séance 3 : l’exemple

L’exemple : de la méthodologie à la pensée de la politique (et retour)
29/11/16 – par Patrizia Atzei

 

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Nous avons identifié trois modes du paradigme : 1. le recours à un modèle (normatif) d’intelligibilité ; 2. la transposition analogique, qui rend possible la pensabilité d’éléments hétérogènes ; 3. la convocation d’exemples, de « cas » particuliers, permettant d’éclairer un ensemble plus vaste. Ici j’aimerais vous parler de cette dernière fonction, qu’évoque l’étymologie première du mot : en grec ancien « exemple » se dit para deigma, qu’on peut traduire par « ce qui se montre à côté ». Nous allons voir que, comme souvent, l’étymologie contient déjà une première définition, restreinte mais précise, de ce qui est en jeu.

Mon intervention de ce soir se structurera en deux parties. La première portera sur Jacques Rancière. Pour commencer, je vais proposer une brève traversée des enjeux de son positionnement singulier quant au rapport entre le savoir et ce qu’on pourrait appeler le « non-savoir » de la politique. C’est à partir du rapport savoir-politique que j’aborderai la notion de « cas », qui incarne de manière particulièrement féconde ce qu’on pourrait appeler la « méthode par les exemples ».

Dans la deuxième partie de mon intervention (qui s’appuiera davantage sur des recherches en cours, dont je ne ferai qu’esquisser quelques pistes de réflexion) je me détacherai de la problématisation rancérienne pour vous parler plus spécifiquement de cette « méthode par les exemples », de ses enjeux, de ses opérations. Cette réflexion sera articulée selon un principe de montage — puisque le montage est l’un des principes, des partis pris de ce séminaire. à partir des travaux de Sylvain Lazarus et de ceux de Hans Blumenberg, ce montage permettra d’aborder la question de la pensabilité de la singularité et la question de la fonction d’« image » des exemples.

 

 

 

Savoir et pensée de la politique

 

Parmi les aspects qui singularisent les travaux de Jacques Rancière il y sans aucun doute la relation paradoxale qu’ils entretiennent avec la théorie en général et avec la « philosophie politique » en particulier. Le positionnement de Rancière à cet égard est essentiellement polémique : par rapport au paysage intellectuel de l’après 68 en France, où on assiste à une prise de distance de l’althusserisme ; puis au contexte des années 1980, marqués par le postmodernisme ; et à celui des années 1990, qui voient la démultiplication des approches de la politique basées sur les identités et les communautés.

Les énoncés qui gravitent autour de la notion de « cas » ne sont pas localisés dans des ouvrages spécifiques chez Rancière, mais on les trouve surtout dans ses écrits les plus « directement » politiques, publiés autour des années 1990 (Aux bords du politique, 1990, La mésentente, 1995). Il faut noter que, tout comme il ne cherche pas à établir un système philosophique, Rancière n’entend pas fonder une théorie, une définition univoque de la politique. Son propos ne se déplie pas vraiment, d’ailleurs, par argumentation déductive, cela fonctionne autrement : les mots et les notions qu’il convoque ne cessent de s’entrecroiser les uns avec les autres, souvent dans un double mouvement d’aller-retour entre les idées et leurs « exemplifications ». Ce qui renvoie à l’hypothèse, déjà formulée par Bernard Aspe, d’une indistinction ou d’une inséparation fondamentale entre contenu et méthode. Nous lisons dans Moments politiques :

 

« Il n’y a pas la théorie d’un côté et, de l’autre côté, la pratique chargée de l’appliquer. Il n’y a pas non plus d’opposition entre la transformation du monde et son interprétation. Toute transformation interprète et toute interprétation transforme. Il y a des textes, des pratiques, des interprétations, des savoirs qui s’articulent les uns sur les autres et définissent le champ polémique dans lequel la politique construit ses mondes possibles[1]. »

 

Toujours garder à l’esprit cette inséparation n’est pas seulement la manière la plus ajustée de comprendre ce que Rancière fait — et en particulier ce qu’il fait à la « philosophie politique ». Cela constitue aussi un parti pris qui a, comme nous allons le voir, des conséquences décisives.

 

Ceci étant précisé, je dirais d’emblée que la convocation de « cas » pour penser la politique peut être considérée comme l’effet direct de l’abandon, chez Rancière, de la croyance en une position de « maîtrise » du savoir eu égard à la politique. Rancière — chose inhabituelle et quelque peu paradoxale pour un philosophe — nous invite d’abord à l’abandon de la posture du savoir. Or, si on accepte le présupposé que ce n’est pas à partir d’un savoir qu’on peut saisir la politique, la question se pose de comprendre dans quelle mesure la pensée peut encore dire quelque chose de la politique et, si elle le fait, de quelle manière elle peut encore le faire. Cette question, qui pourrait apparaître comme relevant de l’épistémologie, est surtout une question politique — et la méthode par les exemples me semble une manière intéressante d’y apporter quelques éléments de réponse.

 

Le positionnement polémique de Rancière vis-à-vis du savoir se manifeste dès ses premiers travaux (La leçon d’Althusser, 1974 ; La nuit des prolétaires, 1981 ; Le maître ignorant, 1987). Chacun selon des modalités propres ces livres, comme ceux qui suivront, remettent sur le devant de la scène la question du savoir, à la fois dans la continuité et en décalage par rapport à l’articulation foucaldienne, car orientés, on pourrait le dire ainsi, par une séparation du savoir et de la politique. Le geste qui consiste à séparer la pensée de la politique de celle du savoir (sa véridicité, les modes de sa transmission, etc.) ouvre une polémique explicite vis-à-vis de l’historicisme, du théoricisme, et aussi, d’une manière générale, des marxismes comme sciences positives de l’histoire des sociétés. Ce qui est mis à mal est aussi l’idée progressiste, qui en est le corollaire, d’un savoir éclairé sur le pouvoir et ses fonctionnements, qui serait inaccessible à ceux qui le subissent, mais qui pourrait leur être « transmis » et favoriser ainsi une « prise de conscience ».

L’histoire du Maître ignorant nous apprend que l’égalité n’est pas affaire de savoir, que ce ne sont pas les « sciences de la domination » qui conduisent à l’émancipation. Elle nous montre qu’il n’y a pas de « prise de conscience » qui se transmettrait depuis la constitution de connaissances de plus en plus fines sur l’oppression et la domination, connaissances dont les intellectuels détiendraient une sorte d’expertise, et qu’ils pourraient (dans le meilleur des cas), transmettre aux dominés, afin qu’il sortent de l’ignorance et qu’ils s’émancipent enfin.

