Séance 3 : Violence et Dialectique

Reprise

La question posée la dernière fois était celle de la forme du collectif. Nous avions vu qu’il y avait au moins une fausse alternative à éviter, disons l’alternative entre le formalisme, qui laisse la forme dans un rapport d’extériorité à la vie du collectif, et, disons,  le spontanéisme, si ce dernier suppose une vitalité qui ne demanderait qu’à s’exprimer une fois, justement, qu’elle a été désencombrée des formalismes qui l’entravaient.

Nous avions dit aussi qu’il ne suffisait aucunement de cerner une fausse alternative pour la dépasser, en faisant usage d’une version amollie de la dialectique, qui nous dirait qu’il faut se situer quelque part « entre » les deux impasses repérées.

 

 

  1. Hylémorphisme

Nous avions évoqué la critique simondonienne de l’hylémorphisme, en insistant sur sa portée politique.

Une critique de ce qu’il appelait le « schème hylémorphique », exemplairement à l’œuvre dans la pensée d’Aristote, mais que l’on retrouve très fortement aussi dans l’approche kantienne du transcendantal (et ici, Simondon prolonge à sa manière la critique que Hegel faisait du formalisme kantien). C’est ce schème qui suppose un rapport d’extériorité entre forme et matière (dans le kantisme : entre les formes de l’expérience qui sont les conditions transcendantales de cette dernière et sa matière, constituée parla diversité empirique). Ce qui doit être mis en forme, c’est ce qui, par soi-même, est supposé ne pas avoir de forme – et qui peut dès lors être traité comme un matériau.

Dans le schème hylémorphique, ce qui disparaît avant tout, ou plutôt ce qui devient proprement inintelligible, c’est l’opération qui rapporte l’une à l’autre ce qui est envisagé comme forme et ce qui est envisagé comme matière. On va revenir tout à l’heure sur la manière dont Simondon envisage cette opération, et sur les paradigmes qu’il utilise pour la cerner. Mais on peut noter d’emblée qu’il y a pour lui un paradigme implicite qui sous-tend le schème hylémorphique. Ce paradigme, c’est celui du travail.

Plus précisément : du travail hiérarchisé. C’est du point de vue de celui qui commande le travail (par exemple, celui qui commande à l’esclave ; mais aussi l’ingénieur ou le contremaître à l’usine) qu’il y a d’une part une forme (ce qu’il a lui-même conçu, ou le plus souvent, ce qu’il se charge de faire réaliser) et d’autre part une matière à informer. Si l’opération disparaît, c’est qu’il n’y participe pas. Pour lui n’existent que les éléments préalables (la forme qui correspond au contenu de son ordre, de ce qu’il commande à l’esclave ou à l’ouvrier ; et la matière brute) et le résultat.

(La caractéristique essentielle du travail, on le sait, est qu’elle maintient une relation  interindividuelle entre les êtres : ceux-ci ne deviennent pas élément d’un ensemble, mais demeurent dans un rapport d’extériorité.)

Je voudrais donc reprendre la question du formalisme et de sa critique à partir de celle du schème hylémorphique. On entendra donc par « formalisme » la supposition d’une forme qui demeure extérieure, sans rapport organique ou intrinsèque à ce qu’elle informe. Ou si l’on veut, pour ce qui nous intéresse ici (dans la mesure où il s’agit d’envisager le rapport entre une forme et une vie collective) : une structure indépendante de la vie, susceptible en tant que telle de donner une armature à cette dernière, laquelle est supposée ne pas pouvoir en avoir en elle-même ou par elle-même.

Je laisse provisoirement de côté l’approche simondonienne, et précise tout d’abord ce que l’on peut appréhender comme formalisme du point de vue politique.

 

  1. On pensera tout d’abord à l’institution.

Quelle est la fonction de l’institution ? On dira que toute institution cherche à opérer le réglage, par une médiation formelle, de ce qui, pour être accompli demande un travail éthique. Une institution est par définition l’occultation du travail éthique nécessaire pour mener à bien ce qu’elle est censée mener à bien, le problème qu’elle est censée résoudre : soigner, organiser, enseigner (pensons aux « métiers impossibles »  dont parlait Freud). Si le travail éthique est bien un travail de la vérité, on ne s’étonnera pas de ce que toute institution se reconnaît à ceci qu’elle donne abri aux formes diversifiées du mensonge, de la dissimulation, de l’alibi qui permet de faire tout autre chose que ce qui est déclaré.

 

(La différence entre l’éthique et la morale n’est pas celle entre une approche dogmatique qui serait guidée par une norme rigide du Bien et du Mal et une approche qui se tiendrait dans l’immanence de l’évaluation de ce qui est bon ou mauvais. La différence est que la dimension éthique renvoie à un travail (Foucault, Hadot), alors que la morale renvoie à un jugement. Le problème n’est pas de faire usage du jugement moral ; le problème est que, dans bien des groupes politiques, on opère la confusion entre politique et morale – notamment par la référence à la « domination » ou à « l’oppression ».)

 

 

 

1)Deux remarques sur la question de l’institution :

Si l’analyse institutionnelle a tant insisté sur l’importance de l’institution, c’est bien dans la mesure où elle fait porter la polémique (avec l’antipsychiatrie notamment) sur ce dont la clinique ne peut se passer, à savoir l’institution justement. Elle ne peut s’en passer parce qu’elle ne peut confier au seul travail éthique ce qu’il est pourtant seul à pouvoir opérer, à savoir : une guérison. Elle ne peut se confier à ce seul travail parce qu’elle a précisément besoin de dispositifs de contrainte « artificiels » qui obligent à être présents lorsqu’il y a souffrance, et demande relative à cette souffrance. Elle ne peut compter sur la magie de l’accordage. Elle est contrainte de mettre en place une forme sur laquelle on pourra compter – c’est-à-dire quelque chose qui sera toujours là, même comme forme vide.

Il en va de même pour les institutions révolutionnaires. Celles-ci, comme le remarquait Saint-Just, ne peuvent avoir qu’un rôle négatif. Mais elles importent dans la mesure où on ne peut là non plus (« là », c’est-à-dire à l’endroit de ce qui doit être imposé à l’ennemi) compter sur le travail éthique. Ce dernier ne suffit pas lorsqu’il s’agit d’imposer à l’ennemi ce qu’il ne veut pas.

Mais l’institution n’est pas ce qui peut garantir la consistance du collectif. Dans le meilleur des cas, elle supplée à son inconsistance provisoire. Le collectif lui-même n’est pas structuré par l’institution.

 

Une remarque sur le « Tiers » qui serait nécessaire comme structuration symbolique, et qui comme tel devrait nécessairement passer par l’institution (Legendre). En fait, si l’on en croit Sartre, le tiers est déjà donné dans le groupe en fusion : c’est chacun qui peut être en position de tiers pour chaque autre. C’est la fonction du « tiers régulateur », qui garantit la réciprocité de tous – la résonance transindividuelle dirait Simondon. Mais on pourrait dire aussi que le « tiers », c’est le milieu, l’arrière-fond – qui est aussi ce qui fait que les humains ne sont pas laissés entre humains.

 

C’est le capitalisme, et non ses ennemis, qui a besoin d’institutions.  C’est ce que montre Mario Tronti dans un passage important de Ouvriers et capital (p. 295-296) : « Les capitalistes n’ont pas encore inventé un pouvoir politique qui ne soit pas institutionnalisé ; ils en sont évidemment incapables. Ce genre de pouvoir est particulier aux ouvriers ». La différence qui existe entre les deux classes du point de vue du pouvoir se situe précisément là » (Mario Tronti, Ouvriers et capital, Bourgois 1977, p. 295).

C’est donc là le point de clivage entre le capitalisme et ses adversaires, ou le critère qui permet de reconnaître la différence entre leurs formes d’organisation : pour les capitalistes, organisation signifie nécessairement institution. Pourquoi ? Parce que les capitalistes n’existent comme classe que s’ils ne demeurent pas ce qu’ils sont, à savoir une dispersion d’individualités centrées sur leur intérêt « égoïste ». Ils sont contraints de se constituer comme classe pour répondre à ce qui, en face d’eux, existe déjà comme classe : les ouvriers. Pour ceux-ci, le mouvement est donc inverse : la classe est donnée, ce qui ne l’est pas, c’est le pouvoir. Et c’est pour obtenir ce pouvoir qu’il faut passer par l’organisation.

