Violence et dialectique séance 2

Paradigmes de la division politique

Violence et dialectique

Séminaire Ciph deuxième année 2017-2018

Séance 2

Enregistrement sonore de la séance:

Exposé:

Discussion :

 

 

Vous avez sans doute connu vous aussi ces professeurs qui voulaient vous mettre dans la tête que la philosophie ne cherchait pas à répondre aux questions qu’elle se posait, que c’était une naïveté de croire qu’elle était faite pour répondre, alors que tout son art est seulement l’art de questionner, l’art d’ouvrir des questions auxquelles on ne peut répondre, en tout cas jamais de façon définitive.

Je dirais qu’il en va exactement à l’opposé : la philosophie est ce type singulier de pensée qui repose sur la confiance en la possibilité de répondre aux questions qui sont trop confortablement laissées ouvertes.

Le projet de ce séminaire est de dessiner avec suffisamment de clarté l’espace des enjeux politiques contemporains pour pouvoir répondre aux questions : que faire ? Et : comment faire ?

(Que l’on n’oppose pas ces deux questions signifie, comme on le verra dans la séance 3, que la tactique au sens de Tronti n’est pas définitivement absorbée dans la stratégie.)

Pour réponde à de telles questions, il faut aussi répondre à celles qu’elles impliquent, par exemple celles que nous avons envisagées l’an passé, et que nous retrouverons cette année : qu’entendre par « politique » ? Quelle est la place du conflit dans la politique ? La place du modèle guerrier dans ce conflit ?

Mais aussi : doit-on envisager une pluralité intotalisable de fronts, ou une division stricte entre des camps ou des côtés ennemis ? (C’est un problème qui a été soulevé dans la séance 1, celui du rapport entre pluralité et dualité.)

Ou encore : d’où partir pour envisager la politique, l’exigence politique de ce temps ? Et pour la construire – ou participer de ce qui s’en construit ? Autrement dit : d’où concevoir l’action politique contemporaine ? Et : dans quel contexte s’inscrit-elle ?

Vous me direz que notre projet n’est pas isolé : on pourrait même dire que la période se caractérise par un retour aux pensées qui cherchent à donner des directions fortes (on redécouvre Althusser ; ou Lénine). Mais si nous faisons ce séminaire, c’est que les réponses disponibles ne nous satisfont pas. Si nous avions trouvé parmi elles une tentative qui aurait emporté notre adhésion, nous en aurions été ici les simples relais. Mais ce n’est pas le cas.

C’est pourquoi nous devons bien, incidemment, dire en quoi les autres voies ne conviennent pas à nos yeux. Pas par goût de la polémique, mais bien parce qu’il nous semble nécessaire de proposer une autre voie.

Le prix est seulement d’abandonner l’imposture intellectuelle de la fausse humilité – aujourd’hui, l’intellectuel critique a pris l’habitude de dire qu’il ne lui revient aucunement de prescrire ce qu’il faut faire, et comment on peut le faire ; cela, nous dit-il, c’est aux militants, à ceux qui luttent, etc., de le savoir ; il compte sur le fait que l’on prendra pour une humilité bienvenue ce qui est devenu, sous couvert du refus du « dogmatisme » de l’ancien mouvement ouvrier, une lâcheté intellectuelle.

 

 

 

 

Reprise

Dans la séance précédente, nous avons envisagé la question de la violence à partir de l’accumulation perpétuée du capital, c’est-à-dire à partir de l’appropriation continue de l’espace et du temps des vivants.

Pour envisager cette violence continue, nous avons mobilisé ce que nous avons appelé une dialectique de l’acte, pour la distinguer de la dialectique spéculative, fondée sur la logique du « négatif », que l’on aurait pu attendre ici (c’est-à-dire : en mobilisant la question de la violence dans la politique) dans le sillage du marxisme.

La dialectique de l’acte, au niveau de l’analyse de l’économie-monde, est structurée par l’antagonisme de deux actions : appropriation et révolution. D’un côté l’appropriation capitaliste de la nature et de ses habitants ; de l’autre, la révolution qui vise le démantèlement de cette appropriation, et la délivrance des expropriés. Nous avons vu quel sens très large il faut donner à ce phénomène de l’expropriation, qui va bien au-delà de l’exploitation.

Si nous avons rejeté la dialectique spéculative de Hegel et ce qui s’est prolongé de son approche avec Marx et ses héritiers, c’est tout d’abord sur la base de la critique faite par Kierkegaard de la « négativité » comme faux mouvement. Un faux mouvement qui permet d’ordonner le procès dialectique à une téléologie.

Dans le « mouvement » dialectique hégélien, le divisé se dépasse dans une unité supérieure ; l’opérateur de ce dépassement est la négation. Or c’est ce dépassement que nous contestons.

J’ai proposé de parler d’une tension divisante, et du maintien de cette dernière en tant que telle. C’est ce maintien qui caractérise le travail dialectique – en ce sens, on peut parler d’une « dialectique à l’arrêt », si l’on veut.

 

Je voudrais dans un premier temps (1.) donner quelques précisions conceptuelles sur cette dialectique. Puis examiner la fonction de la violence « de notre côté ». D’abord (2.) en disant quelques mots de son rapport au pouvoir, de l’articulation entre violence et pouvoir.  Puis (3.) en évoquant ce qu’elle (la violence) peut être en tant que vecteur de cohésion interne(pour un groupe, un collectif, un mouvement). Enfin (4.)  en commençant à aborder la question de ce qui donne forme à un collectif, de ce qui fait qu’il ne retourne pas à l’informe.

 

  1. La double dialectique

Nous nous sommes arrêtés la dernière fois sur des formules où il était question de la bonne répartition entre le séparé et l’inséparé.

Maintenir la tension divisante, cela peut vouloir dire : donner sa juste place au séparé (chaque un) dans le maintien du primat de l’inséparé (le commun des assemblés). C’est le travail de ceux qui font un agencement amoureux, ou de ceux qui font vivre un collectif politique.

Il y a de l’inséparé lorsque la question de savoir ce qui vient de l’un ou de l’autre ne fait plus sens (donc : pas seulement « inassignable » ou « indiscernable », termes qui supposent encore une répartition en droit de ce qui vient de l’un ou de l’autre).

Notons que le « collectif », en tant qu’il porte de l’inséparé, ne nomme pas seulement ce qu’il y a « entre » des êtres assemblés, mais aussi le milieu spécifique qu’ils portent avec eux. L’arrière-fond depuis lequel ils s’apparaissent à eux-mêmes : les éléments du monde qui peuplent cet arrière-fond. Heureusement pour eux, dans un vrai collectif, les humains ne sont jamais seulement laissés entre humains.

Ce que nous dit fondamentalement Simondon, c’est que le commun en tant que tel est. Et que ce qu’il est, son être, on peut l’appeler le « transindividuel ». Le collectif est un être issu de la mise en commun du plus qu’un porté par chaque l’individu.

