Séance 1 : Violence et dialectique

Reprise

Je voudrais commencer par rappeler certains éléments des séances de l’année dernière, en repartant du titre que nous avons donné à ce séminaire : paradigmes de la division politique – en insistant notamment sur le pluriel des « paradigmes » et sur l’unicité de « la » division.

 

Nous avons vu tout d’abord qu’il existe plusieurs modèles pour penser la politique, et en particulier celui du gouvernement et celui de la guerre. Nous avions envisagé ces modèles à partir du travail de Foucault, et des déplacements internes à son œuvre.

(Je renvoie à la première séance. Je renverrai souvent au site, qui doit être pris comme un outil de travail pour cette année. Je précise qu’il n’a pas vocation à s’en tenir à la publication des textes de ce séminaire, mais qu’il est pensé pour accueillir d’autres contributions et d’autres intervenants.)

Mais nous avons vu aussi que le concept de « modèle » n’est que l’une des ententes possibles de ce qui fait paradigme. Nous y avions ajouté au moins deux ententes : celle de l’analogie et celle de l’exemple.

Gilbert Simondon a développé une méthode analogique, un « paradigmatisme analogique », pour concevoir les processus d’individuation. Il parle assez peu de politique au sens où nous l’entendons ici, mais il indique cependant que les analogies qu’il développe, basées sur une étude des apports de la thermodynamique de son époque, permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans les situations politiques.

Ce qui s’y joue, en particulier, lorsque celles-ci sont métastables, c’est-à-dire lorsqu’elles sont sur le point de subir un bouleversement, même si l’on ne peut anticiper la forme que prendra ce bouleversement, ou son résultat.

Simondon convoquait les « situations pré-révolutionnaires », mais il prenait l’exemple de la Grande peur, et, implicitement, l’analyse qu’en avait faite Georges Lefebvre. (Je renvoie ici à la séance 4, bientôt mise en ligne)

Nous avions aussi, en fin d’année, fait usage de cette analogie, mais en la déplaçant, puisqu’il n’y était plus question de situations métastables localisées, mais d’une approche du système-monde. Nous voulions envisager les tensions dans lesquelles se trouve aujourd’hui le développement capitaliste, confronté à ses limites, qui sont aussi les limites de la nature – pour reprendre les termes de l’analyse  de Jason Moore.

Ces tensions, j’évite à dessein de les nommer « contradictions », pour marquer la distance avec une certaine entente de la dialectique, qui associe le thème de la contradiction immanente à un processus (en l’occurrence, celui du développement capitaliste) à ce qui doit être le résultat nécessaire de ce processus et de cette contradiction. Dans l’analogie proposée par Simondon, il n’y a justement pas de nécessité. Si nous devons reprendre l’idée de dialectique, c’est en tenant à distance le postulat d’une nécessité historique. Mais je vais insister sur ce point dans l’ensemble de cette séance.

Enfin, la troisième entente du concept de « paradigme » était celle de l’exemple envisagé non comme modèle (donc avec la connotation normative que peut avoir le terme « exemple ») mais comme cas : comme cas particulier qui renvoie à l’existence d’un ensemble.

S’agissant de la politique, Patrizia avait souligné, en prolongeant Rancière, que l’ensemble (« politique ») était en l’occurrence le fruit de l’existence des exemples (les cas singuliers de la politique).

Elle rappelait aussi qu’il n’y a pas de définition figée ou de théorie de la politique : il y a une étude de ses cas, qui nous permet de cerner ce qui se manifeste comme situation politique, et ce qui peut s’en reprendre.

Par « politique », il faut dès lors entendre, non un invariant qui ferait l’objet d’une science (« humaine ») spécifique, non pas non plus l’objet d’un savoir philosophique régional (la « philosophie politique »), mais l’ensemble des situations dans lesquelles se manifeste le conflit qui a pour objet la définition même de ce qui est commun.

Nous sommes ici au plus proche de ce que nous dit Rancière dans la Mésentente. Mais j’aimerais ici insister sur le fait que, dans la mesure où il y a conflit, il y a au moins deux côtés. Ce qui a pour conséquence décisive que « la » politique, c’est la politique « pour nous », c’est-à-dire « d’un côté ». Ce qui ne veut pas dire : dans telle situation historique déterminée ; car cela supposerait que dans telle autre, « politique » a ou aura un tout autre sens (c’est la perspective du « relativisme historique »). La politique « pour nous » indique la conjonction d’une tradition et d’un parti-pris.

Disons que la tradition, notre tradition, c’est celle des luttes de classes.

Marx a peut-être eu tort de faire de ces dernières le moteur de l’Histoire. Elles sont bien plutôt l’indication d’un choix que nous devons faire. Non pas d’abord celui d’appartenir à telle ou telle classe ; mais avant tout celui de considérer que ce conflit existe, et que c’est seulement à partir de lui que se laisse cerner l’existence même de la politique.

La politique « pour nous », ça veut dire, bien sûr, de notre point de vue, mais ce point de vue n’est pas seulement situé dans le temps historique (notre présent, les exigences propres à notre situation, etc.). Il est situé comme parti-pris qui choisit un côté contre l’autre ; et qui pour cela choisit tout d’abord de choisir un des deux côtés.

Voilà, donc, ce qu’on peut entendre par « notre » tradition : c’est, pourrait-on dire, celle qui garde en vue le fait que le commun auquel se réfère le travail politique est toujours un commun divisé – et que cette division a sans doute plusieurs formes.

C’est pour penser ces formes que nous avons commencé à questionner le paradigme (ici au sens du modèle) de la guerre, que Foucault remettait en question dans l’autocritique qui ouvrait le cours de 1976.

Il nous faudra certainement reprendre et approfondir cette année l’analyse et la critique de ce modèle. Mais ce qui est clair en tout cas, c’est qu’il y a un antagonisme, un « de part et d’autre », deux côtés qui sont en lutte l’un contre l’autre, et que la saisie politique, c’est bien en ce sens la saisie de la division politique. Une division qui s’entend donc d’abord à partir du choix de considérer qu’il y a conflit, et que « politique » nomme l’irréductibilité du conflit.

C’est par ce biais, par le biais du travail de la division, que nous rencontrons inévitablement sur notre chemin la question de la dialectique.

J’évoque donc ici une division, et comme j’ai parlé de deux côtés, on peut entendre que cette division renvoie bien à une dualité (comme le voulaient Marx et Engels dans leur version de l’antagonisme de classes, dans la réduction des divisions de classes à celle qui séparait le camp des prolétaires et celui des bourgeois). C’est bien l’un des enjeux de cette année : le rapport entre dualité (de la division) et pluralité.