L’institution se distingue de l’organisation en ce qu’elle est une médiation formelle. On pourrait dire que celle-ci prête un semblant de vie, mais une vie dès lors nécessairement réactive, à ce qui par soi-même n’a pas de vie. Or il y a (il y avait) une vie de la classe ouvrière, une vie de la classe antagonique en tant que telle. Il ne faut donc pas s’y tromper : c’est la classe porteuse du refus, porteuse d’antagonisme, la classe qui « s’oppose » à la logique des capitalistes, qui peut seule porter une affirmation – au sens nietzschéen du terme : par-delà le point de vue réactif). Ce que l’on croyait identifier comme classe porteuse de la négation est en fait avant tout seule en position de  porter l’affirmation.

« En d’autres termes, la classe des capitalistes a besoin pour exister de la médiation qui s’opère à un niveau politique formel. C’est précisément parce que le capital est une puissance sociale, qui prétend exercer en tant que telle, et pour son compte, sa domination sur tout, qu’il est obligé d’articuler cette domination selon des “formes” politiques qui finissent par donner une vie subjective à sa morte existence de mécanisme objectif » (Mario Tronti, Ouvriers et capital, Bourgois, 1977, p. 296).

L’institution est une forme extérieure qui prête un semblant de vie à un « collectif » qui n’en a pas par soi-même ou, ce qui revient au même, à un collectif qui n’a de vie que réactive. L’organisation, elle, suppose l’existence d’une vie collective qui, même là où elle est dispersée ou déstructurée, ne se réduit pas à l’existence réactive.

 

  1. L’organisation politique, donc, n’est pas l’institution. Mais tout le problème est alors de savoir quel rapport s’établit entre l’organisation et ce qu’elle organise. Bien sûr, ce problème ne se pose pas dans les termes dans lesquels pouvait le poser Tronti il y a cinquante ans, en particulier parce que la classe ouvrière en tant que classe révolutionnaire a disparu, ou plutôt a été irrémédiablement défaite. Mais il demeure pourtant, dans la mesure en tout cas où nous pouvons espérer que l’Histoire (l’histoire des luttes des classes subalternes, nous dit Tronti ; l’histoire de la politique confondue avec la morale) n’a pas définitivement pris le pas sur la politique.

Avant de demander ce que peut être une organisation, on demandera à quoi correspond ce qui peut être organisé. On répondra : ce qui existe comme forme de luttes, de mouvements, ou même de comportements diffus de résistance à ce que les militants de l’économie veulent imposer.

« Luttes » et « mouvements » : ce sont là, nous dirait Lazarus, des concepts empiriques. Plus exactement, ils indiquent la place de l’empirisme dans l’investigation politique. On va y revenir tout à l’heure (et demain) : c’est aussi la place de l’enquête. La place donnée à l’investigation politique des comportements de refus et des formes d’organisation de la contestation, qui a eu tant d’importance dans l’opéraïsme et dans le mouvement révolutionnaire italien des années 1960.

Cette investigation qui prend pour objet aussi bien des comportements individuels (mais potentiellement partageables, ou déjà diffus) que les formes d’organisation (qui apparaissent au sein des « luttes », « mouvements ») permet de cerner l’enjeu réel, qui est celui de l’autonomie. Ce qu’on désigne comme « autonomie des luttes » renvoie aux  formes de conflit qui se structurent hors des formes existantes de la contestation intégrée.

(Pour Tronti, « autonomie » signifie autre chose. Ce qu’il décrit est fondamentalement une lutte pour l’autonomie, avec la visée d’une conquête de l’autonomie ouvrière contre le développement du capital. Il s’agit de couper avec la dialectique capital/ouvriers comme fonctions réciproques.)

Favoriser l’autonomie des luttes, cela suppose le repérage empirique de la disparité des formes de résistance, de contestation et d’organisation diffuses dans ce qu’on appelle « le corps social ».  Le problème posé est donc celui de savoir s’il s’agit d’ajouter quelque chose à ce repérage, ou à la participation active à ces luttes et conflits existants. Et, dans le cas où nous répondrions par l’affirmative, comment faire pour que cet ajout ne corresponde pas à un formalisme militant, à l’imposition d’une forme déjà donnée, et extérieure,  à ce qui serait dès lors traité en matériau – les « orgas » qui participent au mouvement pour augmenter le nombre de leurs adhérents sont la forme la plus aisément repérable du formalisme tel que nous cherchons à en préciser l’impasse.

 

 

  1. Dialectique de la forme

Notre problème est donc ici celui du juste rapport entre la vie (individuelle et collective) et sa forme. Autrement dit, notre problème est bien celui que posait Agamben d’une vie qui ne serait pas extérieure à sa forme, à ceci près qu’il ne s’agirait pas de postuler une unité de la forme-de-vie que le bio-pouvoir s’ingénierait à défaire, en produisant une vie nue d’un côté, des formes vides ou purement artificielles (celles de la consommation ou du spectacle) de l’autre. Il s’agirait de voir comment une forme « donne forme » à la vie (on verra que ce n’est pas tout à fait la bonne façon de parler).

Et pour cela, je propose de mobiliser ces œuvres dont nous avons parlé plusieurs fois cette année ou l’an passé, celles de Hegel et de Simondon, parce qu’il me semble qu’elles indiquent une manière de concevoir le rapport entre la vie et sa forme qui a des conséquences majeures pour le problème, avant tout politique, que nous voulons traiter.

Du côté de Hegel, tout d’abord, je vous avais parlé de ce passage de la Logique de l’Essence dans lequel il s’agit précisément de surmonter l’extériorité de la forme. Il faut peut-être dire deux mots du projet général de la Logique : disons qu’il s’agit de substituer au tableau des catégories, tel qu’on le trouve dans le kantisme, leur déduction. Mais par « déduction », il faut entendre, non une opération formelle apparentée à un calcul, mais la mise au jour du mouvement logique des catégories elles-mêmes.

Je ne vais pas revenir ici sur la question du « faux mouvement » (séance 1) dont parlait Kierkegaard, selon qui la logique et le mouvement s’excluent nécessairement (le mouvement est dans l’existence, pas dans la pensée). Pour Hegel, c’est bien la pensée qui est en mouvement. Bien plus encore, pour Hegel, c’est le Concept qui est la vie. Plus exactement : « Le concept est l’âme de la vie elle-même » (Logique du Concept, 285). Le Concept, loin d’être une forme extérieure, est ce qui révèle le mouvement même de la vie ; ou il est ce qui, dans le vivant, est plus vivant encore que la vie même.

Sous cet angle, il semble bien nécessaire de montrer comment s’opère le dépassement de la position d’extériorité de ce qui peut être envisagé comme forme et de ce qui est corollairement envisagé comme matière.

C’est pourquoi, donc, je vous propose de nous tourner vers la Logique de l’Essence, qui est le deuxième volet de la Science de la logique, après la Logique de l’Être et avant la Logique du Concept : il s’agit de parvenir à l’identité de l’être et du Concept  sous la forme de l’Idée (ce que l’on peut trouver traduit dans la formule souvent citée : « le réel est rationnel, le rationnel est réel » ; l’Idée, c’est l’exposition de l’identité du réel et du rationnel ; l’Esprit, c’est l’effectuation de l’Idée dans l’Histoire).

La logique de l’Essence, au sein de cette triade, figure le moment de l’opposition, qui est aussi celui de l’intériorisation : tout commence par l’opposition entre l’essence et l’apparence, et il va s’agir, bien entendu, de parvenir à montrer leur identité. Si je parle d’intériorisation, c’est dans la mesure où, pour parvenir à cette identité, il va falloir passer par un approfondissement de la négativité. Nous en avions parlé lors de la première séance lorsque nous évoquions ce passage de la différence à l’opposition, puis à la contradiction : nous disions que c’était là précisément le mouvement d’une négativité qui devient toujours plus intérieure – inhérente à chacun des termes et pas seulement « entre » les termes. Ce qui s’intériorise, c’est la réflexion qui sépare un intérieur et un extérieur, et la réflexion, c’est la négativité qui se rapporte à elle-même (ce qui est n’est pas la même chose que ce qui est donné comme objet du monde, et c’est la réflexion qui met au jour cette différence).