On n’oubliera pas que pour Simondon, il n’y a jamais l’individu, mais seulement l’individuation (le seul individu existant est le mort). Ce qui ne revient pas seulement à dire que les individualités et les collectifs sont « en devenir ». Cela signifie avant tout qu’il y a un travail de l’individuation, qui est toujours à la fois psychique et collective ; un travail spécifique pour maintenir le foyer de transindividualité en tant que tel. C’est ce travail qui peut être dit dialectique : travail du maintien de la tension, travail de la division.

Dans un des rares textes où il parle de dialectique (et bien qu’il n’y parle pas, en l’occurrence, de la transindividualité), Simondon rappelle que ce sont seulement les situations qui peuvent être dialectiques (Sur la philosophie, 101 sq.).

(Je ne vais pas commenter ce texte. L’intérêt principal me semble résider dans le rapport entre les potentiels et des barrières qui empêchent leur expression. C’est ce rapport qui caractérise des situations dialectiques. Mais l’approche de Simondon, ici comme ailleurs est justement trop spéculative, et par là j’entends cette fois : trop tournée vers la résolution des tensions.)

Ce sont donc des situations qui sont dialectiques. On peut entendre ici que toute situation ne l’est pas. Nous l’avions vu la dernière fois : si nous devons faire usage du schème dialectique, c’est en localisant cet usage ; c’est-à-dire : en voyant dans quel type de situation il peut être prégnant. Il y a des situations qui n’appellent pas ce schème, des situations non-dialectiques ; des situations dans lesquelles il ne s’agit pas de mettre en œuvre la tension divisante, et les risques que comporte toujours cette mise en œuvre.

Les situations dialectiques sont celles où sont possibles soit une déchirure, soit une réconciliation. On dira alors qu’il y a deux types de situation : celle dans laquelle il s’agit d’éviter la déchirure ; celle dans laquelle il s’agit d’éviter la réconciliation.

D’une part il y a la dialectique de la consistance (consistance du collectif, consistance « interne ») ; d’autre part, il y a la dialectique de l’antagonisme.

C’est, en réalité, de la dialectique de la consistance seulement que l’on peut dire qu’elle vise le maintien du primat de l’inséparé.

La dialectique de l’antagonisme vise à maintenir la séparation jusque dans le rapport. Il y a toujours rapport, même avec un ennemi vaincu. C’est pourquoi, dans la dialectique de l’antagonisme, on peut parler également du maintien d’une tension divisante.

Negri rejetait le concept de « dialectique » pour éviter ainsi toute perspective de réconciliation, et  pour maintenir la pure séparation de l’antagonisme

Mais il me semble intéressant de maintenir ici le terme de dialectique, du moins de le mettre à l’épreuve. Le travail dialectique n’est pas voué à la réconciliation – c’est ce que j’indique à travers l’idée du maintien de la tension divisante. Et dans le travail politique, la réconciliation avec l’ennemi est ce qu’il faut continuer à conjurer.

On dira que dans le travail politique, sont en jeu à la fois (simultanément, et d’une simultanéité problématique, mais qui ne devrait pas amener de confusion) la dialectique de l’antagonisme et la dialectique de la consistance interne.

 

 

  1. Pouvoir et politique

Pour essayer d’y voir clair dans l’articulation de cette double dialectique au sein de l’action politique, je voudrais partir du texte de Hannah Arendt, « Sur la violence », qui est issu de l’insatisfaction qu’elle a éprouvée suite à une discussion sur « la légitimité de la violence » le 17 décembre 1967 organisée par la New York Review of Books, et à laquelle participait entre autres Noam Chomsky. « Je n’aurais jamais écrit mon essai sur la violence sans cette discussion qui m’a fait prendre conscience de la confusion dans laquelle nous étions tous à ce propos » (Lettre citée par Elisabeth Young-Bruehl, Arendt, Calmann-Lévy, p. 551-552).

Arendt soutient le mouvement étudiant de la fin des années 1960. Au début de l’occupation de l’université de Columbia (avril 1968), elle est enthousiasmée. L’été, elle écrit à Daniel Cohn-Bendit pour lui assurer son soutien. Mais elle est en revanche très hostile à l’appel à la violence armée qui peut circuler au sein de ce mouvement.

Elle rédige son essai au cours de l’été 1968. Si le texte correspond bien à une critique de certaines tendances du mouvement étudiant, et de la place qu’y occupe l’appel à la violence, elle en souligne cependant aussi les raisons possibles : interrompre un processus automatique (134 ; 181) ; arracher le masque de l’hypocrisie des dirigeants (165).

Le premier passage insiste sur l’opposition entre l’action libre et le comportement automatique ; le second sur la manifestation de la vérité, sur son apparition dans « l’espace des apparences », qu’est l’espace politique.

Comme à son habitude (aristotélicienne), Arendt cherche à cerner son objet en en proposant des définitions, et en marquant le contraste entre cette définition et celle de phénomènes apparentés – notamment le pouvoir, la force, la puissance, l’autorité. Comme souvent, ce n’est justement pas dans ses définitions qu’elle est le plus convaincante (elle semble l’indiquer elle-même : 143-144).

Arendt nous dit par exemple que pouvoir appartient nécessairement à un groupe, là où la puissance est « caractéristique d’une entité individuelle » (144). Et la violence se distinguerait de la force « par son caractère instrumental » (146) : la force renvoie à une contrainte exercée par la nature (« les forces de la nature ») ou par les circonstances (« la force des choses »), et correspond ainsi à « une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux » (145). Avec la violence, il est fait usage d’instruments pour canaliser et démultiplier cette énergie : « les instruments de la violence, comme tous les autres outils, accroissent et multiplient les forces humaines » (153). C’est ce qu’on peut observer dans une confrontation de rues (projectiles, etc.), dans ce qui est nommé à tort ou à raison « guérilla urbaine » (bombes artisanales bricolées pour se défendre dans la rue), ou dans les attentats (bombes plus sophistiquées pour détruire des locaux ; l’année suivante, les Weathermen, allaient naître d’une scission des Students for a Democratic Society).

(Curieusement, Arendt dit aussi que la violence permet de « démultiplier la puissance naturelle » ; or elle va notamment parler de la violence collective, ce qui rend difficilement intelligible le geste d’associer la puissance à « l’entité individuelle ».)

Mais le rapport qui nous intéresse le plus est celui de la violence et du pouvoir. Ce qui lui semble le plus regrettable dans les manifestes de la New Left américaine aux yeux de Arendt, c’est ce qu’elle estime être une confusion entre la violence et le pouvoir. Elle avait rédigé son analyse critique de la Révolution française et de ses inspirateurs quelques années auparavant, et elle y soulignait les conséquences de cette confusion (On Revolution, Penguin Books, p. 90-92).

