séance 1 : le régime politique de la vérité

 

1. Repérage

La question que je voudrais poser dans cette séance est celle du régime de vérité de la politique. Les scènes de la politique peuvent être envisagées comme des scènes de la vérité, des scènes où est nécessairement en jeu la vérité et sa manifestation, et où se joue un conflit sur l’entente de ce que « vérité » veut dire, s’agissant de la politique.

Il me semble intéressant d’ancrer cette question dans un repérage de l’ensemble des scènes où pourrait se jouer cette année le travail du conflit politique, en France en tout cas (Denis, dès la prochaine séance, nous sortira sans doute du cadre hexagonal) . Qu’est-ce qui se présente à nous à l’orée de cette année sociale ? Un rapide tour d’horizon peut nous indiquer ceci : il y a les Gilets jaunes, le mouvement climat, les luttes peut-être mal nommées « territoriales », et les mouvements que l’on s’est habitués à qualifier de « sociaux » parce qu’ils portent sur des question d’organisation sociale (retraite, chômage).

Bien sûr, ce repérage est contestable à plusieurs égards. Et c’est une question que j’adresse à tous, pour la discussion de tout à l’heure, et peut-être même pour celles qui auront lieu dans les séances suivantes : est-ce qu’il est valable, ou utile ce repérage minimal de quatre scènes de la politique  ? Et surtout : est-ce qu’il indique un problème que nous pouvons essayer de traiter cette année sur la base d’une enquête relative à ces différentes scènes, à savoir : quelles sont les diverses procédures de mobilisation subjective qui s’y trouvent mise en œuvre ? Ce sur quoi je veux insister aujourd’hui est l’aspect de la mobilisation subjective qui convoque l’élément de la vérité, et plus précisément, celui de l’énonciation de la vérité.

Je souhaiterais donc commencer en considérant cette ressource subjective qu’est l’énonciation du vrai, et demander à quel type de vérité se réfèrent celles et ceux qui construisent ces scènes, et comment ils se construisent ainsi en sujets de vérité politique.

1)On aurait pu commencer par une autre ressource, car il n’y a pas que la vérité, le discours de vérité, qui rend possible une subjectivation. On aurait pu convoquer par exemple l’élément de la justice, dans la mesure où l’on accepte de dissocier la question du juste (le Bien) et la question du vrai . On aurait alors une approche morale de la politique, au sens où Kant dissocie radicalement la question de la morale et celle de la connaissance, etc. Mais on pourrait aussi tout simplement penser à la puissance de mobilisation à l’œuvre du côté de l’extrême-droite aujourd’hui : de ce côté-là, on peut invoquer les traditions (ruralité…), on peut invoquer tout simplement l’état des choses (la puissance des riches propriétaires en Amazonie), au-delà de toute référence au vrai.

Pour rester dans le repérage empirique, on pourrait se demander ce qui à première vue correspond au régime de vérité mis en œuvre à l’intérieur de chacune de ces scènes.

On dira par exemple que le mouvement climat semble, et on l’a déjà relevé comme une de ses faiblesses, entièrement adossé à a véridiction scientifique : les rapports du GIEC sont invoqués comme les textes contenant la réserve d’arguments qui légitiment la mobilisation subjective, et son urgence.

Pour les luttes liées à la défense d’un territoire, ou mieux, peut-être, d’un milieu naturel local (ZAD, Mardié), la convocation du vrai passe par un mixte de véridiction scientifique et de savoirs situés. D’un côté par exemple les naturalistes vérifient qu’il y a bien, sur le site à défendre, des espèces protégées (la force de la véridiction scientifique est alors elle-même dépendante de dispositifs juridiques). De l’autre, les savoirs situés renvoient aux usages qui peuvent être faits d’un lieu, lesquels ne peuvent se révéler qu’aux habitants de ce lieu (une forêt, un territoire sacré, le bocage à la ZAD de NDDL).

Pour les luttes liées à la défense des « acquis sociaux », est invoquée bien sûr l’idée d’une justice sociale, au nom de laquelle doit avoir lieu par exemple une répartition défendable des revenus. Mais cette invocation de la justice est attachée à une démonstration au moins implicite du bien-fondé de cette répartition. Le débat paraît porter tout entier sur la forme que peut prendre un développement économique plus juste et plus raisonné, autrement dit sur ce qui permet un meilleur développement économique. Une répartition moins inégalitaire du travail et surtout de l’argent devrait permettre de donner place aux capacités de tous, dont l’économie a besoin.

Avec les Gilets jaunes, la question de la vérité porte sur la forme même de la politique, prise sous l’angle des procédures de décision qui organisent la vie commune. Les participants au mouvement s’entendent au moins sur le fait que la démocratie macronienne est une fausse démocratie. Il doit donc y en avoir une vraie, que l’on trouve en mobilisant les ressources du débat démocratique – avec les formes nouvelles, et certainement ambiguës, qu’il peut prendre aujourd’hui (via les réseaux sociaux). La démocratie réelle n’est pas seulement plus juste, elle est plus vraie, ne serait-ce que parce qu’elle démontre la non-vérité de la fausse – celle qui repose sur le mensonge.

Mais il serait bien sûr injuste de réduire les modes de conflictualité portés sur ces scènes, s’agissant de l’élément de la vérité en sa capacité de mobilisation subjective, à ce que je viens d’en énumérer. On pourrait dire que ce que j’ai relevé jusqu’à présent constitue plutôt, dans chaque cas, la part de véridiction qui vient limiter les formes de mobilisation subjective, de constitution en sujets de vérité. Je l’ai indiqué pour le mouvement climat, centré sur la véridiction scientifique. Concernant les Gilets jaunes, on pourrait dire que le motif de la démocratie permet de maintenir le caractère formel de la politique, et de ne pas poser la question de son « contenu » – cela pour éviter les fameuses « divisions » du mouvement ; c’est se condamner à ne pas pouvoir travailler à s’entendre sur l’horizon de l’action. Les luttes qui donnent une place centrale aux savoirs situés peuvent céder à la tentation d’étendre le pragmatisme inhérent à ces savoirs à l’ensemble de la véridiction politique. Et enfin les limites souvent soulignées des mouvements sociaux est de ne pas mettre en question le mot d’ordre du développement, et de chercher à l’améliorer.

En réalité, aucune de ces scènes ne s’en tient, pour ce qui concerne l’appui pris sur la vérité, à ce que je viens de lister. Et il me semble que ce qui excède les éléments de véridiction évoqués concerne bien ce que nous avons essayé de mettre au premier plan dans les analyses de notre séminaire, à savoir la contestation de l’économie, de l’économie en tant que telle ; ce qui revient à suivre le fil d’une critique non-marxiste de l’économie, ou plutôt d’une critique où Marx peut être mobilisé contre l’héritage de « l’économisme » marxiste.

Dans les scènes actuelles de la politique, l’économie est contestée tout d’abord comme science, comme discours de vérité objectif qui comme tel serait réservé aux experts. Cette contestation est directe dans les mouvements sociaux (pensons à la manière dont les intermittents ont constitué un savoir d’expert sur leur propre situation économique), aussi bien que dans le mouvement des Gilets jaunes (contre les experts qui décident pour tous de ce qu’est le bien social).