Le passage sur la forme intervient juste après ce mouvement. On pourrait dire qu’avec ce dernier, nous sommes allés « au fond » (en allemand, Hegel s’appuie sur la polysémie de « zu Grunde gehen », tout comme Nietzsche le fera plus tard : « Wir haben die Kunst damit an der Wahrheit nicht zu Grunde gehen » ). Il s’agit de prendre appui sur ce fond (« Fondement ») pour repartir vers l’existence (passage de la section 1, sur la réflexion, donc l’intériorité cachée pourrait-on dire, à la section 2, consacrée au phénomène, donc à ce qui apparaît ; la section 3 étant bien sûr l’unité des deux : l’effectivité). On pourrait dire qu’il s’agit ici d’une dépression purement logique, et du surmontement de cette dépression.

Il s’agit, autrement dit, de sortir de la négativité pure pour retrouver l’être – mais un être devenu être essentiel, et un être essentiel, c’est un être existant, c’est une existence : l’être qui porte en lui sa puissance d’intériorisation et de négation.  L’intériorisation va peu à peu produire son expression ; et pour extérioriser ce qui n’était pas de l’ordre du donné, il s’agira bien, à un moment ou à un autre, denier ce qui était simplement donné. Sartre s’en souveiendra.

Dans le passage de la Logique de l’Essence dont je veux vous parler, il y a trois oppositions à surmonter : forme et essence ; forme et matière ; forme et contenu.

La première des trois renvoie aux débats médiévaux, et à travers eux, à ce qui est devenu la délicate question du vocabulaire médiéval de l’essence, de l’être et de l’existence (question délicate, donc affaire de spécialistes, comme en témoigne le Vocabulaire européen des philosophies).

Ce que nous pouvons en retenir, c’est que selon Hegel, la forme ne peut être extérieure à l’essence en tant que celle-ci serait le substrat « en quoi » la forme serait (précisément comme dans une matière ; c’est une version médiévale du rapport essence/existence où la première figure le possible, et la seconde, ce qui est effectivement réalisé). Si l’on examine ce qui se passe pour chacune des deux, c’es-à-dire au niveau même du concept de chacune des deux, on voit, nous dit Hegel, que chacune contient son unité avec l’autre.

La forme ne trouve sa propre unité que dans la mesure où elle est « posée » (manifestée, existante) dans autre chose qu’elle-même. Elle n’est elle-même forme que dans ce rapport qui la fait sortir d’elle-même : « elle se rapporte [… ] à son identité comme à quelque chose d’autre » (98). L’essence, de son côté, est également déterminée (c’est-à-dire pensable pour elle-même) qu’en ceci qu’elle est dépourvue de forme, donc dans son rapport à la forme. Ce qui est dit du rapport entre forme et essence vaut bien sûr pour le rapport entre forme et matière : ces dernières n’existent (comme concepts) que dans une relation de présupposition réciproque (99-100).

La matière contient la forme « en soi », donc au plus propre de son identité, dans la mesure où elle est déterminée comme réceptivité absolue (pour Aristote, la matière est définie comme ce qui peut recevoir une forme) ; et la forme n’est telle qu’une fois « aliénée » dans la matière, parce que ce n’est que dans la matière qu’elle devient proprement forme, c’est-à-dire formante (102) (on peut là encore se référer à Aristote, pour qui quelque chose de tel que le monde des formes « séparées » n’existe pas ; les formes n’existent que toujours déjà matérialisées). C’est donc bien le mouvement (le faire de la forme, le devenir de la matière) qui révèle l’unité de la forme et de la matière (104).

(C’est à partir d’un semblable mouvement d’ « aliénation » (nous y reviendrons avec Patrizia le 9 janvier) que se laisse concevoir  la question de l’altérité, comme le montrent les pages célèbres de la Phénoménologie de l’Esprit consacrées au rapport entre maître et serviteur. Là non plus le mouvement de présupposition réciproque n’y demeure pas statique. Mais au lieu d’une unité conceptuelle, le mouvement aboutit à la transformation des rapports : le serviteur qui travaille conquiert l’indépendance contre le maître.)

On va garder le même mouvement pour envisager le rapport de la forme au contenu, à ceci près que les choses s’inversent : le contenu correspond à ce qui est proprement essentiel (c’est-à-dire, dans le vocabulaire hégélien, à ce qui pose, c’est-à-dire ce qui détermine un rapport, ce qui se manifeste, à travers autre chose, dans un rapport) et la forme devient inessentielle (elle correspond alors à ce qui est posé).

Pour dire deux mots de ce rapport entre forme et contenu, on peut quitter la Logique de l’Essence pour aller regarder un peu les Leçons sur l’Esthétique. Lorsqu’il présente les trois grands moments de l’histoire de l’art (symbolique, classique, romantique), on voit très bien que Hegel, dans la mise en œuvre de sa dialectique, ne suit pas nécessairement le schème thèse, antithèse, synthèse, dans lequel le second moment est celui de la séparation. Ici, c’est précisément le second moment qui est celui de l’unité : le moment classique, qui se caractérise par l’harmonie de la forme et du contenu. Le premier et le troisième moment (l’art qu’il dit symbolique et l’art romantique) se caractérisent justement par la dissociation entre forme et contenu. Mais c’est ce qui fait leur positivité propre, en particulier celle de l’art romantique.

Comme toujours chez Hegel, ces moments sont autant d’étapes du processus d’auto-révélation de l’Idée (qui se fait Esprit, conscience de soi de l’Idée réalisée dans le monde). Dans le premier moment (art égyptien, art oriental), l’idée, en tant que contenu, cherche son expression, sans la trouver ; dans le second moment (statuaire grecque antique), elle trouve une expression adéquate, c’est pourquoi la forme et le contenu ne sont plus séparables ; dans le troisième moment, on ne revient pas simplement au début : l’idée se sait supérieure à ses manifestations sensibles. Elle « brise » donc l’unité de la forme et du contenu – mais c’est pour en appeler à une adéquation supérieure, qui ne pourra être donnée que par la philosophie. C’est dans la présentation conceptuelle, au-delà de l’art, que l’Idée va trouver une forme adéquate pour son auto-révélation en tant que matrice du processus historique. L’art romantique, caractérisé par une forme « étrangère et presque indifférente à son contenu » (Esthétique, Deuxième partie, Introduction, p. 402), correspond donc au moment où l’art appelle le dépassement de l’art (on voit bien ici où Badiou a trouvé les racines de son « inesthétique »).

Bien évidemment, on ne peut mettre complètement de côté, même aujourd’hui où il s’agit plutôt de savoir quoi retenir de la dialectique de Hegel, les critiques formulées par Kierkegaard relatives au « faux mouvement » dialectique. Ce qui garantit l’illusion du mouvement, c’est la téléologie : le procès d’auto-médiation de l’Esprit qui n’est pas une conscience « anthropologique », mais qui garantit que l’ensemble du procès, de l’Histoire, est orienté vers la forme-conscience, c’est-à-dire vers le savoir de soi. Le problème est celui de la téléologie, et de sa place proprement centrale dans la Logique – dans la Logique du Concept, la téléologie correspond au moment qui permet justement le passage à l’Idée, c’est-à-dire à l’unité de l’être et de la pensée.

(C’est tout l’enjeu d’un dépassement du kantisme : il s’agit d’aller au-delà de l’endroit où la Critique de la faculté de juger a laissé ses lecteurs, et de faire de la téléologie non plus une hypothèse régulatrice, mais le mode d’effectivité de l’unité du réel et de la pensée.)

On l’a vu dans la première séance : téléologie et mouvement du négatif sont étroitement soudées. C’est cette soudure qui fait problème, et qui est épinglée à juste titre par Kierkegaard.

