Logiques de l’action au XIXème siècle

Bernard Aspe invité au Séminaire de Oliver Feltham le 8 juin 2017 :

Texte en PDF ici : Séminaire Oliver – 8 juin 2017

Je voudrais aujourd’hui parler de la dialectique en tant que pensée de l’action. Mais je précise d’emblée que l’exposé sera lui-même dialectique, ce qui est d’ailleurs exigé par son objet : la dialectique, c’est d’abord la pensée qui ne sépare pas la méthode de son contenu. J’entends alors « dialectique » au plus simple comme une pensée qui procède par l’exposition des tensions existant entre diverses positions de pensée, des polémiques, explicites ou tacites, qui articulent la différence de ces positions, et de l’espace peut-être nouveau qu’ouvre cette articulation.

Je donnerai tout d’abord une entente de la dialectique, ou plutôt de ce qu’est l’action pour la pensée dialectique, en m’appuyant sur les éléments que l’on trouve dans l’approche de Hegel et dans celle de Marx. Je parlerai de ce qui les différencie, mais surtout de ce qui les rapproche.  Puis j’envisagerai deux voies qui rompent avec cette manière d’envisager l’action. L’une de ces deux voies sera elle-même présentée comme dialectique – ce sera celle de la dialectique existentielle de Kierkegaard. L’autre sera cherchée hors de la méthode dialectique et même hors de la philosophie, dans la littérature telle que la comprend Jacques Rancière. Elle sera en quelque sorte insérée entre les deux autres.

Le but de cette présentation sera de cerner l’héritage qui nous est légué par ces trois voies qui sont autant de manières de penser l’action au XIXème siècle.

 

  1. Répondre à la Révolution

La dialectique est tout d’abord la pensée qui répond à la Révolution française, la méthode de pensée qui force la pensée à se tenir à hauteur de cet événement. Hannah Arendt explicite ce point dans la Vie de l’esprit : si Hegel a découvert l’Histoire, c’est dans la mesure où celle-ci est soudainement apparue comme le lieu où pouvaient se réconcilier le divin (la sphère céleste, la sphère des Idées) et l’humain (le monde des affaires courantes, de la vie des communautés). Cela, dans la mesure où le monde humain, en tant que monde historique, pouvait être le lieu d’une révélation. Mais cette révélation n’était plus alors celle d’un esprit transcendant ; c’était celle d’un Esprit qui n’avait plus que le monde pour se manifester, se perdre et, finalement, se retrouver.

 

L’Histoire, pour Hegel, c’est la forme par laquelle l’Esprit se révèle à lui-même. Elle est le support de son auto-présentation, même si celle-ci est tout d’abord cachée : ce n’est que rétrospectivement que l’Esprit se retrouve, et comprend qu’il est toujours resté auprès de soi tout au long du processus historique. Celui-ci, et c’est décisif, est donc téléologiquement orienté. Ce qui était pour Kant une supposition indémontrable, Hegel va employer toute son énergie à le démontrer en construisant le système du Savoir absolu. Je ne retiens de ce projet que la dimension d’une auto-révélation de l’Esprit à travers l’Histoire, un Esprit qui est au-delà de ce qui apparaît, mais qui n’est pas transcendant à ce qui apparaît.

Sur ce fond, il y a deux manières d’entendre que la pensée dialectique répond à l’événement révolutionnaire. Deux manières qui correspondent aux voies ouvertes par la postérité hegélienne – mais qui sont déjà manifestes dans le trajet de Hegel lui-même.

 

Soit on entend qu’il s’agit d’en répondre, autrement dit de participer à l’événement révolutionnaire, de trouver les moyens de l’étendre – et la pensée dialectique, en tant que subversion des formes de pensée académiques, pouvait alors être vue comme ce qui allait accomplir cette subversion. C’est ainsi que l’on peut lire le brouillon de texte devenu célèbre, et que l’on s’est habitué à nommer « le plus ancien programme de l’idéalisme allemand ». Un texte peut-être rédigé par Schelling, mais pensé avec ses deux comparses du séminaire de Tübingen, Hölderlin et Hegel. La méthode dialectique n’a pas encore été forgée au moment où ce texte est rédigé, mais on y trouve en tout cas l’exigence d’abolir la séparation afin de restaurer la vie harmonieuse de la communauté humaine, et pour cela, de dépasser toutes les fausses oppositions à l’aide desquelles nous nous sommes habitués à penser.

 

Soit on entend qu’il s’agit d’y répondre en considérant que cette réponse est aussi une réfutation partielle ; mais pas une réfutation comme l’ont proposée les penseurs qui ont très tôt fait une critique de la révolution (Burke, voir la séance du séminaire de Oliver qui lui est consacrée). Une réfutation sur la base d’une reprise de la visée révolutionnaire ; mais une reprise qui procède à un déplacement. Il s’agit de déplacer la révolution pour pouvoir l’accomplir – la déplacer dans le champ de la pensée spéculative (Hegel), ou bien dans celui, alors naissant, de l’esthétique (et à cet égard c’est Schiller, avec ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, qui  fournit le modèle suivi par Hegel, on va y revenir).

Ce qui est supposé dans cette voie, c’est qu’il ne peut y avoir d’accomplissement proprement politique de la révolution. Vouloir son accomplissement politique, c’est se condamner à exercer la Terreur, comme est censé le démontrer l’exemple des robespierristes français. Le début du XIXème siècle, en ce sens, c’est aussi le début du motif qui va accompagner tout l’histoire contemporaine, à savoir celui du caractère nécessairement terroriste de toute révolution.

Dans les deux cas, dans l’exacte mesure où il s’agit de répondre à la révolution nous avons irrémédiablement quitté les assises utilitaristes de la pensée libérale. La dialectique est inventée pour comprendre précisément ce que la pensée libérale ne pouvait envisager. Et ce qu’elle ne pouvait envisager, c’est au moins trois choses.

Premièrement, il y a des ruptures historiques, des transformations, des bouleversements, que la pensée a en charge d’accompagner, ou du moins de concevoir. Ce qui veut dire qu’elle ne doit pas considérer ces bouleversements comme ce qu’elle a en charge de prévenir, mais comme ce qu’elle doit éclairer, et même, bien souvent, suivre.