(Dans cet ouvrage, elle dénonce l’invasion du social dans la politique, sous la figure du besoin des pauvres. C’est parce qu’ils invoquent ces besoins que les révolutionnaires déchaînent la violence. Il y a une violence inhérente aux besoins en tant que tels, et lorsque celle-ci passe au premier plan de la politique, celle-ci se dissout en guerre civile.)

Pour s’en tenir à l’essai Sur la violence, Arendt considère que cette confusion faite par les jeunes radicaux est aussi celle que fait Max Weber lorsqu’il considère que le pouvoir politique se définit fondamentalement par le monopole de la violence, ou plus exactement par la recherche du maintien de ce monopole (135).

Si nous lisons l’ouverture du texte de Weber, Politik als Beruf, nous voyons que l’État moderne « ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique » (Weber, le Savant et le politique, 10/18, p. 124). L’État possède d’autres moyens pour exercer son action, mais son « moyen spécifique », c’est la violence en tant qu’il est seul à pouvoir légitimement la mettre en œuvre. « Il faut concevoir  l’État moderne comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […] revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où  l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du “droit” à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les  États, soit à l’intérieur des divers groupes à l’intérieur d’un même  État » ( p. 125).

Ce qui caractérise  l’État moderne, c’est bien le monopole de la violence légitime, mais en tant qu’il doit lutter pour le maintenir ; donc : en tant qu’il est contesté, et en tant qu’il existe des groupes qui lui contestent ce monopole. Et si ces groupes parviennent à infléchir les décisions de  l’État ou à menacer ce dernier, alors ils entrent bien dans la sphère d’action à laquelle Weber réserve le nom de « politique ».

(Ce sera encore plus clair avec Carl Schmitt : la politique n’est pas un domaine d’activité propre, mais un degré d’intensité ; elle est donc affaire de seuils. Une fois franchi un certain seuil dans l’influence exercée sur la vie de la communauté, et même si ce pouvoir ne passe pas par les institutions officielles, alors le groupe qui est capable d’influencer le destin d’une communauté est bien un groupe politique, au même titre que  l’État, et éventuellement contre lui.)

Arendt se place à l’opposé de la perspective wébérienne, ou révolutionnaire (Weber cite Trotski au début de son essai). Elle cherche à répondre ici à ce qui relie les penseurs de la droite nationaliste et l’avant-garde de la jeunesse révolutionnaire, à savoir le présupposé d’un continuum entre violence et pouvoir, en traçant une coupure nette entre les deux notions.

Selon elle, le pouvoir disparaît, précisément, lorsque des dirigeants sont conduits à avoir recours à la violence : « le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre » (154). Le « totalitarisme », ce n’est pas le pouvoir absolu, c’est le pouvoir intégralement détruit, qui a laissé place à la violence généralisée (156).

Le pouvoir, par nature, est selon Arendt le contraire de la violence ; il a même pour fonction principale de limiter celle-ci. Allons plus loin : il se définit ultimement par son contraste avec la violence : « Parler d’un pouvoir non violent est en fait une tautologie » (157).

Le pouvoir ne repose pas sur la violence, mais sur son opposé, qui a ici la figure du soutien populaire. « C’est le soutien populaire qui donne leur pouvoir aux institutions d’un pays, et ce soutien n’est que la suite naturelle du consentement qui a commencé par donner naissance aux lois existantes » (141).

On se trouve donc bien ici dans la fiction libérale : il y a eu un commencement, et ce commencement n’est pas celui inauguré par la violence, mais celui instauré par un consentement mutuel, conformément à la fable du contrat social.

Arendt ajoute un peu plus loin : « En fait, une des différences les plus caractéristiques qui permettent de distinguer le pouvoir de la violence est que le pouvoir a toujours besoin de s’appuyer sur la force du nombre, tandis que la violence peut s’en passer, dans une certaine mesure, du fait que pour s’imposer elle peut recourir à des instruments » (142). Le soutien populaire, c’est toujours le soutien d’une majorité.

On peut alors remarquer deux choses. Premièrement concernant la définition du pouvoir : il semble que Arendt confonde ici deux termes que ses définitions étaient censées maintenir distincts, à savoir le pouvoir et l’autorité. Celle-ci, nous dit Arendt, a pour caractéristique de s’imposer sans avoir recours à la contrainte, donc sur la seule base de la reconnaissance de ceux à qui elle s’impose (145). En marquant une coupure nette entre violence et pouvoir, elle est contrainte de renvoyer ce dernier à l’autorité, car si le pouvoir se caractérise de ne pas s’imposer par la contrainte, on ne voit pas ce qui peut l’en distinguer.

Deuxièmement, concernant le rapport entre violence et pouvoir : si la violence se définit par son caractère instrumental, c’est-à-dire pas seulement par le fait qu’elle utilise des outils (armes), mais par le fait qu’elle est elle-même un moyen, le pouvoir, lui, est une fin en soi. Ce qui veut dire pour Arendt que, là où il y a des communautés humaines, il y a des institutions qui permettent l’exercice d’un pouvoir sans lequel ces communautés n’existeraient pas en tant que telles (152).

Je ne veux aucunement réduire Arendt au statut de penseuse libérale, car bien des éléments de sa pensée nous éclairent sur ce qu’il en est d’une pensée de la politique, ou du moins  nous obligent à rester en dialogue avec elle. Mais sur ce point précis de l’analyse de la violence et de son rapport au pouvoir, on voit assez clairement de quelle manière elle relaie ce qui est la caractéristique centrale de la pensée libérale, à savoir un déni de la violence du pouvoir en tant que pouvoir.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faut confondre les termes, et de ce point de vue la mise en garde de Arendt est intéressante : il faut bien voir qu’il y a une distinction conceptuelle importante entre les deux (contrairement à ce que veut l’approche schmittienne et le « critère » du rapport ami/ennemi ; on y reviendra). Mais cette distinction, loin de mener à la contradiction indiquée par Arendt, marque plutôt une articulation structurelle.

Le pouvoir est positionnel, il correspond à une position (occupée généralement par une minorité) dans l’espace d’une communauté donnée, une position qui permet d’agir sur l’action des autres, de contraindre l’action des autres ; et cette action peut constamment prendre la forme de la violence.

La violence correspond toujours à l’exercice d’une contrainte directe : on contraint quelqu’un (ou un vivant, ou si l’on veut étendre un peu n’importe comment le terme violence, on dira même un objet) à faire ce qu’il ne veut pas faire, ou à subir ce qu’il ne veut pas subir (recevoir un pavé sur la tête par exemple).

Le pouvoir, comme le disait Foucault (voir séance 1) consiste à conduire la conduite de vie des autres (le gouvernement est alors le paradigme du pouvoir). C’est bien l’exercice d’une contrainte, mais d’une contrainte généralement indirecte (ce que l’on appelle par exemple « le respect des lois »). Lorsque la contrainte est directe (par le biais d’une intervention policière, de la répression juridique ou de sanctions « économiques »), alors il y a usage de la violence.

