrale du pouvoir que nous subissons aujourd’hui reste d’exacerber la première pour asseoir l’évidence supposée de la seconde, qui pourtant est la cause de ce qui est bien réel dans la situation d’urgence actuelle.

Les années 1970 ont opportunément amené les crises, celles qui ne se sont jamais vraiment arrêtées depuis. Le propre de la crise est qu’elle appelle des sacrifices. Ceux-ci sont justifiés par l’urgence, par le fait de se trouver « tous dans le même bateau », etc. C’est une rhétorique d’effacement du conflit, et donc l’« instrument d’une “pédagogie de la soumission à l’ordre économique” »(169). Et « les générations qui sont nées après 1973, celles qui ont grandi à l’ère de “la crise” perpétuelle, ont intériorisé, l’une après l’autre, l’idée que chacune vivait globalement mois bien que la précédente. Elles ont réappris à avoir peur » (25). Quand un salarié a peur, il ne pense plus à rappeler à son patron les bienfaits que son entreprise est censée apporter, et d’abord à ceux qui y travaillent.

C’est un point de l’analyse de Chamayou à partir duquel nous pouvons extrapoler pour revenir aux particularités de la situation présente : les salariés ont réappris à avoir peur au sein de l’entreprise, nous dit-il, mais dans le monde qui est en train de se faire sous nos yeux, il est possible que l’enjeu pour le pouvoir soit de nous réapprendre à avoir peur d’une façon bien plus générale. La répression des Gilets jaunes a réappris à nombre d’entre nous à avoir peur des marches collectives dans la rue ; nous sommes en train de réapprendre à avoir peur des contacts avec les autres, ce qui a entre autres effets celui de rendre plus que jamais difficile toute velléité d’organisation collective. Produire la peur, cela passe toujours par le contrôle de la circulation des revenus, par celui des formes d’apparition sur l’espace public, et par le fait de garder le monopole des moyens disponibles pour se soigner dans une situation d’urgence. Pour tout cela, la rhétorique de la crise et de l’urgence reste bien un moyen essentiel.

Mais il a fallu aussi mettre en œuvre des stratégies plus subtiles. Et notamment celle qui consistait à amener les individus à agir contre leurs intérêts. Comprendre cela ne suppose pas une théorie de l’aliénation. La servitude volontaire n’est pas une disposition immanente aux foules, mais un projet du capital, un élément de stratégie fondamental pour imposer dans les démocraties ce qui n’est manifestement pas dans l’intérêt de tous, ni du plus grand nombre. L’extension de la logique du marché ne peut s’expliquer par des dispositions innées, mais seulement par les initiatives des militants du marché.

Foucault le soulignait dans ses analyses : le marché n’est pas d’abord une modélisation des interactions économiques, mais un opérateur politique. Le marché est en effet ce modèle opératoire qui permet d’orienter le comportement des gens en agissant sur leur milieu de vie et sur les effets insus de leurs actions. Il peut être appelé en ce sens un opérateur micropolitique. Et c’est bien ainsi qu’il a été explicitement nommé par Madsen Pirie, un néolibéral britannique qui n’avait pas lu Deleuze et Guattari et qui était persuadé d’avoir inventé le mot au milieu des années 1980. Pirie définit la micropolitique néolibérale comme « l’art de générer des circonstances dans lesquelles les individus seront motivés à préférer et à embrasser l’alternative de l’offre privée, et dans lesquelles les gens prendront individuellement et volontairement des décisions dont l’effet cumulatif sera de faire advenir l’état de choses désiré » (249). L’enjeu était donc d’imposer ce que l’on a appelé depuis cette époque la privatisation. Il fallait que celle-ci soit le moins possible l’effet de décision de la puissance publique, et qu’elle soit autant que possible le fruit des comportements et des demandes des acteurs sociaux, ou des sujets économiques. La libéralisation du transport interurbain par bus, opérée par Thatcher dès son élection, constitue un paradigme qui a été considérablement suivi par la suite (254), de même que la gestion différenciée des retraites selon les générations (258-259), dont nous avons eu en France récemment un nouvel exemple.