Deuxièmement, ce qui soutient ces bouleversements ou ces ruptures n’est pas de l’ordre d’une décision personnelle. Une rupture historique est le fruit de l’action d’un ensemble de personnes (c’est ce que retiendront les historiens qui mettront en avant l’importance des « foules » ou des « masses »). Ou pour le dire autrement, la dialectique est la pensée qui a eu tout d’abord en charge le fait de penser qu’une rupture historique est le fruit d’un être-ensemble. Elle est la première tentative pour construire une pensée du collectif en tant que tel, du collectif envisagé pour lui-même, dans son être spécifique. Pour penser le collectif, il faut penser depuis ce qui se passe, selon la formule de Hegel, « dans le dos de la conscience ». Donc saisir un plan d’être qui se déplie en amont des individus et de leurs rapports – ce que Hegel appelle « Esprit », et qui prend diverses figures ; ce que d’autres, plus tard, appelleront « transindividualité ».

Troisièmement, l’autre élément qui marque une rupture définitive avec la pensée libérale, c’est la dimension de l’action. La dialectique est l’approche qui donne une place nouvelle à la pensée de l’action.

  1. Totalité et négation

C’est sur la question de cette place, on le sait, que se séparent la dialectique idéaliste de Hegel, et celle, matérialiste, de Marx. Marx se sépare de Hegel dans la mesure où il considère que la pensée n’est pas à même d’intégrer l’action en tant que telle. Pour Hegel, l’action est intégrée par la pensée dans l’exacte mesure où la pensée relève (le terme proposé par Derrida pour traduire Aufheben) l’action historique – si par « relève » on entend qu’elle est à même de se substituer à elle.

Il faut bien comprendre ce que signifierait ici « se substituer » : Hegel ne dit pas que, une fois son système achevé, une fois menée à son terme la pensée du Savoir absolu,  il n’y aurait plus d’action. Il dit seulement, ou plus exactement il autorise à dire (cf. Macherey/Lefebvre, Hegel et la société, Paris, PUF, 1984) que cette action n’est plus le mode de présentation de ce qui est « véritablement substantiel », de ce qui importe vraiment, de ce qui est essentiel, de ce qui sous-tend l’apparaître des choses – ce qui est donc le moteur caché de la « phénoménologie » à savoir : l’Esprit. C’est à la philosophie que revient la tâche de présenter ce qui est substantiel. Dégagée de la gangue de sa phénoménalité mondaine, l’action est livrée à la pensée. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’idée d’une relève  de l’action historique dans et par la pensée.

Par cette relève, la pensée est donc à même d’intégrer l’action. Mais pour être ainsi intégrée, il faut que le rapport de la pensée à l’action soit essentiellement rétrospectif. L’action est un objet de pensée, un objet pour la pensée, dans la mesure où elle est passée.

La position de la pensée au regard de ce qui est ne peut être celle du vis-à-vis sujet / objet, mais celle de la rétrospection, de la récollection tardive de l’ensemble des moments, de l’ensemble du processus qui a sous-tendu ce qui est apparu – et l’Esprit est le mouvement qui sous-tend l’apparaître de ce qui est. Depuis cette position rétrospective, ce qui se révèle, c’est le chemin que la pensée aura elle-même parcouru, notamment à travers l’action historique, pour revenir à elle-même, pour se boucler sur elle-même.

Ce bouclage est essentiel parce que la visée de la dialectique spéculative ne saurait se concevoir que dans la perspective d’une totalisation. Dans l’histoire de l’Esprit telle que la présente Hegel, il s’agit de rendre intelligible le fait que la totalité est en tant que telle pensable. Et pour que la totalité soit pensable, il faut nécessairement qu’il y ait identité entre la pensée et ce qui est pensé – sans quoi il resterait quelque chose en dehors du Tout.

De ce point de vue, la dialectique matérialiste développée par Marx est ambiguë : s’il ne peut suivre Hegel lorsqu’il affirme l’identité à soi de l’Esprit à travers ce qui devient son histoire, il demeure attaché à l’idée qu’une pensée opère nécessairement une totalisation, comme nous allons le voir.

Mais il reste tributaire de Hegel sur un autre point. Pour Hegel, si une totalisation est possible, c’est dans l’exacte mesure où une négativité est  à l’œuvre dans le réel. Car seule la négativité décante le processus historique de tout ce qui y apparaît de contingent et de secondaire, et c’est grâce à son travail, grâce au travail du négatif, au « mauvais côté de l’histoire », que peut finalement être exhibé le noyau de rationalité immanent à tout le processus historique, qui correspond en définitive à la progressive prise de conscience de soi de l’Esprit.

Marx ne reprend pas le schème téléologique de l’autorévélation de l’Esprit, mais il garde cet élément de méthode : on ne peut penser l’action historique que comme travail du négatif, mise en œuvre de la négativité à même le réel. Ce que la pensée saisit, c’est le produit du travail du négatif qui s’opère dans l’Histoire – et cela est vrai pour Hegel autant que pour Marx.

Nous pouvons alors donner une première définition de l’action pour la pensée dialectique, qui vaut aussi bien pour la dialectique dite « idéaliste », mieux nommée spéculative que pour la dialectique matérialiste : c’est une négativité qui produit ou qui révèle une totalité. L’action est la mise en œuvre d’un travail du négatif qui a pour résultat incident la mise au jour d’une totalité. Hegel envisage cette totalité comme une totalisation du savoir, comme un Tout qui se pense comme tel. Nous allons voir maintenant comment Marx envisage pour sa part la totalité qui est le produit de l’action historique.

  1. Le concret

Il faut alors rappeler l’épistémologie singulière inventée par Marx, et pour cela, revenir à ce qui nous est dit dans  ce texte que Althusser considérait comme le seul exposé didactique de la méthode de la dialectique matérialiste, l’Introduction de 1857 aux Grundrisse.

Dans cet exposé, on voit tout d’abord que le juste rapport de la pensée à ce qui est, pas plus que dans la dialectique spéculative de Hegel, ne peut être envisagé sur le modèle de la vérité-correspondance.  Si l’on peut parler ici d’un rapport, c’est un rapport entre deux processus. Il y a un processus réel et concret, celui qui aboutit  à une situation historique déterminée ; et il y a un processus de pensée qui cherche à concevoir cette situation.

Les deux processus ne renvoient pas l’un à l’autre sur le mode d’une représentation adéquate. S’il y a processus de pensée, c’est dans la mesure où il s’agit de produire un « concret de pensée » (Gedankenconcretum) ou « concret de l’esprit » (geistig Concretes). Et ce concret-de-pensée est, non pas le reflet, mais l’équivalent en pensée du concret réel.