On parlera de violence lorsque des individus ou des groupes sont exposés sans médiation à ce qui a pour fonction d’amenuiser leurs capacités physiques ou psychiques. Et cet amenuisement peut s’opérer soit en attaquant l’intégrité physique d’un être ; soit en restreignant sa liberté par des dispositifs d’enfermement ou de surveillance ; soit par des mesures qui compriment ou empêchent la satisfaction des besoins (nourriture ou logement quand les revenus sont coupés, etc.).

On pourrait dire qu’il y a médiation ou contrainte indirecte dès lors qu’il y a adhésion – même si celle-ci est extorquée (on peut trouver une loi absurde, mais préférer s’y plier et ne pas avoir à rendre des comptes à la « justice » ; on peut détester avoir à se lever le matin pour se rendre à son travail, mais préférer recevoir une paye, etc.). Dans ce cas, l’adhésion repose sur un calcul des compensations (un calcul, d’ailleurs, pas forcément « égoïste », pas forcément conforme à la fiction agissante de l’homo  œconomicus). (Quant à la question de l’adhésion subjective qui prend ou est supposée prendre la forme de « l’aliénation », on en reparlera dans la séance 4 du  janvier, à partir de l’intervention de Patrizia.)

Tout pouvoir repose sur la possibilité permanente du passage de la contrainte indirecte à la contrainte directe, ou sur la menace permanente de ce passage.

Le déni de cette menace en tant qu’elle structure l’existence de tout pouvoir est donc une caractéristique de la pensée libérale. C’est, disons, le niveau proprement conceptuel du déni. Mais ce déni est aussi celui d’un fait.

Nous parlions la dernière fois de la violence perpétuée qu’est l’accumulation non pas initiale ou « primitive », mais continue.  Nous disions : les ennemis sont ceux qui organisent cette violence perpétuée. En ce sens, nous pouvons reprendre la définition wébérienne, que contestait Arendt, à ceci près que le problème n’est pas seulement celui de l’État (disons que ce dernier est l’une des formes de la concentration de pouvoir). Le problème, c’est l’organisation de la violence perpétuée à l’échelle de l’économie-monde, et sa « fractalisation » (Alliez-Lazzarato, Guerres et capital).

Lorsque je dis « violence perpétuée », je désigne donc avant tout les formes d’expropriation qui accompagnent l’histoire du système-monde. On peut bien sûr parler également d’une violence des lois qui légitiment ce qui est d’abord un acte d’expropriation, comme le souligne Marx à propos de la législation qui a accompagné les enclosures. Mais si l’on s’en tient à ce qui vient d’être posé, il faudrait plutôt dire que la violence expropriatrice est légitimée par un appareil de lois qui correspond à la possibilité permanente d’un exercice de la violence. Notamment son exercice sur des êtres que l’on peut traiter au cas par cas, c’est-à-dire en tant qu’individus. D’où l’insistance des militants interpellés à faire reconnaître qu’un procès pour des raisons politiques est toujours la mise en scène d’une confrontation réduite au vis-à-vis de  l’État et de l’individu qui a pour fonction de dénier le caractère politique de l’action de cet individu en tant qu’il n’est pas seul – et que c’est bien en tant que groupe, en tant qu’élément d’une individuation collective, qu’il peut agir politiquement.

On peut aussi parler d’une violence intermédiaire, une violence qui passe par la prévention, telle qu’elle est plus que jamais permise par la normalisation de l’état d’urgence (comme si le gouvernement Macron voulait faire la parodie des thèses de Benjamin).

Et il y a bien sûr la mobilisation de la violence directe sur des masses indistinctes. Donc : répression juridique des individus, gestion préventive des personnes jugées dangereuses, ce qui veut dire aussi brisure des groupes en tant que tels ; répression directe des « rassemblements » (au sens de Georges Lefebvre ; voir séance 4 de l’an passé).

Le capitalisme est l’histoire d’actes de violence accompagnés de formes de stabilisation du pouvoir qui fonctionnent sur la base d’une menace permanente de retour à la violence.

La réponse à apporter à la violence perpétuée, et au pouvoir qui n’existe que de la menace qu’il fait peser d’un recours à la violence, c’est ce qu’on continue d’appeler « révolution ».

Les révolutionnaires cherchent à réduire le pouvoir de leurs ennemis, et pour cela, à prendre eux-mêmes, autant qu’il est possible, du pouvoir – je ne dis pas « le » pouvoir, pour ne pas revenir aux débats qui tournent autour de la préface à la seconde édition du Manifeste, lorsque Marx dit que l’on ne peut simplement occuper l’État comme une machine susceptible de fonctionner selon notre bon vouloir, qu’il s’agit bien plutôt de détruire cette machine, etc.

 

 

Mais, contrairement à ce que voudrait Arendt, le pouvoir n’est pas une fin en soi. Le pouvoir, dans la perspective révolutionnaire, c’est justement ce qui peut et ce qui doit être réduit à l’état de pur moyen ; ce qui ne devrait jamais être une fin en soi – c’est un élément contenu dans « le trésor perdu des révolutions », pour citer encore Arendt.

Réduire l’exercice du pouvoir à l’état de moyen (pas un moyens sans fin, mais bien un moyen en vue d’une autre fin que lui-même) : c’est un élément qui demeure central de la perspective communiste.

C’est le vieux motif du « dépérissement de l’État », si l’on veut. On pourrait dire plus largement : le motif du dépérissement de la centralisation du pouvoir.

On pourra se demander à l’inverse si la violence est, elle, réductible à l’état de pur moyen. Tout à l’opposé de la définition « instrumentale » qu’en donne Arendt, on pourrait dire de la violence que, contrairement au pouvoir, elle ne se laisse jamais réduire à l’état de moyen.

Arendt écrit : « La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer » (157). Benjamin, lisant Sorel, répondrait que c’est précisément là sa force. La « violence divine », c’est la violence libérée du pouvoir.

 

Je voudrais alors profiter de cette remarque pour faire une parenthèse sur Sorel. Arendt cite Fanon, bien sûr, et plus encore la préface de Sartre qui va plus loin encore que Fanon lui-même, ou que Marx ; mais elle évoque également l’auteur des Réflexions sur la violence, publiées en 1908 (rééd. Entremonde, 2013).

Sorel réserve le terme de « violence » à l’action prolétarienne ; du côté de l’ennemi, il n’y a que la force (141), il n’y a pas la violence, dont il s’agit de faire l’apologie (233). C’est ce que Benjamin retient à sa manière lorsqu’il distingue la violence fondatrice de droit et la violence (« divine ») qui ne fonde plus aucun droit, mais abolit toute forme de droit. C’est sur ce point que la grève générale prolétarienne se distingue de la grève générale « politique ».