Cette articulation renouvelée du rapport savoir-pouvoir s’opère bien entendu à l’opposé de la distinction althusserienne entre « formes théoriques » et « formes pratiques » de la politique, tout comme à l’idée d’une intervention de la philosophie dans la pratique politique. Par ailleurs, il s’agit d’une critique explicite de la distinction entre intellectuels et masses — rien n’étant plus éloigné de Rancière que cette pensée « populaire » qu’il reviendrait aux philosophes de « théoriser pour » ou de « retrouver dans » les masses. Rancière nous dit, sans trop de précautions, que

 

« L’idée même d’une classe d’individus qui aurait pour spécificité de penser est une bouffonnerie que la bouffonnerie seule de l’ordre social peut rendre pensable[2]. »

 

 

Penser la politique par ses « cas »

 

Ce qui intéresse Rancière ce n’est pas l’ordre de domination et d’oppression qu’il nomme « police » : ce sont les failles, les interruptions qui viennent subvertir sa « naturalité » et sa saturation supposées, les interstices qui permettent encore que la politique existe : c’est-à-dire les moments où l’émancipation et l’égalité sont en jeu, où devient visible la construction, toujours singulière, locale et polémique, des cas de la politique.

Cela suppose que la politique doit tout d’abord être distinguée de ce qu’elle n’est pas — de ce à quoi elle est sans cesse confrontée, de ce avec quoi elle est sans cesse confondue : la gestion étatique, le consensus démocratique, le système représentatif, etc. — tout ce que Rancière appelle la police. Autrement dit, pour que la pensée de ces interruptions soit possible, la politique doit être approchée à partir de son caractère essentiellement événementiel et « inobjectif ».

Le terme « événementiel » indique que la politique, et l’histoire elle-même, sont conçues comme étant constituées d’événements toujours singuliers et locaux. Dans cette perspective, l’histoire n’est pas appréhendée dans sa conception linéaire, dans sa progression supposée continue et inarrêtable. Je rappelle en passant que pour Rancière il n’y a pas d’histoire sans idée de l’histoire et sans discursivité historique. L’histoire n’est pas une discipline autonome ayant un objet propre, mais une configuration spécifique de la pensée qui détermine un paradigme de l’historicité, c’est-à-dire un « régime de figures de pensée » — exactement comme l’art, la littérature, ou la philosophie. J’ajouterai à ce propos que pour Rancière l’histoire ne peut rester vivante que si elle est notre contemporaine, c’est-à-dire que si son écriture se laisse traverser par des manques, des failles, et surtout des anachronismes, qui rendent possibles de nouveaux découpages.

Le terme « inobjectif » indique le refus du critère d’objectivité pour penser la politique : qu’il s’agisse du cours de l’histoire dans le marxisme orthodoxe, des lois des sciences économiques, du système des normes socio-culturelles théorisé par la sociologie de Bourdieu, l’inobjectivité renvoie à une prise de distance vis-à-vis de ces approches qui, centrées sur les structures de la domination et du pouvoir, interdisent la pensée de ce que Rancière appelle la politique : c’est-à-dire des interruptions qui introduisent de l’imprévisible, de l’incalculable dans un ordre supposé saturé.

Ce que Rancière appelle un « moment politique » doit donc être conçu comme une ouverture du possible. Quelle que soit sa portée historique, il s’agit d’une interruption qui vient suspendre et re-diviser le consensus sur la distribution supposée naturelle des parts et des places dans la société. Les moments politiques donnent à voir autant d’exemples, de « cas » qui rendent possible une altération, l’altération des rapports qui définissent ce que Rancière appelle le partage du sensible : c’est-à-dire une altération des frontières de l’audible, du dicible, du visible, du pensable. Les moments politiques incarnent toujours une altération de la frontière qui sépare le possible de l’impossible.

D’où l’attention que Rancière porte aux moments qui redessinent l’histoire (une certaine histoire) de ce qu’il appelle la politique d’émancipation, des révoltes des esclaves en passant par la Révolution française, par la pensée ouvrière au 19e siècle et au-delà. Je vais évoquer quelques exemples de ces « cas » de la politique, et j’aimerais le faire en laissant entendre la voix de Rancière.

Nous avons par exemple le procès fait en 1832 au révolutionnaire Auguste Blanqui, qui répond « prolétaire » au procureur qui lui demande quelle est sa profession, et perturbe ce faisant l’ordre des identifications « policières », qui ne peut qu’affecter chaque corps à une fonction, et ne peut reconnaître aucune identification en dehors de la distribution existante :

 

« La classe des prolétaires dans laquelle Blanqui fait profession de se ranger n’est aucunement identifiable à un groupe social. Les prolétaires ne sont ni les travailleurs manuels, ni les classes laborieuses. Ils sont la classe des incomptés qui n’existe que dans la déclaration même par laquelle ils se comptent, comme ceux qui ne sont pas comptés. Le nom de prolétaire […] appartient à un processus de subjectivation qui est identique au processus d’exposition d’un tort. La subjectivation « prolétaire » définit, en surimpression par rapport à la multitude des travailleurs, un sujet du tort. Ce qui est subjectivé, ce n’est ni le travail ni la misère, mais le pur compte des incomptés, la différence entre la distribution inégalitaire des corps sociaux et l’égalité des êtres parlants[3]. »

 

Un autre « cas » : celui de Jeanne Deroin, qui contredit en acte l’universel républicain lorsque, en 1849, elle montre en tant que candidate à des élections auxquelles elle ne peut pas se présenter l’exclusion des femmes de la citoyenneté :

 

« L’apparition indue d’une femme sur la scène électorale transforme en mode d’exposition d’un tort, au sens logique, ce topos républicain des lois et des mœurs qui enroule la logique policière dans la définition du politique. En construisant l’universalité singulière, polémique, d’une démonstration, elle fait apparaître l’universel de la république comme universel particularisé, tordu dans sa définition même par la logique policière des fonctions et des parts[4]. »

 

Citons encore Rosa Parks qui, en s’assoyant sur une place libre dans un bus à Montgomery en 1955, conteste publiquement, par un geste qui pourrait sembler anodin, la législation en vigueur qui prévoit l’assignation des sièges en fonction du couleur de la peau. Et enfin ces nuits des prolétaires, « arrachées à la succession normale du travail et du repos », où se produit parfois

 

« une interruption imperceptible, inoffensive, dirait-on, du cours normal des choses, où se prépare, se rêve, se vit déjà l’impossible : la suspension de l’ancestrale hiérarchie subordonnant ceux qui sont voués à travailler de leurs mains à ceux qui ont reçu le privilège de la pensée[5]. »

 

La liste des « cas » ne peut, par définition, être exhaustive. Et nous pourrions bien évidemment y ajouter des exemples récents, comme le « mouvement contre la Loi Travail », ou encore le « Procès du flashball » qui s’est tenu la semaine dernière à Bobigny[6]. Voilà des occurrences contemporaines qui incarnent le souci de rendre à la politique son caractère de suspension d’un ordre d’identification donné : l’expression « contre la loi travail et son monde » signale bien cette volonté de désactivation des assignations sociologiques et étatiques qui a été en jeu dans le mouvement du printemps 2016. Le procès des policiers qui en 2009 ont tiré au flashball sur des manifestants à Montreuil a été placé sous le mot d’ordre des violences policières en tant que prolongement logique d’une logique de gouvernement, sa signification déplacée par rapport au lexique de la « bavure policière ». Quelles que soient les circonstances historiques de leur déploiement, la fonction de ces « cas », c’est à la fois de produire des inscriptions nouvelles (qui peuvent être des inscriptions très concrètes — dans la loi notamment), et en même temps de créer une autre visibilité, qui sera réactivable par d’autres, ailleurs. Leur puissance réside alors dans le fait que l’acte de démonstration qu’ils permettent dépasse largement le « lieu » où ils ont surgi.