Le pluriel est contenu dans notre titre, mais du côté des paradigmes – insistons en particulier sur le pluriel des cas. Le titre de notre séminaire comporte bien dès lors une tension interne, entre cette pluralité et l’unicité de la division ; ou, si l’on veut, pour être plus complet, entre la pluralité des paradigmes, la dualité de la division, et l’unicité de la division politique. (Nous retrouvons les termes chers à Badiou : multiple, deux, un, et la question de leur bonne articulation.)

L’un des fils rouges de cette année sera donc le suivant : essayer de voir comment l’on peut, ou non, accorder pluralité et dualité. Ou encore, comment articuler le multiple, le deux et l’un – l’un du deux (« l’un du deux », ici : il y a la division politique).

On pourra ainsi tenter de mesurer la juste extension de « l’ontologie pluraliste » qui sert de socle à bien des réflexions contemporaines. D’une certaine manière, il s’agit d’aller au-delà de cette ontologie, du moins en tant qu’évidence indépassable qui fournirait le schème de réponse aux questions que l’on pourrait se poser. Un peu, justement, comme la dialectique a pu le faire à une autre époque.

(La dialectique est un mauvais schème de pensée parce qu’elle ouvre toutes les portes, disait Toni Negri. On semble demander un peu la même chose au schème pluraliste aujourd’hui. C’est une tentation philosophique dont il faut se garder. Il s’agit toujours de localiser la portée d’un schème conceptuel.)

Voilà donc pour situer quelques enjeux. Je reprends le résumé, en insistant maintenant sur ce qui a été dit surtout dans les dernières séances.

 

  1. Nature

Repartons des éléments par lesquels nous avons essayé de caractériser la situation actuelle. Pour ma part, je me suis avant tout appuyé sur l’analyse de Jason Moore dans Capitalism in the web of life. J’en ai rappelé la thèse centrale : les limites du capitalisme sont les limites de la nature. Les limites du capitalisme sont les limites qu’il rencontre et sur lesquelles il vient buter, et non plus celles qui lui permettaient jusque-là son expansion, en relançant sa dynamique(jusque-là le capitalisme avançait en déplaçant ses propres limites, en ouvrant de nouveaux espaces). Les limites de la nature sont celles de de la nature qu’il a produite, en tant qu’il est une « écologie-monde », et pas seulement une économie-monde.

Cette perspective pour reprendre l’analyse du capitalisme contient une manière d’entendre un motif qui a été introduit depuis une bonne vingtaine d’années, par Stengers et Latour notamment (du moins ce sont eux qui ont été influents dans cette voie), puis par Descola (dont nous avions parlé lors de notre deuxième séance l’an passé). Un motif selon lequel ce qui est mis au compte des questions écologiques vient redéfinir ce que nous pouvions entendre jusque-là par « politique ». Ce serait un changement de paradigme – et c’est bien ainsi que Moore présente son concept d’« écologie-monde ». Un changement qui a indémêlablement, nous y avons insisté, un sens épistémologique et politique.

Disons deux mots de ce courant de pensée que l’analyse de Moore permet à la fois de prolonger sur certains points et de tenir à distance. L’état de la planète (ce que Stengers et Latour croient bon de nommer « Gaïa ») fait intrusion dans la politique, et nous oblige à redéfinir ce que nous pensions être ses catégories. En particulier, cela nous oblige à redéfinir le sens même du mot « communauté ». Et tout d’abord, l’extension de la communauté impliquée dans les décisions politiques. Selon la ligne de pensée inaugurée par Stengers et Latour, la communauté politique n’est pas seulement celle des humains, mais celle que ces derniers compose avec les non-humains, ou les autres qu’humains.

Cette composition est toujours locale, localement effectuée : on ne peut parler que de telle ou telle communauté « hybride » dans telle ou telle région de la planète, de telle forme de vie, agencement d’humains et de non-humains (ou de plus qu’humains, comme dirait Theo Sturgeon) inséparable de son monde, défini par la manière spécifique dont ce qui y apparaît apparaît, y est inscrit dans un tissu sensible et/ou signifiant.

Dans cette voie l’évidence supposée du fond pluraliste est plus que jamais mobilisée : il y a une pluralité de mondes, qui sont toujours des compositions d’humains et d’autres qu’humains.

Je l’ai dit : la politique concerne la définition même de ce qui est commun. En ce sens, il semble bien ajusté d’étendre la communauté politique au-delà des seuls humains (en tant que toujours composée d’humains et d’autres qu’humains ; d’une pluralité d’humains et des agencements sensibles qui les font tenir, seuls et ensemble ; de peuples et de milieux). Cette extension du commun de la communauté politique, donc, est  importante pour la politique ; mais elle ne suffit pas à  cerner son objet.

Car la définition même de ce qui est commun est avant tout le lieu d’une bataille (d’un litige, dit Rancière). Dit autrement : avant la question de l’extension de la communauté en jeu dans la politique (et pour poser correctement la question de cette extension), il y a celle de la division de cette communauté. Plus encore : il y a celle du choix de voir, ou de recouvrir, la division ; et celui de la nommer.

C’est pourquoi les travaux inspirés de Latour ou Descola, s’ils ont bien une fécondité et une importance, sont exposés au risque d’une entente édulcorée de la politique, ou à celui de faire l’impasse sur son réel, qui est celui de la division, et peut-être plus encore du double choix attaché à cette division (le choix d’un parti-pris, et le choix en quelque sorte préalable, ou impliqué, de prendre en compte la division elle-même).

(Je renvoie au texte, Nous ne sommes pas seuls, rédigé par Antoine Chopot et Léna Balaud. Je ne fais ici que résumer et suivre leur propos.)

Pour poser la question un peu abruptement : comment faire pour que la nécessaire reproblématisation de la politique à partir de « l’intrusion de Gaïa », c’est-à-dire de l’état de la planète (le monde un qui affecte tous les mondes – et non les englobe), ne conduise pas à une imposture ?

Une imposture : celle qui conduit à invoquer la nécessité de grands bouleversements politiques tout en faisant l’impasse sur la pensée des modes de cette transformation.

Comment faire pour que la pensée qui veut la transformation radicale de nos catégories politiques ne soit pas l’occasion de trouver des niches qui permettent de penser  l’avancée du désastre et ce qui tente de s’y soustraire, sans que soit posée la question des conséquences de cette pensée ?

Je dis « conséquences » et pas « application » ou « passage à la pratique », parce que ce ne sont  pas des termes adéquats dans la mesure où ils exposent au  risque d’éluder la dimension du saut – le saut de la pensée à l’existence dont parle Kierkegaard et qui, justement, est au cœur de son entente de la dialectique. On verra que, en ce sens, ces termes (application, passage à la pratique) ne sont justement pas assez dialectiques.