 

2)Pour Badiou, le problème n’est pas celui du rapport entre forme et matière, mais entre forme et acte. Dans un passage du séminaire publié sous le titre le Siècle, Badiou oppose explicitement deux ententes de la forme : la première correspond au schème hylémorphique tel que je viens de le présenter, la seconde invoque le couplage de la forme et de l’acte (Badiou, le Siècle, p. 224-225). Or il est significatif que pour concevoir ce couplage Badiou soit amené à convoquer Hegel. La forme couplée au réel de l’acte, c’est le passage de l’infini dans le fini, tel que l’expose la Logique de Hegel. Ce passage se distingue du mauvais infini qui est celui de la pure répétition sans fin (la suite des nombres). Mais il faut distinguer de la répétition, nous dit Badiou en suivant Hegel, l’acte même de se répéter. Et pour cela, il faut, comme y invite l’art du XXème siècle (toujours selon Badiou), détacher l’acte de son résultat, qui est toujours fini. Il faut dégager l’acte de s’outrepasser soi-même du fini de ce que produit cet outrepassement, à savoir une autre figure du fini.

Mais l’acte de s’outrepasser soi-même, détaché de son résultat, n’est rien d’autre que la négativité pure. L’infini qui transite par le fini, ce n’est rien d’autre que le mouvement de néantisation du fini : tel est le principe qui structure l’ensemble de la Logique hégélienne. On ne trouve l’infini que recèle le fini que lorsque se dégage de lui la forme pure de la négativité opérante. L’acte, ici, est bien celui de la négation et la formalisation, c’est l’exposition du négatif en tant que tel. Le contenu réel de l’affirmation universaliste, c’est la négation de la finité (« déposer » les particularités, etc.).

On ne gagne donc pas grand-chose à avoir ainsi quitté le schème hylémorphique – ou plutôt, à en avoir proposé une variante nouvelle. On pourrait dire que la négativité « dialectique » telle que Hegel l’invente, et que Badiou la reprend ici pour penser le dépassement de l’hylémorphisme aristotélicien, n’est qu’une ruse pour prolonger cet hylémorphisme. Une  ruse, dans la mesure où, s’il est flagrant chez Kant, il est caché dans le « mouvement » de la pensée de Hegel.

Dans les deux cas, le présupposé reste aristotélicien : c’est celui d’une identité entre la forme et l’acte. Ou plus précisément, c’est celui d’une identité entre la mise en forme et l’être-en-acte. Ce qui a bien pour présupposé l’autre grand couple métaphysique aristotélicien, celui de la puissance et de l’acte. L’être-en-acte, c’est ce qui réalise une puissance, ou ce qui actualise une puissance. Pour Badiou, l’être en acte n’est pas la forme achevée mais l’infinité négative qui transite par le fini. La négativité, ailleurs appelée « vide » est la mise en forme du fini, même si c’est une négativité sans totalité et sans téléologie. Nous restons pris dans le point de vue spéculatif. Non plus comme téléologie explicite, mais comme négativité, c’est-à-dire téléologie implicite.

 

Il y a pourtant une indication essentielle dans la démarche de Hegel, qui concerne bien la question de la forme, ou plus précisément le rapport entre forme et contenu, si l’on considère la question de la méthode.

La singularité de la méthode dialectique telle que Hegel la développe apparaît  dans toutes les introductions de ses principaux ouvrages, par exemple dans celle de la Science de la Logique : la méthode dialectique a pour particularité de n’être aucunement séparable de son contenu. Le mouvement dialectique est le mouvement de la Chose même (Logique de l’Être, 31 sq.).

 

 

  1. Dialectique heurtée

L’apport décisif contenu dans cette façon d’envisager la méthode, une méthode qui n’est pas extérieure à son objet, a été relevé par Lénine. « Le total et le résumé, le dernier mot et l’essence de la Logique de Hegel, c’est la méthode dialectique » (Résumé de la Logique de Hegel, disponible sur internet, p. 63). Or, la dialectique est la pensée qui peut saisir le mouvement de « la Chose même », de ce qui est ; elle est la pensée qui peut saisir les processus réels ; et en particulier, bien sûr, le devenir de l’Histoire.

Or il y a deux manières d’envisager ce devenir, deux manières d’envisager le mouvement de l’Histoire. La première manière présuppose un mouvement continu que la pensée pourrait reproduire dans son ordre. La deuxième, à l’opposé, se base sur le rejet de ce qu’on peut appeler la supposition de continuité : si la méthode dialectique est unie à son objet, ce n’est pas parce que ce dernier suit un mouvement continu que la pensée serait à même de dupliquer dans son ordre propre ; c’est parce que cet objet ne suit justement pas une évolution continue ou linéaire ; c’est parce qu’il se caractérise par des sauts, des heurts,   des ruptures, des renversements brusques. La pensée dialectique n’est pas elle-même une sorte de déploiement continu de « moments » qui seraient de simples scansions d’un mouvement continu. La dialectique de Hegel est une pensée fondamentalement heurtée (voir dans le Résumé p. 21, où Lénine commente l’idée qu’il y a bien, selon Hegel, des sauts dans la nature, comme l’illustre le paradigme du changement de phase). Et c’est ce caractère heurté qui en fait tout le prix.

Dans un article publié sur le site de la revue Période, « Lénine, lecteur de Hegel », Stathis Kouvélakis montre que Lénine a rédigé ses notes de lectures sur la Logique de Hegel à un moment bien particulier (entre septembre et décembre 1914), qui correspond à une situation de crise. « Crise », parce que, d’une part, la Première guerre mondiale vient d’éclater, et que d’autre part le mouvement révolutionnaire tel que le représente la Deuxième internationale est incapable de s’y opposer.

Ce que Lénine cherche dans Hegel, ce sont des armes pour polémiquer contre la Deuxième Internationale qui à ce moment-là incarne le renoncement à la voie révolutionnaire. La polémique ne sera pas seulement politique, mais aussi conceptuelle : il va s’agir en particulier de rejeter la conception « vulgaire » que la Deuxième internationale se fait du matérialisme, ramené à un ensemble de conditions objectives qu’il s’agit de connaître en tant que telles pour comprendre le processus qui leur est sous-jacent (et dont tout le reste est « l’expression » ; on reconnaît la dialectique à courte vue infrastructure/superstructures). C’est dans cette vision-là du matérialisme que se loge la supposition de continuité ; et c’est cette supposition qui justifie d’attendre que les fruits du processus historiques soient bien mûrs – qui justifie, autrement dit, l’atermoiement de l’intervention révolutionnaire, parce que « les conditions ne sont pas encore réunies ».

Lénine cherche, et donc trouve dans Hegel une pensée des sauts (« Les sauts ! les sauts », Résumé p. 21) en rupture avec le « gradualisme » qui fait le confort théorique et pratique de la Deuxième Internationale. Au lieu d’une évolution lente et constante, on peut voir avec Hegel que l’unité de la pensée et de son objet réside précisément dans l’opposé : dans la montée aux extrêmes, et dans le passage brusque de l’un à l’autre. Dans les « dépassements » opérés par la dialectique spéculative, il faut voir, non des synthèses, mais des renversements. Et c’est bien ce qui a lieu notamment dans le passage de la nécessité à la liberté, qui articule « Logique objective » et « Logique subjective » ; c’est ce passage qui constitue la matrice du concept de « prolétariat ».

Lénine est d’accord avec Heidegger pour dire que le matérialisme ne se définit pas par la thèse selon laquelle tout étant serait fait de matière. Le matérialisme, c’est la pensée de la transformation brusque. Mais c’est aussi et surtout, du fait de l’unité de la méthode dialectique et de son objet, ou de la forme de la pensée et de son contenu, la pensée qui est à même de penser la place de la pensée dans le procès de transformation réelle. C’est en ce sens que Lénine comprend la Logique du Concept ou « Logique subjective » de Hegel : c’est la pensée qui permet de concevoir l’intervention de la subjectivité dans le processus historique. Une intervention qui, justement, introduit des heurts et des ruptures dans ce qui n’est dès lors plus un processus unifié.