Pour revenir à Rancière, la scénarisation polémique du tort dont il est question dans les exemples que je viens d’évoquer, universalise le dissensus inhérent à tout partage, et par là donne à voir la possibilité de nouvelles divisions et de nouvelles redistributions. L’universalité a alors précisément affaire avec le devenir-visible de cette division, de ce dissensus qui fait exister un autre sensible, un autre agencement possible de la perception et de la signification, et qui tient à la contingence radicale des partages existants, à leur manque de fondement, à l’absence de toute nécessité quant à leur « ordre ». Autrement dit, l’interruption que chaque « cas » de la politique opère, bien que toujours singulière et locale, rend visible la contingence de la configuration sensible dans son ensemble.

 

 

Partage et division

 

Le partage du sensible est défini par Rancière comme « le système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives ». Il désigne donc à la fois le commun et la division des configurations sensibles existantes, dans lesquelles, nous dit Rancière, une correspondance est toujours supposée entre « sens » et « sens » — entre sens comme perception et sens comme signification.

C’est la notion de police qui décrit cette concordance des modes du dire, du faire et de l’être. La police telle que Rancière la définit est un ordre supposé saturé où, d’après la célèbre image de Platon, « chacun fait sa propre affaire », chacun occupe sans reste la place qui lui a été assignée, et cette distribution ne connaît ni manque, ni brèche, ni trouble. Rancière écrit dans Aux bords du politique : « La politique s’oppose spécifiquement à la police. La police est un partage du sensible dont le principe est l’absence de vide et de supplément[7]. » Or si la politique est ce qui par moments interrompt la configuration existante et vient diviser sa naturalité supposée, cela signifie qu’elle n’est jamais déjà là : son inscription exige un acte spécifique de « construction ». Cette construction est toujours une construction « polémique », qui passe par la mise en visibilité d’un partage au double sens du terme : c’est-à-dire mise en commun et division.

Dans les exemples que je viens de citer comme dans d’autres, ce qui se joue est la construction d’une nouvelle scène de la politique, où un nouveau rapport créé entre deux entités censées ne pas en avoir. Cette nouvelle mise en rapport est

 

« la mesure de l’incommensurable entre deux ordres : celui de la distribution inégalitaire des corps sociaux dans un partage du sensible et celui de la capacité égale des êtres parlants en général. Il s’agit bien d’incommensurables. Mais ces incommensurables sont bien mesurés l’un à l’autre. Et cette mesure refigure les rapports des parts et des parties, les objets susceptibles de donner lieu au litige, les sujets capables de l’articuler. Elle produit à la fois des inscriptions nouvelles de l’égalité […] et une sphère de visibilité nouvelle pour d’autres démonstrations. La politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes[8]. »

 

Pour Rancière l’égalité est ce sans quoi aucune politique ne pourrait exister. Condition d’existence de la politique, l’égalité n’est opérante que par sa déclaration, par une mise en acte qui vérifie sa puissance, universellement disponible à la réappropriation par « n’importe qui ». Cette déclaration demande qu’un sujet s’en saisisse et en produise les conséquences — c’est la raison pour laquelle l’égalité ne peut pas revendiquée, mais seulement « vérifiée». Cette vision de l’égalité (sans doute l’apport le plus original de Rancière à l’histoire de la pensée de la politique) suppose que le partage du sensible procède d’un commun qui est déjà-là — seulement, jusque-là, ce commun ne se présentait pas comme tel. Il s’agit donc d’un commun qui est à la fois déjà-là et, en même temps, qui est toujours à construire. La fonction de la politique étant précisément de l’exposer, comme dans une démonstration, de le vérifier encore et encore. Rancière nous dit que sur cette nouvelle scène que la politique rend visible « on fait comme s’il y avait un monde commun […], ce qui est éminemment raisonnable et déraisonnable, éminemment sage et résolument subversif, puisque ce monde n’existe pas[9]. » Tout cas de la politique comporte, ne serait-ce qu’implicitement, une affirmation de ce type, qui déclare : « Nous avons raison […] de poser ainsi l’existence d’un monde commun […]. Et nous avons raison de le faire, précisément parce que ceux qui devraient le reconnaître ne le font pas, parce qu’ils agissent comme des gens qui ignorent l’existence de ce monde commun[10]. »

 

Nous le voyons, la division chez Rancière n’est pas de l’ordre de l’antagonisme, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle est plutôt de l’ordre d’une inscription polémique qui divise et redivise le commun, lui-même déjà divisé. En donnant à voir l’écart d’un certain partage du sensible par rapport à lui-même, la déclaration de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui universalise la dissolution potentielle de tout partage où s’impose l’évidence supposée de l’inégalité, donc l’évidence de sa légitimité. La puissance des « cas » réside alors précisément dans le fait que, au-delà de leur localisation historique spécifique, l’acte de reconfiguration dont ils imposent l’existence est réappropriable à d’autres moments, par d’autres, ailleurs. C’est en ce sens que La mésentente définit la politique comme « l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité[11] ».