Mais pour Sorel ce qui distingue fondamentalement la force de la violence, c’est que cette dernière a une vertu civilisatrice et morale. Le problème du socialisme (et sur ce point Sorel est fidèle à Proudhon) est une question de morale (182 ; 234). Et plus encore : de morale individuelle. Il s’agit de rester disciplinés tout en se débarrassant des maîtres, et cela, tout autant dans l’action politique que dans le travail qui permet la production.

Curieusement, le paradigme est ici fourni par l’armée : aucune victoire ne serait remportée sans l’initiative des soldats. Les plans de bataille des généraux sont comme les programmes des politiciens socialistes : des abstractions sans prise sur le réel. Une victoire militaire est alors le modèle paradoxal (dans la mesure où l’efficacité de l’armée semble reposer sur l’obéissance des soldats ) d’une action accomplie sans qu’il soit nécessaire de suivre les ordres des maîtres.

On comprend mieux ce paradigme si l’on voit qu’il permet de reprendre, en un temps de décadence morale, c’est-à-dire de triomphe des « valeurs » bourgeoises, les vertus de l’héroïsme guerrier : dépassement de soi, de ses intérêts « matériels », accomplissement d’un dessein supérieur, etc.

La violence de la grève générale est ainsi ce qui permet de réactiver les vertus anciennes en une époque de décadence, qui est aussi l’époque où la religion n’a plus de prise subjective suffisamment forte. C’est pourquoi elle est un mythe aux yeux de Sorel, car seul un mythe permet la mobilisation subjective à grande échelle appelée par le projet révolutionnaire.

1)La grève générale comme mythe. Image motrice, et non connaissance. Inexacte du point de vue de la connaissance future, mais puissance de mobilisation subjective aujourd’hui. « Mythe » : au-delà de la raison. Cf. « l’intuition » bergsonienne (102-109). Contre la « petite science »positiviste : au-delà du discours se dégage une région obscure. Comme la production est une réalité fondamentale, c’est-à-dire obscure, la transformation révolutionnaire doit également le rester – contre les programmes, anticipations, etc. Progrès de l’industrie contre utopisme (117-121).

Mais la violence ainsi comprise permet aussi autre chose : le motif de la grève générale conduit, dans le syndicalisme révolutionnaire, à l’éloge de la discipline du travail. Le paradigme guerrier fait aussi modèle pour la production (201-203), pour la discipline que réclame l’industrie moderne, et son développement.

On notera alors ce point, le plus étrange et le plus intéressant en un sens dans l’argumentation de Sorel : en bon « marxiste », il considère la production comme une réalité fondamentale. Or une telle réalité est au-delà de ce qu’en peut ressaisir le discours (étrange combinaison de Marx et de Bergson, sans doute). La production est « ce qu’il y a de plus mystérieux dans l’activité humaine » (120).

En ce sens, elle relève du sublime. C’est par ce biais qu’elle est rapprochée (Sorel parle ici d’« analogies ») des vertus guerrières. On pourrait dire que Sorel voit la lutte de classes comme une compétition pour le sublime (175-177 ; 191 sq.). Il voit la bourgeoisie condamnée précisément parce que, démocratisée, parlementarisée, elle est devenue incapable de remporter cette compétition.

On accordera à Sorel que l’angle qu’il prend pour défendre une téléologie de l’Histoire est singulier. Le sublime, c’est celui de la violence organisée, mêlé à celui de la production libérée des entraves des maîtres. Dans tous les cas, on n’atteint le sublime que par le biais de la discipline – discipline révolutionnaire, discipline du travail productif.

On peut être très raisonnablement réservé à l’égard de cette réhabilitation morale de la violence politique (Sartre, pour sa part, parle de « bavardages fascistes »), mais c’était pour moi l’occasion d’introduire le motif du « sublime », sur lequel nous aurons certainement l‘occasion de revenir, parce que l’expérience du sublime est souvent définie comme ce qui défait les formes, ou ce qui est au risque de défaire toute forme. Or la question que nous allons poser tout à l’heure, et traiter surtout dans la prochaine séance, est précisément celle de la forme : de la manière dont un collectif politique peut se donner une forme.

 

 

 

  1. La consistance et la violence

Je reviens maintenant aux analyses de Arendt. L’élément le plus important de son texte n’est pas l’articulation déficiente qu’elle propose entre violence et pouvoir. Bien plus intéressantes sont les remarques sur la violence collective en tant qu’elle s’exerce « depuis notre côté » (en l’occurrence, depuis les mouvements de contestation de la fin des années 1960). Car Arendt saisit bien ce que peut être la fonction de la violence au sein du groupe.

On dira que la violence a tout d’abord une fonction de cohésion interne pour les membres d’un collectif : elle est ce qui permet de donner une consistance au groupe, de souder ses éléments en leur donnant la possibilité de se voir comme des êtres qui sont en exception au regard de l’ordre courant des choses : 166-167.

Après ce passage, Arendt parle de l’exposition à la mort, corollaire de l’exercice de la violence, qui renforce la cohésion du groupe en exposant l’égalité de tous en tant que mortels : « la présence de la mort apparaît alors comme le plus puissant des facteurs égalitaires » (167). Mais c’est pour marquer la distance avec la politique telle qu’elle la conçoit : dans sa conception, la politique a bien plus à voir avec la natalité, c’est-à-dire avec le miracle de la naissance, qu’avec la mortalité, l’être-vers-la-mort (motif heideggérien qu’elle rejette explicitement dans son approche de la politique). Le caractère central de l’exposition à la mort est donc un élément qui marque la distance entre la politique et la violence : 168-169.

 

(Ce type d’analyses a pu être prolongé de nos jours notamment pour cerner le phénomène du « terrorisme ». Je pense notamment à un livre intéressant à bien des égards, écrit par Harald Welzer, les Guerres du climat (Gallimard, 2009). Welzer analyse la différence entre les attentats-suicides de notre actualité et la logique qui était celle de groupes armés comme la RAF ou les Brigades rouges. La logistique coûteuse des groupes et des cellules est remplacée par le geste qui peut être perpétré par n’importe qui à n’importe quel moment, et qui ne coûte presque rien. Mais d’une façon générale, le groupe violent se caractérise par sa capacité à renforcer la membrane qui l’isole du reste du monde (178-179). De ce point de vue, il y a bien une parenté entre le terrorisme islamiste et l’action armée des groupes révolutionnaires des années 1970 (180-183). J’évoque ce livre aussi parce que nous aurons aussi l’occasion d’en reparler. Dans les séances que je ferai au printemps, nous reviendrons sur la question de la guerre, en particulier sur la notion de guerre civile, mais aussi sur ce qui est en jeu dans l’idée des « guerres du climat ».)

 

Dans les deux passages cités, Arendt insiste sur le caractère transitoire de la communauté fondée sur l’exercice de la violence. Un caractère transitoire qui oppose la fraternité éprouvée au sein de la communauté de la violence à l’amitié. La première fait fond sur l’intensité du partage, la seconde sur sa pérennité.