L’intervention de la pensée ne tient pas son importance du fait qu’elle collerait à son objet par le biais de la connaissance « objective » qu’elle en a (la dialectique de Hegel est une critique très radicale de la démarche de connaissance objective ou objectivante). Tout au contraire, ce qui est décisif, c’est la distance qui la sépare de l’objet en tant que tel.

Dit autrement : la pensée n’est pas vouée à suivre le développement objectif. Sa valeur tient précisément à sa capacité d’abstraction, qui est bien une capacité de mise à distance ; et c’est cette mise à distance qui peut ouvrir à la pratique révolutionnaire.

La visée, c’est bien la pratique révolutionnaire. C’est bien cela qui est réel : la pratique qui permet la transformation du monde. La « matière », nous a appris Marx contre Feuerbach, n’est pas un objet mais une activité. Or ce réel inclut l’effet de la pensée dès lors que celle-ci ne demeure justement pas extérieure à son objet. L’unité de la méthode et de l’objet, c’est la pensée capable d’intervention. Mais pour intervenir, il faut tout d’abord avoir su se décoller du réel, ne pas y être resté empêtré comme dans une glue ou un piège à mouches. Ce qui peut vouloir dire : il faut avoir trouvé le point depuis lequel était praticable l’insertion d’une intervention subjective dans le donné.

Kouvélakis souligne que c’est sous cet angle que l’on peut voir une continuité entre les Notes sur la Logique et les Thèses d’avril (texte titré en réalité « Les tâches du prolétariat dans notre révolution »). Dans ce texte qui va donner une impulsion essentielle à la Révolution d’octobre, Lénine dit essentiellement que la situation originale dans laquelle se trouve la Russie (avec la dualité des pouvoirs depuis février) appelle « l’originalité de la tactique au moment présent » (Lénine, Œuvres choisies, Tome II, Éditions en Langues étrangères, Moscou, 1954, p. 24). La situation inouïe appelle des formes d’intervention inconnues jusqu’à ce jour. C’est sur cette base que l’on peut comprendre le volontarisme des Bolcheviks, et plus généralement celui qui caractérise la Révolution d’octobre.

C’est ce que nous montre Negri lorsqu’il évoque l’œuvre de Lénine, et le rapport contradictoire que l’on y découvre entre le parti et les soviets ; selon Negri, Lénine a toujours maintenu la nécessité du parti au-delà de la spontanéité ouvrière. Il était souvent nécessaire de prendre appui sur cette spontanéité, mais il ne fallait pas commettre  l’erreur de croire qu’elle pouvait d’elle-même conduire à la révolution. Le spontanéisme, envisagé comme la réponse adéquate à la question du processus révolutionnaire, est une forme de matérialisme qui suppose un procès linéaire, conduisant de lui-même à l’organisation révolutionnaire.

C’est pourquoi Lénine peut écrire : « les soviets ne nous intéressent pas comme forme ». Le parti a précisément en charge de porter la discontinuité, la rupture révolutionnaire (Negri, le Pouvoir constituant, 372 ; citation de Lénine p. 373). On pourrait dire qu’il a en charge de manifester la forme même de la discontinuité à l’œuvre dans l’Histoire sur le mode de  l’intervention subjective. Le Parti, c’est ce qui porte l’efficience de la pensée en tant qu’élément qui s’ajoute aux déterminations du devenir historique.

 

On retiendra avant tout de ce parcours à travers Hegel lu par Lénine la manière dont est caractérisée la méthode dans son unité avec son objet : la pensée n’est pas une forme qui demeure extérieure à des contenus historiques, non pas parce qu’elle se fond avec le processus réel, mais dans l’exacte mesure où elle opère des coupes dans le réel.

Bien entendu, la coupe opérée par la pensée est celle d’une mise à distance qui, comme telle n’opère pas par magie. C’est ici qu’il faut retenir ce qui, au comble de l’idéalisme, est la meilleure leçon pour le matérialisme : le mouvement de l’Essence, nous dit Hegel, est le mouvement qui va « de rien à rien » (18). C’est une image de la pensée : la pensée détachée du réel, la pensée prise comme mise à distance du réel, est la pensée qui permet d’ouvrir un lieu qui n’a pas de lieu réel, mais qui appelle en revanche à modifier ce qui se donne comme l’ensemble des lieux réels.

Le mouvement de rien à rien n’est pas rien, c’est l’essentiel de ce que l’on doit retenir de la Logique de l’Essence. Et celle-ci nous intéresse d’autant plus qu’elle correspond au moment où la pensée qui s’est dégagée de l’objectivité ne s’est pas encore « réalisée », pas encore rendue effective au sens de Hegel (unité du concept et de l’être).

Les révolutionnaires doivent savoir habiter cet espace qui va de rien à rien, ce lieu métaphysique qui n’a pas de lieu, ou ce hors temps du temps – comme le dit d’une tout autre manière Hannah Arendt.

 

 

  1. Formes implicites

Peut-être faut-il traiter la dialectique de Hegel, ou l’usage que Lénine en a fait dans cette conjoncture très particulière, comme un paradigme pour penser la politique. Je l’ai redit en commençant cette année : la problématique des paradigmes, de leur nécessaire pluralité pour saisir ce qu’il en est de la politique autrement que par un biais purement définitionnel ou théorique, c’est la concession que nous faisons au pluralisme. Cette concession nous dit qu’il n’y a pas de savoir englobant à même de saisir une fois pour toutes (de ranger) le réel de la politique. Patrizia reviendra la prochaine fois sur le rapport entre politique et savoir, et nous ferons une synthèse de cette question dans les deux dernières séances, qui seront aussi l’occasion de revenir au modèle de la guerre et à ses limites, par quoi nous avions commencé l’an passé, et de boucler ainsi une première grande boucle pour le travail que nous avons proposé.

J’en viens donc maintenant à un second paradigme, qui va se dégager de la critique simondonienne de l’hylémorphisme. Ce dernier apparaît dans l’aristotélisme comme une tentative pour répondre à la question de l’individuation : qu’est-ce qui, dans l’individu, relève du genre (généricité de l’appartenance à l’humanité), qu’est-ce qui relève de la singularité, de l’eccéité ? Qu’est-ce qui réalise l’assemblage qui permet à la fois de parler de cet humain et d’en parler comme membre de l’humanité ? La forme est-elle générique et la matière individuante, ou bien est-ce la matière qui est la même pour tous les êtres, et la forme qui les sigularise ?

D’après Simondon, « utiliser le schème hylémorphique [pour répondre à ces questions], c’est supposer que le principe d’individuation est dans la forme ou bien dans la matière, mais non dans la relation des deux » (IG, 48). Or c’est bien cette relation qu’il faut considérer pour comprendre quelque chose – pour ne pas relayer notamment le regard de celui qui commande mais qui reste extérieur au processus qu’implique son ordre.

Ce à quoi est aveugle la personne qui donne l’ordre d’un travail à exécuter, c’est à la relation en tant qu’elle se joue à ce niveau intermédiaire (entre pure forme et pure matière) que Simondon appelle l’opération d’individuation. Cette opération n’est pas une mise en forme (laquelle suppose l’extériorité de deux termes, matière et forme) ; elle doit être pensée comme une prise de forme.

Dans la prise de forme n’interviennent pas seulement deux éléments (disons ce qui est en position de matière et ce qui est en position de forme) mais au même titre l’énergie qui permet la transformation et la ou les singularités qui la guident.

Simondon nous montre cela dans les pages qui ouvrent sa thèse, où il est question du moulage d’une brique. L’argile n’est pas mise en forme ; « on ne peut pas dire que le moule donne forme ; c’est la terre qui prend forme selon le moule » (IG, 43). C’est ce passage de l’idée d’une mise en forme à celle d’une prise de forme qui est éclairé par le paradigme des propriétés de l’argile. Des propriétés « colloïdales », nous dit Simondon : l’argile est une matière qui peut subir des déformations sans que soit rompue la cohérence de ses chaînes moléculaires.