 

 

Histoire, contingence

 

La notion de « cas de la politique », s’appuie sur une approche qu’on pourrait qualifier d’« événementielle », en ce que la politique y est conçue comme se constituant de moments singuliers, arrachés, en quelque sorte, au « cours normal des choses ». De ces moments, on suppose néanmoins qu’ils peuvent être saisis en pensée. Mais ce n’est pas l’histoire en tant que discipline qui pourrait rendre intelligibles ces ruptures. Ce sont les constructions discursives et pratiques des « cas » qui scénarisent une vérification polémique de l’égalité (notons en passant que les deux adjectifs, « discursif » et « pratique » ne sauraient se tenir dans une opposition stricte ici). Construction : cela signifie qu’il ne s’agit pas d’éclats fugitifs, mais d’une opération de mise en visibilité, dessinant une sorte de carte, une « constellation » d’exemples singuliers, qui résonnent à la fois entre eux et avec notre présent, en ce qu’ils donnent à voir

 

« que la temporalité du consensus est interrompue quand une force est capable de mettre à jour l’imagination de la communauté qui est engagée là et de lui opposer une autre configuration du rapport de chacun à tous. La politique n’a pas besoin de barricades pour exister. Mais elle a besoin qu’une manière de décrire la situation commune et d’en compter les partenaires s’oppose à une autre et qu’elle s’y oppose sensiblement. […] Un moment, ce n’est pas simplement une division du temps, c’est un autre poids jeté dans la balance où se pèsent les situations et se comptent les sujets aptes à les saisir, c’est l’impulsion qui déclenche ou dévie un mouvement : non pas un simple avantage pris par une force opposée à une autre, mais une déchirure du tissu commun, une possibilité du monde qui se rend perceptible et met en cause l’évidence d’un monde donné[12]. »

 

La reconfiguration du sensible s’articule, pour Rancière, à la généricité du « n’importe qui » qui est toujours l’adresse de la politique. Il faut insister sur le fait que s’il n’y a de politique que lorsque ce qui s’y joue est mis à l’épreuve de l’affirmation de l’égalité, cette affirmation requiert que soient déplacées les identités et les appartenances existantes, que quelque chose — c’est-à-dire le devenir visible de la division du sensible — vienne interrompre la correspondance supposée entre le sensible et ses nominations. Seulement à la lumière d’une telle re-division est-il possible de saisir la puissance de ces exemples où une revendication, loin de se présenter comme l’« expression » des groupes ou des individus particuliers qui l’incarnent, parvient à briser l’idée même d’appartenance. Rancière décrit cette logique comme une logique de l’autre, une hétérologie : cela signifie que le positionnement politique ne peut jamais être l’expression d’un groupe, d’une appartenance, d’une identité, qu’il se construit par la réfutation de toute identification assignée. La politique est toujours affaire de désidentification.

 

En guise de conclusion provisoire pour ce qui concerne Rancière : la politique ne peut se jouer que dans l’écart qu’elle creuse par rapport aux normes d’identification existantes. Cela veut dire qu’elle n’a pas de contenu positif ou plein, sauf l’égalité — et c’est important de le souligner, puisque c’est ce qui fait de la conception de Rancière une conception résolument affirmative. Or le fait que la pensée de la politique ne soutient pas d’un savoir préalable, cela signifie qu’elle doit se tenir toujours dans l’immanence de ses occurrences singulières, multiples et imprévisibles : la politique est inséparée des « cas » qui la constituent, et sa pensée doit, en dernière instance, être « portée » par ses occurrences « réelles ». La conséquence de l’absence d’un savoir sur la politique, d’un savoir qui précéderait ses occurrences — donc l’absence d’un contenu autre que celui des singularités qui la composent —, c’est que chaque moment politique doit être pensé comme contenant ses propres modalités, repères, noms, comme construisant en acte sa propre méthode. Ce qui signifie, pour la pensée dans son rapport avec la politique, qu’elle doit s’efforcer de saisir des formes discursives et pratiques qui produisent leurs propres modes d’éclaircissement. Car s’il n’y a pas la théorie d’un côté et, de l’autre côté, la pratique chargée de l’appliquer, il n’y a pas non plus, nous l’avons vu, de définition préalable de la politique, que des occurrences singulières viendraient prouver, vérifier ou « remplir », à la manière d’une forme vide à laquelle le réel ou l’histoire apporteraient des contenus.

Si cette traversée de Rancière est indubitablement féconde, elle nous expose aussi à des difficultés majeures. Tout d’abord, dans sa perspective la politique n’est pas pensable à partir de ce qu’il y a, à partir de ce qui empêche l’émancipation ait lieu. Pour le dire autrement, l’exemple politique n’est saisissable qu’à l’endroit de l’interruption qu’il produit, sans que soit possible une mise en relation avec les « conditions » — historiques, sociales, ou même « sensibles » — qui constituent son « lieu ». Cela rend sa pensabilité difficile au présent. Aussi, en se tenant à distance de tout critère « extérieur », cette conception de la politique semble devoir se tenir au plus près du moment du déplacement lui-même, sans que soient pensées les modalités du maintien, dans la durée, de ses effets : sans que soit abordée la question épineuse (et toujours évacuée par Rancière) de sa continuation, de son « incarnation ».

 

Cependant, de cette « localisation » de la politique en tant que singularité, de l’opération de reconstitution d’une constellation[13] d’exemples et des nouveaux réseaux de significations qu’ils produisent, nous pouvons retenir au moins ceci : il s’agit d’une radicale désabsolutisation du rapport de la pensée à la politique. Si la pensée est là pour attester qu’il y a de la politique, l’existence de cas réels de la politique est ce qui limite la tentation de « tout-dire » de la pensée quant à la politique. Cette limitation du tout-dire de l’intellectualité permet encore, malgré tout, l’identification de cas de la politique, et aussi l’affirmation que leur puissance se déploie ailleurs que là où ils ont surgi, comme ce qui reste d’un temps disparu qu’il faut déclarer toujours praticable au présent.

 

 

 

Notre traversée des « cas » de la politique nous aura permis d’avancer quelques hypothèses sur le mode du paradigme qui consiste à convoquer des exemples. Pour le moment, on peut en identifier au moins quatre.

 

  • L’inséparabilité de la méthode et de son objet : car, nous l’avons vu, le recours à l’exemple a affaire avec une certaine conception du rapport entre savoir et politique.
  • Il est possible d’attribuer une forme d’intelligibilité aux exemples, à condition qu’une telle intelligibilité ne soit pas rattachée à un schème d’identification préalable, à un réglage qui la précède.
  • Il n’y a de politique que « réelle » : la politique n’existe que s’il en existe des cas réels, qui en tant que tels ne peuvent jamais être traités a priori — d’où le refus du schéma selon lequel ce qui arrive peut être compris comme la vérification ou l’« expression » d’une « théorie politique ».
  • Penser la politique, cela signifie faire le pari d’une inobjectivité fondamentale : car rien n’est « objectif » dans les exemples que nous identifions. Un exemple requiert toujours une décision sur ce que « politique » veut dire, sur ce qui nous importe. Je souligne en passant que cela implique aussi le refus du point de vue « spontanéiste », qui tient que la politique ne serait que la pure dissémination de la multiplicité de ce qui arrive — en effet, le prélèvement de « cas » dans ce qui existe requiert toujours un choix, donc un positionnement.