L’enjeu micropolitique est de rétrécir l’horizon, de sorte que l’on ne s’aperçoive pas de ce qui se dessine avec nos choix et nos actions. Le paysage que l’on est ainsi soi-même amené à dessiner, on ne peut le voir que quand il est trop tard. « Il n’est pas nécessaire de persuader tout le monde d’adhérer au projet global d’une société de marché pour que chacun œuvre à la faire advenir. En réalité, il est même crucial de  ne jamais poser aux gens la question à cette échelle : cette société-là, on ne va pas la leur vendre en gros, seulement au détail. La grande question du choix de société, on l’élude en la dissolvant dans les minuscules questions d’une société du choix. La ruse de la raison micropolitique consiste en ceci que, dans ces micro-choix, on décide par surcroît, sans le savoir, d’autre chose que de leur objet immédiat, les volitions de chacun contribuant par-devers soi à construire une société que l’on n’aurait peut-être pas choisie si on nous l’avait présentée dès le départ comme étant le résultat attendu. Petite, cette micropolitique l’est donc aussi au sens de la mesquinerie. Rétrécir l’horizon. Ne plus regarder le monde que par le petit bout de la lorgnette. Le paysage général, on ne le contemplera que plus tard, en prenant peut-être enfin un peu de recul. Un à un, les rapports les plus infimes en auront été altérés et, à perte de vue, l’ensemble sera devenu méconnaissable » (255).

 

4.3 Libéralisme autoritaire

Je l’ai indiqué, ces stratégies subtiles n’auraient pas pu porter leur fruit si elles n’avaient pas été secondées par des mesures explicitement coercitives (policières au sens banal du terme, mais aussi bien sûr par cette police inhérente au corps social qui est celle du contrôle des revenus). On a peut-être tort de parler d’un « tournant autoritaire » en pensant seulement aux dernières années, même s’il est bien clair que la répression directe des mouvements de contestation a récemment franchi de nouvelles limites. Mais le tournant autoritaire a été pris depuis que le pouvoir a assumé l’option autoritaire c’est-à-dire depuis à peu près cinquante ans. L’un des théoriciens de cette option est Friedrich Hayek. Dans son ouvrage, Chamayou rappelle que Hayek est allé rencontrer quelques dictateurs (en particulier Pinochet) pour saluer leur gestion énergique des populations contestataires, et pour louer leur sagesse d’avoir su préserver malgré tout une économie libérale. Dans sa petite théorie des formes possibles du gouvernement, Hayek distinguait quatre grands types : régime autoritaire libéral, régime démocratique libéral, régime démocratique totalitaire, et régime autoritaire totalitaire (222). Le mal n’est pas dans l’autoritarisme, mais dans le totalitarisme, qui signifie seulement : absence de liberté des marchés. La démocratie peut donc tout autant être totalitaire qu’un régime autoritaire. L’important, en tout cas, est que, autoritaire ou démocratique, le régime reste libéral.

Pour Hayek, qu’un régime soit libéral signifie donc qu’il garantit la liberté des marchés. On pourrait dire alors qu’un régime politique peut à la fois être autoritaire du point de vue politique et libéral du point de vue économique, mais ce n’est peut-être pas tout à fait satisfaisant. Ce que nous apportent les travaux de Foucault et de Chamayou, c’est bien plutôt l’idée que le libéralisme n’est pas une théorie économique, qui pourrait être comme telle appliquée par différents types de gouvernement, autoritaires ou démocratiques. Il est plutôt lui-même un mode de gouvernementalité. Plus exactement, il est un mode de gouvernementalité ordonné à la politique du capital, autrement dit aux lois de l’économie envisagées comme politique, c’est-à-dire comme mode de contrôle, par la classe des capitalistes, des populations qui n’appartiennent pas à cette classe.