Dans son célèbre commentaire, Althusser insiste sur la distance prise ici par Marx avec la posture empiriste, qui reste au principe de la pensée libérale, et que l’on retrouve selon lui jusqu’à Feuerbach. La démarche de connaissance « scientifique » ne renvoie pas à une réalité qu’il s’agirait de garder en vue comme référent du discours. Elle n’a pas pour matériau « l’expérience » des individus ; elle reste toujours dans l’élément de la généralité. Il s’agit de passer des généralités simples, et donc abstraites, aux généralités concrètes.

Dans les généralités simples, il faut compter les concepts de base de l’économie politique : le travail, l’argent, etc. Dans la généralité concrète, on trouve l’articulation déterminée de tous ces éléments, de telle sorte qu’elle définit une configuration historique singulière.

C’est cette production du concret dans la pensée que l’empirisme ne peut concevoir. La posture empiriste entraîne l’une des erreurs des économistes bourgeois, qui est de voir la production comme un donné naturel (à côté d’autres éléments qui, eux, auraient une historicité), et non comme le fruit d’un processus historique. Mais si l’on en conclut qu’il faut alors suivre, en pensée, ce processus historique réel, si l’on en conclut qu’il faut reconstituer son parcours, ses étapes, on fait une autre erreur. La manière de produire le concret-de-pensée  ne doit pas imiter le développement historique ; on ne doit pas chercher à refaire en pensée la genèse du concret lui-même ; on doit produire en pensée un système de relations qui rend compte de la totalité concrète telle qu’elle est au présent.

C’est un élément de méthode à souligner, et sans doute à prolonger : le seul point de départ d’une pensée de l’action est le présent.

Marx, et Althusser à sa suite, insistent sur le fait que ce qui sert de point de départ dans l’analyse économique, donc pour le processus de pensée, c’est ce qui correspond à un point d’aboutissement du processus concret. C’est pourquoi il faut se défaire de l’illusion d’avoir à retracer par la pensée la genèse de la situation historique, autant que de celle qui veut nous faire croire que l’on peut séparer a priori ce qui relève de l’historicité et ce qui n’en relève pas (la production serait « naturelle », et la distribution, le fruit d’une organisation humaine). (Karl Marx, Grundrisse, Éditions sociales, tome 1, p. 42)

Qu’il s’agisse donc du concret réel ou du concret de pensée, dans les deux cas le concret se définit, sur un mode hégélien, comme unité dans la diversité. Cette unité est celle d’un système de déterminations réciproques – un tout structuré, nous dit Althusser.

Ainsi, ce qui apparaît comme différents secteurs de l’analyse économique se trouvent dans un rapport de détermination réciproque : production, distribution, consommation, circulation. Certes, Marx affirme un primat de la production – en tant qu’elle est aussi production de distribution (« la distribution des agents de la production est elle-même un moment de la production », p. 34), production de consommation (de consommateurs = de besoins), etc. Mais il écrit : « À vrai dire, la production elle aussi, sous sa forme unilatérale, est, de son côté, déterminée par les autres moments » (id.).

Pour résumer : le rapport de la pensée au réel n’est pas celui d’un énoncé à un référent ou à un état de choses, mais celui d’un type d’unité de déterminations réciproques à une autre.  Le trait spécifique du concret est d’être unité dans la diversité, et c’est en tant qu’il est une telle unité dans la diversité que le concret-de-pensée est l’équivalent du concret réel.

Seulement il ne faut pas mal interpréter cette équivalence ; il faut en particulier éviter de commettre l’erreur de Hegel, qui est de confondre le procès de pensée et le procès de genèse du concret lui-même. Le concret réel doit demeurer le présupposé du processus de pensée en tant que ce présupposé lui reste extérieur. C’est-à-dire : en tant que le procès de pensée ne l’engendre pas, ni ne l’affecte. Ce qui peut seul affecter le processus réel, c’est précisément l’action.

Or l’action, c’est ce qui relève de l’intervention politique dans le processus historique – ou pour le dire dans le vocabulaire de Marx, c’est ce qui relève de la pratique. C’est par la pratique seule que l’on transforme le réel. La pensée ne saurait se substituer à la pratique ; elle est constitutivement impuissante, en tant que telle, au regard du réel. Sa véritable force, sa véritable opération, c’est de produire dans son ordre propre l’équivalent du « tout social structuré » que l’action, guidée par cet éclairage, pourra transformer.

  1. La science et l’action

L’approche construite par Marx dans l’introduction de 1857 est féconde sur bien des points, et notamment dans l’explicitation de la distance prise avec les postulats épistémologiques de la pensée libérale. Elle est cependant grevée par ce que l’on pourrait appeler le postulat de la totalité, ou plutôt de la totalisation dynamique. Ce postulat qui conduit Marx à dire que la société bourgeoise est l’intégration (la totalisation) de l’organisation de « toutes les formes de sociétés disparues », à la manière dont, l’anatomie de l’homme explique celle du singe (Marx, id., p. 39-40).

Un système de déterminations réciproques, on l’a vu, c’est une totalité concrète – qu’il s’agisse d’un concret réel ou d’un concret de l’esprit. Mais Marx fait peut-être ici l’erreur, lourde de conséquences, de ne pas distinguer deux types de totalité : celle qu’opère le processus de pensée ou la « science » ; et celle qui est requise pour l’action.

Selon Jacques Rancière, il s’agit bien pourtant de deux types de totalité différents. La science « lie tout phénomène particulier à la totalité d’un système de causes et d’effets » (Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ?, p. 36). Elle cherche donc à tisser un réseau de relations entre éléments aussi dense que possible. À l’inverse, l’action procède par « raréfaction » : « c’est le propre de l’action, en général, que de réduire les facteurs d’une situation, de trancher dans le réseau infini des dépendances par lesquelles elle s’inscrit dans une réalité globale, afin de constituer l’espace d’une subjectivation » (p. 35-36). Pour autant, l’action « a toujours besoin d’une certaine globalité : elle a besoin d’un découpage global de la situation, d’une perception d’ensemble et d’un affect global » (p. 35). Mais à rebours de la globalité construite dans la science, « la globalité de l’action […] resserre la scène et réduit les facteurs » (p. 36) présents dans la situation, afin de pouvoir s’y inscrire.

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que l’on n’oppose plus une totalité qui serait nécessairement du côté de la pensée et une action qui serait par nature livrée à la diversité irrémédiable des situations. Il s’agit bien dans les deux cas d’un rapport à la totalité, même si celle-ci n’y est pas entendue de la même façon.

Mais l’erreur de Marx aura eu sa fécondité propre. Le marxisme aura été une manière de confondre la globalisation produite par la science et la globalité resserrée, raréfiée, requise par l’action. Il peut même se définir par le « nouage » qu’il aura opéré entre elles (p. 35). Ce nouage a pu avoir des effets puissants ; il n’en reste pas moins qu’il reposait sur une illusion.