L’existence de semblables propriétés indique que l’on ne peut considérer l’opération de prise de forme qui aboutit à l’existence d’une brique, de cette brique-ci, comme la mise en rapport d’une matière (argile) et d’une forme (le moule). Car ce qui se passe tout d’abord, c’est une déformation, et une déformation, ça veut dire : une force qui s’exerce, et une énergie qui circule.

Or cette énergie qui circule est celle d’un système qui comprend le moule de la brique, les molécules de l’argile et l’atelier où travaille l’ouvrier . On l’avait vu l’an dernier : on ne peut parler d’énergie potentielle qu’au sein d’un système. Le système au sein duquel circule l’énergie potentielle comprend des éléments qui appartiennent à des ordres de grandeur différents – et l’opération d’individuation est essentiellement l’espace où s’opère la mise en communication de ces ordres de grandeur.

Dans la prise de forme d’une brique d’argile, il y a d’une part la machine qui contient le moule, l’ouvrier qui l’actionne, l’atelier au sein duquel il travaille ; d’autre part, il y a les chaînes moléculaires qui font la particularité de l’argile. L’opération d’individuation, nous dit Simondon, est la médiation entre un ensemble inter-élémentaire et un ensemble intra-élémentaire. Cet ensemble intra-élémentaire mobilise les propriétés de l’argile sont attachées à la manière spécifique dont se constituent ces chaînes ; il faut alors bien voir que ces propriétés ne sont pas des qualités abstraites (malléabilité, etc.), qui ne sont telles que pour le point de vue d’un utilisateur ; ces propriétés sont mieux appelées des formes implicites. Les chaînes moléculaires de l’argile se caractérisent par des formes implicites présentes à un ordre de grandeur qui n’est pas saisi somme tel par l’utilisateur.

L’argile n’est pas abstraitement « modelable » ; elle a une structure particulière  particularité qui permet de tenir ensemble déformabilité et cohérence. C’est cette structure qui se révèle dans la transformation qu’elle subit, et dans la stabilisation qui peut en être le résultat.  « Dans le marécage, l’argile a bien ses propriétés colloïdales, mais elles y sont molécule par molécule ou grain par grain ; cela est déjà de la forme, et c’est ce qui plus tard maintiendra la brique homogène et bien moulée » (39). Et un peu plus loin : « Être modelée, ce n’est pas subir des déplacements arbitraires, mais ordonner sa plasticité selon des forces définies qui stabilisent la déformation » (IG, 40).

C’est parce qu’elle est « dépositaire de force » que l’argile peut actualiser une énergie potentielle. Celle-ci se traduit au sein de l’argile par des forces de pression (41) ; et ce qui est essentiel ici, c’est que ces forces doivent s’exercer non pas sur l’argile prise comme un bloc abstrait, mais sur chaque molécule. L’énergie se communique « point par point » à chaque molécule – et cela est aussi vrai pour chaque molécule à l’intérieur de l’argile que pour chaque molécule dont l’ensemble compose le moule.

Pour résumer : la « matière » se définit donc par la manière dont elle véhicule point par point l’énergie du système. La « forme » correspond à la limitation de l’expansion de cette énergie (42). Mais cette matière a des formes implicites (c’est la raison pour laquelle elle peut véhiculer l’énergie d’un système qui comprend des ordres de grandeur différents) et cette forme est matérialisée (c’est pourquoi elle peut exercer une pression, qui part de chacune des molécules qui la compose, et se communique à chaque molécule de l’argile).

L’opération d’individuation est la mise en communication d’une matière recelant des formes implicites et d’une forme matérialisée. La résonance interne du système correspond à la « communication entre une matière microphysique et une énergie macrophysique à partir d’une singularité de dimension moyenne, topologiquement définie » (43).

Cette singularité, ici, c’est le moule. Dans l’opération de prise de forme technique dont le paradigme est le moulage de la brique, c’est l’analogue du « germe » qui permet la cristallisation (laquelle fait paradigme, nous l’avions vu l’an passé, pour les opérations d’individuation des êtres physiques).

Nous avons donc bien plus d’éléments que ne l’indiquait le schème hylémorphique : nous avons bien, si l’on veut une matière et une forme, ou plus exactement ce qui dans l’opération va correspondre à la position d’une matière et d’une forme ; mais pour comprendre ce qui se passe dans la prise de forme, il faut considérer aussi l’existence d’une énergie potentielle, celle d’une singularité par laquelle s’opère la communication entre des ordres de grandeur tout d’abord hétérogènes, celle de formes implicites recelées par ce qui est en position de matière, et les molécules dont est composée la forme matérialisée, qui ne peut que parce qu’elle est matérielle exercer sa fonction de limitation. Et l’exercer « point par point ».

La forme matérialisée limite l’expansion de l’énergie qui passe à travers les formes implicites. Si elle n’existait pas, l’énergie continuerait à circuler et il n’y aurait jamais prise de forme. Celle-ci correspond donc à la stabilisation de l’expansion d’une énergie potentielle contenue dans un système, conditionnée par des formes implicites –  lesquelles ne « ressemblent » pas à la forme produite (la brique). (Nous avions insisté sur ce point, du moins sur un point semblable, l’an passé ; mais nous avions alors en vue le rapport entre germe et cristallisation.)

 

 

  1. La plane et la scie circulaire

La prise de forme s’opère donc selon les formes implicites, qui déterminent la manière dont sera conduite l’énergie potentielle. Ces formes renvoient toujours à l’eccéité d’un être : cette brique-ci, qui se sera déformée de telle manière, aura telle couleur, en fonction du travail exercé par l’ouvrier, des impuretés qui seront restées dans l’argile, de la manière particulière dont elle aura réagi à la pression, etc.

 

Il y a de même une eccéité de ce qui se présente à nous comme un morceau de bois, lequel n’est un matériau indifférent que pour l’artisan qui va le travailler à la tronçonneuse ou à la scie circulaire. On peut entendre des échos du jeune Marx dans la manière dont Simondon parle du travail du bois ; mais au lieu d’opposer au travail du bûcheron celui de l’artiste, Simondon oppose deux types d’outils. Il y a cet outil hylémorphiste qu’est la scie circulaire, et il y a cet autre outil qu’est la plane. Contrairement à la scie, qui appelle un comportement qui se doit de rester indifférent au sens dans lequel se sont développées les fibres du bois, la plane va obliger à suivre ces fibres, et donc à entrer en rapport avec l’eccéité de ce morceau de bois. Ce qui est aussi une manière d’entrer en rapport avec l’histoire singulière d’un arbre, avec ce qui lui a donné telles courbures, etc.

Faisons donc usage de ce paradigme : si la politique cherche aussi à opérer une individuation (une individuation « psychique et collective », en l’occurrence), si de ce fait elle cherche bien la mise en communication d’ordres de grandeur différents, lors il peut être conseillé aux militants d’utiliser une plane plutôt qu’une scie circulaire.

On pourrait dire qu’existent bien, disséminées dans ce qu’indique la métaphore boiteuse du « corps social », des formes implicites de la politique, du conflit politique, mais à une échelle qui n’est pas celle à laquelle s’opèrent les décisions qui donnent forme à la vie commune ; en particulier si l’on envisage l’économie-monde en tant que cadre à l’intérieur duquel ces décisions peuvent être efficientes.

Que sont ces formes implicites ? Je verrai un exemple du travail de mise au jour des formes implicites de la politique conflictuelle dans les enquêtes menées dans les années 1960 autour de l’opéraïsme. Des enquêtes qui ont révélé l’importance politique des comportements de refus, de fuite, des embryons d’organisation « autonomes », qui n’étaient pas visibles avec le prisme du mouvement ouvrier officiel. Des enquêtes, surtout, qui ont mobilisé une autre idée du savoir politique que celle du savoir sociologique qui est à l’arrière-fond des enquêtes journalistiques.

(Je renvoie sur ce point à l’article de Gigi Roggero sur le site platenqmil.com, qui fait une bonne synthèse des débats sur ce point au sein de l’opéraïsme (notamment entre Panzieri et Alquati), et qui distingue l’enquête construite à partir d’un modèle « objectivant » du savoir et la « corecherche », qui assume un savoir partial et pour cette raison même plus en prise avec la vérité de la situation.)