Mais l’économie est aussi contestée en tant que réalité matérielle à laquelle est confiée la puissance d’organiser le vivre-ensemble à l’échelle mondiale. Ce que les luttes locales aussi bien que le mouvement pour le climat mettent explicitement en question, c’est la logique de l’économie, en tant qu’elle s’impose partout. Et « partout », cela veut dire, bien sûr, à l’échelle globale, planétaire, mais aussi à chaque fois localement. Partout s’impose des conditions matérielles d’existence – et par là il ne faut pas seulement entendre les « infrastructures » techniques, mais tout autant par exemple la manière dont est conditionné l’accès aux revenus.

Dans le séminaire de l’an passé, je vous ai proposé une thèse appuyée notamment sur les travaux de Jason Moore : la situation globale se comprend comme une mise au travail généralisée des êtres de nature pour le capital. Cette thèse implique une interprétation des luttes existantes, en l’occurrence, une interprétation de la transversale qui relie les quatre types de scènes dont il a été question aujourd’hui : dans chaque scène, c’est la mise au travail pour le capital qui est contestée en tant que telle. Autrement dit, ce qui est contesté, c’est que l’économie s’impose comme ce qui fait vérité pour l’organisation du vivre-ensemble – qui, ne l’oublions pas, n’est pas limité aux communautés humaines.

On dira : l’économie, c’est l’organisation du contrôle politique des populations par le biais de leur mise au travail. La politique, telle que nous l’entendons, la politique « de notre côté », c’est le démantèlement patient et obstiné de cette organisation. Ou encore, l’économie, c’est la consommation productive de l’ensemble des êtres de nature dans le processus de valorisation du capital. Une consommation qui détruit ce qu’elle mobilise. Et ceux qui ne sont pas directement mobilisés dans cette mise au travail ne sont pas pour autant épargnés : les habitants des grands fonds meurent aussi de la mise au travail pour le capital. « Notre » politique, c’est l’interruption de cette consommation productive des êtres de nature.

Le critère de la politique, c’est donc, dans notre aujourd’hui, la mise en question de l’économie dans sa double dimension : en tant que régime de vérité qui permet une mobilisation subjective, et en tant qu’ensemble des conditions objectives d’existence imposées à tous.

Ainsi définie, il faut bien voir que c’est elle, l’économie, ou pus exactement, ce sont bien ses militants qui ont gagné la longue guerre qui a commencé au moins à la fin du XVème siècle. Leur triomphe se mesure à ceci : après la guerre mondiale (Hobsbawm), l’économie a fini par absorber sans reste l’entièreté de la politique (Tronti). Mettre en question l’économie ne peut donc se faire qu’en prenant appui sur ce qui n’existe pas encore, ou qui n’existe plus, ou ce qui existe ailleurs mais est en train de disparaître, en termes de principes d’organisation de la vie commune. Rien ne garantit donc que, comme on le dit beaucoup, « un autre monde est possible ». Mais c’est cette absence de garantie qui fait la marque propre de la véridiction politique.

2. Régimes de vérité

Pour le moment, nous n’avons cependant qu’une caractérisation négative de la véridiction politique (elle n’est pas scientifique, économique, ou sociale ; elle n’est pas une expertise située ; elle n’est pas garantie par le cours objectif des choses ; et elle est une critique de l’économie). Pour déterminer de façon plus positive cette véridiction, je voudrais revenir sur la notion de « régime de vérité », que nous avons convoquée à plusieurs reprises, Patrizia et moi, au cours de ce séminaire.

Dans le cours Du gouvernement des vivants, Foucault présente les déplacements dans sa méthode, qui l’ont conduit à la pensée des régimes de vérité. Il nous dit dans la première leçon du 9 janvier 1980 qu’il s’agit pour lui de passer de l’analyse du savoir-pouvoir (qui correspond maintenant à un « thème usagé et rebattu », 12) à celle du gouvernement par la vérité. Les leçons des deux années précédentes (Sécurité, territoire, population en 1978, Naissance de la biopolitique en 1979) avaient opéré la première partie du déplacement : on était passé de l’analyse des dispositifs de pouvoir (le panoptique de Surveiller et punir) à celle des pratiques de gouvernement (analyse des formes de la gouvernementalité libérale, généalogie de l’économie et de la société). Il s’agit désormais de réaliser le second volet de ce déplacement, de la problématique du savoir à celle de la vérité (13-14).

Foucault ne veut pas pour autant délaisser la question du gouvernement, mais le problème n’est plus de comprendre la manière dont la société a été constituée indissociablement comme objet de gouvernement et comme objet d’une connaissance qui se veut scientifique. Ce qui est visé désormais, c’est la manière dont la subjectivité est mobilisée dans les procédures de véridiction (48). La subjectivité ou « ce qu’on pourrait appeler la subjectivation » (72), c’est-à-dire l’ensemble des pratiques par lesquelles le sujet se constitue par le travail qu’il est amené à faire sur lui-même ; par exemple pour agir en conformité avec ce qu’il croit vrai ; ou tout simplement pour se rendre capable de trouver le vrai ; ou encore, et c’est un problème différent, de dire le vrai, de le dire à d’autres, de s’exposer dans ce dire – ce qui conduit à la problématique de la parrésia, dont Patrizia nous a parlé dans ce séminaire et qui est aussi centrale dans le dernier chapitre de son livre, Nous sommes embarqués.

Dans les premières séances de ce cours, Foucault évoque divers modes de véridiction, ou comme il le dit aussi divers types d’aléthurgie, de manières de manifester le vrai, en l’occurrence de le manifester dans le discours. En analysant Œdipe roi, il parle par exemple d’une aléthurgie religieuse ou oraculaire et d’une aléthurgie judiciaire, qui vont converger pour révéler à Œdipe sa vérité. Il est intéressant de noter, vous comprendrez pourquoi tout à l’heure, que Foucault évoque également une aléthurgie onirique, en insistant sur le fait que la vérité du rêve vient d’un dehors du sujet, d’un autre qui parle en lui : « le rêve dit vrai – il y aurait toute une étude à faire sur le rêve comme aléthurgie, en quoi et pourquoi [il] dit vrai –, précisément, parce que du rêve je ne suis pas maître et c’est quelque chose d’autre qui m’arrive dans le rêve, c’est quelqu’un d’autre qui émerge, c’est quelqu’un d’autre qui parle, c’est quelqu’un d’autre qui donne des signes, et c’est là que s’est noué, dans les civilisations occidentales mais aussi dans les autres civilisations, cet étonnant élément quasi constant et quasi universel qui est que le rêve dit vrai. Et s’il dit vrai, c’est précisément parce que ce n’est pas moi qui parle dans mon rêve » (48-49). Même si Foucault parle bien ici de l’aléthurgie à propos du rêve, il me semble qu’il faudrait dire que ce n’est pas le rêve, l’expérience onirique en tant que telle, qui doit être désignée comme régime de vérité, mais dire plutôt qu’elle est convoquée de multiples manières au sein de régimes de vérité différents (de l’aléthurgie oraculaire à la psychanalyse).

Par différence avec ces régimes du dire vrai où la vérité est telle parce qu’elle vient d’ailleurs et qu’elle frappe le sujet comme du dehors, une disposition inverse s’est peu à peu dégagée en occident, où la vérité portée par le sujet est telle d’être authentifiée par lui seul. Lorsqu’il est le témoin d’un procès, ou lorsqu’il entreprend le récit de ses voyages, le sujet est l’ultime garant de la vérité qu’il énonce (49). C’est donc dans les compte-rendus de voyages et de procès que se prépare le cartésianisme, bien avant la période moderne, puisque Foucault voit des traces de cette indexation du vrai à l’existence d’un être qui peut dire « je » dans les textes d’Hérodote.