Les indications de Hayek sont précieuses, parce que, comme tout penseur militant, il ne dissimule pas l’essentiel, et l’essentiel est qu’il existe un continuum entre l’option démocratique de gestion des populations et l’option autoritaire. Les gouvernements tendent dans bien des régions de la planète à se déplacer, sur cet espace continu, en direction de la deuxième option.  Mais c’est en réalité depuis la fin du mouvement révolutionnaire que le socle de subjectivation du sujet de l’économie est tout entier structuré par le continuum qui existe entre autoritarisme et démocratisme sur fond de gouvernementalité libérale. Dit autrement : le continuum, c’est la gouvernementalité libérale, polarisé par les options démocratique et autoritaire.

« Est autoritaire un pouvoir qui s’affirme comme étant le seul véritable auteur de la volonté politique » (264). On sait que n’est pas seulement en jeu l’autorité de l’État, mais aussi celle du gouvernement privé, mise en question par les activistes qui pointaient les effets sociaux et écologiques des décisions prises par les entreprises. Il a fallu, on l’a vu, restaurer cette double autorité, et pour cela, assumer toujours plus ouvertement l’option autoritaire (ce que souligne également Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, comme on a vu dans la quatrième séance de cette année). Le syntagme « libéralisme autoritaire » n’a rien d’oxymorique ou de paradoxal ; il indique au contraire  une direction raisonnable que les militants de l’économie sont libres de prendre, quand c’est nécessaire (265).

(Je veux cependant faire remarquer que le néolibéralisme, aussi considérable soient ses méfaits et ses crimes, ne doit pas faire oublier que la politique libérale d’inspiration smithienne est aussi une politique criminelle. La critique du néolibéralisme doit se désencombrer d’une étrange ambiguïté, par laquelle elle suggère parfois que la période proprement libérale aurait été un moment beaucoup plus favorable aux classes populaires. En réalité, la politique libérale du XIXème siècle est un modèle de politique criminelle. Comme le dit Thompson : « ce n’est ni la pauvreté ni la maladie, mais le travail lui-même qui jette l’ombre la plus noire sur les années de la révolution industrielle » (E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, trad. Dauvé, Golaszewski, et Thibault, Paris, Gallimard-Seuil, 1988, p. 402). La violence structurelle n’est pas tout entière concentrée celle de cette prétendue accumulation « initiale » qui en fait n’a cessé d’accompagner l’histoire du capitalisme ; elle est plus généralement à l’œuvre dans la mise au travail des êtres de nature. La politique libérale est une politique du crime par le travail.)

D’où ce qui s’édifie sous nos yeux, à savoir un État qui parcourt le continuum de la gouvernementalité libérale dans le sens de l’option autoritaire, en délaissant de plus en plus ouvertement l’option démocratique. Disons un État libéral-autoritaire qui laisse en place les institutions de la démocratie représentative après les avoir vidées de leur contenu (Chamayou, 245-246). Ou encore : un État de police libérale.

 

  1. Populations

La seule utopie qui reste aujourd’hui au capital est celle de sauver les riches – et ce, par tous les moyens (encore la « fin de partie »).  Mais la classe des capitalistes ne peut exister en tant que classe sans se soucier des populations, en tant qu’elles seules permettent le développement des sociétés. Il ne s’agit donc pas tout à fait de ne plus se préoccuper des populations ; mais la situation d’urgence légitime en revanche le projet d’y faire le tri.

 

Distinguons trois parties de la population.