La question, si l’on veut, est bien celle de la spontanéité, mais la spontanéité n’est pas le contraire de l’organisation, la spontanéité est toujours organisée. Si quelque chose doit s’ajouter à la spontanéité organisée, c’est une prise de forme qui soit à même de mettre en communication des ordres de grandeur différents. Or la question est de savoir quel opérateur peut ici être l’analogue du germe singulier si, au lieu de prendre celui-ci comme événement inattendu (paradigme de la cristallisation), on le comprend à partir de l’action du moule dans le paradigme de la fabrication d’une brique.

 

 

  1. Tactique

Une fois franchi le pont, on voit quelques spectres venir à notre rencontre. Et notamment celui du Parti, supposé être l’instance qui se fantasme comme le creuset où se fabrique la conscience politique de « l’époque ».

Mais je voudrais revenir ici à Mario Tronti, qui continue à mon sens d’être une référence majeure pour penser la politique, malgré tout ce qui a profondément changé en cinquante ans (et malgré ses errances propres). Tronti avait proposé de renverser le point de vue militant usuel sur le rapport entre tactique et stratégie. S’ensuivait une redéfinition du Parti : celui-ci n’avait plus vocation à dessiner les lignes de la stratégie. Il avait pour vocation de suivre les lignes, les fibres, d’une stratégie déjà donnée. Il avait pour fonction, pourrait-on dire, de dégager les formes implicites du refus politique, du refus du développement capitaliste, en vue d’une prise de forme à une échelle différente.

Je reviens sur le passage de Ouvriers et capital dont j’ai cité un extrait au début de la séance. On l’a vu, c’est par le biais des médiations formelles-institutionnelles que le « mécanisme objectif » du capital se voit donner une « vie subjective ». Cette vie subjective, il l’acquiert par la contrainte : la classe des capitalistes est le produit de la menace que fait peser sur chacun la classe des ouvriers car ceux-ci, contrairement aux premiers, sont d’emblée constitués comme classe.

Le passage que j’ai lu se poursuit ainsi :

« C’est justement parce que l’ouvrier collectif est cette marchandise tout à fait particulière qui s’oppose à toutes les conditions de la société, y compris aux conditions sociales de sont travail lui-même, qu’il se présente comme ayant incorporé directement cette subjectivité politique à part que constitue l’antagonisme de classe. À son début, le prolétariat n’est rien d’autre que l’intérêt politique immédiat qu’il a à abattre tout ce qui existe. Il n’a pas besoin, pour son développement interne, d’“institutions” qui donnent vie à ce qu’il est car il n’est rien d’autre que la vie de cette destruction immédiate. Il lui faut en revanche une organisation afin de conférer, face au capital, un caractère objectif à l’instance politique de l’antagonisme ; pour l’articuler à un moment donné au sein du rapport de classes tel qu’il se présente matériellement, pour lui conférer un caractère offensif fécond à court terme grâce aux armes de la tactique ; et pour enfin arracher le pouvoir des mains de celui qui le possède avant même de le prendre » (Mario Tronti, Ouvriers et capital, 296).

Une instance tactique est donc nécessaire pour manifester l’objectivité du subjectif. On pourrait dire autrement : une instance tactique est nécessaire précisément en tant qu’objet qui, comme tel, est placé à l’arrière-fond d’un collectif comme ce autour de quoi ce collectif se structure.

Il faut qu’il y ait autre chose que du subjectif pour manifester la subjectivité en tant que telle. Il faut qu’il y ait quelque chose qui, dirait Hegel soit posé. Et ce qui est posé, nous a-t-il dit, c’est une forme – une forme qui a trouvé sa « matière », de telle sorte que ne subsiste plus l’opposition, ou l’extériorité, entre forme et matière.

En quoi la tactique ajoute-t-elle une forme ? Et à quel niveau exactement ?

C’est bien sûr au fond ce que j’ai proposé à la discussion, mais je crois pouvoir indiquer une première réponse en cinq temps.

Premièrement, on l’a vu, une instance tactique prend en charge le dégagement des formes implicites. D’où, sans doute, la nécessité d’une enquête sur ce que sont les formes contemporaines du refus ou de « l’insoumission », des associations d’habitants aux organisations centrées sur des sujets spécifiques.

Deuxièmement, elle a en charge de porter l’identification d’un horizon sans lequel il n’est justement pas possible de dégager des formes. En ce sens, on peut dire qu’une instance tactique est nécessaire pour interpréter la stratégie – mais cette interprétation n’est pas un commentaire extérieur, ou un « pari » abstrait » ; c’est un travail pour faire franchir à la subjectivité un certain seuil de subjectivation.

Troisièmement, elle permet l’identification de l’action commune, à la lisière des formes implicites existantes et des formes actions qui n’existent pas encore, mais qui pourraient les prolonger, et surtout les faire résonner entre elles.

Quatrièmement, elle est le support d’une cohérence exposée dans la pratique de l’antagonisme. Cette exposition permet à l’action commune d’être discernable aussi bien par les alliés potentiels que par l’ennemi.

Cinquièmement, son intervention prend tout son sens (c’est ce qu’on peut garder du passage par Lénine) dans une situation de catastrophe (la Première guerre mondiale, pour le passé ; les « guerres du climat », pour l’avenir). C’est ici que l’on retrouve ce que l’on avait indiqué l’an passé comme un élément important des analyses actuelles du système-monde : elles situent des points de métastabilité (par exemple l’agriculture selon Jason Moore). Une métastabilité sans laquelle il ne peut y avoir de prise de forme.

Faut-il donc réhabiliter l’opérateur tactique ? On sait en tout cas que c’est un débat qui a été porté dans le mouvement révolutionnaire italien des années 1970, comme en témoigne la Horde d’or : « il n’est plus possible de séparer tactique et stratégie, écrit Lucio Castellano dans le texte « L’autonomie, les autonomies » (p. 430-431). Du côté de l’autonomie ouvrière, et plus encore de l’autonomie « diffuse », il s’est agi de défaire cette articulation stratégie/tactique, même dans sa version renouvelée par l’opéraïsme. Mais cette indissociabilité devait conduite à la suppression de l’instance tactique. L’argument était que, s’il y a dissolution de la politique non seulement comme sphère séparée (politique bourgeoise) mais comme activité spécifique (parti révolutionnaire), alors disparaît l’élément tactique qui prétend prendre en charge la forme de l’organisation.

Or ce que nous pourrions dire, c’est que l’élément tactique tel que permettait de le concevoir Tronti ne visait pas à donner forme à ce qu’il aurait posé en matière (la fameuse matière à « conscientiser » ou à « politiser »). Mais de favoriser une prise de forme à partir des formes implicites déjà données, mais non reliées entre elles, ou insuffisamment reliées.

L’opérateur tactique, s’il est conséquent, analyse les circonstances et propose d’agir en fonction de ces circonstances. Mais il n’est pas l’expression de ces circonstances ; plus encore, les formes de refus ou de révolte qui sont mises au jour ne sont pas elles-mêmes réductibles à une telle expression. Il a donc en charge de maintenir une capacité d’initiative y compris en l’absence de « mouvement », en l’absence de manifestations de la « spontanéité organisée ».

3)Une remarque : il ne faut pas confondre l’insistance sur cet élément tactique avec le « retour à la théorie » prôné par les néo-althussériens. Il y a bien un problème de méthode et donc de place du savoir. Mais justement, le savoir politique n’est pas la théorie.

Forme et vie

Ce que je désigne approximativement comme une « instance », comme un opérateur politique structuré, identifiable comme tel, constitue peut-être avant tout une réponse à la question de la consistance au niveau de la logique de l’action commune. Mais cette réponse en suppose une autre, au niveau du collectif transindividuel (nous avions distingués ces deux « niveaux » à la fin de la séance précédente).