Dans le christianisme, il s’agira de dire le vrai sur soi-même par l’examen de soi-même, l’exploration des secrets de sa conscience, l’aveu de ces secrets, et l’espérance, à travers tout cela, d’une rémission des fautes (97). On voit mieux qu’ailleurs avec le christianisme que le sujet peut être à la fois l’opérateur, le spectateur et l’objet d’une procédure de véridiction. Cette triple articulation subjective est au centre de la définition même des régimes de vérité entendus comme « les types de relation qui lient les manifestations de vérité avec leurs procédures et les sujets qui en sont les opérateurs, les témoins ou éventuellement les objets ». L’adverbe « éventuellement » indique bien cependant que tout régime de vérité n’implique pas nécessairement un dire vrai sur soi-même. La particularité du christianisme viendrait peut-être de la place centrale donnée au dire-vrai sur soi-même dans la pratique religieuse et à sa modalité spécifique, celle du déchiffrement de soi, dont Les Aveux de la chair propose la généalogie.

Mais laissons les généalogies proposées par Foucault, car ce qui me paraît le plus important pour nous aujourd’hui est l’idée même d’une pluralité de régimes de vérité, d’une pluralité de manières de lier un sujet à la vérité qu’il peut ou qu’il doit énoncer ; donc pas tant l’idée de leur évolution diachronique (« évolution » bien sûr non-linéaire, discontinue, etc.), que l’effectivité de leur coexistence synchronique. Nous avons déjà insisté plusieurs fois sur ce point avec Patrizia (qui en parlait dans la septième séance de la première année) : la thèse de l’existence d’une pluralité des modes de véridiction est à envisager dans le prolongement de la critique de l’hégémonie de la véridiction scientifique, telle que Foucault l’a visée à l’orée de son cours de 1976 (« Il faut défendre la société »). On le voit par exemple dans la manière dont il parle ici (dans le cours de 1980) de la différence entre la chimie et l’alchimie : celles-ci ne peuvent plus être rapportées l’une à l’autre au sein d’une histoire continue qui ferait passer d’un savoir encore entaché de réminiscences religieuses à une science objective ; il s’agit bien de deux régimes de vérité différents, et la différence majeure est dans la fonction même qui est donnée à la vérité (97) : dans le cas de l’alchimie, elle peut sauver le sujet ; dans le cas de la chimie, elle ne le peut pas (ce point sera développé dans L’Herméneutique du sujet, le cours de 1982).

Cette différence ne doit cependant pas faire croire que la science moderne ne mobilise pas la subjectivité. Bien au contraire, elle suppose une ascèse subjective, précisément pour que le sujet de la science puisse se construire comme cet être qui retire sa propre subjectivité pour « laisser parler » le réel lui-même. Même au sein de l’espace de la « pure » déduction logique, il faut qu’il y ait un sujet pour accepter d’être contraint par la chaîne déductive. Un sujet qui dit : « c’est vrai, donc je m’incline » ; le « donc » lui-même ne renvoie à aucun contenu de vérité ni à aucune logique contraignante. Il faut que le logicien se soit déjà constitué en sujet de vérité qui accepte la contrainte de l’évidence logique (95). Jacques Bouveresse a cherché récemment a nous convaincre une fois encore qu’il faut toujours commencer par distinguer l’idée de « tenir pour vrai » et celle d’« être dans le vrai ». Il oublie qu’il y a nécessairement un point de subjectivation dans toute manifestation du vrai, ne serait-ce que parce que le sujet doit reconnaître le vrai comme ce qui contraint son action.

C’est une question que Nietzsche a posée dans toute sa radicalité : pourquoi accepter l’idée que ce soit la vérité qui doive conduire nos vies ? Pourquoi ne pas choisir de refuser la vérité, ou de refuser du moins qu’elle soit ce en fonction de quoi s’organise la vie ? « Étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Et l’incertitude ? Voire l’ignorance ? » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, I, 1. La question est ici celle de la valeur de la vérité, ou de la volonté de vérité.). Sur ce fond nietzschéen, on peut se demander s’il ne s’agit pas de se libérer de la vérité, c’est-à-dire de la contrainte au vrai – surtout lorsque, comme c’est le cas depuis l’invention de l’intériorité chrétienne, il s’agit pour le sujet de dire la vérité sur lui-même, une vérité qu’il se doit d’exposer aux autres. Il semble parfois que ce soit la perspective générale de Foucault, notamment quand il dit qu’il s’agit pour lui d’écrire une histoire consacrée « à la force du vrai et aux liens par lesquels les hommes s’enserrent peu à peu eux-mêmes dans et par la manifestation du vrai » (98). Dans un autre passage, les régimes de vérité sont définis comme « l’ensemble des procédés et institutions par lesquels les individus sont engagés et contraints à poser, dans certaines conditions et avec certains effets, des actes bien définis de vérité » (92). Il précise qu’il faut alors entendre le terme « régime » comme on l’entend dans les expressions « régime politique » ou « régime pénal ».

Mais il ne faut pas oublier que l’histoire de la vérité que propose Foucault n’est pas celle d’une objectivité conquise sur les croyances et les idéologies ; ni à l’inverse celle d’une aliénation croissante de la vie toujours davantage prisonnière de la cage d’acier de la raison technicienne. C’est une histoire de l’expérience. L’expérience entendue « au sens plein et fort du terme, c’est-à-dire l’expérience de ce qui, à la fois, qualifie le sujet, l’illumine sur soi et sur le monde et, en même temps, le transforme » (112). C’est pourquoi, dans la suite du cours, il sera question de la metanoia, de la rupture ou conversion par laquelle le sujet se transforme. Et même s’il est ici question des rituels chrétiens (baptême, pénitence, pardon), il ne s’agit pas de décrire l’enfermement du sujet, mais bien le rapport sans doute ambivalent qu’il entretient avec la vérité. Ce rapport ne se réduit pas nécessairement à la soumission ou à l’enfermement ; il peut être au principe d’une mise en question du pouvoir – et c’est le parti-pris choisi ici : « Il s’agit (…) de mettre le non-pouvoir ou la non-acceptabilité du pouvoir non pas au terme de l’entreprise, mais au début du travail, sous la forme d’une mise en question de tous les modes selon lesquels effectivement on accepte le pouvoir » (77). C’est à partir de là que se comprend le travail entrepris pour concevoir la pluralité des formes de la subjectivation par le vrai : « c’est le mouvement pour se dégager du pouvoir qui doit servir de révélateur aux transformations du sujet et au rapport qu’il entretient à la vérité » (76). La description de l’hétérogénéité des modes de véridiction a donc comme visée d’inspirer des dispositions qui permettent de travailler à cette mise en question. Les modes par lesquels les sujets parviennent à se référer à d’autres vérités, et à d’autres régimes de vérité, que ceux qui permettent au pouvoir de fonctionner ou de se faire accepter, sont au cœur de la visée du travail de Foucault (comme l’attestent en particulier les derniers cours, sur la parrésia et la forme de vie cynique). Mais il est vrai qu’ils ne sont jamais exposés directement ; car Foucault laisse à l’invention collective le soin de savoir comment faire usage du travail généalogique qu’il propose – en l’occurrence, de la disparité des régimes de vérité qu’il met au jour.

3. Prophétie

Peut-être alors ne faut-il pas suivre complètement Foucault sur ce point. En tout cas, nous devons bien trouver comment caractériser positivement un régime de vérité qui permet aujourd’hui la mise en travail d’une rupture politique. Une fois éclairée la l’entente de ce qui fait un « régime de vérité », nous pouvons donc revenir à notre question : comment caractériser le régime de vérité de la politique ?