 

Il faut insister sur ce dernier point. Le « devenir exemple » d’un événement n’a rien d’objectif : en dernière instance, les exemples n’existent que suite à une décision prise à leur égard. Pour le dire autrement, les exemples sont impossibles sans l’opération qui consiste à identifier et à prélever, dans la multiplicité de ce qui existe ou a existé, « quelque chose » auquel on attribue un statut plus général que celui qu’il avait initialement, et cette opération soustrait ces « cas » au caractère irrémédiablement singulier et local attribuable à tout ce qui arrive. De telles « décisions » nulle théorie ne peut dire quelque chose de définitif. Et cela vaut pour toute tentative de pensée de la politique, non seulement pour celles qui s’appuient sur la singularité, mais aussi pour celles qui prétendent l’appréhender d’un point de vue générique, théorique, ou empirique — elles aussi requièrent, ne serait-ce qu’au point inaugural de leur geste, et souvent de manière latente, qu’une décision soit prise sur ce qu’est la politique et sur les modes de sa pensabilité.

 

Pensabilité des singularités : à propos de Sylvain Lazarus

 

J’aimerais maintenant ouvrir une parenthèse et évoquer les approches de la politique centrées sur la singularité, sur l’idée qu’il n’y a pas de connaissance possible de la politique qui instruirait d’avance ses actes ou sa pensée — ce sera le premier moment du montage annoncé.

En France d’autres penseurs contemporains de Rancière ont centré leurs conceptions de la politique sur la singularité, c’est exemplairement le cas d’Alain Badiou et de Sylvain Lazarus. Je remarquerai juste en passant que leurs conceptions partagent avec celle de Rancière d’autres aspects, et des aspects cruciaux, comme l’affirmation de l’égalité, une mise à distance de l’état et de la représentation, une appréhension de la politique comme fondamentalement immanente, ainsi qu’une conception fondamentalement « événementielle » de l’histoire. Mais ces penseurs partagent surtout leur inscription dans le contexte de l’après 68 en France, et c’est pour donner un aperçu de ce paysage typiquement français — dont, au fond, nous héritons — que j’aimerais que nous nous arrêtions sur les thèses de Sylvain Lazarus[14].

Lazarus est anthropologue (en un sens particulier, comme nous allons le voir), il est l’auteur de textes « politiques » qui ont surtout circulé de manière confidentielle sous forme de brochures des années soixante-dix aux années 2000[15]. Certains de ces textes ont été recueillis dans le volume L’intelligence de la politique (2013). Sinon, Lazarus est l’auteur d’un seul livre, L’anthropologie du nom, sorti en 1996. Ce livre est extrêmement dense et difficile à résumer. Sans rentrer dans sa technicité, je me contenterai d’évoquer de manière extrêmement synthétique le problème de la pensablité de la singularité qui est au cœur de son propos.

Lazarus est l’inventeur de l’expression « politique en intériorité », qui indique, pour emprunter ses termes, que « la politique est de l’ordre du subjectif pensable à partir de lui-même », « thèse qui s’oppose aux doctrines […] qui renvoient l’analyse à celle des institutions telles que le parti, ou à des structures telles que l’état, et qui font ainsi de la politique un objet propice à l’analyse du pouvoir » (AN, 89). Chez Lazarus, la prise de distance de l’historicisme et l’éloignement du lexique marxiste qui fut le sien jusqu’à la fin des années soixante-dix sont orientés par l’intention, explicitée comme telle, de créer une « nouvelle intellectualité de la politique ». Il affirme que « la politique pense » et qu’il faut l’appréhender de manière à ce qu’elle ne soit jamais un « objet » — comme c’est le cas pour l’économie, l’histoire, la philosophie, etc. Contre les prétentions de ces disciplines, qui l’objectivent et ce faisant manquent inévitablement sa singularité, Lazarus soutient que c’est à partir de la politique « elle-même » qu’on peut penser la politique. On lit dans Anthropologie du nom :

 

« Le caractère anthropologique de mon propos se joue sur la question du nom innommable. Le nom est innommable parce que c’est celui d’une singularité irréductible à autre chose qu’à elle-même, tandis que toute nomination ouvre à une généralisation, à une typologie [qui dénient] la singularité. La proposition est donc que […] la singularité existe, mais on ne peut la nommer, seulement la saisir par ce qu’on verra être ses lieux. La pensée délivre des noms qui sont innommables mais qui peuvent être saisis par leurs lieux. Dans la formule « anthropologie du nom », le nom désigne en définitive la volonté d’appréhender la singularité sans la faire disparaître[16]. »

 

C’est la théorie des noms innommables, selon laquelle la politique est imprononçable dans toute théorie tenant une position d’objectivité. Ce que Lazarus garde néanmoins de l’anthropologie « classique », c’est essentiellement la centralité de l’enquête[17] qui, de l’intérieur de l’événement, de sa matérialité propre, peut identifier les catégories (les « énoncés », les « mots ») à l’œuvre, leur déploiement — mais aussi leur « péremption ». Ainsi par exemple pour Lazarus la catégorie de « révolution » ne désigne qu’une seule occurrence : la Révolution française. Car il s’agit de la seule occurrence historique, selon lui, où « révolution » est « la catégorie en pensée de la subjectivité politique à l’œuvre ». Par opposition, la catégorie à l’œuvre en Octobre 1917, ce n’est pas la révolution, mais la dictature du prolétariat[18], et ainsi de suite.

Je cite un passage particulièrement éclairant d’un texte de Natacha Michel sur l’Anthropologie du nom :

 

« Les singularités étant irréductibles, c’est-à-dire ne pouvant être appréhendées par une méta-discipline, autrement dit devant être pensées par elles-mêmes, elles exigent un protocole de saisie, qui est l’enquête, conçue comme capable, et capable seule, de mener une investigation en subjectivité. L’anthropologie est étude des singularités subjectives et la constitution des singularités passe par l’enquête. Mais l’enquête, ici, n’est pas simple collecte, ou amas de matériaux à organiser par le chercheur, elle est déplacement. Ce déplacement tient tout entier dans l’énoncé princeps de cette anthropologie qui est “les gens pensent”. “Les gens pensent” n’est ni un vœu ni une trivialité, ni un fait : “les gens” ne sont ni un groupe ni une classe, “les gens pensent” constitue le déplacement même d’une rationalité scientiste à une rationalité en subjectivité[19]. »

 

Lazarus, qui souhaite ne s’intéresser qu’à la « politique en œuvre », entend y parvenir par une autre forme que celles qui relèvent du théorique, de la philosophie, mais aussi de l’anthropologie au sens classique. Il soutient ainsi l’hypothèse d’une pensabilité de la politique indépendante de toute relation d’objet, reposant sur la pensée du subjectif comme « rationalité nouvelle », une rationalité qui n’est pas attribuée aux phénomènes mais à la pensée à l’œuvre, radicalement disjointe de celle des sciences et des philosophies[20].