Premièrement, il y a cette partie de la population qu’il faut continuer à mettre au travail. (Le fait même que j’indique qu’il s’agit seulement d’une partie de la population fait signe vers l’intention que j’ai d’intégrer les critiques qui ont été faites à ma qualification du sujet antagonique comme sujet du refus de la mise au travail pour le capital ; qualification trop étroite, m’a-t-on souvent dit, sans doute à juste titre ; il s’agit donc ici de voir si j’ai correctement intégré ces objections, et de relances la discussion sur ce point.) Pour cela, il ne s’agit pas seulement d’augmenter quantitativement la force de travail, mais aussi d’étendre qualitativement les dispositifs de la mise au travail. Autrement dit, si cette extension a bien sûr un volet quantitatif (un souci toujours présent dans la réforme des retraites), elle a surtout un volet intensif, par lequel le travail est conduit à diversifier ses formes. On peut en distinguer trois : celles qui procèdent de façon disciplinaire, et qui peuvent susciter le refus ; celles qui fonctionnent à l’adhésion, et qui ont justement pour particularité de ne pouvoir être simplement refusées par la personne qui travaille ; et enfin celles qui sont imperceptibles, et qui donc échappent à l’attention. (Je vais reprendre ici un développement que j’avais rédigé suite à une discussion qui avait eu lieu à l’automne dernier pour un projet d’enquête, mais qui n’a jamais été envoyé.)

Dans le premier domaine, on trouverait les situations dans lesquelles la mise au travail se fait dans des conditions insupportables, et suscite ainsi des résistances (Amazon, Geodis). On trouverait sans doute aussi des secteurs de production expressément reconnus pour la toxicité de leurs produits (industries du plastique, etc.) ; une toxicité qui peut se révéler dans la diffusion des produits eux-mêmes, mais aussi à l’intérieur même de l’espace de travail. Dans le second domaine, on trouverait les institutions de soin, d’enseignement ou de recherche. Dans le troisième, la mise au travail ne passe pas par l’identification d’un espace de travail. Le chômeur à la recherche d’un emploi est mis au travail, de même que l’arpenteur des grandes surfaces (exemple peut-être ambigu, du moins à rediscuter) ou le dépressif, le consommateur ou le militant qui « zone » sur le web, et qui permet la valorisation des données qu’il produit à son insu, paradigme actuel de la mise au travail imperceptible.

Tout ce qui concerne les humains peut être appliqué, au moins par analogie (et il faudrait questionner la portée exacte de cette analogie) aux non-humains. Du côté des conditions de travail insupportables, on pensera exemplairement aux élevages intensifs. Du côté de l’adhésion, il faudrait peut-être parler d’autres formes d’élevage et de compagnonnage. Du côté de l’imperceptible, il y aurait à retravailler les exemples donnés par Moore : mise au travail des sols, des mers, de l’atmosphère ou des forêts. Et bien sûr, il faudrait aussi parler de la manière dont ce sont les hybrides humains/non-humains eux-mêmes qui sont mis au travail (une usine ne peut fonctionner en Europe sans faire circuler des « matières premières » prélevées à l’autre bout de la planète).

L’extension et la diversification des formes de mise au travail a en tout cas parmi ses vocations celle de restreindre toujours plus l’espace de possibilité de ces parties de la population qui sont rétives au travail et à « l’employabilité » comme seul horizon de vie (réforme du chômage). Mais ce qu’il faut surtout souligner au regard de la situation actuelle, c’est  ce que permet de ce point de vue la généralisation du télétravail : les distinctions que je viens de faire sont plus que jamais brouillées, et il deviendra toujours plus difficile de distinguer la mise au travail disciplinaire, celle qui appelle l’adhésion, et celle qui procède à notre insu. Les frontières entre les trois sont désormais poreuses.

On a pu parler du confinement comme d’un nouveau « grand renfermement ». Il y a en tout cas un problème commun avec le XVIIème : enfermer les populations apparaît comme le meilleur moyen de les contrôler. Et de les contrôler en l’occurrence pour maintenir leur mise au travail (après quelques cafouillages lors du premier confinement). Le télétravail est à coup sûr aujourd’hui un dispositif essentiel, dans la mesure où il permet de concilier l’enfermement et l’impératif de travail.