Il me semble qu’il faut partir de ce point : la politique est indissociable de la pensée d’un futur qui ne serait pas prescrit, qui ne serait pas un destin. En ce sens, le temps de la politique s’oppose au temps du mythe, qui selon Benjamin est toujours l’exposition d’une figure du destin ; comme il s’oppose à celui de la science objective, si celle-ci veut concevoir l’ensemble des êtres et des phénomènes sous l’angle de la nécessité d’un enchaînement causal qui permettrait de les expliquer. Notre destin à nous, c’est celui du développement économique, en tant qu’il était censé conduire à la prospérité pour tous, ou du moins en tant que ce développement apparaît comme le seul moteur fiable pour l’organisation des sociétés humaines.

Pour autant, nous y avons déjà insisté dans d’autres séances, il ne suffit pas de renvoyer à la contingence de ce qui arrive, ou de ce qui est. Le paradoxe est que, tout en tenant à distance le temps du mythe et de la science, donc le temps du destin, la politique doit demeurer un art des prédictions. Elle doit anticiper sur ce qui arrive, ou sur ce qui est en train d’arriver pour pouvoir contester à l’économie le privilège d’organiser ce qui arrive. Elle doit anticiper ce qui, dans ce qui arrive, ne relève pas de la logique de l’économie – et qui relève pourtant des formes d’organisation de la vie en commun. Il s’agit bien, d’un même geste, de nier la supposée nécessité du temps qui vient, et de savoir tout de même quelque chose de ce temps. C’est bien un art, un art ancien – celui de la prophétie.

On pourrait alors dire avec Tronti que le régime de vérité proprement politique est celui de la prophétie. C’est l’idée qu’il défend dans un texte consacré au penseur chrétien Sergio Quinzio. Être prophète, c’est être en capacité de voir le futur, d’en avoir littéralement une vision. Or nous vivons des temps « aveugles de futur » (218). Ces temps aveugles viennent après des échecs qui ont été le fruit de prédictions erronées : celle de la libération politique par la révolution ouvrière bien entendu, mais aussi celle du messianisme religieux, et celle du progrès qui aurait été apporté par le développement des sciences et des techniques (209). Ces échecs nous ont appris à nous méfier de toute pensée du futur, même sous la forme de l’anticipation raisonnée, que nous laissons volontiers désormais aux experts, futurologues ou collapsologues. Mais la cécité devant le futur est aussi un produit de la victoire du capital et de son serviteur. Car nous venons aussi après l’écrasement des prophéties religieuses et politiques par l’État, qui a fini par obtenir ce qu’il voulait, à savoir « la suppression du futur, la gestion de l’immobilité et de la répétition du présent » (218).

Il faut croire que cette victoire n’est pas forcément définitive (même si Tronti semble parfois le penser au moment où il écrit ce livre) ; ce qui voudrait dire que le régime de vérité prophétique peut encore être mobilisé. Or ce régime de vérité est bien, tel que le pense Tronti, celui qui concilie une anticipation du futur avec l’affirmation d’une absence radicale de destin. Pour Tronti, la prophétie est bien une connaissance, une « connaissance non de ce qui est, mais de ce qui est sur le point d’être » (212).

La prophétie, en ce sens, s’accommode au mieux des situations métastables, ces situations dont Simondon nous dit que rien ne les exemplifie mieux, dans l’ordre des formes de la vie collective, que les situations pré-révolutionnaires (nous avions consacré une séance à cette question la première année). Vous vous souvenez que ce qui caractérise le rapport entre la situation métastable et la situation stabilisée qui la suit, c’est qu’on ne peut trouver dans la première des lignes d’actualisation qui seraient déjà dessinées, et qui seraient la préfiguration de la seconde. Tronti cite Quizio : « La prophétie annonce le futur, non parce qu’elle est le miroir ou la formule d’une réalité déjà donnée, mais parce qu’elle est le germe des choses qu’elle-même suscite à ce moment-là ». La connaissance prophétique du futur ne révèle pas ce qui, du futur, serait préformé dans le présent. En tant que connaissance de ce qui n’est pas, elle ajoute quelque chose à ce qui est ; elle ajoute la force de son dire à ce qui est sur le point d’être. Prédire, ce n’est pas savoir par avance ce qui ne peut qu’arriver. « Prédire, c’est faire en sorte que cela advienne » (207).

Le prophète ajoute à sa vision du futur l’effet de sa propre action, celle qu’il va insérer dans le réel. C’est en ce sens que l’on peut dire que la politique est l’art des prédictions agies. 2)Nous l’avions vu dans la séance 3 de la deuxième année, sous un angle bien différent, à savoir celui de la lecture de la Logique de Hegel par Lénine. Cela ne veut donc pas dire que ce qui va arriver va nécessairement ressembler à ce qui est prédit. Cela veut dire que la prédiction va participer de la prise de forme du futur.

Les régimes de vérité sont définis par la manière dont ils lient un sujet à la vérité ; par la manière dont le sujet peut porter une vérité ; par la manière dont il a en charge de l’exposer (ou au contraire de la garder pour lui-même : ainsi en va-t-il pour le sage, qui ne parle que si on l’interroge), et par le type de risque qu’il prend en l’exposant. On pourrait dire que le sujet politique expose à tous (par différence avec le sage) une vérité paradoxale (car hors de vue pour la logique dominante, et en rupture avec elle), en prenant le risque de se tromper deux fois : dans son diagnostic, et dans son acte.

Une subjectivation politique se reconnaît à ceci qu’elle s’expose dans l’anticipation d’un futur qui ne pourra advenir que si elle le met en œuvre. Un futur qui ne concerne bien sûr pas seulement la subjectivité qui s’expose ainsi, mais également ceux qui sont indifférents à l’égard de ce futur, ceux qui n’y croient pas, et ceux qui feront tout pour l’empêcher d’advenir.

Ce qui caractérise avant tout le régime de vérité politique, c’est cette obligation de vérité liée à un futur qui n’est pas prescrit ou destiné et qui pour cette raison même doit être anticipé –pour ne pas laisser ce qui prend la place du destin le construire intégralement, ce qui veut dire aujourd’hui le boucher définitivement.

4. Mania

La prophétie, donc. Il y a dans le travail de Foucault au moins une occurrence importante de la prophétie comme véridiction, dans la première séance du cours titré Le courage de la vérité, dans laquelle il distingue le prophète et le parrésiaste. Les caractéristiques du prophète sont au nombre de trois : d’une part sa parole n’est pas véritablement la sienne, mais celle d’un autre. « Il articule et profère un discours qui n’est pas le sien », une parole qui est, « en général, la parole de Dieu » (Foucault, CV, 16). Il est, comme on vient de le voir, en position de médiation entre les hommes et les dieux, mais il est aussi, c’est la deuxième caractéristique, en position de médiation en un autre sens : il est « entre le présent et le futur ». Enfin, le prophète selon Foucault, parle par énigmes. Le parrésiaste, lui, a un discours toujours clair ; il parle de ce qui est, au présent, sans invoquer la faculté d’avoir une vision de l’avenir ; et il parle toujours en son nom. (Dans une conférence antérieure à ce cours, dont le contenu est très proche, Foucault dit de ce troisième point qu’il constitue « la principale différence entre le parrésiaste et le prophète ». Discours et vérité, Vrin, 105.) Il ne s’agit pas de choisir entre ces deux figures, mais de voir ici ce que peut nous apporter celle du prophète en tant qu’il parle depuis plus loin que lui-même.