Dans le diagnostic proposé par Rancière, c’est la littérature qui aurait en premier lieu révélé cette illusion comme telle. Mais cette révélation s’est accompagnée d’un désenchantement. Ce que l’on peut voir par exemple avec Balzac, c’est que le monde est « devenu trop vaste, et que la connaissance est devenue trop fine, trop différenciée pour que l’action y trouve les conditions de rareté qui lui conviennent » (Jacques Rancière, le Fil perdu, p. 101). En mettant en scène, ou en fiction, « l’écart même entre le savoir sur la société et le succès de l’action » (p. 105), ce que la littérature enregistre, c’est « la faillite de l’action » : « L’action a besoin d’un monde fini, d’un savoir circonscrit, de formes de causalité calculable, et d’acteurs sélectionnés. Or c’est cette limitation qui semble perdue pour les contemporains et les successeurs de Balzac » (p. 101).

Elle semble même doublement perdue : du côté du monde, pourrait-on dire, parce que la description que l’on peut faire des couches de réalité qui y sont imbriquées semble promise à s’approfondir sans fin. Mais aussi du côté du sujet : la littérature romantique du début du  XIXème siècle met en scène des personnages débordés par leurs propres affects ; des affects trop intenses ou bien au contraire trop ténus (à  la lisière de l’imperceptible, en deçà des formes individuées) pour pouvoir donner lieu à une action. Le sujet de la littérature romantique est le site d’une hyperesthésie sans usage.

Par conséquent, la littérature romantique « marque la rencontre ponctuelle entre un sujet qui est un réseau infini de sensations et un monde sensible qui excède toute clôture de terrain d’action stratégique » (le Fil perdu, p. 104).             Le monde est trop complexe, et trop connu dans sa complexité, pour que l’action s’y insère, et le sujet susceptible de porter l’action est défait en tant que sujet d’action du fait d’une sensibilité devenue trop grande. Ou bien, à l’inverse, lorsqu’il agit, son action est le fruit d’une impulsion vouée à demeurer obscure pour lui-même (le coup de feu de Julien Sorel sur Madame de Rénal).

C’est sans doute là la raison du peu de goût que les écrivains ont témoigné pour l’action politique. S’ils ont un temps accompagné celle-ci (Wordsworth), ils y ont le plus souvent renoncé assez vite pour se consacrer à une activité qui leur paraissait incomparablement plus significative, plus juste, ou plus profonde. On pourrait même parler d’une rivalité entre militants et écrivains (ou artistes, de façon plus générale) ; une rivalité qui s’est prolongée sous bien des formes jusqu’à aujourd’hui. Mais cette rivalité est elle-même l’expression d’une tension dans la logique de l’action qui apparaît au début du XIXème siècle.

On pourrait dire : dans la voie militante, on attend de la sensibilité qu’elle puisse opérer comme un élément déclencheur qui conduit à agir ; dans la voie de l’art ou de l’écriture, la sensibilité exacerbée est ce qui paralyse l’action. Dans la première voie, on attend de la connaissance qu’elle éclaire l’action ; dans la seconde, la discontinuité qu’il y a entre elles semble rendre l’action  impossible.

Ce jeu d’opposition est exagéré, mais il situe néanmoins ce qui spécifie la logique de l’action politique au XIXème siècle, à savoir l’écart (voire l’écartèlement) entre ce qui est attendu de cette action (un bouleversement de l’ensemble des conditions la vie humaine) et l’épreuve d’une impuissance d’un nouveau type.

Bien sûr, il y a eu une manière de retourner la faillite supposée de l’action en la décrochant radicalement de la connaissance – et en l’attachant à un autre type de pathos. C’est ce qu’ont réalisé les penseurs de la décision radicale, la décision qui ne repose sur rien, rien en tout cas qui soit de l’ordre d’une connaissance susceptible de la fonder.

Alors, c’est le savoir ou la science qui deviennent impuissants, et l’action qui, en conquérant son indépendance, retrouve toute sa puissance, ou plutôt en acquiert une nouvelle. Ce retournement est, lui aussi, un élément central pour comprendre la logique de l’action au (depuis) le XIXème siècle.

  1. Paradoxe et singularité

Sören Kierkegaard s’accordait avec Marx sur un point essentiel : le mouvement de pensée (qui n’est « mouvement » pour lui, on va le voir, que par métaphore) ne saurait intégrer l’acte réel.

Mais Kierkegaard, pour sa part, voulait se libérer de l’idée répandue à son époque, précisément en raison de l’influence de Hegel, selon laquelle l’objet principal de la pensée, c’est l’Histoire, le devenir historique. Il place au cœur de sa recherche la compréhension de l’action, mais l’action qu’il veut penser n’est pas l’action politique. Il s’agit pour lui de penser l’acte qu’appelle la foi religieuse.

Kierkegaard veut repartir de l’individu, tout en maintenant une distance radicale avec la pensée libérale. Le sujet isolé de Kierkegaard est l’individu placé dans son extrême solitude face à Dieu, et la décision radicale qu’il doit prendre quant à sa croyance, par-delà tout soutien de la raison – l’expose intégralement au risque de « l’absurde ».

C’est pourquoi le dialecticien doit subordonner sa capacité de raisonnement au témoignage de l’épreuve qui le singularise comme sujet existant. Dit autrement : le penseur doit subordonner le dialectique au pathétique (si l’on entend par « dialectique : l’exercice de la raison ; mais Kierkegaard donne des ententes plus singulières de ce terme, en particulier dans le Post-scriptum). Le pathos, ici, n’est pas ce qui paralyse l’action, mais ce qui la soutient au point même où la pensée fait défaut.

Pour autant, il ne s’agit pas de dire que le pathos, la passion de l’existant, doit demeurer sans pensée. Car il s’agit précisément de savoir comment le penseur se rapporte dans la pensée à sa propre existence. Or ce rapport est précisément ce que la dialectique spéculative évacue. A cette dialectique, Kierkegaard va opposer ce que l’on pourrait appeler la dialectique existentielle. La dialectique spéculative est la mise en mouvement du sujet pensant, la mise en mouvement des catégories de la pensée ; mais la dialectique existentielle est la mise en œuvre du sujet pensant en tant qu’il maintient dans sa pensée la différence avec le sujet existant qu’il est par ailleurs. C’est cette différence même qui est l’enjeu essentiel de la pensée.