 

Deuxièmement, il y a cette autre partie de la population constituée par les « non-sélectionnés » (comme les nomme Élie Kongs). Les populations mises au travail, ou sommées de s’y mettre, côtoient celles dont on ne peut rien faire. La vie des non-sélectionnés  ne compte pas autant que celle des autres (c’est une problématique qui a souvent été développée dans ce séminaire, notamment par Élise Gonthier-Gignac les années passées, et par Adrien Tournier dans l’intervention de novembre cette année). Ces populations sont exactement celles pour qui peut fonctionner l’impératif impossible à énoncer mais décisif dans la gouvernementalité actuelle, de « laisser mourir ». On dira que la gouvernementalité libérale a toujours facilement composé avec cet impératif ; mais la nouveauté réelle réside dans le fait que ce qui jusqu’ici était valable pour les populations « du sud » devient valable au sein même des pays du nord. C’est un aspect de ce que Xavier Ricard a appelé la « tropicalisation du monde » (voir le livre éponyme, PUF, 2019).

L’épidémie actuelle est venue opportunément étendre la liste des non-sélectionnés. En puisant toujours dans cette mine d’idées qu’est la pensée de Foucault, on a pu comparer la série des confinements non seulement au « grand renfermement », mais aussi aux mesures contre la peste examinées dans Surveiller et punir (partie III, ch. III). L’état d’urgence, on le sait, permet de faire le tri : il permet notamment d’isoler ceux qui ne se soumettent pas aux « mesures barrières », qui peuvent de ce fait être soupçonnés de porter la maladie, et de porter ainsi atteinte au corps de l’État (je ne reviens pas sur la question de la raison d’État, que l’on a évoquée la dernière fois, toujours à partir de Foucault). Pour le moment ce tri n’a pas donné lieu à des décisions très spectaculaires, mais les conditions sont là pour que de telles décisions soient prises dans le futur.

 

Troisièmement, il y a les contestataires, qui appellent un traitement spécial (voir la typologie donnée par Chamayou, 124 ; je ne parle ici que des « radicaux »). La gestion de la contestation prend de nouvelles formes. Le mouvement ouvrier révolutionnaire avait, pour le meilleur et pour le pire, imposé la composition. C’était le temps du compromis fordiste, où il ne s’agissait pas seulement d’intégrer les ouvriers en tant que consommateurs potentiels, mais plus fondamentalement d’intégrer la lutte de la classe ouvrière comme élément du développement capitaliste. Dans le contexte néo-libéral qui se prépare dans les années 1970 et s’impose sans partage dans les années 1980, ce compromis n’est pas seulement complété par le contrat biopolitique passé (à son insu) par le sujet de l’économie ; il l’est encore par le compromis historique qu’acceptent, sous diverses formes, les contestataires.

Il ne s’agit plus de composer avec le mouvement ouvrier révolutionnaire, ce qui supposait un mouvement révolutionnaire unifié. Il s’agit de composer avec un paysage éclaté, où d’un côté les syndicats acceptent d’être des « partenaires sociaux » et où les restes du mouvement révolutionnaire se blotissent dans un « milieu radical » lui-même éclaté et déchiré entre petites chapelles. On peut parler d’un compromis post-fordiste, explicite pour ce qui concerne les syndicats ou les anciens partis d’opposition, qui tous portent sans rechigner l’horizon du développement et, si ce n’est du plein emploi, en tout cas de l’employabilité comme horizon de vie. Pour les milieux les plus radicaux, le compromis est bien sûr tacite, et a à peu près cette forme : les activistes  ne sont pas éradiqués dans la mesure où ils rejettent le passage à la lutte armée – et l’affaire Tarnac peut être vue comme le rappel de ce compromis, tout comme la « descente » qui a abouti il y a quelques mois à l’emprisonnement de personnes accusées d’avoir eu le désir, pourtant bien compréhensible et plus que jamais partagé, de s’en prendre à un commissariat ; ou encore, dans cet élan qui fait franchir aux ordures qui nous gouvernent un nouveau seuil d’abjection, dans l’arrestation d’anciens « brigadistes » italiens, qui a eu lieu la veille de ce séminaire.