Il me semble intéressant de faire un petit détour, et de se rappeler que Platon a fait l’éloge de la prophétie, et plus généralement des formes de la folie divine, la folie (mania) qui accompagne la visitation ou la possession par un dieu (265b). C’est dans le Phèdre, un dialogue avant tout consacré à ce qui constitue selon Platon la forme la plus haute de la folie : celle qui inspire l’amour. Socrate se propose de réfuter le point de vue de l’orateur Lysias, selon lequel il est préférable de se donner à celui qui ne nous aime pas qu’à celui qui nous aime (la question était exclusivement masculine, il s’agissait de l’amour masculin des beaux garçons). En effet, celui qui n’aime pas garde pour lui tout son bon sens, il reste lucide sur ses intérêts, et sur ceux de l’autre. Alors que l’amoureux est emporté par la folie d’Eros, il ne sait plus quel est son propre intérêt, et il est susceptible de s’égarer et tout autant d’égarer l’autre.

Contre ce point de vue, « libéral » avant la lettre, Socrate fait valoir tout à l’opposé que ce qui a vraiment de la valeur dans ce que nous faisons est ce qui vient de plus loin que notre être, ce qui nous emporte au-delà de nous-mêmes, au-delà de notre bon sens et de nos intérêts : « le fait est que les biens les plus grands nous viennent d’une folie qui est, à coup sûr, un don divin » (244a).

C’est donc le cas de l’amour, mais c’est aussi le cas de la prophétie, au sujet de laquelle Platon remarque dans ce dialogue que dans les temps anciens, elle était désignée comme manikè, c’est-à-dire littéralement comme art de la folie ; c’est plus tard seulement qu’elle est devenue mantikè, art de la divination. Cette adjonction d’un tau édulcore l’art prophétique en même temps qu’il témoigne, aux yeux de Platon, de la peur que ses contemporains ont de la folie. Les Anciens, eux, savaient que la folie est une bonne chose. La folie, bien sûr, quand elle n’est pas issue des dérèglements humains, mais quand elle est le signe de la possession par un dieu.

Platon nous dit un peu plus loin dans le dialogue qu’il y a quatre folies divines, quatre mania qui comme telles, sont associées aux puissances d’un ou de plusieurs dieux : « Dans la folie divine, nous avons distingué quatre parties. Nous avons rapportée à Apollon l’inspiration divinatoire ; à Dionysos, l’inspiration initiatique ; aux Muses, l’inspiration poétique ; la quatrième enfin, nous l’avons rapportée à Aphrodite et Eros. Et nous avons déclaré que la folie amoureuse était la meilleure » (265b).

Pour s’en tenir à la prophétie, ce que l’on voit bien ici, c’est que Apollon est convoqué comme un dieu tout aussi excessif que l’est Dionysos. De ce point de vue, l’opposition établie par le jeune Nietzsche entre un Dionysos qui serait une figure de la démesure et de la désindividuation, et un Apollon qui serait au contraire un dieu de l’harmonie et de la garde des limites individuées ne semble pas fondée. Giorgio Colli relève ce point en se référant au Phèdre, en soulignant la justesse de l’étymologie proposée par Platon (mantique/folie) (Colli, Après Nietzsche, 31-32 ; La Naissance de la philosophie, 23). Comme le savait bien en revanche Hölderlin (projet de lettre à Böhlendorff : « je peux bien dire qu’Apollon m’a frappé »), Apollon lui aussi est un dieu de l’excès, un dieu qui peut tout autant que Dionysos déchirer les limites de l’individualité. Et c’est bien ce dont témoignent les transes de la pythie de Delphes.

Tous les dieux peuvent « frapper » en un sens, même si tous n’inspirent pas un délire divin. Mais il y a une particularité de Apollon, car c’est un dieu marqué par une profonde ambivalence. Il est celui qui peut faire preuve de la plus grande cruauté en même temps qu’il est bel et bien aussi le dieu de l’harmonie. D’où ses attributs, que sont l’arc et la lyre. Colli nous dit que « à l’époque archaïque où surgit le mythe, de tels instruments étaient fabriqués selon une ligne incurvée et à partir du même matériau, les cornes d’un bouc, réunies selon des inclinaisons différentes » (Colli, NP, 42). 3)C’est sans doute à partir de cette ambivalence que peuvent se comprendre les propos d’Héraclite, « l’un coïncide en différant lui-même de lui-même, comme c’est le cas pour l’harmonie de l’arc et celle de la lyre » (fr. 80, cité par Platon dans Le Banquet). Autre version : « ce qui est différent de soi-même s’accorde avec soi-même ; il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l’arc et dans la lyre ».

La lyre est l’instrument de la beauté, l’arc l’instrument de la mort (même si, comme le remarquait aussi Héraclite, son nom est « vie », c’est-à-dire, selon un usage ancien, Biós : « le nom de l’arc est vie, mais son œuvre est la mort », fr. 10). Et plus exactement, cet instrument qui donne la mort de loin. Apollon est le dieu qui frappe de loin. Or il frappe avec ses flèches de la même manière qu’il frappe avec ses paroles, tout d’abord incompréhensibles. L’excès du dieu se manifeste par des paroles qui se présentent tout d’abord comme des énigmes. Or l’énigme, nous dit Colli, « est l’équivalent dans la sphère apollinienne de ce qu’est le labyrinthe dans la sphère dionysiaque » ; l’humain peut se perdre dans le labyrinthe de Dédale comme il peut se perdre dans celui du Logos. L’énigme (próblema) à l’époque archaïque, est le signe d’un « conflit homme-dieu », et expose ainsi à un risque mortel ; elle est le logos encore marqué par la violence de l’écart entre les humains et les dieux.

Il faut alors faire appel à qui est en capacité de la résoudre. Or cette résolution est justement l’affaire du prophète. Colli (NP, 43) fait référence au passage du Timée (71e-72b) où Platon distingue la fonction du divinateur ou du devin et celle du prophète. Le devin, ou la pythie de Delphes, est l’être proprement possédé(e) par le dieu. Le prophète a pour rôle d’interpréter les énigmes du dieu, et, par cette interprétation, d’articuler la sphère divine à l’existence humaine. Il est celui qui interprète les paroles issues de la folie, de la mania apollinienne, mais lui-même n’est pas fou, ce qui veut dire qu’il ne reste pas du côté des dieux, il fait la juste médiation entre les dieux et les humains. Il y a donc semble-t-il un déplacement par rapport à l’éloge de la mania dans le Phèdre. Dans le Timée, le véritable art prophétique est celui de l’interprétation. On peut dire qu’il est conditionné par la mania, qu’il ne tire sa valeur que d’elle, mais il ne se confond pas avec elle. L’énigme arrive du dehors, elle est issue d’un autre monde que le monde humain ; mais l’interprétation du prophète apaise la violence de cette irruption du divin, et en fait une vision clarifiée du futur.