Les conséquences renvoient à la fois à l’enchaînement nécessaire des raisons e des idées (logique) et à à la disposition qui prend acte de cet enchaînement, et y conjoint une volonté (éthique). C’est l’articulation entre logique et éthique, ainsi entendues, qui est notre objet. Une articulation, et non une confusion : c’est sur ce point-là précisément que vont se différencier les dialectiques de Kierkegaard et celle de Hegel, comme on le verra tout à l’heure.

Mais revenons tout d’abord à l’intrusion de Gaïa, au monde un qui s’impose à tous les mondes. La difficulté est que l’on ne voit justement pas comment envisager l’articulation entre logique et éthique lorsque ce qui est en jeu, c’est l’état de la planète. Dans la mesure où le problème est « global », on ne voit pas comment le traiter. Le fond pluraliste, l’ontologie pluraliste devenue évidence commune des philosophes et des militants, nous a appris que l’on ne doit traiter que les problèmes susceptibles de recevoir des déterminations précises, et des solutions locales. Ce qui s’est épuisé, avec la dialectique héritée de Hegel, c’est une certaine façon de disposer de schèmes d’analyse globaux. On en conclut qu’il ne faudrait se poser que les problèmes que l’on peut résoudre. Donc des problèmes précis, ponctuels ; des points identifiables, qu’on peut circonscrire, etc.

C’est justement cela, la solution pluraliste : celle qui tient pour évidente l’implication logique qui irait de « il n’y a pas de tout » à « il n’y a que des situations locales ». Ou qui considère que ces deux énoncés « il y a le tout » et « il n’y a que des situations locales » constituent les termes d’une alternative indépassable. Cette solution se concilie très bien avec la possibilité de trouver des petites niches qui permettent de poursuivre une œuvre de pensée radicale et subversive tout en éludant la question des conséquences.

Or il s’agit précisément de se poser un problème que l’on ne peut résoudre. Et en particulier : un problème que l’on ne peut résoudre sur les bases de l’ontologie pluraliste.

Ce problème, c’est donc celui de la manière dont s’impose à nous un certain état de la planète. Ce qui s’impose à nous, c’est bien l’état de la planète en tant qu’il nous oblige à réviser nos catégories d’analyse politique ; l’état de la planète en tant qu’il oblige à repenser les termes mêmes de l’action politique.

Mais plus encore, le problème, c’est que ce qui s’impose à nous est le fruit d’une action, le fruit d’une volonté.

Cette action est tout d’abord un acte de violence : celui de  l’accumulation « primitive » en tant qu’elle est perpétuellement reconduite, et qu’elle est la source de ce qui s’impose comme état de la planète.

C’est ce problème qu’il nous faut poser, même si c’est un problème qu’on ne peut résoudre.

On ne peut le résoudre en pensée ; on ne peut le résoudre par la pensée ; et on ne peut non plus le résoudre, pour l’heure, par l’action politique.

On va insister aujourd’hui sur cette action violente, et sur la réponse qu’elle appelle. Mais je fais tout d’abord un petit détour pour mettre en perspective les implications plus directement politiques des questionnements de notre séminaire.

Pour s’en tenir aux parti-pris qui sont ceux de ce séminaire, on pourrait demander : l’intrusion du monde un ou de la nature en tant qu’elle redéfinit l’entente de la politique nous permet-elle encore de confier le travail politique à ce à quoi nous l’avons confié jusqu’ici ? À savoir : aux formes du débordement, aux formes que se donne le débordement des formes instituées (politique extra-parlementaire, politique des « mouvements », activisme).

Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu’il ne s’agit pas de dire que, comme les problèmes sont globaux, on ne peut faire l’économie du passage par les instances de gestion du monde globalisé. On laissera ceux qui pensent ainsi s’enfoncer dans leurs stériles compromis.

On ne reviendra pas sur ce parti-pris-là : nous ne pouvons confier l’action politique à des groupes qui permettent de faire fonctionner les institutions de l’État, ou celle des organes de la gestion économique mondialisée.

Pourquoi ? Avant tout parce que les rythmes qu’imposent ces institutions ne correspondent pas à la temporalité appelée par la réponse à apporter à l’état de la planète.

Que l’on pense à la France insoumise, à Podemos ou à Syriza, le problème n’est pas celui de la récupération, mais celui de l’action prise dans le semblant, c’est-à-dire ce qui se donne comme action politique, mais n’en est que l’esquive. Le calendrier politico-administratif est fait pour diluer dans un temps étirable à volonté l’urgence de l’action, qui s’y trouve nécessairement désamorcée.

Le travail que nous faisons dans ce séminaire suppose (et accompagne) l’existence de la politique entendue comme organisation de la révolte. En anticipant un peu sur la prochaine séance, on pourrait dire qu’il faut qu’il y ait les deux : « révolte » et « organisation » ; mais que les deux ne soient pas dans un rapport qui serait celui d’une forme à une matière ; et pas davantage celui de l’expression d’un fond vivant dans ce qui ne serait qu’une forme émergente, une forme qui émergerait à partir de ce fond.

Ce qui devrait être clair en tout cas : si la révolte venait à s’éteindre (comme le veulent les dirigeants français actuels, soucieux d’américaniser les conditions de la vie politique française, côté rue), alors notre travail, celui que nous faisons dans ce séminaire, n’aurait plus de sens. Je ne dis pas qu’il ne serait plus vrai, c’est une autre question. Mais il disparaîtrait comme travail pertinent, et sa justesse éventuelle deviendrait invérifiable.

 

  1. Appropriation

J’ai évoqué tout à l’heure ce qui constitue  le foyer du développement capitaliste, à savoir la dite « accumulation primitive », c’est-à-dire l’appropriation qui a permis ce développement. Je voudrais repartir de là pour que nous puissions introduire maintenant plus directement la question de la violence.

La « prétendue accumulation initiale », c’est celle qui est décrite à la fin du livre I du Capital. J’en rappelle sommairement les grandes lignes. Le terme « accumulation initiale » renvoie à la fable libérale selon laquelle il y aurait eu, il y a fort longtemps, une division entre les hommes capables, par leur travail, d’en accumuler les fruits, et les fainéants. Tout naturellement, ces derniers en seraient venus à dépendre des premiers pour leur propre subsistance, et à devoir se vendre comme force de travail.

Cette fable est raillée par Marx dans  son analyse des « enclosures », c’est-à-dire de l’appropriation des terres communales, qui permettaient la subsistance des paysans libres, par les seigneurs féodaux. Dès la fin du XVème siècle et le début du XVIème siècle, les paysans, chassés de leurs terres, ont dû trouver leur subsistance comme main d’œuvre pour les manufactures lainières (les terres communales étaient transformées en pacage à moutons).

La base du processus d’accumulation capitaliste, nous dit Marx, c’est donc « l’expropriation hors de sa terre du producteur rural, du paysan » (Le Capital, Livre I, PUF, Quadrige, p. 806). Et cette expropriation est une initiative de cette nouvelle noblesse, « enfant de son siècle », dont l’argent était devenu le « seul seigneur et maître » (p. 809).