« L’existence est une énorme contradiction, dont le penseur subjectif ne doit pas faire abstraction (car alors tout devient facile), mais dans laquelle au contraire il doit rester » (Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, Paris, Gallimard-Tel, p. 235).

Elle est une contradiction tout d’abord parce qu’elle est faite de contradictions. Le Post-scriptum en donne quelques exemples (p. 238). Le Traité du désespoir (aujourd’hui traduit la Maladie à la mort) le dit d’une façon plus générale : « l’homme est une synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité, bref, une synthèse » (Sören Kierkegaard, Traité du désespoir, Folio, p. 61). Le terme « synthèse », ici, ne doit pas tromper : il s’agit bien d’indiquer que le travail de concilier des opposés se fait dans l’existence, à même l’existant, et n’est aucunement ce que peut réaliser une opération spéculative.

D’autre part, on l’a vu, l’existence est une contradiction pour la pensée rationnelle en tant qu’existence religieuse, car le croyant assume ce qui, au regard de la rationalité, est une absurdité – la venue de Dieu sur Terre dans la figure du Christ.

Mais quand Kierkegaard parle de l’existence comme contradiction, c’est aussi en ayant en vue la contradiction qu’elle est pour la pensée, le fait même qu’elle demeure extérieure à la pensée, et que pourtant elle exige d’être pensée. Plus précisément, l’existence exige de la pensée qu’elle recueille en elle ce qui est susceptible de la bouleverser (de bouleverser l’existence elle-même), de la transformer – c’est cela que Kierkegaard appelle « l’idée ».

L’existence n’est pas une contradiction dialectique si l’on entend par là ce qui est susceptible d’être dépassé. Rester dans la contradiction qu’est l’existence, c’est demeurer dans le paradoxe. La pensée n’est vraie que si elle garde dans son exposition la manière dont elle se trouve elle-même exposée au paradoxe. Plus précisément : à un paradoxe qu’elle ne va pas pouvoir intégrer, qu’elle ne va pas pouvoir ramener à une contradiction susceptible, en tant que telle, d’être résolue. C’est cette exposition au paradoxe qui constitue la dialectique existentielle.

Si l’acte est inintégrable par la pensée, cela signifie donc avant tout qu’il n’est pas pensable comme travail du négatif, en tant que celui-ci mènerait au dépassement des contradictions. L’invocation de la négativité permet à Hegel plusieurs opérations décisives : d’une part introduire le mouvement dans la pensée – en polémique avec la pensée « d’entendement », la pensée morte, qui s’en tient au vis-à-vis du sujet et de l’objet et aux fausses oppositions des catégories de la « logique » (universel/singulier, nécessaire, contingent, etc.). D’autre part, saisir le mouvement même du devenir historique. Enfin et surtout, relier les deux : le mouvement de la pensée et celui de l’Histoire, pour ne considérer qu’il n’y a qu’un seul et même mouvement, celui de l’Esprit.

Le problème est que ce vaste programme repose précisément sur un faux mouvement. « En logique nul mouvement ne doit devenir ; car la logique et tout ce qui est logique ne fait qu’être, et cette impuissance du logique est le passage de la logique au devenir, où l’existence et la réalité apparaissent. Quand alors la logique s’enfonce dans la concrétion des catégories, il n’y a toujours que la même chose, ce qui était dès le commencement. Tout mouvement, si l’on veut un instant se servir de ce mot, est un mouvement immanent, ce qui revient à dire que ce n’est pas un mouvement – et l’on s’en convainc facilement en retenant que le concept de mouvement est lui-même une transcendance qui ne peut trouver place en logique. Le négatif est donc l’immanence du mouvement, il est ce qui disparaît, ce qui est annulé. Si tout se passe ainsi, rien ne se passe, et le négatif est un fantôme. Au contraire, Hegel, pour qu’il se passe quelque chose en logique, fait du négatif quelque chose de plus, le producteur de son contraire, c’est-à-dire non plus une négation, mais une “contre-position”. Le négatif n’est plus alors l’insonorité du mouvement immanent, il est cet “Autre indispensable”, dont la logique peut avoir grand besoin en effet pour opérer le mouvement, mais que n’est pas le négatif. Si de la logique on passe à l’éthique, on y retrouve cet infatigable négatif toujours en action dans toute la philosophie hégélienne, et on a la surprise d’apprendre qu’il est ici le Mal. Maintenant la confusion s’étale ; l’esprit n’a plus de barrières pour le retenir » [Sören Kierkegaard, le Concept de l’angoisse, trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard-TEL, p. 169-170.]. Ce qui suggère qu’un obstacle est nécessaire, à quoi doit se heurter la pensée pour pouvoir penser.

Le rôle donné à la négativité par les hégéliens contient une erreur qui ne peut être occultée que parce qu’elle est multiple. Il n’est pas vrai que l’on peut passer de la logique à l’existence en s’appuyant sur le seul mouvement de la pensée ; mais si tel est le cas, c’est parce qu’il ne peut y avoir, dans la pensée, qu’un faux mouvement.

Pour concevoir l’action, il faut donc séparer la pensée et l’existence, et restituer à l’existence ce qu’elle est seule capable d’opérer, à savoir un mouvement – un saut, le saut dans la foi. Bien sûr, cette séparation ne peut elle-même être pensée que de façon dialectique : si elle était pure séparation, il n’y aurait plus rien à dire. Mais c’est alors un autre sens de dialectique qui se dégage – celui de la dialectique existentielle, que je viens d’évoquer.

Je voudrais revenir, sur la base de l’approche kierkegaardienne, à l’erreur du marxisme. Ce dernier a pour principal défaut d’hériter du faux mouvement de la dialectique spéculative. Dans sa forme la plus dogmatique, le marxisme commet l’erreur d’attendre la production d’une société nouvelle par le développement de ses contradictions. Le travail du négatif est censé produire par lui-même, comme un bon enchaînement de pensée, la situation historique qui doit nécessairement en résulter. Le marxisme s’est souvent développé dans des cadres de pensée moins étroits, mais il s’est reconnu à ceci que l’action y était pensée comme déterminée par des conditions objectives ; et que, au regard de ces conditions, elle pouvait être pensée comme travail d’une négativité qui met au jour ce que l’objectivité de la situation historique recelait.

Contre le déterminisme grossier, et contre ses versions plus subtiles, nombre de penseurs ont donné place à la contingence de la décision sans support – je veux dire : sans support objectif, sans support autre qu’elle-même, que la décision subjective elle-même. Par ce syntagme, je cherche à nommer ce que Kierkegaard a légué à la pensée politique, bien que n’ayant pas lui-même développé cette pensée – ayant même conçu son propre travail comme une alternative salutaire à l’exigence de l’action politique.