Les occurrences de la politique à l’œuvre, ce sont les « modes historiques de la politique ». Dans la théorie des modes de la politique, celle-ci est rare, séquentielle et identifiable par son mode. Un mode historique de la politique est défini comme le rapport de la politique à sa pensée, comme « la mise en lumière [par l’enquête] de ses catégories propres, qui permet une identification du subjectif à partir de lui-même ». Et lorsque le « site » du mode disparaît, le mode et la séquences cessent, ses catégories et ses noms périment.

 

On mesure à la fois la proximité et l’écart avec la conception de l’exemple tel que nous essayons de le définir. La liste des différences et des divergences serait longue, mais j’aimerais néanmoins signaler trois points qui devraient nous aider à éclaircir la question de la pensabilité des singularités.

 

  1. Tout en préférant aux termes « concept » et « définition », les termes « catégorie », « identification »,  « énoncés », moins philosophiques, moins scientifiques, ce qui saute aux yeux lorsqu’on lit Lazarus, c’est que son mode d’argumentation et d’exposition a quelque chose d’éminemment théorique. On touche là sans doute au paradoxe d’une pensée qui entend s’opposer au théoricisme, sans pourtant opérer le saut que cette opposition demanderait dans la méthode et dans la langue mêmes.
  2. L’idée que la politique doit être pensée à travers les catégories qu’elle invente, que son intellectualité est autonome par rapport aux doctrines qui l’objectivent, est une idée à laquelle nous sommes sensibles. Seulement, nous avons, chez Lazarus, une coextensivité de la politique et de la pensée, puisqu’il déclare que « la politique pense». Et nous avons même parfois l’impression (c’est un autre paradoxe surprenant) d’une précédence de la pensée par rapport à la politique. Par exemple on lit dans un article intitulé « Révolution, un mot singulier » : « Avant de s’éprouver dans un ajustement conjoncturel aux situations, la politique doit exister en pensée[21]. » On pourrait en déduire que c’est la politique qui a besoin de sa pensée pour exister, et non pas l’inverse. Or, nous avons insisté ici sur l’idée qu’il n’y a pas de pensée de la politique sans occurrences réelles de la politique.
  3. Le point le plus important : la singularité signifie chez Lazarus que les séquences sont closes et non répétables ; qu’une catégorie qui est opératoire dans une séquence historique ne sera pas exportable dans une autre. Autrement dit, il s’agit d’une théorisation de la non-répétibilité de la politique. Il semblerait donc que l’impossibilité de la transmission de la politique est le prix à payer pour son  « intériorité ».

 

J’en reste ici pour ce qui concerne Lazarus, même s’il resterait beaucoup à dire. Ce détour nous aura permis, je l’espère, d’au moins différencier une notion d’exemple qui n’a de sens que par la construction, discursive et pratique, qu’il permet ailleurs, à d’autres endroits et en d’autres temps. Et de rappeler que les singularités que les exemples incarnent ne sont jamais closes, fermées, ou isolées, qu’elles sont fondamentalement transposables. J’ajouterai que c’est là que réside tout leur intérêt pour nous.

 

 

La fonction d’« image » des exemples : Hans Blumenberg

 

Nous voici au deuxième moment du montage annoncé, par lequel je vais conclure cette séance. Dans un texte intitulé « Qu’est-ce qu’un paradigme ?[22] », Giorgio Agamben décrit la fonction de l’exemple de la manière suivante : certains objets de la pensée acquièrent un statut particulier, parce qu’on leur attribue à la fois la fonction de construire et de rendre intelligible quelque chose de bien plus large qu’eux[23]. Ce sont là les deux opérations fondamentales de l’exemple, étroitement liées l’une à l’autre : « construire » et « rendre intelligible ».

Nous avons déjà évoqué la « construction » comme opération fondamentale des exemples. Maintenant, j’aimerais m’arrêter sur la deuxième opération, sur la manière dont l’exemple rend intelligible ce dont il est l’exemple.

Je viens d’insister sur le fait que le fonctionnement de l’exemple est lié à son aptitude à être transposé, traduit, qu’il fonctionne par sa capacité à résonner avec un ailleurs, avec un autre temps et un autre espace, à faire sens pour d’autres. Aussi, sur l’idée qu’un exemple est tel sans preuve ou démonstration, qu’il n’a pas besoin d’expliquer pour montrer. Je disais au début de mon exposé que l’étymologie de l’exemple, para deigma, indique « ce qui ce montre à côté ». Mais comment fonctionne alors ce « montrer » ?

Dans son Foucault, Deleuze écrit :

 

« Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s’applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite n’est donc plus « voir sans être vu », mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque[24]. »

 

Chez Foucault, nous dit Deleuze, le panopticon doit, pour fonctionner comme modèle des sociétés disciplinaires, ignorer « toute distinction de forme entre un contenu et une expression, entre une formation discursive et une formation non discursive ». Le panopticon est certes d’abord un phénomène historique réel, un modèle architectonique pour la prison pensé par Bentham à la fin du XVIIIe siècle. En même temps, il devient pour Foucault « une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique[25]. » Agamben s’interroge sur ce qu’il appelle la « fonction métaphorique » du panopticon, sur l’idée que Foucault

 

« aurait affranchi l’historiographie de la prééminence exclusive des contextes métonymiques (le XVIII siècle […]), pour donner le primat aux contextes métaphoriques. Observation correcte, nous dit-il, à condition de préciser que, du moins pour Foucault, ce n’est pas de métaphores qu’il s’agit, mais de paradigmes […] qui n’obéissent pas à la logique du transfert métaphorique d’un signifié, mais au modèle analogique de l’exemple […] [26] »

 

La distinction que fait Agamben entre le « transfert métaphorique » et « fonction analogique » me semble importante. Et je crois que le doute soulevé par Agamben quant au possible « transfert métaphorique d’un signifié » qui serait à l’ouvre dans les exemples ne peut pas être évacué trop rapidement.

Je propose donc qu’on s’arrête sur cette fonction métaphorique, pour parvenir à saisir clairement ce qui distingue l’opération des exemples et de l’opération des métaphores. Je ferai cela en évoquant les travaux de Hans Blumenberg.

Hans Blumenberg (1920-1996) est surtout connu pour son travail sur la place du mythe et de la métaphore dans la modernité[27]. Il est l’auteur d’un ouvrage qui a retenu récemment mon attention à cause de son titre : Paradigmes pour une métaphorologie[28], et aussi à cause de sa structure, qui est un montage d’études de cas de métaphores.

Le livre est paru posthume, mais il date de 1960 et il s’agit du tout premier livre de Blumenberg. Dans ce livre, il annonce qu’il entend faire de la métaphorologie sa méthode philosophique. Par métaphorologie il entend une histoire des métaphores, comme on parle d’histoire des concepts. D’ailleurs, pour Blumenberg la métaphorologie fait partie de l’histoire des concepts, ou plus précisément c’est une « discipline auxiliaire », une « méthode subsidiaire » de la philosophie, qui, par sa plasticité et son instabilité mêmes, la fait avancer.