On pourrait toujours s’amuser à remarquer le terme absent dans ce jeu d’opposition : il y a la fraternité, il y a l’amitié, mais il n’y a pas la camaraderie. Ce qui caractérise celles et ceux qui se reconnaissent comme camarades, c’est qu’ils construisent ensemble les éléments d’une action politique, et que leur lien est fondé sur cette construction.

On pourrait dire que c’est là, précisément, dans l’espace de la camaraderie, que la fraternité évanescente évoquée par Arendt peut trouver une manière de se prolonger. (Je ne dis pas qu’elle y est « dépassée » ; il ne s’agit pas de dépasser cette expérience, mais de la situer au sein d’un travail en quelque sorte plus étendu.)

Jodi Dean consacre ses recherches actuelles à la notion de « camarade ». Dans un de ses textes récents (« Four theses on the Comrade »), elle tente de spécifier la relation de camaraderie, en la distinguant justement des relations de parenté ou d’amitié, mais aussi de la fraternité au sens de Fanon et de Sartre, qui correspond à ce que vise Arendt : disons le groupe en fusion sans consistance intrinsèque, ou plutôt, dont la consistance dépend excessivement du rapport à l’ennemi.

Ce qui ne veut pas dire que la relation de camaraderie ne serait pas, elle, structurée par l’existence et par la reconnaissance d’un ennemi. Une des caractéristiques de la camaraderie est précisément que le rapport à l’ennemi y est structurant. Dean écrit : « “Camarade” nomme une relation qui est en même temps une division. La camaraderie est fondée sur le rapport entre une inclusion et une exclusion. N’importe qui peut devenir un camarade, mais tout le monde ne le peut pas. Il y a un ennemi ». Et plus loin : « Les camarades sont ceux qui se retrouvent du même côté de la division ».

(Je vous conseille d’aller aussi sur le site de People’s Congress of Resistance, auquel participe Dean en tant que militante. C’est, disons, une tentative pour constituer une ligne de division transversale ; on peut lire notamment leur manifeste pour en reparler une prochaine fois.)

Mais Dean précise que si la camaraderie est bien structurée par le rapport à l’ennemi, ce qui fait la consistance de son lien n’est pas le produit de ce rapport. En particulier, elle n’est pas le produit d’une haine qui a ajusté sa cible. C’est en ce sens que l’on doit distinguer la camaraderie de la fraternité qui repose sur la haine de l’ennemi. Une haine qui peut elle-même être interprétée comme ce qui vient nier ce qui nous nie.

La dialectique de Sartre est une dialectique de la négation, c’est-à-dire de la négation de la négation : « nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous ». En l’occurrence (puisque ces mots viennent de la préface au livre de Fanon), par la négation de ce que la colonisation a fait de nous.

Mais ce qui vaut pour le combat contre la colonisation pouvait valoir également pour le combat contre le capitalisme. Enrico Fenzi, dans le récit de son expérience des Brigades rouges (Armes et bagages, Belles Lettres, 2008, p. 255 sq.), dit s’être aperçu tardivement du fait que Sartre avait été le maître ignoré de sa génération (en tout cas de ses camarades des BR) et de la manière dont ils envisageaient la camaraderie. La Critique de la raison dialectique contient en effet la théorie de la réappropriation de la « totalité » de l’expérience (l’expérience générique de l’être-humain) par le biais de la négation de la négation. Sartre écrit que « le groupe se constitue comme l’impossibilité radicale de l’impossibilité de vivre ». Il s’agit de mettre en œuvre une force de négation par le biais du groupe en fusion qui dépasse la « série », la juxtaposition des êtres ; mais une force qui appelle elle-même son propre dépassement dans l’organisation. Une triade dialectique qui se termine par le retour au point de départ (l’organisation transformée en institution fait revenir à la juxtaposition inerte de la série).

Mais nous ne suivrons pas ici les triades de la dialectique spéculative. L’enjeu est pour nous celui de l’articulation de la double dialectique dont il a été question en commençant cette intervention.

Dans l’action politique, le travail pour maintenir ou renforcer la consistance du groupe est indissociable du travail de confrontation avec l’ennemi.  Cette confrontation n’est pas nécessairement frontale (on dira même qu’il vaut mieux qu’elle soit le plus souvent aussi indirecte que possible). Dans un groupe structuré avant tout par le partage de la violence, on peut parler d’un déséquilibre du point de vue des forces si l’on considère celles du groupe et celles de l’ennemi (Arendt note pour sa part, en citant Franz Borkenau, que le « tournant » qui creuse l’incommensurabilité des forces au détriment des révolutionnaires est le fascisme).

Mais on peut parler aussi d’un déséquilibre interne, dans la mesure où le groupe qui cherche avant tout l’expérience d’une fraternité dans l’exercice de la violence collective est focalisé sur  sa consistance interne. Cela peut sembler paradoxal, dans la mesure où il semblerait que les membres d’un tel groupe soient au contraire concentrés sur la pratique effective, et aussi frontale que possible, de l’antagonisme. Arendt dirait pourtant que c’est ce primat donné à la consistance, à la cohésion interne, qui empêche leur action d’avoir une réelle portée du point de vue de la logique de l’antagonisme. Mais elle dirait aussi que c’est également ce qui empêche le groupe de s’assurer de sa propre consistance. Il est voué à demeurer transitoire, parce que dans sa manière même de se soucier de sa propre cohésion, il est trop dépendant de l’existence de l’ennemi.

 

En réalité la consistance du groupe n’est pas le fruit d’une négation de l’être de l’ennemi (le colon), ou de l’être qu’a fait de nous cet ennemi (le colonisé). Le travail de la consistance n’est pas le produit d’une négation retournée, d’une négation dialectiquement inversée, renvoyée à sa source. Elle n’est pas le fruit d’une négation de la négation.

On pourrait dire que c’est précisément dans les groupes qui s’en tiennent à la logique de la négation de la négation que se vérifie l’inconsistance structurelle dont parle Arendt.

Pour autant, elle touche juste, presque malgré elle ou en tout cas contre son intention critique, lorsqu’elle souligne la force de cohésion propre à la violence collective. En ce sens, il est bien vrai que l’exercice de la violence politique constitue une menace pour le pouvoir. Non pas tant, aujourd’hui, une menace directe qu’une menace indirecte.

La violence collective n’est pas tant force de négation que force de cohésion. Elle n’a pas une vocation cathartique, ou du moins pas seulement (on ne peut nier cet aspect ; et il est vrai qu’il vaut mieux faire du mal à l’ennemi qu’à soi-même ou à ceux qu’on aime). La positivité de la violence, de la fraternité-sororité éprouvée dans le partage de la violence a une vocation de délimitation qui renforce l’espace de l’intériorité commune (en termes plus psycho-sociologiques : le « sentiment d’appartenance »).