Une initiative violente, comme le sont toutes celles qui entraînent un bouleversement dans l’ordre de ce que Marx appelle les rapports de production ; on pourrait dire : un bouleversement des conditions matérielles et psychiques de la vie commune. D’où cet énoncé célèbre : « Chacun sait que, dans l’histoire réelle, le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence » (p. 804).

Dans ce chapitre, Marx se réfère à l’Utopie de Thomas More, précisément parce que ce texte ne peut être compris si l’on ne voit pas qu’il constitue une réponse directe à la violence expropriatrice des enclosures (Thomas More, l’Utopie, GF, p. 99-100). Le texte de More est paru en 1516. More a été un temps proche de Henri VIII (il a même été chancelier du royaume). Mais au moment de la rupture avec Rome, le roi l’accuse de haute trahison, l’emprisonne à la Tour de Londres (comme John Milton un siècle plus tard, pendant la Révolution anglaise) et le fait exécuter.

Marx cite More pour étayer son analyse de la législation draconienne qui a à la fois rétrospectivement légitimé et renforcé cette violence, notamment avec la répression du vol et de la mendicité (Marx, op. cit., p. 827-828).

Dans son ouvrage, More parle en effet d’une « conspiration des riches » et insiste sur le fait que leurs exactions sont renforcées par les lois de l’État (p. 231).

Hors de la société utopique (dans l’Angleterre du début du XVIème siècle par exemple), les riches se reconnaissent à ceci  qu’ils ne travaillent pas, qu’ils ne produisent rien , en tout cas rien de vraiment utile ; ce sont les pauvres qui travaillent (229-230). Il y a à l’inverse un éloge du travail  en Utopie, où il n’y a pas de riches, et où tout le monde travaille. Le travail y est donc valorisé, même si sa durée doit être limitée – elle ne doit pas excéder six heures par jour (148).

Mais ce qui nous intéresse ici avant tout, c’est que l’île  d’Utopie se caractérise par l’abolition de la propriété privée : « rien ici n’est privé, et ce qui compte est le bien public ». Même les maisons n’appartiennent pas à ceux qui les habitent : elles changent de locataire par tirage au sort tous les dix ans (144).

L’exigence centrale, en Utopie, c’est la mise en commun des biens (126-131).

Cette exigence n’est pas en elle-même originale : on la trouve dans les textes du christianisme dit primitif et ceux qui s’en inspirent, y compris les pères de l’Église.

(Pensons au chapitre XIV du livre 6 des Confessions de saint Augustin : « augustin et ses amis font des projets de vie commune » : on croirait avoir affaire à une description critique, mais une critique « interne », de groupes politiques radicaux de Paris, Rennes ou Berlin. Pour ces derniers, le problème est bien souvent celui de l’articulation qui peut exister entre l’enveloppe politique qui fait la consistance propre du groupe et  les enveloppes amoureuses qui s’y inscrivent et le mettent en tension. Une mauvaise articulation de ces éléments est la cause principale de la brouille, ou du climat malsain permanent, ce qui n’est pas mieux, de ces groupes. L’autre est l’incapacité à parler de politique ; je veux dire : à en parler en tant que chercheurs.)

 

Du point de vue de l’exigence de mise en commun des biens, on peut dire que More va jusqu’au bout d’une certaine logique, notamment lorsqu’il insiste sur le fait que les utopiens proscrivent l’usage de l’argent (165) (du moins entre eux ; ils n’en font usage que pour commercer avec les autres États). Car l’existence même de l’argent est la cause réelle de la mort des affamés ; c’est pourquoi « la pauvreté, qui semble avoir l’argent pour remède, disparaîtra dès qu’il aura été aboli » (232).

Il insiste aussi sur la nécessité de réduire autant que possible le nombre de lois édictées par l’ État, « car ils voient une suprême iniquité à tenir les hommes liés par des lois trop nombreuses pour que personne puisse jamais les lire d’un bout à l’autre, et trop obscures pour que le premier venu puisse les comprendre » (197). 1)Limites soulignées de l’Utopie de More : légitimation de la colonisation : esclaves nécessaires pour soutenir le régime d’Utopie (155-156). Relative égalité homme/femme dans la vie publique, mais soumission patriarcale au foyer (195).

 

Je ne veux pas spécialement m’engager dans une énième réhabilitation de l’idée même d’utopie ; ce qui me paraît intéressant dans ce détour par Thomas More, c’est de voir que l’intention même de la description d’une utopie en tant que type de récit littéraire, en tant que type de fiction, est une réponse à une situation historique concrète, à une violence inaugurale ; et que cette réponse à la violence de l’expropriation passe par le renversement de la logique même qui la sous-tend (appropriation privative, argent, prolifération législative).

La fiction utopique, c’est d’abord ce qui désigne en quelque sorte par contraste l’endroit exact où se place la violence exercée par l’ennemi. Elle est importante, moins comme projection imaginaire que comme démonstration de la nécessité du choix.

La violence à laquelle se réfère More est une violence « inaugurale », sans doute, mais j’ai déjà rappelé que nous avions beaucoup insisté l’an passé sur le fait que l’initiative qui correspond à la mise en place des enclosures n’est pas un événement unique. On doit l’envisager comme une action continue, comme Rosa Luxemburg l’a montré (dans l’Accumulation du capital, 1913) : l’accumulation n’était pas une phase ancienne du développement capitaliste, mais sa condition permanente. Le capitalisme repose tout entier sur l’accumulation en tant qu’initiative perpétuée.

Mais qu’est-ce qui, au juste, est approprié dans cette initiative ? Des territoires, sans doute (le dernier chapitre du livre I du Capital traite de la colonisation, qui vient compléter l’appropriation des communaux pour lancer la dynamique du capital). Mais la spécificité du capitalisme réside dans le fait que les territoires n’ont eux-mêmes de valeur que s’ils permettent l’appropriation du travail d’autrui.

Le Manifeste du parti communiste était déjà bien clair sur ce point : il ne s’agit pas tant de faire la critique de la propriété privée, du moins pas celle qui est « fondée sur le travail propre du producteur » (le Capital, p. 858) – le capitalisme se définirait plutôt par la raréfaction de celle-ci. Il  s’agit de faire la critique de l’appropriation du travail d’autrui. Et « communisme » nomme avant tout le démantèlement de toutes les formes que peut prendre cette appropriation.

Le complément apporté par Jason Moore est d’étendre l’entente de ce que recouvre le terme « autrui ». « Autrui » n’est pas seulement l’autre humain, mais l’ensemble des forces naturelles ; celles des vivants en particulier, mais aussi les forces telluriques. Si l’on veut, pour s’en tenir à la situation décrite par Marx au début du chapitre sur « la prétendue accumulation initiale », sont mis au travail et les paysans expropriés voués à devenir prolétaires, et les moutons placés dans les anciennes terres communales, et ces terres elles-mêmes. Ce qui fait tourner la machine du capital, c’est donc : l’activité  dans les manufactures, celle des moutons et la productivité des sols.