Il y a au moins un dernier point à retenir : Colli insiste sur le fait que la prévisibilité du futur ne se confond pas avec l’idée d’un enchaînement nécessaire des faits. Si tel était le cas, on ne comprendrait pas que les héros tragiques se révoltent contre ce qui est censé constituer leur destin. Celui-ci ne correspond pas à une chaîne de nécessité, mais au contraire à l’arbitraire d’un décret divin. Cela est vrai en particulier pour Apollon : « La sphère de la folie qui lui appartient n’est pas la sphère de la nécessité, mais plutôt celle de l’arbitraire » (Colli, NP, 46-47). Ce décret vient nous frapper de l’extérieur, depuis le plus grand dehors, pourrait-on dire, le dehors de l’altérité divine ; mais il est aussi ce qui nous fait échapper à l’enchaînement nécessaire des faits. « Un futur n’est pas prévisible parce qu’il existe un lien continu de faits entre le présent et l’avenir et parce que, de quelque mystérieuse façon, quelqu’un est en mesure de voir par anticipation tel lien de nécessité : il est prévisible parce qu’il est le reflet, l’expression, la manifestation d’une réalité divine qui, de tout temps, ou mieux encore en dehors de tout temps, a en soi le germe de cet événement pour nous à venir » (Colli, NP, 46).

Vous me direz que tout ceci ne semble pas beaucoup concerner ce que nous cherchons, à savoir un régime de vérité de la politique qui comme tel n’a justement pas, pour le soutenir, la voix des dieux, et la puissance de l’arbitraire divin. Mais sans doute s’agit-il bien aujourd’hui de ne pas parler seulement pour soi (même si c’est un « soi » collectif), pas seulement d’ailleurs pour d’autres, mais depuis d’autres – qui ne sont pas seulement les autres humains.

4)Je renvoie ici au travail que fait Léna Balaud en ce moment (pour le livre qu’elle écrit avec Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, à paraître au Seuil) sur « l’hétérologie ». Le concept se trouve dans un texte de Rancière intitulé « La cause de l’autre » (repris dans Aux Bords du politique) ; la politique ne commence, nous dit Rancière, que lorsque quelques uns sont à même de porter la cause de l’autre. Non par altruisme, mais pour être conséquents avec l’expérience qui nous fait être autres que nous-mêmes, qui nous fait plus grands que nous-mêmes, et avec la délivrance attachée à cette expérience. Rancière reste dans une cause de l’autre humaine (la cause algérienne dans les années 1950 en France) ; Léna Balaud propose d’étendre ce schème à la question du non-humain.

Il s’agit alors de parler depuis la voix que nous pouvons donner à la communauté des vivants mobilisée par et dans le temps du capital. Sloterdijk disait à juste titre que c’est une telle voix seulement qui peut être en capacité de dire « tu dois changer ta vie ». Il s’agit de se faire les interprètes d’une voix lointaine, qui ne parle en effet que par énigmes, et qui est seule en capacité de briser pour tous les chaînes de la nécessité historique. Car s’il s’agit d’énigmes, c’est justement dans la mesure où cette voix lointaine n’est pas la voix de la nécessité. Donner voix aux habitants (pensons au film de Pelechian) de la Terre, c’est faire que cette voix soit l’analogue d’un arbitraire divin capable en l’occurrence de briser la nécessité de l’effondrement écologique. Capable aussi, ce faisant, de briser les lois du développement économique.

Le sujet de la politique est à la fois parrésiaste et prophète. Il doit bien parler en son nom, au moins au sens où il doit assumer un dire-vrai qui le met en risque ; il ne doit pas attendre une vérité garantie et doit au contraire, comme le disait Lacan, « s’autoriser de lui-même ». Mais il doit aussi parler depuis la voix de l’autre, de l’autre le plus lointain ; depuis cette voix qui éventuellement n’a pas de voix

5. Le rêve et la nécessité

Pour préciser davantage ce que l’on peut entendre par régime de vérité de la politique, par ce régime de vérité en tant qu’il est en jeu sur les scènes actuelles de la politique, il faudrait peut-être indiquer les différences entre la prophétie telle que je l’ai convoquée et différents régimes de vérité auxquels elle pourrait s’apparenter. Je ne fais qu’indiquer ces différences, que nous pourrons peut-être les développer dans la discussion.

Premièrement, la prophétie n’est pas l’utopie. Ce qui veut dire tout d’abord qu’elle n’est pas la projection d’un monde, ou d’une société, meilleurs. Nous avions vu cependant dans la première séance de la deuxième année, en nous appuyant sur Thomas More, qu’il ne fallait pas réduire l’utopie à une telle projection. Lorsque More écrivait son Utopie, il s’agissait pour lui avant tout de faire une description inversée de l’expropriation des paysans (les fameuses enclosures du XVIème siècle anglais) qui se déroulait sous ses yeux. En ce sens l’utopie est le témoignage de ce qui se déroule à un moment historique donné par le biais de la description de son envers, qui à la fois en témoigne et indique une alternative.

Pour autant, le travail d’élaboration de l’utopie n’est pas celui de la prophétie. Dans le texte de Tronti, la différence est énoncée ainsi : « si la prophétie explose dans le bouleversement, l’utopie intervient dans le changement » (217). L’utopie est l’instrument d’un changement graduel. Elle est l’indication d’un labeur, d’un travail que la communauté doit ou devrait accomplir sur elle-même. C’est en ce sens qu’elle n’est pas l’opposé du réalisme, mais au contraire l’élément qui l’accompagne. Tronti insiste sur ce point à plusieurs reprises : More doit être lu non pas contre, mais avec Machiavel. L’utopie empêche le réalisme de devenir renoncement cynique, le réalisme empêche la construction utopique de s’égarer dans l’angélisme. Mais dans les deux cas, ce qui est visé et ce qui est agi, c’est un changement graduel.

Sans doute une période aussi essentiellement désarmée que la nôtre doit-elle en appeler à toutes les ressources disponibles, par exemple à la force politique qui peut être trouvée dans la conjonction du réalisme et de l’utopie. Mais il est possible que nous devions aujourd’hui privilégier la figure du bouleversement brutal, à la fois pour penser ce qui est en cours, ce vers quoi nous mène le cours des choses, et pour penser ce qui pourrait être en capacité de l’interrompre. Il nous faudrait alors privilégier le dire prophétique, au détriment de la patiente construction utopique.

Deuxièmement, la prophétie n’est pas apocalyptique. Je veux tout d’abord dire par là que le travail prophétique, s’il permet de cerner la véridiction politique, n’est pas l’annonce d’une catastrophe inéluctable, proférée aujourd’hui généralement en convoquant le motif de l’« effondrement ». Un effondrement dont on attendrait qu’il nous révèle à la fois la vérité du processus qui y conduit et celle du monde renouvelé qui pourrait en surgir. La prophétie n’annonce pas la catastrophe à venir. Elle énonce ce qui pourrait l’empêcher, à condition que sa propre énonciation soit le germe d’un retournement possible.

Mais par apocalypse ou plutôt par apocalyptisme, il faut justement aussi entendre la pensée de ce qui empêche, de ce qui retient la catastrophe, ou l’effondrement ; la pensée du Katechon, qui avec Hobbes ou Carl Schmitt a la figure de l’État souverain. C’est tout le problème de l’apocalyptisme ainsi entendu, qui confie au souverain la charge d’empêcher la catastrophe. Les séances que nous avons consacrées à l’approche de la monnaie l’an passé nous ont permis de revenir sur les raisons qui nous font tenir à distance la fiction souveraine. 5)Notons cependant que la pensée apocalyptique n’est pas nécessairement souverainiste. Il faudrait ici reprendre et discuter les travaux de Jacob Taubes. Mais il me semble que l’entente un peu étroite que je propose, dans le sillage de Agamben, se défend, au moins pour éclairer la différence que je cherche à énoncer.