L’ennemi n’est pas nié. Nier l’être de l’ennemi, ce serait soit le dénier (il n’y a pas, ou plus, d’ennemi), soit le détruire (fantasme d’extermination). Ce qui peut être détruit, c’est son pouvoir. L’être de l’ennemi n’est pas structurant en tant qu’il m’oblige à nier ce qui me nie. Il est structurant dans la mesure où il se trouve exclu de l’espace d’intériorité. Il est structurant, autrement dit, dans la mesure où il permet de tracer la limite, en marquant ce qui ne peut jamais être admis du côté intérieur de cette limite.

C’est en même temps qu’une consistance se pérennise et que le rapport à l’ennemi trouve sa juste place. Ce rapport n’est pas ce qui définit l’objet du partage. Cet objet, ce n’est pas non plus le collectif en tant que tel. C’est ce que le collectif cherche à inscrire dans le monde. On pourrait dire : l’objet, c’est l’expansion de la limite d’intériorité.

On ne sera pas tenu de fantasmer une expansion à l’échelle de « l’humanité ». C’est ce que nous rappelle Jodi Dean lorsqu’elle écrit : n’importe qui peut devenir un camarade ; n’importe qui, précise-t-elle, mais pas tout le monde « anyone, but not everyone »).

On pourrait alors parler d’une expansion de la camaraderie. La fraternité analysée par Arendt est un élément possible, parfois nécessaire sans doute, de cet espace en expansion.

 

 

  1. Formes du collectif

Dans une intervention lors d’un colloque organisé pour l’anniversaire de la  révolution d’octobre, Gigi Roggero soulignait que le problème des militants révolutionnaires, de nos jours, n’était pas de sombrer dans la dépression. Le problème est inverse : c’est celui de l’auto-satisfaction.

Cette auto-satisafaction, comme le disent Arendt ou Welzer, peut accompagner le fait de se sentir héroïques, et à ce titre séparé des autres, de ceux qui sont enfermés dans la médiocrité du stade terminal du monde dit « occidental ». Ce type d’auto-satisfaction  caractérise un certain type de groupes (disons les groupes tentés par les formes diverses du nihilisme), au sein desquels l’intensité émotionnelle du partage de la violence et le fait de trouver, dans ce partage, une appartenance, semble en effet  remplir l’horizon politique dans son intégralité. Le partage de la violence y est le vecteur exclusif de la cohésion du groupe, ou le mode central d’intensification et d’amplification du foyer de transindividualité. Ce qui est critiqué à juste titre par Arendt, c’est le fait que la pratique de la violence collective donne à elle seule une forme au collectif ; à un collectif menacé de rester informe, ou de retourner à l’informe, une fois retombée l’intensité associée à l’exercice collectif de la violence.

 

Mais dans son intervention, Gigi Roggero visait d’autres modes de l’auto-satisfaction. Et notamment, me semble-t-il celle qui repose sur d’indéniables avancées politiques ; celle qui accompagne le fait de réussir à conquérir un peu de pouvoir politique réel, dans un monde où cette conquête semble impossible, ou confondue avec les semblants médiatico-parlementaires.

Quelle que soit notre admiration pour l’EZLN ou pour le travail fait dans les ZAD, on ne peut y trouver un modèle politique complet. Le modèle politique (si nous devons bien chercher quelque chose de tel qu’un modèle) n’est pas celui de la libération des espaces, des zones d’autonomie définitive (ce qui est certes bien mieux que les zones d’autonomie temporaire).

Entendons-nous bien pour éviter les fausses polémiques : l’action de l’EZLN, ou celle des « zadistes », a incommensurablement plus de portée politique que la tenue d’un séminaire, ou que l’écriture d’un livre. C’est une évidence, mais cette évidence ne nous dispense pas d’être lucides. Disons que l’on ne peut plus rester dans ce rapport tétanisé qui empêche toute analyse critique, sous prétexte qu’il faut toujours aller dans le sens de ce qui se construit, qu’il faut « faire exister » ce qui est déjà là, etc. C’est une manière d’interdire toute critique constructive – parce qu’il s’agit bien de partir de ce que des expériences comme l’EZLN ou la ZAD ont apporté, de construire à partir d’elles.

La limite de ce modèle politique tient à ce qu’il ne met pas directement en danger le pouvoir de l’ennemi – un pouvoir relativement décentralisé, qui correspond à un ensemble de nœuds sur un réseau.

On pourra choisir la description que l’on préfère parmi celles qui sont proposées de Empire de Negri et Hardt à À nos amis du Comité invisible. On en gardera l’idée que les nœuds de concentration du pouvoir dans l’économie-monde se trouvent autant dans des instances supra-nationales (ONU, FMI, etc.) ; dans les  États, une fois admise l’énorme dissymétrie dans leurs poids respectifs (et en soulignant le rôle de police du monde que les   États-Unis se sont arrogés depuis la guerre du Golfe : voir Empire, 228-229) ; mais aussi dans les espaces qui permettent à la fois le façonnement des sensibilités et la transformation globale des agencements sociaux (Google, Facebook, réseaux de communication, de transports, d’énergie, etc.).

 

Le « problème que l’on ne peut résoudre », et qu’il faut pourtant se poser, c’est donc celui-là : l’absence d’une capacité, de notre côté, à attaquer les lieux de concentration du pouvoir. Ce qui veut dire que l’on ne saurait compter sur un « effondrement » du pouvoir, du seul fait de la prolifération des espaces libérés. De ce point de vue, le « pouvoir destituant » est un mythe qui comme tel a bien une efficacité, mais une efficacité limitée.

 

Pour trouver une voie de solution à ce problème qu’on ne peut résoudre, faut-il revenir à la question-de-l’organisation, à l’autonomie du politique, voire au Parti ? On dira : tout dépend de la manière dont on entend ces termes, et dont ils peuvent éventuellement être délivrés des polémiques anciennes Ce qui est sûr en tout cas, c’est que leur convocation fait revenir un spectre : celui de la réponse formaliste au problème du manque de forme.

La forme-parti (version NPA par exemple, en tant que c’est un parti qui continue de ne pas définir son existence par son inscription dans le jeu parlementaire) est rassurante précisément parce que c’est une forme posée à part en tant que forme. Mais c’est aussi ce qui lui a attiré des critiques parfois tout à fait ajustées.

On pourra souligner ici l’importance politique de la critique faite par Simondon de l’hylémorphisme ; lequel se caractérise par le fait de concevoir la forme dans une relation d’extériorité à ce qui est dès lors constitué en pure matière, en matériau intrinsèquement indifférent, par lui-même informe, et qui comme tel appellerait justement sa mise en forme.