Mais aujourd’hui, même avec des milieux bien éloignés de la lutte armée, il n’y a plus à prendre de gants. Le compromis tacite n’a plus cours, il s’agit d’en finir. C’est ce que semblent signifier les lois qui ont pour objectif, implicite ou incident, de détruire l’existence politique de la contestation réelle. La Loi sécurité globale est de ce point de vue la partie la plus visible d’une offensive qui comprend tout autant la réduction des minimas sociaux que la reprise du contrôle sur la diffusion des images.

 

  1. L’inconstructible et la nature

Le contexte est donc parfaitement clair : du côté de l’ennemi, il y a la tendance à mobiliser les ressources de l’option autoritaire. Autrement dit un État de police qui va dans le sens d’une gouvernementalité libérale autoritaire. Les stratégies micropolitiques et biopolitiques sont loin d’être abandonnées, mais elles semblent vouées à avoir moins de place dans un monde où la question de l’urgence va devenir plus pressante, et où la crise va de plus en plus se confondre avec une menace pour la vie.

La rupture du contrat biopolitique n’est pas nouvelle, et pas davantage accidentelle : elle était au contraire programmée par les penseurs du néolibéralisme, comme le montre aussi Chamayou. Dès le milieu des années 1970, la logique qui allait être développée par l’administration Reagan était en place. Une logique qui reposait sur un critère très simple, illustrée par un exemple tout aussi simple : lorsqu’une entreprise génère des dommages sur l’environnement et la santé, et qu’on exige qu’elle corrige ses nuisances, « s’il coûte plus cher à l’entreprise de réduire ses émissions de fumée qu’aux victimes de soigner leurs maladies respiratoires, alors l’industriel pourra continuer à polluer. On met en balance le montant des dépenses de santé pour les riverains avec le coût qu’il y aurait pour l’industriel d’éviter de les leur infliger » (171). Mais comment évaluer les coûts pour la santé ? Poser la question de la valeur de la santé, c’est au fond poser celle de la valeur de la vie. Il faudrait disposer d’un critère qui permettrait de comparer ces coûts, au fond inévaluables, à ceux, tout à fait évaluables en revanche, ce qui veut dire monétairement évaluables, générés pour l’entreprise. Chamayou insiste sur l’importance stratégique, pour les capitalistes, de ce qui ne peut pas être comptabilisé (178 sq.). Mettre en balance la vie et les coûts monétaires, c’est enfermer dans un piège celles et ceux qui ne pourront jamais démontrer l’importance des nuisances précisément parce que, dans le monde du capital, ce qui n’est pas monétairement évaluable n’apparaît tout simplement pas (on retrouve ici un aspect essentiel du propos de Jason Moore).

C’est sur fond de la généralisation du critère coûts bénéfices que se comprend la diffusion des logiques de rentabilité au sein même des structures hospitalières. Mais il ne faut pas oublier que le projet explicite de démantèlement de l’hôpital public s’est accompagné du projet tout aussi explicite de détruire l’Université (ou, ce qui revient au même, la mettre tout entière du « bon côté » de la logique d’entreprise). Et c’est bien aussi ce projet que nous voyons se réaliser aujourd’hui, comme y ont insisté plusieurs participants dans les discussions au cours de cette année.