C’est sur ce point qu’il y a bien une résonance avec les problématiques centrées sur le rapport au non-humain. Mais c’est là également que se joue et que se comprend peut-être plus nettement une prise de distance avec leurs versions courantes.

Il s’agit bien d’étendre les outils de l’analyse politique pour qu’ils soient à même de saisir ce qui arrive pour les autres qu’humains ; de comprendre la manière dont ces derniers sont non seulement impliqués dans les décisions et les initiatives politiques, mais aussi dont ils les conditionnent. Et il s’agit bien, pour cela, de modifier le regard que l’on portait (que l’on était censé porté, car comme le remarquent Bonneuil et Fressoz, ces problématiques ne sont pas si récentes qu’on veut le faire croire) sur les autres qu’humains, et sur les relations que nous entretenons avec eux .

Mais il s’agit de réinscrire ces éléments à l’intérieur d’une analyse politique. En l’occurrence, cette analyse est celle de l’espace-temps généré par les initiatives ennemies (mettons de côté pour le moment le reproche fait à Moore de ne pas avoir pris en vue les mouvements de résistance  à ces initiatives). Cette analyse a du moins pour mérite de cerner ce qui demeure au centre du développement du capital, à savoir le travail.  Et plus précisément encore : la mise au travail, la constitution des forces vives en force de travail.

L’an dernier, nous avons croisé les analyses de Moore et celles de Foucault dans le cours intitulé la Société punitive. De ce cours, nous avions retenu que la force de travail n’est pas donnée comme telle, même après la perte des communaux et l’appauvrissement. Il faut tout un ensemble de disciplines corporelles et spirituelles pour constituer les vivants en force de travail, pour faire exister cette dernière comme telle.

L’apport de Moore est de montrer que c’est l’ensemble de la nature qui est mise au travail. Cette thèse implique un certain rapport entre l’état de la planète et l’existence des classes. Un type de rapport qui ne peut être correctement envisagé que si l’on récuse deux approches symétriques.

Premièrement, celle qui nous dit qu’au fond rien n’a vraiment changé depuis Marx ou Lénine ; qu’au centre, il y a toujours le rapport de classes, la lutte de classes somme seul vrai moteur de l’Histoire. Les « questions écologiques » viendraient seulement s’ajouter à cela, viendraient seulement colorer cette réalité fondamentale.

Deuxièmement, à l’inverse, l’approche qui considère que la référence même aux classes (où à l’égalité, voire même à la politique en tant que telle) appartient à la vieille façon de porter le conflit, dont il s’agirait de se déprendre, pour voir ce qui est véritablement central comme enjeu dans la lutte contre ce qui n’est pas seulement le capitalisme, mais l’occident, à savoir : les formes de vie, leur disparité irréductible, leur composition chaque fois singulière d’humains, de non-humains, de techniques et d’êtres invisibles.

Ajoutons que pour récuser ces approches, il ne suffit pas de s’en tenir au fait que les différences de classes sont plus que jamais soulignées par les effets du dérèglement climatique (je pense notamment à Mike Davis). Ou du moins il faut considérer que ce n’est là qu’un aspect de ce que nous avons à penser.

Le parti-pris que nous voulons garder (à Oliver et Patrizia de confirmer ou d’infirmer, ou à tous ceux qui veulent vraiment participer à ce séminaire) : la politique dans le capitalisme est inévitablement une politique de classe – ne serait-ce que parce qu’il existe bien quelque chose comme la classe des capitalistes. Mais les vecteurs subjectifs de la politique de classe antagonique se sont effondrés, comme l’ont montré tous ceux qui ont fait l’étude des impasses de l’ancien mouvement ouvrier.

On pourrait examiner ce qu’ont été les vecteurs subjectifs de ce mouvement (parmi lesquels on trouverait une valorisation du travail qui continue à avoir des effets aujourd’hui, effets que l’on peut juger désastreux).

Mais ce que je voudrais proposer, c’est de considérer que la critique de l’appropriation de la nature est aujourd’hui un vecteur subjectif de la politique de classes. Qu’il est même peut-être le seule à pouvoir relancer un antagonisme dans lequel la classe des désappropriés, comme le dit Dalie Giroux, ne se retrouve pas inéluctablement collée au fractionnement des identités sociales et à leurs intérêts disparates.

Il y a une division de classes qui peut tout à fait se penser à l’échelle de la planète (un global qui ne serait pas englobant, le global de la situation planétaire, qui existe comme situation singulière). Et cette division de classes a en son cœur la lutte contre l’appropriation capitaliste de la nature, du temps de la vie et du temps de ce qui permet à celle-ci d’avoir un sol.

Voilà la perspective politique, ou la proposition politique ; l’horizon qu’il s’agit de montrer, et de mieux voir.

Pour cela, l’un des chemins à prendre est celui d’un éclaircissement du concept de « division » en tant que concept central de la dialectique.

 

  1. Logique et éthique

On peut difficilement nier que Marx fut un dialecticien. Mais ce qui est intéressant pour nous, c’est de voir que son analyse de l’accumulation capitaliste ne s’intègre qu’imparfaitement à ce dont on a cru hériter de lui dans la voie de la dialectique matérialiste.

Repartons donc du point crucial : l’appropriation est une initiative historique. C’est une action portée par les militants du capital, et perpétuellement reconduite par eux. Les institutions de la gouvernance mondiale ont pour fonction d’entretenir les circuits du déjà tracé : par là disparaît qu’il s’agit bien d’une action, et d’une action perpétuée. Autrement dit, ce qui disparaît, c’est la violence primordiale, et sa permanente reconduction sous des formes nouvelles.

On pourrait dire que c’est pour penser cette violence que Marx a eu recours à la dialectique. Reste à savoir laquelle : quelle dialectique ?

Il est vrai que Marx a été dialecticien avant de faire l’analyse de la « prétendue accumulation initiale », soubassement de l’exploitation capitaliste. Il était, comme beaucoup, héritier de Hegel, et faisait usage du schème dialectique inventé par ce dernier.

Bien sûr, il tenait à distance, comme beaucoup d’autres aussi, « l’idéalisme » hégélien. Contre cet idéalisme, il montrait qu’il ne peut y avoir de résolution par la pensée des problèmes posés par les situations historiques. L’irréductibilité du « passage à la pratique » a ainsi longtemps pu passer pour la principale objection matérialiste à l’encontre de Hegel.

(En fait, ce type d’objection n’objecte rien à Hegel lui-même. Mais on aura l’occasion de revenir sur ce point.)