Enfin la pensée prophétique ne se confond pas avec le messianisme, tel qu’il peut être compris à partir de l’un des appendices rédigé par Benjamin à ses Thèses sur le concept d’histoire. Dans ce passage, Benjamin nous rappelle qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La prière était avant tout un geste de commémoration. Et « la commémoration, pour eux, privait l’avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer » (Benjamin, Œuvres III, 443). Je dirais simplement que la posture prophétique telle que je la comprends ne permet pas de voir dans chaque instant du temps une telle porte. Si j’ai beaucoup insisté dans les dernières séances de l’an passé sur l’importance d’une analyse du contexte (du contexte global) dans lequel s’inscrit une subjectivation politique, c’était notamment pour ne pas aller dans le sens de ce qui permet, grâce à l’invocation messianique, de se dispenser de ce type d’analyse, ou de la réduire au repérage des signes qui conforteraient l’évidence d’une rupture métaphysique inéluctable – ou d’un effondrement nécessaire.

Il y a bien, on l’a vu avec Jason Moore, des contradictions objectives, et il importe de les repérer ; à condition de ne pas leur demander, et de ne pas demander à ce repérage, de produire la subjectivité qui pourrait travailler à les dépasser. Mais l’essentiel n’est pas là, du moins pour nous, en tant que notre « objet » est la subjectivation politique. Nous parlions l’an passé d’une nécessité subjective. Le syntagme sonnait hégélien, et c’est peut-être ce qui m’a empêché de le clarifier (de l’assumer ?) jusqu’au bout. Maintenant, je crois qu’on peut essayer d’opérer cette clarification, justement pour illustrer la manière dont nous pouvons faire usage du régime de la véridiction prophétique. On pourrait dire alors, en bons hégéliens, que la nécessité subjective (qui correspond pour Hegel à la logique du Concept) est bien le fruit du dépli des contradictions, mais des contradictions subjectives, qui caractérisent le présent.

Comment identifier une contradiction subjective ? Peut-être faut-il ici marier Hegel à son adversaire le plus conséquent, Kierkegaard, et partir d’une alternative irréductible, d’une alternative entre deux et seulement deux termes (croire et ne pas croire par exemple), entre lesquels on ne peut pas ne pas choisir. Patrizia y insiste dans son livre : ce type d’alternative ne concerne pas seulement la foi religieuse, mais également la certitude ou la conviction politique. On pourrait dire alors qu’il y a contradiction subjective lorsque les deux termes de l’alternative sont également impraticables. Ou : lorsqu’il n’y a qu’une alternative, et qu’aucune des deux voies désignées par elle ne peuvent être empruntées.

Face à quelle alternative impossible sont placés les membres du mouvement pour le climat ? D’un côté, il est désormais impossible de simplement renoncer quand tout indique que ce sont les conditions mêmes de la vie qui sont en jeu, et que c’est bien cela qui est mis en évidence par ces militants. Mais de l’autre côté, il y a l’impossibilité, d’ailleurs toujours plus fortement énoncée elle aussi, d’attendre quoi que ce soit de ceux-là mêmes qui ont pour fonction de laisser perdurer aussi longtemps que possible le cours des choses, en le maquillant en vert – ce maquillage fond, comme tout le reste, même dans nos contrées, avec la hausse des températures. L’absence d’effets réels des dites « politiques de l’environnement » ne peut être camouflée. Ce qui veut dire que la solution d’un « compromis historique » entre gouvernants et militants pour le climat n’est pas envisageable. Autrement dit, ces militants ne peuvent avoir pour fonction d’accompagner et de légitimer les formes de la restructuration capitaliste, car les effets de cette restructuration sont nécessairement (c’est ici qu’intervient l’objectivité) en contradiction avec les intentions déclarées ; et cela même est destiné à être au fil du temps toujours plus visible aux yeux de tous.

Il semble alors tout à fait nécessaire, pour les participants au mouvement pour la planète, de voir dans l’ancien mouvement révolutionnaire, dans ce qu’il a porté de plus convaincant et qui ne s’est pas complètement épuisé, la seule tradition politique fiable, ou le seul socle politique fiable, par différence notamment avec toute forme de parlementarisme. Il s’agirait de se nourrir de ce qu’il a apporté en repartant de l’endroit où il s’est arrêté – c’est-à-dire des thèses opéraïstes italiennes, qui en ont porté les énoncés les plus novateurs, juste avant sa défaite définitive. Une manière de remplir cette exigence me semble être de proposer cette interprétation transversale des situations de conflit que nous avons proposée ici, à savoir celle d’une refus de la mise au travail généralisée des êtres de nature, de leur épuisement et de leur consommation dans le procès de travail, essentiellement gratuit, pour le capital.

Si l’on reprend alors nos quatre scènes, il me semble que peut se dégager à travers elles, et bien d’autres situations de conflit disséminées sur la planète, une internationale de ce refus. Il me semble aussi que cette internationale n’est pas seulement invoquée, appelée, car elle se dessine en tant que telle, nécessairement, avec le mouvement pour la planète. Mais on doit la repérer aussi au niveau des formes de lutte, avec les diverses façons d’opérer le blocage de l’économie qui apparentent les luttes anti-extractivistes ou contre les « grands projets » et les mobilisations que l’on connaît en France depuis le mouvement des retraites de 2010 (premier mouvement en France, me semble-t-il, à avoir porté explicitement et massivement le mot d’ordre « blocage de l’économie ») ; ou avec les occupations de lieux symboliques qui sont en train d’être mises en œuvre autour de Extinction Rebellion, et les occupations de rue qui ont permis cette forte unité entre Gilets Jaunes et Black blocs (oui, on sait que c’est le nom d’une technique, et pas d’une position politique ; mais une fois dit cela, il se trouve que des personnes présentent désormais par cette désignation leur identité ou appartenance politique, et que ce n’est pas forcément une erreur). Le refus de la mise au travail pour le capital concerne aussi de toute évidence les formes de précarisation de la vie ; ce mot d’ordre, ou cette diagonale des scènes de conflit, nous permet alors de prolonger la tentative de retourner l’entente d’une précarisation du travail, pour y faire entendre une bonne nouvelle – ce qui a été tenté dans les mouvements des chômeurs et des intermittents. Et elle nous invite enfin, cette diagonale ou transversale, à considérer comme centrale à bien des égards la contestation du mode de gestion des migrants qui est au cœur de la mise au travail des humains la plus cheap possible.

Vous voyez que, avec ce que je viens de dire, il ne s’agit ni de faire la projection utopique d’un monde plus juste, ni de l’ouverture indifférenciée d’un « maintenant » qui serait chaque fois aussi opportunément insurrectionnaliste, ni de l’anticipation raisonnée ou angoissée d’un bouleversement radical dans l’effondrement – ou de la volonté de conjurer souverainement cet effondrement. Il s’agit de dessiner un espace d’énonciation qui puisse être le germe de ce qu’il annonce ; ou, plus humblement, qui puisse participer de ce qui fait germe pour ce qu’il annonce. Il ne s’agit pas de s’assurer d’une issue nécessaire du cours des choses, mais bien de ne pas demeurer pris dans un rapport de perplexité stérile à l’égard du temps qui vient. « La prophétie n’implique aucune certitude et en même temps ne peut communiquer de doutes » (Tronti, 212).