Pour comprendre ce que Blumenberg entend par métaphore : la métaphore par excellence (contenue dans le mythe platonicien de la sortie de la caverne, qui est, lui, le mythe par excellence) est celle de la « lumière » : la lumière de la vérité, avec son envers spéculaire, les images de la privation de lumière, de l’ombre, associées aux faux-semblants, aux apparences, aux opinions, au simulacre, etc. Cette métaphore traverse, oriente et structure, selon Blumenberg, toute la philosophie, toute l’histoire de la métaphysique occidentale[29]. Il faut préciser que la métaphore telle que Blumenberg la conçoit ne se contente pas de relever des traits communs entre deux termes, mais elle a à voir avec les rapports opératoires des deux termes, et en cela elle est peut-être proche de la définition que Bernard Aspe a donnée de l’analogie. En effet, la métaphore de la lumière et de l’aveuglement ne sont pas simplement des images, mais renvoient aux opérations de ce qu’elles métaphorisent : par exemple elles sous-tendent tout le schéma du dévoilement de la vérité et de ses effets chez Heidegger ou chez Freud.

Nous pouvons citer, parmi d’autres « paradigmes de métaphorologie », la métaphore de la « lecture du monde », d’un monde qui se donne à lire comme un livre, comme quelque chose qui est là pour être lu[30]. Un autre a donné un très beau titre à un autre livre de Blumenberg : Naufrage avec spectateur. Paradigme d’une métaphore de l’existence[31].

L’étymologie nous a rappelé que l’opération première de l’exemple est de donner à voir, et que son « montrer » a ceci de particulier qu’il se réfère à un deuxième terme, à quelque chose qui se « joue à côté » de lui, et qu’il éclaire. L’exemple et la métaphore semblent partager ceci que ce sont des figures dont la puissance d’éclaircissement pour la pensée dépasse largement leur contingence propre.

La première chose qu’on remarque, c’est que, comme la méthode par les exemples, la métaphorologie met à mal l’idéal d’objectivisation intégrale de la philosophie, sa prétention à être un langage entièrement et purement « conceptuel », l’idée que

 

« tout peut être défini et donc tout doit être défini ; [qu’]il n’y a plus rien de logiquement « provisoire » […]. [L’idée que], toutes les formes et tous les éléments du discours figuré, au sens plus large, s’avèrent provisoires et logiquement dépassables ; [qu’]ils n’auraient […] qu’un rôle fonctionnel de transition[32]. »

 

La métaphore et l’exemple semblent fonctionner tous deux comme des éléments « figurés », en ce sens précis qu’ils donnent à voir quelque chose qui est irréductible au supposé tout-dire de la conceptualisation. Dans Paradigmes pour une métaphorologie la métaphore est définie comme une « figure qui résiste à sa traduction en concepts ». Tout comme le mythe, elle contient des questions qui se dérobent à la réponse théorique, mais dont la théorie ne peut pas pour autant faire l’économie. Les métaphores sont donc « des éléments constitutifs fondamentaux du discours philosophique, des transferts que l’on ne peut pas ramener à l’authentique, à la logicité[33] » — autrement dit, l’opération de la métaphore ne peut pas, ne pourra jamais, être remplie par le concept.

Si Blumenberg s’intéresse aux métaphores, c’est parce que, tout comme les mythes, elles contredisent la thèse, inaugurale en philosophie, d’une séparation stricte entre mythos et logos, ou l’idée d’une transition de l’humanité du mythos au logos. Il faut à cet égard noter qu’on retrouve chez Blumenberg l’indistinction entre méthode et contenu : car le livre Paradigmes pour une métaphorologie se présente comme un montage de différentes études de cas, et dans la présentation on lit que le livre « ne développe des ‘thèses’ sur la métaphore […] qu’au détour d’études de ‘cas’ historiques ayant valeur de ‘paradigmes’ ».

Quoi qu’il en soit, Blumenberg parle d’inconceptualisable pour décrire le statut de la métaphore et cela semble résonner avec l’exemple tel que nous venons de le décrire. Ce sont des figures qui ont clairement affaire avec la compréhension du monde, et qui clairement résistent au concept. Il faut insister sur ceci que Blumenberg conçoit l’inconceptualisable comme quelque chose qui travaille le concept et la théorie de l’intérieur — l’inconceptualisable fait partie de l’histoire des concepts. Et la métaphore, en tant qu’expression du hors-concept, est là pour indiquer qu’il n’existe pas d’univocité parfaite en philosophie[34], pas de plénitude possible des savoirs. La métaphore est là pour rappeler à la philosophie qu’un non-savoir travaille toujours-déjà le savoir.

Je vais conclure en signalant deux éléments qui différencient radicalement, malgré tout, la métaphore et l’exemple.

  1. Blumenberg écrit que les métaphores sont « les fossiles conducteurs, […] l’antichambre de la formation des concepts ». La métaphorologie est en ce sens un champs subsidiaire à l’historie de concepts, elle en fait partie, et en même temps c’est quelque chose qui la devance et l’aide à avancer. Or, nous avons vu que la méthode par les exemples s’oppose au schéma selon lequel les événements peuvent être compris comme l’« expression » d’une « théorie politique » ou d’une définition préalable de la politique. La fonction heuristique des exemples a ceci de particulier que, s’ils éclairent bien quelque chose, de ce quelque chose on doit admettre qu’il n’y a ni théorie, ni définition.
  2. Tandis que la métaphore est une construction discursive (une modalité discursive de convocation d’une image, avec l’objectif d’élucider quelque chose d’autre — c’est sa fonction rhétorique), les exemples, eux, sont « réels » : ce sont autant d’occurrences réelles, qu’on peut convoquer en lieu et place d’une conceptualisation mais qui ne tiennent pas à l’intérieur des opérations du langage. Si la métaphore est un « dehors du concept », l’exemple, en tant que réel de la politique, serait un dehors de la conceptualisation, sur lequel la pensée doit pourtant s’appuyer lorsqu’elle ne repose pas sur le présupposé du tout-dire de la conceptualisation.

 

J’espère que ce montage aura permis d’éclairer autrement les enjeux et les opérations de l’exemple, et surtout de montrer qu’une réflexion sur les opérations finit toujours par toucher aux enjeux. J’espère aussi qu’il aura permis d’appréhender par un autre biais, au détour de la question de l’intériorité et de la métaphore, le problème, évoqué tout au début, du rapport entre savoir et politique, ou — maintenant on peut peut-être formuler autrement : le problème du non-savoir qui travaille toujours-dé

[1]        Jacques Rancière, Moments politiques (1977-2009), La Fabrique/Lux, 2009, p. 14.