 

Marx était cependant fidèle à Hegel sur un point crucial, à avoir dans son usage du schème dialectique centré sur la négation, sur le « mouvement du négatif », en tant que ce dernier permet de déchiffrer la nécessité du processus historique. 2)Je renvoie à la séance du 8 juin du séminaire d’Oliver Feltham : « Logiques de l’action au XIXème siècle ». La dialectique spéculative, en tant qu’elle anime aussi la dialectique matérialiste, y est définie comme le mouvement de pensée qui saisit la manière dont la négativité produit ou révèle une totalité. Or la logique de l’essence montre qu’il ne peut y avoir de totalité si cette totalité ne se vise pas elle-même, autrement dit, si elle n’est pas téléologiquement orientée vers elle-même.

 

Avec l’opérateur de la négativité : la division est interprétée comme « mouvement du négatif ». Mais c’est un faux mouvement.

Notons que pour Deleuze, dans Différence et répétition, la mystification hégélienne intervient au niveau de la Logique de l’essence, dans le passage sur les « déterminations-de-la-réflexion » : Hegel veut montrer que la différence conduit nécessairement, conduit d’elle-même, à l’opposition, et de là, à la contradiction. C’est la nécessité d’un tel mouvement ou d’un tel passage que Deleuze conteste, pour y objecter celle de penser « la différence en elle-même », c’est-à-dire tout d’abord en tant que rien, dans son être, ne l’oblige à se dire comme opposition et contradiction, ou à évoluer « d’elle-même » vers l’opposition et la contradiction : « Nous disons non seulement que la différence en soi n’est pas “déjà” contradiction mais qu’elle ne se laisse pas réduire et mener à la contradiction, parce qu’elle est moins profonde, et non pas plus profonde qu’elle » (Différence et répétition, PUF, 1969, p. 73). C’est l’un de ces passages qui résonne comme un manifeste pour ceux qui développent l’idée d’une ontologie pluraliste aujourd’hui. Mais la voie pluraliste ouverte par Deleuze ne doit pas éclipser une autre voie, où l’on n’oppose pas la dialectique à un autre type de pensée, mais à un autre type de dialectique.

L’idée que la « négativité » n’est qu’un faux mouvement vient de Kierkegaard dans le Concept de l’angoisse (p. 169-170) : Hegel fait comme s’il était parvenu à mettre la pensée en mouvement. Mais c’est une sorte d’acte de foi, qu’il demande à ses lecteurs d’accepter comme tel, sous couvert de rationalisme élargi : il critique le caractère statique de la pensée qui s’en tient à l’extériorité de l’entendement, et y oppose la Raison en tant que pensée en mouvement, capable en tant que telle de ressaisir le mouvement même de la vie. Or il n’y a pas de mouvement en pensée, il n’y a pas de mise en mouvement des catégories logiques. C’est dans l’existence seule qu’il peut y avoir un mouvement. C’est là seulement qu’il peut y avoir quelque chose comme un devenir.

Ce que Hegel demande à ses lecteurs de présupposer, c’est au fond une confusion entre logique et existence. Et comme le lecteur est censé avoir admis dès le départ cette présupposition indémontrable, et fausse, il peut ne pas être étonné devant cette affirmation pourtant intenable selon laquelle la négation, en tant que catégorie logique, devient, dans la philosophie de l’histoire, le mal. Kierkegaard ironise sur ce tour de magie qui nous fait passer d’une opération logique à la problématique morale du Mal.

On pourrait dire que Hegel demande beaucoup trop à la négativité. Le « négatif », c’est ce qui est censé permettre à la fois la mise en mouvement des catégories de pensée (là où il ne peut y avoir nul mouvement) ; le passage de la pensée à l’existence (là où il n’y a pas un passage comme le veut la pensée spéculative, mais un saut ; où il n’y a pas homogénéité, mais hétérogénéité) ; et la mise en mouvement de l’histoire elle-même, ce qui permet de voir celle-ci comme la manifestation d’une logique sous-jacente, c’est-à-dire d’un mouvement nécessaire.

Kierkegaard ne voulait pas trop s’attarder sur cet objet, trop au goût du jour selon lui, qu’était l’Histoire. Mais il l’aborde tout de même dans les Miettes philosophiques. Ce qui arrive dans l’histoire, c’est ce qui arrive à des existants ; c’est l’existence comme telle qui est en jeu dans l’Histoire. Or l’existence est constitutivement marquée par la contingence. Elle ne se concilie pas avec l’idée de nécessité – qui est une catégorie logique, et non une catégorie pour penser l’existence, une catégorie éthique.

Plus précisément, la nécessité relève de l’essence, c’est-à-dire ce qui est objet de la ure pensée, et qui par définition exclut le devenir. La réalité n’est pas nécessaire. « Le réel n’est pas plus nécessaire que le possible. […] Le changement du devenir est la réalité, le passage s’opère par la liberté. Aucun devenir n’est nécessaire ; ni avant de s’effectuer, car ainsi il ne peut devenir, ni après, car alors il ne serait pas devenu » (Miettes philosophiques, p. 115). C’est un élément essentiel de la démonstration de Kierkegaard dans ce passage : ce n’est pas parce qu’il a été « réalisé » que le passé est devenu nécessaire. Il n’est pas passé de l’éthique à la logique, de l’existence à l’essence, en se réalisant. C’est pourquoi une reprise en est possible. « La possibilité, d’où est résulté le possible devenu réel, accompagne toujours le devenu et reste auprès du passé » (p. 127). Ce qui peut être repris, ce n’est pas le possible en tant qu’il est devenu réel ; c’est la possibilité du possible, le fait qu’il n’était pas nécessaire, et ne l’est pas devenu en se réalisant. Car ainsi, il appelle l’acte – l’acte de foi pour Kierkegaard.

 

Il faut donc continuer à marquer l’écart entre logique et éthique, entre pensée et existence. Et de ce point de vue, on pourrait dire que la violence, c’est le comble de l’écart maintenu entre la pensée et l’existence. C’en est, pourrait-on tenter de dire, le paradigme.

 

On pourra comprendre à partir de là le sous-titre de cette année, « violence et dialectique » : la dialectique n’est pas la pensée qui rend raison de  l’existence de la violence en l’intégrant dans le parcours de la Raison dans l’Histoire. Elle est la pensée qui conduit au fait brut, toujours contingent parce qu’issu d’initiatives humaines, de la violence historique c’est-à-dire politique. Mais elle n’y conduit qu’en ne pouvant justement pas en rendre raison ; du moins, pas sous une forme spéculative, c’est-à-dire en rendre raison comme nécessité qui permet la mise en œuvre d’un mouvement nécessaire (« l’Histoire avance par le mauvais côté »). Pour envisager la violence historique, il faut passer à un autre mode de pensée.