Nous avions appris à renoncer à toute construction du futur pour ne pas l’écraser sous nos projections ; nous avions admis la critique de la téléologie et de la nécessité historique comme ce qui légitimait ce renoncement. Penser le futur, ce serait nécessairement tomber dans un piège ; ce serait aussi prendre une position nécessairement réductrice au regard de ce que serait l’irréductible prolifération du réel, et l’incessante capacité de ce dernier à nous surprendre. Au-delà de ces objections et une fois admise leur part de vérité, il faut pourtant assumer la nécessité de dessiner (d’esquisser, d’ouvrir) le futur que l’on peut vouloir. Il s’agit de cela dans la prophétie (comme dans l’utopie d’ailleurs) et il s’agit de se désencombrer des raisons valables, mais insuffisantes, qui nous ont longtemps rendus coupables de trouver en nous un tel vouloir.

Il nous faudrait peut-être, pour clore cette présentation, donner une image du rapport au futur qui est indiqué dans la véridiction prophétique. Revenons alors à Foucault, mais en remontant au tout début de son travail, en l’occurrence à son premier texte publié, en 1954 : la préface au livre de Binswanger, Le Rêve et l’existence. Foucault écrit ceci : « le point essentiel du rêve n’est pas tellement dans ce qu’il ressuscite du passé, mais dans ce qu’il annonce de l’avenir. [… ] ; le rêve anticipe sur le moment de la libération. Il est présage de l’histoire, plus encore que répétition obligée du passé traumatique. Mais comme tel, il ne peut avoir pour sujet le sujet quasi objectivé de cette histoire passée, son moment constituant ne peut être que cette existence qui se fait à travers le temps, cette existence dans son mouvement vers l’avenir. Le rêve, c’est déjà cet avenir se faisant, le premier moment de la liberté se libérant, la secousse, secrète encore, d’une existence qui se ressaisit dans l’ensemble de son devenir » (Dits et écrits tome I, 99).

Au moment où il écrit ces lignes, Foucault est encore tributaire de la problématique heideggérienne de la temporalité authentique et de son être-vers-la-mort. Ce passage permet pourtant de condenser ce que j’ai pu dire dans cette séance, en insistant sur le fait que l’ouverture vers l’avenir n’est pas décidée par une conscience réflexive, mais impulsée par ce que cette conscience n’est pas à même de ressaisir – mais à quoi elle est en revanche à même de répondre. Le rêve est un appel qui engage l’existant, et auquel il s’agit de répondre.

L’essentiel est peut-être dans la manière dont il engage. Dans le rêve, nous ne sommes pas enfermés dans l’étroitesse d’un « je ». « Le sujet du rêve ou la première personne onirique, c’est le rêve lui-même, c’est le rêve tout entier. Dans le rêve, tout dit “je”, même les objets et les bêtes, même l’espace vide, même les choses lointaines et étranges, qui en peuplent la fantasmagorie. [… ] Le rêve, c’est le monde à l’aube de son premier éclatement quand il est encore l’existence elle-même et qu’il n’est pas déjà l’univers de l’objectivité » (100). Le rêve, c’est donc le je en tant que dissous, et disséminé dans l’entièreté de son espace. L’expérience de cet espace se retrouve dans le témoignage de certains patients : « une de ses malades [soignée par Rümke en l’occurrence] sent en elle quelque chose de si vaste, de si tranquille, une immense nappe d’eau, et elle s’éprouve elle-même répandue dans cette transparence lumineuse » (103).

Le rêve, c’est aussi pour Foucault la condition de possibilité de l’imagination. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce terme. Imaginer, ce n’est pas poser un objet comme irréel, comme le voudrait Sartre ; « c’est d’abord m’irréaliser moi-même » (111). L’imagination n’est pas ce qui nous permet de manipuler à notre guise des choses irréelles, mais ce qui permet d’abandonner l’étroite maîtrise d’un « je » pour rejoindre l’amplitude du rêve, la dissémination de soi dans l’espace, la liberté, c’est-à-dire la brisure de la nécessité, promise par cette dissémination. Imaginer, « c’est se rêver rêvant » (112).

On pourrait dire alors que nous ne rêvons ou pas assez, et que nous n’imaginons pas assez ; pas au sens de projeter ce qui pourrait arriver, ça on ne le fait presque tous, je crois, que trop ; mais au sens de laisser arriver des visions qui concernent ce qui arrive, et qui nous concernent comme éléments de ce qui arrive. Des images qui nous engagent d’une façon qui ne soit pas confuse et indécise dans ce qui arrive.

On l’a vu, la véridiction prophétique se soutient d’une vision. C’est sans doute triste, mais il faut sans doute admettre que nous n’avons pas, pour nous parler par énigmes, la voix d’Apollon, qui enflamme l’imagination. Nous sommes dans un monde où les voix des dieux ne peuvent se faire entendre qu’au sein des espaces de transindividualité que nous sommes encore capables de composer. Si le prophète existe, il est collectif ; il est la voix donnée à l’excès sur chaque un dont ce collectif a été l’espace de prise de forme ; et par ce biais seulement la voix donnée aux êtres les plus lointains, aux êtres sans voix, qui pourtant nous parlent dans nos rêves.

Je vous propose donc de travailler ensemble à dégager cette vision du futur, ou ce rêve capable de nous tourner à nouveau vers le temps qui vient.

References   [ + ]

1. On aurait pu commencer par une autre ressource, car il n’y a pas que la vérité, le discours de vérité, qui rend possible une subjectivation. On aurait pu convoquer par exemple l’élément de la justice, dans la mesure où l’on accepte de dissocier la question du juste (le Bien) et la question du vrai . On aurait alors une approche morale de la politique, au sens où Kant dissocie radicalement la question de la morale et celle de la connaissance, etc. Mais on pourrait aussi tout simplement penser à la puissance de mobilisation à l’œuvre du côté de l’extrême-droite aujourd’hui : de ce côté-là, on peut invoquer les traditions (ruralité…), on peut invoquer tout simplement l’état des choses (la puissance des riches propriétaires en Amazonie), au-delà de toute référence au vrai.
2. Nous l’avions vu dans la séance 3 de la deuxième année, sous un angle bien différent, à savoir celui de la lecture de la Logique de Hegel par Lénine.
3. C’est sans doute à partir de cette ambivalence que peuvent se comprendre les propos d’Héraclite, « l’un coïncide en différant lui-même de lui-même, comme c’est le cas pour l’harmonie de l’arc et celle de la lyre » (fr. 80, cité par Platon dans Le Banquet). Autre version : « ce qui est différent de soi-même s’accorde avec soi-même ; il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l’arc et dans la lyre ».
4. Je renvoie ici au travail que fait Léna Balaud en ce moment (pour le livre qu’elle écrit avec Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, à paraître au Seuil) sur « l’hétérologie ». Le concept se trouve dans un texte de Rancière intitulé « La cause de l’autre » (repris dans Aux Bords du politique) ; la politique ne commence, nous dit Rancière, que lorsque quelques uns sont à même de porter la cause de l’autre. Non par altruisme, mais pour être conséquents avec l’expérience qui nous fait être autres que nous-mêmes, qui nous fait plus grands que nous-mêmes, et avec la délivrance attachée à cette expérience. Rancière reste dans une cause de l’autre humaine (la cause algérienne dans les années 1950 en France) ; Léna Balaud propose d’étendre ce schème à la question du non-humain.
5. Notons cependant que la pensée apocalyptique n’est pas nécessairement souverainiste. Il faudrait ici reprendre et discuter les travaux de Jacob Taubes. Mais il me semble que l’entente un peu étroite que je propose, dans le sillage de Agamben, se défend, au moins pour éclairer la différence que je cherche à énoncer.