La décision sans support est au cœur des querelles qui ont animé les milieux intellectuels et politiques au XXème siècle, par exemple autour de l’existentialisme français, dont l’héritage est aujourd’hui assumé notamment par Badiou ; mais il est aussi passé, dans une voie politique opposée, par Schmitt avec sa conception de la décision souveraine.

De ce syntagme, je ne retiens donc pas ici le saut dans la vie véritablement religieuse, mais l’indication de ce d’où procède l’action une fois démantelée la téléologie de l’histoire, et ce qui en avait été ses vecteurs : la négativité agissante, la totalité révélée.

  1. Le temps de l’action et la révolution sensible

Nous avons donc croisé trois logiques de l’action bien différentes. Ces logiques n’ont pas le même statut : celles suivies par Marx, Hegel ou Kierkegaard se présentent explicitement comme des pensées de l’action et plus encore, comme des approches dialectiques de l’action. Il n’en va pas de même pour ce que j’ai désigné, à la suite de Rancière, par le syntagme « littérature romantique ». Il n’en demeure pas moins que cette dernière contient une pensée de l’action qui a autant de valeur que celles précitées – je veux dire par là qu’elle constitue également ce que nous pouvons considérer comme notre héritage, nous allons voir comment.

Mais revenons tout d’abord sur les trois logiques de l’action. Ce qui est manifeste, c’est qu’une pensée de l’action est toujours également une pensée du rapport que celle-ci entretient avec d’autres éléments : le savoir et l’affectivité ou la sensibilité (le pathos). Une logique de l’action, c’est toujours une certaine façon de distribuer les places du dire, du faire et du sentir – pour paraphraser Rancière parlant du « partage du sensible » comme « distribution des manières de dire, de faire et de sentir » ; une triade qui garde le souvenir de trois critiques kantiennes, et des tentatives de dépassement qu’elles ont rendues possibles.

La première logique, dont nous sommes partis, procède de l’articulation entre la négativité et le mouvement de totalisation qu’elle permet. Une totalisation qui détermine en retour la bonne forme de l’action, et la bonne corrélation entre l’affect déclencheur et le passage à l’acte.

La deuxième logique, qu’expose la littérature romantique du début du siècle, est celle de la faillite de l’action, corrélat d’une science devenue trop raffinée  et d’une capacité de sentir devenue trop ample, ou trop aiguë, pour conduire à l’action. D’un côté, donc, la science en tant qu’elle « a le double défaut de tailler trop large pour l’action et de se perdre dans trop de détails qui la paralysent » (Rancière, En quel temps vivons-nous ?, p. 36) ; de l’autre, une sensibilité exacerbée – et surtout la possibilité nouvelle de restituer par l’écriture ce qui est senti, qui est plus précieuse, ou plus profonde, que toute puissance d’agir.

La troisième logique démantèle le schème de la première, en en rejetant les éléments constituants (négativité, totalité), et en y substituant la vérité attachée à la décision sans support. Le sentir, le pathos, y est le critère de la vérité portée par l’existant dans l’épreuve de l’existence, et de la justesse de la pensée qui maintient dans son ordre propre le rapport à cette épreuve.

J’ai donc voulu aborder la question de ce qu’est la pensée de l’action au XIXème siècle par l’indication de la pluralité de ses ententes – mais une pluralité limitée, non celle qui renverrait à une multiplicité trop grande pour être ressaisie en pensée. Il y a une intelligibilité de l’apport spécifique de la pensée de l’action dans la première moitié du XIXème siècle européen ; mais cette intelligibilité, qui passe essentiellement par la compréhension de l’apport contenu dans l’invention de la dialectique en son sens moderne, est elle-même dialectique, c’est-à-dire (bien au-delà du caractère « ternaire » de la présentation), qu’elle se distribue dans un champ de tension entre des positions de pensée inconciliables.

Mais si ce champ de tension délimité par trois approches inconciliables est lui-même dialectique, c’est qu’il existe aussi entre ces approches quelques passages. Des passages qui redistribuent autrement les clivages – et ce sont ces passages qui vont peut-être nous permettre de mieux voir quel est l’apport de ces logiques de l’action du XIXème siècle.

Je vais du moins indiquer deux de ces passages, et ferai donc pour conclure deux remarques.

La première remarque concerne le rapport au temps de l’action.

J’ai déjà indiqué que la position de pensée de Hegel est constitutivement rétrospective. Cet aspect de la pensée spéculative la conduit à ce que Gérard Lebrun nomme « une complaisance crépusculaire », « le sentiment d’être au soir de quelque chose, sans attendre aucune aube » ; bref, l’approche spéculative, du fait même de la place assignée à la pensée dans le procès historique, comme récollection en vérité de ce procès, semble ne « rien attendre du futur » (Gérard Lebrun, l’Envers de la dialectique, Paris, Seuil 204, p. 53 et 43).

Notons qu’il y a deux névroses symétriques pour le philosophe, dont les symptômes sont, d’un côté, le sentiment de venir « après », d’arriver à la fin ; de l’autre, le besoin d’énoncer un programme qu’il ne remplira jamais. Deux façons de cultiver son impuissance.

Revenons à la position de la rétrospection hégélienne. On dira qu’il n’en va pas du tout de même dans le marxisme, mais ce n’est pas tout à fait exact : du futur, on attend qu’il contienne ce que l’on en aura anticipé, c’est-à-dire ce que la pensée aura déjà pensé. La pensée du marxisme dogmatique est une pensée de la rétrospection anticipée. L’action, en tant que travail du négatif, y est nécessaire, et viendra nécessairement en son temps.

D’une certaine manière, dans cette approche, il n’y a pas véritablement de futur, du moins si le futur est bien, comme le dit Gilbert Simondon, ce qui n’a pas encore de forme déterminée, c’est-à-dire ce dont la forme n’est pas pré-déterminée dans le présent. Le futur est comme un champ de potentiel susceptible de recevoir plusieurs formes. Il n’est pas informe, mais riche de « formes implicites », qui peuvent ou non « prendre ». Et ce qui prend forme ne ressemble jamais à ce qui était prévu.

On peut alors noter tout de même l’une des différences qui séparent ce qui s’est rigidifié en marxisme dogmatique et la démarche de Marx, en l’occurrence lorsqu’il écrit la Guerre civile en France : avec la Commune, il se trouve face à une situation politique qui ne correspond pas à ce qui était prévu ; il ne s’agit pas dès lors de faire la critique de ce qui apparaît au nom de ce qui aurait dû être ; il s’agit de suivre ce qui n’était pas prévu.