 

  1. Dialectique de l’acte

J’ai dit plus haut que l’analyse que fait Marx de l’accumulation initiale ne s’intégrait qu’imparfaitement aux schèmes dialectiques que l’on a cru devoir retenir de lui.

Dans un texte récent, qui est aussi une revisitation de son premier travail rendu public, Rancière montre que la dialectique de Marx conjugue deux méthodes qui au fond ne se laissent pas facilement articuler. L’une est celle héritée de la dialectique spéculative, qui suppose la nécessité du mouvement historique. L’autre est celle de l’analyse d’une situation historique singulière et contingente même si elle est perpétuée : à chaque fois à nouveau singulière dans ses formes, et à chaque fois à nouveau contingente.

D’après Rancière, l’espace d’écriture du Capital ne parvient pas véritablement à conjuguer ces deux méthodes. Pourtant cette conjonction serait nécessaire pour réaliser ce que cherche Marx du point de vue de la polémique politique, à savoir disqualifier les solutions proudhoniennes, accommodantes, conciliantes : il faudrait que la révolution violente soit la réponse nécessaire à ce qui devrait également constituer une nécessité historique.

Il faudrait donc que Marx montre que la révolution est tout aussi nécessaire que l’accumulation capitaliste, ne serait-ce que pour ne pas faire reposer l’horizon du renversement révolutionnaire sur une injonction morale. Il faudrait le faire reposer sur une nécessité objective, seule à même, semble-t-il, de nous désencombrer de toute considération morale. Et pourtant, toute la force des derniers chapitres du livre I du Capital est précisément de marquer la contingence historique des initiatives qui ont constitué le sol du développement de ce qu’on appellerait plus tard l’économie-monde.

Marx a reconstruit la logique du capital, en dévoilant son secret : le secret de la marchandise, le secret de la survaleur. Mais le « secret du secret », c’est « cette accumulation primitive qui a exproprié par la violence les travailleurs, a séparé d’eux leurs moyens de vivre et les a obligés, à force de lois sanguinaires, à mettre leurs corps à la disposition du buveur de sang ainsi produit » (Rancière, les Bords de la fiction, p. 76-77).

Le secret du secret de la marchandise, c’est la contingence d’une initiative historique, la contingence d’un acte de violence. Une contingence qu’il s’agissait bien d’exposer comme telle, pour objecter à la prétendue naturalité que les penseurs libéraux prêtaient à la naissance et au développement du capitalisme.

Rancière : « La régularité du mouvement des marchandises a pour cause première la violence nue de l’accumulation primitive qui a donné à la science son objet en y laissant la marque de son origine, la marque du feu et du sang. Mais cette forme d’historicisation qui met en évidence la contingence à l’origine de la nécessité et l’”inimitié” au cœur de la science ne promet par elle-même aucune bonne résolution de la contradiction, aucune interruption du mouvement régulier des contradictions économiques. À la contingence qui récuse la prétendue nécessité naturelle on ne peut demander de fonder elle-même une autre nécessité » (p. 81).

Or c’est bien ce que Marx est tenté de demander au dévoilement du secret du secret du capital. Il y a bien une « contradiction ».

Si l’on entend par « marxisme » la volonté d’éluder cette contradiction, et de choisir de considérer la seule nécessité historique, on peut dire que l’erreur du marxisme est identique à celle de Hegel : elle correspond à l’idée que le développement des contradictions objectives conduit à la production d’une société nouvelle. Et cette production est censée se réaliser « au moyen » de la violence, qui devient ainsi la figure historique du négatif, du mouvement de la négation.

 

Il faut alors reprendre la question : comment penser l’acte politique sans faire reposer l’existence de ce dernier sur une nécessité historique ? Vieille question, qui anime les œuvres de Sartre, d’Adorno, et de bien d’autres.

Mais on peut préciser : comment tenir à distance le postulat d’une nécessité historique en même temps que le schème qui l’a articulé : celui de la négativité (une fois avérée l’absence d’une telle nécessité) ?

(Un schème que l’on a parfois voulu sauver en le retournant contre l’idée d’une nécessité historique,  comme Sartre et Adorno, justement, dans deux voies bien différentes.)

Cette question en entraîne une autre : pour penser la violence de l’accumulation capitaliste, et à ce qui aurait pour vocation d’y répondre (d’y apporter une réponse politique), est-il nécessaire de recourir à un schème dialectique ?

On pourrait être tenté d’associer irrémédiablement la méthode dialectique et le faux mouvement du négatif, et de voir là, avec Deleuze par exemple, la preuve qu’il faut abandonner la dialectique elle-même. Mais il me semble que la contradiction à l’œuvre  dans le Capital de Marx nous montre autre chose. Je l’ai déjà indiqué : il me semble que ce qui est en jeu est le passage d’une dialectique spéculative ( qu’elle soit idéaliste ou matérialiste) à un autre type de dialectique.

On l’a vu, la solution matérialiste est de dire qu’il n’y a pas de résolution en pensée (de résolution des contradictions historiques), mais seulement une résolution dans et par la pratique. Mais dans les deux cas (dialectiques spéculative et matérialiste), nous restons dans une logique de l’expression. L’Esprit hégélien ressaisit son mouvement nécessaire en tant qu’il s’est exprimé dans son Autre (la nature). Pour ce qui concerne Marx, on peut dire les choses ainsi : l’autre de la pensée produit la pensée qui peut dès lors en ressaisir le mouvement. Inversement, ce mouvement est celui que la pensée est seule à même de dégager objectivement. Les déterminations économiques et sociales produisent l’idéologie, mais aussi la science qui va débusquer, sous l’idéologie, la réalité des rapports de production.

La véritable alternative entre les deux approches de la dialectique porte sur la logique même de l’alternative. On dira même que le fait de poser une alternative entre deux types de dialectique indique que l’on a choisi un côté, un type de dialectique contre l’autre – celui qui marque l’irréductibilité de toute alternative (en tout cas de toute alternative où est en jeu un véritable choix, déterminant pour l’ensemble de l’existence).

On peut convoquer ici l’ambiguïté des Lettres à Vera Zassoulitch, souvent lues comme le texte où Marx met à distance l’idée d’une nécessité historique, au profit du dégagement d’une alternative. L’histoire ne suit pas une évolution nécessaire et linéaire (de sorte par exemple que le « développement » capitaliste devrait suivre partout les mêmes étapes) ; elle est le lieu où des situations singulières peuvent déterminer des bifurcations. Mais pour cela, encore faut-il pouvoir révéler ces bifurcations possibles. Autrement dit, encore faut-il pouvoir saisir l’alternative, le « ou bien… ou bien… » qui s’y joue.

Ainsi entendue, la dialectique n’apparaît pas comme ce qui est susceptible de « dépasser » les termes d’une alternative supposée. Une alternative se reconnaît à ceci qu’elle impose un choix dont on ne peut entièrement rendre raison. Autrement dit, elle implique un acte irréductible à ce qui peut en rendre raison.