[2]        Jacques Rancière, Moments politiques, op. cit., p. 15.

[3]        Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 62-63.

[4]        Ibid., p. 67.

[5]        Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, op. cit., p. 8.

[6]        https://www.mediapart.fr/journal/france/251116/le-proces-du-flash-ball-tourne-au-proces-des-violences-policieres?onglet=full

[7]        Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 240.

[8]        Ibid., p. 67.

[9]        Ibid., p. 81.

[10]       Jacques Rancière, « La mésentente », in F. Gaillard, J. Poulain, R. Shusterman (dir.), La modernité en questions. De Richard Rorty à Jürgen Habermas, Les éditions du Cerf, 1998, p. 177.

[11]       Jacques Rancière, La mésentente, op. cit., p. 188.

[12]       Jacques Rancière, Moments politiques, op. cit., p. 9.

[13]       L’image de la constellation est parlante ici : des points de brillance, qu’on relie entre eux, se découpent sur un fond noir — ce fond noir pourrait figurer l’ensemble des événements historiques qui ne sont pas signifiants pour nous, ce que notre décision exclut, tout ce qui n’est pas considéré comme étant un exemple. La constellation implique le point de vue et le « voir » au sens actif du terme. « Il s’agit d’interrompre le récit historique, en ce sens de bloquer le cours de l’histoire, en arrachant au passé et au présent leurs images pour les remonter ensemble. L’art du montage consiste à faire surgir des constellations. » (Walter Benjamin)

[14]       Né en 1943. Après avoir quitté la Gauche prolétarienne en 1969, il créé avec Natacha Michel et Alain Badiou l’Union des communistes de France marxistes-léninistes (l’UCFML) — puis, toujours avec eux, L’organisation politique, née en 1985 et dissoute officiellement en 2007. On pourrait présenter Sylvain Lazarus comme un spécialiste de l’anthropologie ouvrière : on lui doit en effet de nombreuses enquêtes « de terrain », menées personnellement depuis les années soixante. Pour en citer quelques-unes : en Italie en 1968, au Portugal pendant la Révolution des œillets, en Pologne sur Solidarnosc, en Chine en 1989, en Allemagne de l’est au moment de la chute du mur, au Brésil dans les favelas de Porto Alegre, et plus récemment au Sénégal et dans les foyers de migrants en banlieue parisienne (Argenteuil, Saint Denis).

[15]       Aux éditions Potemkine (sous le pseudonyme Paul Sandevince), puis dans le journal Le perroquet.

[16]       Anthropologie du nom, Seuil, 1996, p. 16-17.

[17]       Cette pensée de la politique par elle-même s’oppose à une pensée sur l’état : radicalement séparée de l’état et de ses assignations, la politique peut et doit être pensée à partir de « ses catégories propres et singulières, inventées par la séquence politique en cause (quand bien même l’état serait en jeu) ».

[18]       Le mode révolutionnaire est la séquence 1792-1794 ; la séquence qu’on nomme abusivement révolution russe est Octobre 1917, son théoricien est Lénine, etc.

[19]       Natacha Michel, « Le temps de la pensée », revue Horlieu n° 5, 1996, p. 84. La politique pense et se pense lorsqu’elle est à l’œuvre. Son existence a une rationalité propre, et cette rationalité est liée à l’identification de deux énoncés : 1. « les gens pensent » (« les gens » ce n’est pas une catégorie sociologique : ni groupe, ni classe, ni communauté, le terme indique, nous dit Lazarus, un « indistinct certain », où indistinct « ne préjuge rien, sauf que les gens existent, ce que rend le terme ‘certain’») ; 2. « la pensée est rapport du réel » (le « du » est là pour décaler l’énoncé et souligner son caractère non-objectivant).

[20]       La pensabilité est définie par Lazarus comme «  pensée de la pensée » ; elle s’oppose au scientisme, qui est, lui, une « pensée sans pensée de la pensée ».

[21]       « Révolution, un mot singulier » (2001).

[22]       In Signatura rerum, 2008.

[23]       QP 9. Ainsi le panopticon de Foucault « fonctionne comme […] un objet singulier qui, en valant pour tous les autres de la même classe, définit l’intelligibilité de l’ensemble dont il fait partie et qu’en même temps il constitue » (QP 18).

[24]       Gilles Deluze, Foucault, Minuit, 1986, p. 41.

[25]       Surveiller et punir, p. 207.

[26]       QP 19.

[27]       La raison du mythe (2001), Gallimard 2005. Pour Blumenberg le mythe n’est pas une forme archaïque ou archaïsante de la pensée mais une partie intégrante de la philosophie. Son travail monumental sur le mythe (Arbeit am Mythos, 1979) déconstruit la prétention de la philosophie à mettre un terme au mythos par le logos, et montre la persistance tenace du mythe dans le savoir moderne, en apparence démythologisé. Dans La légitimité des temps modernes (1966), il conteste la catégorie de sécularisation (et critique les thèses de Carl Schmitt qui soutiennent que les concepts des théories modernes de l’État sont des concepts théologiques sécularisés).

[28]       Paradigmes pour une métaphorologie (1998) Vrin, 2006 (traduit par Didier Gammelin, Postface de Jean-Clude Monod). Blumenberg déclare s’inspirer pour ses travaux sur la métaphore des analyses de Kant sur le symbole dans la Critique de la faculté de juger.

[29]       « [la caverne de Platon] peut apparaître […] comme le déploiement d’une métaphorique centrale pour l’histoire de la métaphysique : celle de la lumière de la vérité, avec tout son dégradé analogique de « privation » – les ombres comme opinions et comme apparences ; l’obscurité de la caverne comme analogon du monde sensible à demi-obscur, à demi-intelligible ; la sortie de la caverne comme paideia conduisant à la révélation ou au dévoilement violent d’une réalité intelligible presque impossible à contempler, au-dessus de nos forces, divine ; le retour dans les profondeurs comme échec d’une conversion de la vision contemplative en action dans l’espace inférieur, mondain, de la Cité. » (Monod)

[30]       Voir La lisibilité du monde (1981), Cerf, 2007.

[31]       1979, L’Arche, 1994.

[32]       Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie (1998) Vrin, 2006, p. 8.

[33]       Ibid., p. 10.

[34]       « pour Platon-Socrate, le mythe, c’est une vérité : ce n’est pas seulement une métaphore, c’est une conviction qu’il faut nourrir comme une « incantation qu’on doit se faire à soi-même » (HB). Selon Blumenberg, « il n’y a pas de fin au mythe », seulement des proclamations littéraires de cette fin, Ulysse (de Joyce) devient à la fois l’Odyssée du quotidien et le mythe de la fin du mythe, ou de l’impossibilité moderne d’en finir avec le mythe » (Monod).