Arendt soulignait que si l’action est constitutivement inappropriable par la pensée, c’est avant tout parce que ses conséquences réelles sont par définition incalculables. L’acte n’est pas ce qui transforme la réalité selon un programme déjà contenu dans la concrétude des choses, qui serait connaissable en tant que tel, et qu’il s’agirait de dérouler. Il n’est même pas ce qui transforme la réalité conformément à une intention donnée, formulée en amont de son effectivité. Ce qui s’ensuit comme conséquences est différent de ce qui était attendu ; l’effet est constitutivement différent de ce qui était visé. Mais la pensée a dès lors au moins un double rôle : d’une part celui de suivre les conséquences de ce que l’action a inscrit dans le monde ; d’autre part, celui de proposer des éléments qui peuvent être autant de germes, de « formes implicites » pour favoriser l’action. Seulement, de tels germes, il ne faut pas attendre qu’ils dirigent l’action. Autrement dit, il ne faut pas attendre que le résultat de l’action ressemble à ce qui aura été pensé, programmé, énoncé dans des manifestes – et, sur cette base, on peut bien écrire des programmes, et des manifestes.

C’est sur cette base aussi que l’on peut cultiver un rapport adéquat au futur en tant que futur – qui reste le temps privilégié de l’action, et notamment de l’action politique. De ce point de vue, on pourra rapprocher Marx et Kierkegaard. Même s’ils ne s’entendent pas sur le sens même que l’on peut donner à « dialectique », ils s’accordent pour donner un primat au futur.

Un primat qui est lisible dans la formule de Kierkegaard : « l’avenir est cet incognito où l’éternel, comme incommensurable au temps, veut sauvegarder son commerce avec le temps » (Sören Kierkegaard, le Concept de l’angoisse, Gallimard TEL, p. 256). La question de Kierkegaard, ou plus exactement la question du christianisme selon Kierkegaard, la question que le christianisme lègue à la pensée sous la forme d’un paradoxe qu’elle doit mais ne peut penser, est bien celle du passage de l’éternité dans le temps.

Et cette question est celle de l’instant entendu comme le site temporel du devenir chrétien (car il s’agit toujours, à chaque instant justement, de le devenir, de répéter la foi, c’est-à-dire de réaliser « l’imitation » du Christ) ; c’est pourquoi l’instant est « cette équivoque où le temps et l’éternité se touchent ».

Cela nous ramène semble-t-il à ce dont nous étions partis : l’histoire humaine est le lieu d’une révélation – mais ici, elle renvoie à une transcendance maintenue, contrairement à ce qui se passe pour Hegel, et pour Marx. C’est le Christ et la possibilité d’être chrétien, l’acte de le devenir, qui expose chaque fois à nouveau cette transcendance. Ce que l’action révolutionnaire expose en revanche, c’est la vérité du devenir révolutionnaire immanent au cours du monde. Autrement dit, la vérité du communisme comme « mouvement réel qui abolit l’état de choses existant ».

Je ne voudrais cependant pas donner à croire qu’il s’agit de choisir le côté de Marx et Kierkegaard ainsi assemblés contre Hegel, ou contre la littérature romanesque, qui de ce point de vue semble s’apparenter à la « complaisance crépusculaire » de la dialectique spéculative. Walter Benjamin a noté que l’écrivain, à la différence du conteur ou du narrateur, a pour projet de situer ce qui, dans le passé, a indiqué un bonheur possible, qui est désormais hors de portée. La formule emblématique du roman, de ce point de vue, c’est celle qui conclut  l’Éducation sentimentale : « c’est là ce que nous avons eu de meilleur ».

Si le narrateur peut transmettre une expérience, il n’en va pas de même pour le romancier. « Le roman s’est élaboré dans les profondeurs de l’individu solitaire, qui n’est plus capable de se prononcer de façon pertinente sur ce qui lui tient le plus à cœur, qui est lui-même privé de conseil et ne saurait en donner. Écrire un roman, c’est faire ressortir par tous les moyens ce qu’il y a d’incommensurable dans la vie. Dans l’abondance même de la vie et par la représentation de cette abondance, le roman révèle la profonde aboulie du vivant » (Walter Benjamin, « Le narrateur », publié dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 209).

Un diagnostic qui pourrait être lu de façon critique, mais il me semble que ce ne serait pas le bon angle de lecture. Car le romanesque permet du moins de se confronter à ce fait infiniment étrange : que nous avons un passé, et de lui restituer sa profonde étrangeté. Le passé, ou plus exactement « les images du passé », comme l’écrit Max Sebald, sont « ce qu’il y a de plus énigmatique chez un être » (W.G. Sebald, Séjours à la campagne, Actes sud, p.165). Et cela n’est pas vrai qu’au seul niveau de la vie individuelle : ce sont aussi les collectifs, les communautés, les peuples, qui sont confrontés à cette énigme. Toute la question est de savoir comment ne pas recouvrir cette énigme en tant que telle.

Cette recherche peut sans doute conduire à un manque d’intérêt pour le futur (« le futur ne m’intéresse que très peu », dit Sebald dans un entretien, alors que « le passé a quelque chose de terriblement attirant pour moi » : Sebald, l’Archéologue de la mémoire, Actes sud, p. 60).

Mais le problème est bien plutôt de savoir comment relier le rapport au futur comme ouverture à un champ de potentiel, un champ de tension qui recèle une fécondité proprement inimaginable, et le rapport au passé comme la plus profonde des énigmes qui nous soit posée, d’autant plus insaisissable qu’elle disparaît comme énigme dans le rapport que nous nous sommes habitués à entretenir avec nos mémoires d’individus ou de peuples.

La formule de Kierkegaard que je citais tout à l’heure n’est pas la formulation ultime de la temporalité chrétienne, donc de la conception du temps la plus juste à ses yeux ; elle correspond en fait à l’apport de la religion judaïque au regard des Grecs qui « par manque au fond du concept de l’éternel, n’avaient pas non plus celui de l’avenir » (Kierkegaard, id.). La formulation ultime est attachée à la figure du Christ, c’est-à-dire à l’irruption de l’éternité dans l’Histoire, en tant que c’est cette irruption qui se rejoue dans le devenir chrétien. Le temps du christianisme, c’est celui dans lequel le futur revient comme passé. « Le concept autour duquel tout gravite dans le christianisme, celui qui a tout renouvelé est la plénitude des temps, mais cette plénitude est l’instant comme éternité, cette éternité étant en même temps l’avenir et le passé » (Kierkegaard, p. 257).