 

 

(On reviendra sur ce point dans la troisième séance. Notons seulement pour le moment que, avant Simondon, c’était bien le problème de la dialectique spéculative : ne pas séparer forme et matière ou forme et contenu. Pour Hegel, comme pour beaucoup de post-kantiens, le problème était bien de surmonter la séparation – séparation à l’intérieur du sujet entre les « facultés » (entendement, sensibilité, raison) et séparation dans la communauté (par quoi le post-kantisme s’interprétait lui-même comme prolongement et accomplissement de la révolution politique française). La séparation forme/matière est l’une de celles qu’il s’agissait de surmonter. Nous parlerons sans doute du passage de la Logique de l’essence où il est question de la forme, parce que c’est là (dans la Science de la Logique) que sont mises en place les catégories fondamentales du système hégélien). Mais comme la question de la forme a une évidente résonance esthétique, on évoquera aussi, sans doute brièvement, l’articulation des trois formes de l’art dans l’Esthétique.)

 

Pour revenir au problème posé : disons qu’il s’agit bien de se dégager d’une alternative infernale : d’un côté l’extériorité de la forme (hylémorphisme) ; de l’autre, l’idée que la forme émerge de la vie collective, en est l’expression évidente. La solution de Agamben, dans son texte « Forme-de-vie », me semble proche de cette perspective : il s’agirait en quelque sorte de révéler à elle-même la forme-de-vie, en la délivrant précisément de tous les formalismes.

Au regard de cette seconde voie, il s’agirait alors de maintenir une relative extériorité de la forme. Ce qui peut signifier : pouvoir se référer à autre chose qu’à la consistance interne du collectif, à son endo-consistance spontanée lorsqu’elle n’est pas entravée par les formalismes.

Est-ce que ce point de vue, cet écart par rapport à la solution suggérée par la convocation de la forme-de-vie, nous reconduit aux parages du « symbolique » et de son ordre propre, comme le voudraient les lacaniens ?

 

C’est semble-t-il dans ce sillage que l’on peut répondre : ce qui donne forme à un collectif, c’est le geste de se référer  à des principes communs ; des principes intangibles, admis par tous, et qui structurent la pensée et la perception collective parce qu’ils sont, d’une certaine manière, constamment gardés en vue.

Et de fait, c’est bien l’invocation des principes égalitaires qui était en jeu pour les révolutionnaires français, et avant eux pour les Niveleurs anglais – et entre les deux, pour tous ceux qui ont fait la transitions entre ces révolutions dans l’ensemble de l’économie-monde, dont Linebaugh et Rideker ont fait l’histoire dans l’Hydre aux mille têtes.

 

Mais comment ? Une fois dit qu’on doit se référer à des principes, on ne dit pas encore comment se trouve une forme.

Et que veut dire au juste « relative extériorité de la forme » ? Est-ce que cette extériorité renvoie à une exigence ? à une « Idée » ? à une logique ?

 

La prochaine fois je reviendrai donc sur la question de la forme à partir de quelques passages de Hegel, Badiou, et Simondon. On essaiera de tirer les conséquences de ces bouts de lecture, les conséquences politiques, et les conséquences pour une pensée du collectif politique.

Pour le moment, on peut poser ceci – et je finirai là-dessus.

 

Je rappelais en commençant que l’on pouvait distinguer une dialectique de la consistance et une dialectique de l’antagonisme. Mais les questions que l’on vient de soulever (auxquelles nous sommes contraints de répondre) nous indiquent une complication.

C’est à l’intérieur même de la dialectique de la consistance qu’il nous faut distinguer deux niveaux : d’une part celui du collectif, où peut se poser proprement la question de la consistance du transindividuel.

D’autre part celui de ce que Oliver Feltham appelle la logique de l’action commune. Je ne reviens pas sur le motif de « l’alliance », qu’il développe dans son livre Anatomy of failure, dont nous avons parlé l’an passé. Je garde seulement l’idée d’une logique de l’action commune.

De celle-ci, nous pouvons dire que Simondon en donne une image lorsqu’il parle du réseau d’actes « éthiques », que nous avions évoqué aussi l’année dernière. Il y a un réseau d’actes éthiques (c’est-à-dire d’actes qui ne sont pas fous, clos sur eux-mêmes ; disons alors plutôt : un réseau d’actes libres) ; il y a un réseau d’actes libres lorsqu’« il y a une résonance des actes les uns par rapport aux autres ». C’est-à-dire que les actes, disséminés sur un large territoire (le paradigme récent en est donné par le « mouvement d’occupation des places ») ou bien en divers points du temps , peuvent néanmoins se relayer, se reprendre, créer un espace qui se surajoute à l’espace déjà donné, et un temps spécifique qui est celui de l’action commune.

On aura certainement l’occasion de voir que ce réseau d’actes a pour caractéristique de briser le temps linéaire, dans la mesure où il permet la reprise d’actes passés. On avait vu la dernière fois que cette reprise est celle de la possibilité du possible, qui n’a pas disparu avec la réalisation contingente d’un possible (celui-ci n’est pas devenu nécessaire du fait d’avoir été réalisé, comme y insiste Kierkegaard).

Mais ce qui importe pour nous aujourd’hui est de voir qu’un tel réseau, et la logique qui le parcourt, ne suppose pas un collectif, un foyer de transindividualité, ni même un « collectif de collectifs ». Léna Balaud le montre dans un texte déjà cité (« Hétérologie », disponible sur le site) que nous devons envisager l’action politique en tant qu’elle n’est pas supportée par le même d’une communauté politique ; autrement dit : elle n’est pas portée depuis l’inséparé, dont le primat maintenu fait la consistance d’une communauté.

C’est pourquoi l’action commune doit être reconnue indépendamment de toute communauté politique. La politique, dit en substance Léna, c’est ce qui se travaille aussi au défaut de toute communauté politique effective, entendons ici : de tout monde commun au sens de Descola.

L’action commune doit cependant être reconnue en tant que telle. C’est dire qu’elle doit s’imposer comme logique spécifique, identifiable. Elle doit s’imposer pour ceux qui la portent ; mais elle doit aussi, indissociablement, s’imposer à l’ennemi.

 

Le chemin paraît bien long. Il semble même qu’il n’y ait pas de chemin. Mais justement, il y a des seuils qui sont franchis, parfois, alors que nous n’avions pas même l’impression d’avoir emprunté un chemin.

 

Occasion peut-être de citer une fois encore cette phrase de Kafka :

« Il y a un but mais il n’y a pas de chemin ; ce que nous appelons chemin, c’est notre indécision. »

 

 

 

 

 

 

References   [ + ]

1. La grève générale comme mythe. Image motrice, et non connaissance. Inexacte du point de vue de la connaissance future, mais puissance de mobilisation subjective aujourd’hui. « Mythe » : au-delà de la raison. Cf. « l’intuition » bergsonienne (102-109). Contre la « petite science »positiviste : au-delà du discours se dégage une région obscure. Comme la production est une réalité fondamentale, c’est-à-dire obscure, la transformation révolutionnaire doit également le rester – contre les programmes, anticipations, etc. Progrès de l’industrie contre utopisme (117-121).