On pourra alors penser aux trois « métiers impossibles » de Freud : gouverner, éduquer, analyser (Lacan y ajoutait la figure de l’hystérique, et donc la question du désir et du « faire désirer » ; mais n’ouvrons pas cette porte aujourd’hui). S’ils sont impossibles, c’est sans doute qu’ils mettent en jeu l’élément proprement inconstructible des subjectivités. On déplacera peut-être un peu le vocabulaire freudien en disant, plutôt que gouverner, s’autogouverner (mais ce n’est pas un terme très satisfaisant) ou s’organiser (même si ce terme a été quelque peu fétichisé dans la période récente) ; plutôt qu’analyser : soigner ; et plutôt qu’éduquer : transmettre (sur ce point et sur le développement qui suit, je me permets de renvoyer au texte « Le sang des gestes », que j’ai écrit il y a une dizaine d’années, publié sur le site  ladivisionpolitique.toile-libre.org ; le point de vue s’est un peu déplacé).

On ne peut tenir pour hasardeux que les projets néolibéraux concernent centralement des espaces dans lesquels sont en jeu ces actes qui touchent à l’inconstructible : organiser une classe en lutte, soigner, transmettre. Le capital veut l’éradication du premier, et il veut mettre en forme les seconds pour les contrôler. Dans tous les cas, il est confronté aux limites de son utopie, et à l’impossible réel auquel elle se heurte. Que cet impossible soit en même temps celui des limites de la nature, c’est ce qui nous indique l’espace que nous cherchons à occuper depuis quelques décennies, et qui se donne aujourd’hui à une vue plus que jamais clarifiée.

Il faut bien distinguer la division entre sujet politique et sujet militant de l’économie et la contradiction inhérente au sujet de l’économie. Le discours de vérité du sujet de l’économie a la même structure que celui de Gorgias dans son Traité du non-être : il n’y a pas une autre société possible que celle qui est ordonnée aux lois de l’économie ; si tel était le cas, on ne pourrait pas comprendre comment elle peut fonctionner ; si on pouvait la comprendre, on ne pourrait pas la réaliser. La contradiction à laquelle il doit faire face aujourd’hui est la suivante : il n’y a pas d’autre société possible que celle du capital ; or on ne peut plus y vivre, du moins on ne pourra plus y vivre longtemps. On ne peut pas non plus y enseigner, y transmettre des savoirs, sans avoir le sentiment que cette transmission ou cet enseignement sont faussés. On ne peut pas non plus y soigner d’une façon qui soit à la hauteur de ce qui nous arrive, et de ce qui nous attend.

 

J’ajoute ici un développement suite aux interventions fécondes de plusieurs participant(e)s lors de la discussion qui a suivi l’exposé. Je ne prétends pas rendre justice à ces interventions, seulement déplier un peu ici ce qu’elles m’ont permis de clarifier.

Une participante a insisté sur le lien qui semblait exister entre la dimension de l’inconstructible inhérente au processus de subjectivation (à la « construction ») d’un sujet et la logique du supplément. En effet, on pourrait dire que toute supplémentation symbolique génère une forme singulière d’inconstructible pour un sujet. Cette supplémentation a exemplairement la forme d’un discours (politique, poétique, etc.) rencontré par hasard qui « emporte » une vie, la fait dévier de son cours. On peut envisager l’œuvre entière de Rancière comme une description de ce type d’événement, à travers notamment l’exemple des ouvriers du XIXème siècle qui ont pris à la lettre les discours émancipateurs, et qui se sont avisés qu’ils pouvaient eux-mêmes construire des communautés égalitaires et y pratiquer ce à quoi ils n’étaient pas destinés (art, poésie).