Et on pourrait ajouter : même et surtout s’il suit bien une certaine logique ; car ce n’est pas une logique spéculative, une logique qui fait disparaître la distinction entre la logique et l’éthique. Il faut bien s’entendre : qu’il faille éviter la confusion entre la logique et l’éthique ne signifie pas que les choix ne suivent aucune logique ; mais que cette logique ne les dispense pas de ne reposer, ultimement, que sur eux-mêmes.

Tout le problème, on l’a vu avec le motif des « conséquences », est celui de la bonne articulation entre logique et éthique. Une articulation que l’on peut certainement dire dialectique – mais à condition de voir que celle-ci nomme la discontinuité entre la raison de l’action et l’action elle-même.

Il n’y a pas homogénéité entre les lois de l’Histoire et les lois de la pensée ; il y a hétérogénéité entre l’espace de la pensée ; le dépli des conséquences de ce qui se découvre du réel du monde dans cet espace ; et la mise en acte qu’appellent ces conséquences.

 

(On comprend mieux peut-être pourquoi la seule invocation de la nécessité du « passage à la pratique n’était pas une objection. Hegel ne dit pas que les contradictions internes aux situations historiques se résolvent dans la pensée, mais 1. qu’il y a une téléologie immanente à l’action historique par quoi la pensée est vouée à ressaisir la nécessité sous-jacente à ces situations, et à leurs transformations ; 2. qu’il y a donc une fondamentale homogénéité entre le mouvement de l’Histoire et celui de la pensée qui le ressaisit, puisque les lois de l’Histoire sont dès le départ posées comme état les mêmes que celles de la pensée ; 3. d’où l’évitement du problème posé à la pensée qui est précisément celui de son hétérogénéité à l’existence (problème du « saut » kierkegaardien).)

 

À distance de la dialectique spéculative, matérialiste ou idéaliste, on parlera alors d’une dialectique de l’acte.

Toute l’analyse de Marx (de l’exploitation, de la marchandise, etc.) est inscrite entre deux actes, deux actions historiques : l’accumulation et la révolution. L’initiative des militants de l’économie capitaliste, d’un côté ; celle des révolutionnaires, de l’autre.

 

Dans la grille de lecture marxiste, au sens indiqué auparavant, la violence révolutionnaire vient en un sens prolonger la violence capitaliste en tant que mouvement de l’Histoire. On peut alors parler d’une continuité de la violence comme opérateur de transition historique, en tant qu’elle est l’« accoucheuse d’une société nouvelle ».

Or il n’y a pas de continuité dans la chaîne des violences historiques – et c’est peut-être d’abord cela que veut dire : il n’y a pas quelque chose de tel que « l’Histoire ».

La contre-violence révolutionnaire, ce n’est pas ce qui découle nécessairement, en suivant le mouvement du négatif, de la violence inaugurale, même si elle constitue bien une réponse à cette violence à la fois originaire et perpétuée. La contre-violence révolutionnaire, c’est l’interruption de la violence capitaliste – ce qui veut dire tout d’abord sa mise en visibilité. Et plus précisément, sa mise en visibilité comme initiative qui demeure essentiellement contingente.

 

Plus que

Pour terminer cette séance, je voudrais ajouter quelques mots sur le concept même de « dialectique », tenter quelques formulations qui devront être éclairées et vérifiées par la suite.

Pourquoi, au fond, parler de dialectique ?

Parce qu’il y a plus, dans le réel, que le réel. Le réel s’excède lui-même : telle est la base de la dialectique. (Vous vous souvenez peut-être que Frédéric Neyrat repartait de ce point précis dans le colloque de l’an dernier.)

On pourrait dire que la spécificité de la dialectique est d’affirmer que cet excès peut être saisi à partir du travail de la division. Le « plus que » peut être ressaisi depuis la division qu’il implique pour chaque être dans le réel.

Plus précisément, la dialectique est la saisie de ce « plus que » lorsqu’il prend la forme de la tension, lorsqu’il s’éprouve comme une tension divisante, en tant que cette tension divisante appelle des actes.

 

Ce réel qui est plus que le réel, qu’est-ce que c’est ? C’est tout d’abord ce que Simondon appelle potentiel.

Ce qui caractérise une énergie potentielle, ce sont les tensions, les déséquilibres, les incompatibilités qui la parcourent et qui la font exister comme telle – en tant que ces tensions et incompatibilités ne sont pas des « contradictions » logiques.

Mais elles appellent bien l’épreuve de la division, le travail de la division.

Gilles Deleuze était fondé à faire preuve de méfiance lorsqu’il contestait l’usage, bien trop répandu à son époque, du motif de la « division » : il voyait là, à juste titre, le risque d’une dialectique abstraite.

Je crois que cette mauvaise abstraction peut être évitée si l’on entend ce motif à partir du plus qu’un : le plus que du divisé est l’épreuve de l’excès sur soi de chaque être, l’épreuve du plus qu’un. Précisons : cette épreuve lorsqu’elle prend la tournure d’une tension divisante.

Le travail de la division apparaît, d’une part, là où il y a possibilité de déchirure ; d’autre part, là où il y a antagonisme.

On peut repérer en ce sens une tension divisante, et donc un travail dialectique, aussi bien dans les aléas quotidiens des rapport amoureux que dans le rapport avec un ennemi. Ces deux types de rapports appellent des gestes contraires ; mais cette parenté explique peut-être pourquoi nous pouvons commettre cette erreur, qui nous fait parfois les confondre – l’aimé(e) devient alors objet de haine. Inversement, on pensera au nombre d’anciens révolutionnaires qui sont étrangement devenus amoureux de ce qu’ils avaient  combattu.

On dira que, dans tous les cas, le travail de la division est un travail pour maintenir la bonne place du séparé. Ou pour maintenir la bonne répartition du séparé et de l’inséparé.

 

Version pdf: Paradigmes de la division politique 2017-2018 seance 1

References   [ + ]

1. Limites soulignées de l’Utopie de More : légitimation de la colonisation : esclaves nécessaires pour soutenir le régime d’Utopie (155-156). Relative égalité homme/femme dans la vie publique, mais soumission patriarcale au foyer (195).
2. Je renvoie à la séance du 8 juin du séminaire d’Oliver Feltham : « Logiques de l’action au XIXème siècle ». La dialectique spéculative, en tant qu’elle anime aussi la dialectique matérialiste, y est définie comme le mouvement de pensée qui saisit la manière dont la négativité produit ou révèle une totalité. Or la logique de l’essence montre qu’il ne peut y avoir de totalité si cette totalité ne se vise pas elle-même, autrement dit, si elle n’est pas téléologiquement orientée vers elle-même.