La question pour nous, me semble-t-il, est bien de savoir comment l’action dont nous sommes capables peut porter « en même temps l’avenir et le passé ». Question sans doute délicate pour nous qui n’avons pas le support d’une Histoire téléologiquement orientée, ni d’un Dieu chrétien.

Je laisse cette question ouverte, même si ma deuxième remarque va peut-être indiquer une piste pour savoir comment l’aborder.

Cette deuxième remarque concerne la question de l’héritage de la pensée de l’action contenu dans la littérature, que j’ai évoqué tout à l’heure. J’ai parlé auparavant d’une sorte de rivalité entre écrivains et militants. Mais cela ne doit pas faire oublier que militants et écrivains (ou, plus généralement : artistes) enracinent leur démarche sur un socle commun, qui définit notre contemporanéité. C’est en tout cas l’analyse que propose Jacques Rancière dans son travail sur l’apparition de ce qui s’est appelé, depuis la fin du XVIIIème siècle, l’esthétique.

Il nous dit plus précisément que la révolution politique, au sens spécifique que ce projet prend au XIXème siècle, est elle-même le produit d’une révolution esthétique qui l’a précédée.

Cette révolution est inaugurée notamment par le texte de Schiller déjà évoqué, les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, dans lequel, en défaisant la hiérarchie supposée entre le sensible et l’intelligible, entre la passivité et l’activité, et en considérant que la vie de la communauté est engagée dans ce travail, Schiller ouvre la voie pour une entente de l’égalité radicale, qui défait partout la présupposition selon laquelle certains sont faits pour commander, et d’autres pour obéir.

On n’oubliera pas pour autant la différence de visée entre politique et littérature : la première cherche à donner consistance à une subjectivation, là où la seconde cherche au contraire à défaire les sujets constitués, à exposer ce qui dans l’expérience sensible est trop grand, ou trop infime, pour entrer dans la représentation d’un sujet (voir en particulier Jacques Rancière, Politique de la littérature, Galilée). Mais ces visées symétriques se rejoignent cependant sur un point : qu’il s’agisse de l’action révolutionnaire ou de l’inaction qui se loge au cœur de l’expérience esthétique, nous sommes dans les deux cas délivrés de l’ordre des moyens et des fins.

Si l’inaction, l’oisiveté, le ne-rien-faire ou ne rien avoir à faire, si le loisir, donc, est au cœur de l’expérience esthétique, c’est-à-dire au cœur de l’expérience qui fait goûter le bonheur qui réside dans le sensible, alors le loisir est ce qui se rapproche le plus de l’action, de l’action politique. « Le loisir et l’action ont ceci de commun qu’ils ne font rien : ils ne fabriquent rien, ils ne s’exercent pas dans le temps de la reproduction du travail contraint par la reproduction de la vie et la production des moyens du vivre. Ils ne visent pas d’autre fin qu’eux-mêmes » (Jacques Rancière, « Une existence peut en cacher une autre », publié dans Failles n° 3, Caen, NOUS, 2014, p. 265-266).

L’action qui n’a pas sa finalité en dehors d’elle-même, l’action qui trouve sa fin en elle-même, c’est ce que la tradition a appris à nommer en suivant Aristote la praxis. Marx est venu contester le schéma qui opposait la poiesis et la praxis (une opposition que Arendt a cherché à restaurer dans Condition de l’homme moderne, en la relisant à partir de la tripartition poïesis/praxis/travail). Mais cette contestation, même si elle a rapidement pris la forme d’une distance polémique avec le romantisme, en est issue – comme le montrent bien, selon Rancière, les Manuscrits de 44.

Ce que Marx n’a peut-être pas bien vu, ou qu’il a cessé de voir, c’est ce passage entre l’action politique et l’inaction offerte dans une expérience du monde sensible en tout point opposée à celle qu’impose le monde du capital.

Pourtant ce passage a trouvé une figure dans le mouvement ouvrier, qui revient encore hanter les dits « mouvements sociaux » de notre temps : « l’expression achevée de la collectivité ouvrière combattante s’appellera grève générale, équivalence exemplaire de l’action stratégique et de l’inaction radicale » (Jacques Rancière, Aisthesis, Paris, Galilée, 2011, p. 17).

Si l’action peut être rapprochée de l’inaction, c’est que, au sein même de l’acte révolutionnaire, on ne peut séparer son avoir-lieu et sa visée. On objectera peut-être que l’action politique doit bien poser un objectif en-dehors d’elle-même, en particulier si elle se dit révolutionnaire, dans la mesure où elle veut la transformation, aussi radicale que possible, de ce qui existe. Mais c’est précisément dans l’action révolutionnaire que l’on peut d’autant moins séparer l’avoir-lieu et la visée. L’action révolutionnaire, c’est tout d’abord une forme de présentation de la communauté à elle-même. D’une communauté qui exemplifie ce qui n’est dès lors pas relégué à un futur plus ou moins lointain, mais inscrit dans le réel du monde tel qu’il va. Le futur est en un sens déjà là ; et à l’inverse, le passé peut revenir : l’histoire des vaincus est susceptible d’être reprise. C’est en partant de là que l’on peut entrevoir une entente de l’« en même temps » de l’avenir et du passé indiqué par Kierkegaard.

On n’est au clair sur ce contre quoi on lutte que si l’on est au clair aussi sur ce qui est porté dans cette lutte, et donc si se trouve également clarifié ce depuis quoi on peut vouloir l’affrontement. C’est un leitmotiv de la réflexion de Rancière aujourd’hui : le problème est de savoir comment ne pas séparer l’être-ensemble et l’être-contre, la communauté de vie et la communauté d’action.

Mais ne pas séparer ces deux formes de communauté, c’est ne pas séparer non plus la révolution politique et la révolution esthétique, la révolution qui a en son cœur l’expérience du sensible. Peut-être faut-il alors en revenir une fois encore à la conclusion de E. P. Thompson à l’issue de son travail sur la Formation de la classe ouvrière anglaise : le malheur du mouvement ouvrier institué aura été de n’avoir pas su maintenir « les deux traditions », celle du combat relatif aux conditions de la vie des ouvriers, sur leurs salaires, etc. ; et celle qu’indiquait le romantisme quand il accompagnait encore le mouvement ouvrier anglais naissant au début du XIXème siècle.

L’enjeu aujourd’hui reste de reprendre la formation de la classe antagonique, en ne séparant pas cet héritage du romantisme et celui du combat pour l’abolition des classes.