C’est ainsi, par rencontre, que s’engage un processus de subjectivation. On demandera peut-être s’il faut parler de subjectivation individuelle, ou si l’on peut parler de subjectivation collective, mais les deux façons de parler me semblent inadéquates. Il faut plutôt dire à la fois qu’on n’est sujet qu’à plusieurs, mais qu’un procès de subjectivation a bien une façon singulière de s’inscrire en chacun. On dira que l’espace du procès de subjectivation est transindividuel, mais que l’effet de l’inscription de cet espace en chacun est bien de l’ordre de l’inconstructible, qui renvoie à la manière singulière dont il s’insère au sein d’une « économie psychique ». Par là, j’entends l’hétéroclite assemblage dont est fait chaque individu. Ce caractère hétéroclite peut être indiqué par le non-rapport qui existe entre les dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique (il faudra un jour construire le rapport de cette triade à celle, plus classique, que j’évoquais au début entre manières de faire, de dire et de penser). Ce non-rapport implique un supplément d’articulation, et le sinthome tel que le pense Lacan correspond à la manière propre qu’a chacun de faire avec sa propre disparité, avec sa propre dispersion. C’est me semble-t-il la meilleure image de l’inconstructible que je puisse donner.

Revenons au rapport entre la dimension de l’inconstructible et celle du supplément. Benjamin Gizard proposait de définir le capitalisme par la volonté d’éradiquer ces deux dimensions, et de les éradiquer ensemble. Une telle volonté souligne bien le lien qui existe entre elles : il n’y a de supplément, donc de subjectivation au devenir indéterminé et non prescrit, qu’à la condition qu’apparaissent aussi ces points d’inconstructible inhérents aux processus de subjectivation, qui sont les témoins de leur inscription dans un être.

Benjamin précisait que la pensée du supplément est elle-même supplémentaire : elle ne découle en effet d’aucune nécessité, historique ou vitale. Elle peut donc disparaître sans qu’on s’en aperçoive, à l’instar de biens des espèces vivantes qu’aucun regard humain n’aura décelé (la comparaison n’est pas complètement gratuite, je vais y revenir). Une autre participante posait la question du spéculatif, au sens que Stengers donne à ce mot : une pensée qui met en œuvre cela même qu’elle décrit. La pensée du supplément est spéculative en ce sens : elle a pour vocation d’opérer elle-même une supplémentation, par laquelle se dessine la possibilité d’un espace de subjectivation. Ce que le « réalisme spéculatif » contemporain ne voit pas, en revanche, c’est que cette pensée spéculative ne peut pour autant se substituer à l’élaboration proprement politique. La pensée du supplément, en l’occurrence, concerne seulement, à chaque fois, chacun(e) qui la pense, et ne peut par elle-même constituer un collectif politique (j’entends par là : un ensemble d’individus qui organise les éléments de la « double dialectique » dont je parlais : conflit avec l’ennemi d’une part, travail d’alliance d’autre part).

La même participante soulevait la question de la vulnérabilité, et il m’apparaît maintenant que c’est sans doute le cœur du problème. J’ai souligné à la fin de l’exposé cette caractéristique de l’écologie-monde capitaliste sur laquelle nous avons beaucoup insisté ces dernières années à partir du travail de Jason Moore : le capitalisme est cette écologie-monde qui détruit ce qui n’entre pas dans ses comptes. Cette destruction de l’invisible et de l’incompté nous rend vulnérables. Elle nous expose notamment par le biais de ce qui en nous est proprement inconstructible, au plus loin des comptes du capital. Elle nous empêche d’être emporté par quelque rencontre avec un discours supplémentaire (encore une fois, ce discours peut n’être pas essentiellement discursif). De la même manière qu’elle expose les vivants incomptés à une destruction proprement aveugle, en particulier les espèces sauvages et leurs milieux de vie.

La politique que nous cherchons a certainement en charge de porter cette vulnérabilité, comme ce qui est son enjeu le plus profond, mais aussi comme sa ressource la plus précieuse. Ce qui n’appelle aucunement une posture victimaire ; tout au contraire, nous devons plutôt tenir liées la vulnérabilité de ce que nous sommes et du monde où nous vivons et la combativité qui peut aussi être la nôtre. Une combativité qui s’impose quand nous acceptons de voir que nous ne pouvons compter que sur nous pour ne pas être détruits et voir détruire ce qui nous importe le plus.