Nous demandions : qu’est-ce qui donne forme au collectif, ou plus exactement qu’est-ce qui permet sa prise de forme ? À cela nous répondions tout d’abord qu’on ne saurait se contenter de répondre par la référence à des principes. S’il n’y a que, d’un côté, un ensemble d’êtres, de l’autre, la formulation de principes, on ne voit pas bien comment se fait la relation, l’opération de prise de consistance, à moins de s’en tenir à une version du schème hylémorphique. La fonction de limitation des principes devient par enchantement ce qui confère une forme au collectif en tant que tel. Cette fonction de limitation est cependant essentielle pour la prise de forme – elle permet notamment de marquer la séparation entre un intérieur et un extérieur (nous en avions parlé à propos du concept de « camarade » tel que l’envisage Jodi Dean). Mais il manque quelque chose.

Qu’est-ce qui permet à un collectif de prendre forme ? Je me permettrai de faire une réponse « dogmatique », parce que je ne vais pas l’étayer maintenant, mais elle renvoie à un travail que j’ai fait par ailleurs. Ce qui permet à un collectif de prendre forme et surtout de maintenir la consistance de sa forme (une consistance vive, non figée), l’élément dans lequel et par lequel les principes n’opèrent pas par une magie hylémorphique, c’est le temps.

Le collectif, c’est le temps « converti » espace. Cette notion de conversion appliquée au rapport temps/espace, on la trouve aussi dans le travail de Simondon. Il y a une chrono-topologie, une chronologie et une topologie associées du collectif, comme il y en a pour tout être (physique, organique).

L’idée qu’il existe une conversion du temps en espace doit d’abord se comprendre par contraste avec celle d’un temps qui se déroulerait de façon continue et linéaire. Ce que font les vivants à travers leurs habitudes, leurs répétitions (je parle d’abord ici de celles qui n’ont pas une forme pathologique), leurs promesses, leurs rendez-vous et leurs réunions, c’est construire un temps qui revient, comme on peut faire retour dans un même lieu.

Ce temps qui revient, c’est donc celui qui permet de faire exister le temps comme un espace auquel revenir. Ce qui permet à un collectif de prendre forme, c’est le temps qu’il instaure, un temps qui n’est pas celui du déroulement linéaire des heures. C’est un temps séparé, qui permet la délimitation d’un espace d’intériorité commune – comme un abri, une enveloppe, à l’intérieur duquel il est promis à ses membres de se retrouver – même si c’est un abri qui expose, qui fait prendre des risques.

Ce n’est pas la même chose d’instaurer un temps spécifique pour un collectif et pour un ensemble de personnes disséminées dans l’espace, qui se rejoignent seulement en tant qu’elles se font les supports d’une action commune. Dans ce second cas, il serait abusif de parler d’un espace d’intériorité commune. Mais il y a bien instauration d’un temps spécifique, non par la mise en résonance directe des êtres régulièrement assemblés, mais par la mise en résonance des actes, dont le réseau abrite justement cet autre temps inséré dans le temps – le temps politique de la révolte organisée, inséré dans le temps du capital.

On pourrait dire : permettre la prise de forme, c’est suivre les fibres du temps.

Il faut bien partir de ce qui est là comme courbures et inflexions singulières d’un temps commun ; et il faut un outil qui permette de dégager ces courbures, ces lignes, ces éléments de singularité et de non-linéarité.

Cet outil est toujours ce qui permet la prise de forme ou ce qui peut être tenu lui-même pour une forme. Qu’appelle-t-on une forme ? Une forme est caractérisée par deux choses : d’une part le tracé d’une limite, d’autre part le fait d’être transposable, d’être susceptible de transpositions. La forme est susceptible d’être cernée par le regard – même si c’est un regard abstrait ou conceptuel ; et elle peut être transférée d’un lieu à un autre ou d’un temps à un autre – bien plus que d’une matière à une autre.

La question posée est celle du rapport entre la forme et la vie – en l’occurrence, la vie collective. Pourquoi serait-il nécessaire d’insérer des formes dans la vie ? Peut-être parce que l’on ne peut pas compter sur le fait que la vie génère spontanément les éléments qui vont permettre sa propre amplification.

 

Je voulais vous lire ce petit « récit » de Kafka, tiré des Derniers cahiers (NOUS, 2017, p. 184) :

« C’est de nouveau le vieux combat avec le vieux géant. Certes, il ne combat pas, il n’y a que moi qui combats, il se couche simplement sur moi comme un garçon de ferme sur la table de l’auberge, il croise les bras haut sur ma poitrine et appuie son menton sur ses bras. Arriverais-je à supporter cette charge ? »

Ce texte expose le travail de la division d’avec soi-même. Non qu’il y ait dans ce soi plusieurs « parties » : c’est le même soi qui combat, et qui s’écrase lui-même. Et c’est bien ça la dialectique : il n’y a pas diverses « parties » en un être ; c’est pour un même être qu’il y a division ; toute la difficulté, toute la douleur, vient précisément de ce que l’être reste le même dans sa division.

Le vieux géant ne combat pas, il n’attaque pas, il empêche seulement de bouger. Le vieux géant, c’est la vie prise au piège de sa propre inertie. La vie laissée à elle-même, en tout cas celle des vivants-parlants, a tendance à s’affaisser sous son propre poids. Dans le combat contre soi-même, il ne s’agit pas seulement de seconder le monde, il s’agit de faire que la vie ne colle pas à son cours, qu’elle ne se laisse pas retomber sur ce supposé « cours » (le cours de la vie, le cours du temps).

Le problème n’est pourtant pas d’aller au-delà de la vie, de savoir se séparer de son être de vivant ou de la simple vie, la vie supposée « biologique », la vie de l’organisme, pour accéder à la généricité de ce qui fait véritablement l’humain (Badiou) ou pour trouver l’existence au-delà du simple vivre (phénoménologie). Sur cette perspective générale, je renvoie une fois encore au livre de Muriel Combes, la Vie inséparée,  (Dittmar, Paris, 2011) que je cherche ici à prolonger. Exister, c’est vivre. Il n’y a pas d’un côté le vivant attaché à ses besoins ou ses intérêts, de l’autre le véritable existant qui fait l’épreuve de l’ouverture de l’être-là (ou de l’être-le-là, comme disent les traducteurs de Heidegger), ou qui s’attache aux vérités génériques.

En revanche il faut bien trouver, dans la vie même, ce qui va faire qu’elle ne va pas rester prise au piège de sa propre inertie. Il faut trouver dans la vie, comme le dit Rancière, ce qui « porte la vie au-delà d’elle-même » ; mais il ajoute : « pour prendre soin d’elle-même » (Rancière, les Bords de la fiction, ).

Il ne s’agit pas de sortir du simple vivre, mais de trouver ce qui va permettre l’amplification du vivre, pour combattre l’inertie qui est son risque propre.

La vie « ne coïncide pas avec elle-même », et c’est ce qui la rend capable d’aller au-delà d’elle-même, d’aller de l’avant, d’explorer ses propres ressources, que le parlant s’est fait une spécialité de se cacher à lui-même.

Elle, la vie, a parmi ses ressources de pouvoir se décaler par rapport à elle-même et de trouver par ce décalage la possibilité de prendre soin d’elle-même.

La forme n’est pas ce qu’une vie (une vie collective, une vie amoureuse, une vie politique) génère spontanément. Elle ne correspond pas davantage aux « formalismes » ou « formalisation » par quoi la pensée se garantit de se boucler sur son ordre propre, en croyant de voir après coup « appliquer » ce qu’elle y met au jour.

Elle est ce qui permet au vivant de se désencombrer de la tentation de s’affaisser en lui-même.

 

Pour ce qui concerne plus spécifiquement le collectif politique, on pourrait seulement ajouter : l’instance « formelle » est le point depuis lequel la vie collective peut être relancée. Le lieu depuis lequel se retrouve une voie cohérente qui n’est pas celle du cours des choses – et de ce que nous sommes nous-mêmes dans le cours des choses.

References   [ + ]

1. Deux remarques sur la question de l’institution :

Si l’analyse institutionnelle a tant insisté sur l’importance de l’institution, c’est bien dans la mesure où elle fait porter la polémique (avec l’antipsychiatrie notamment) sur ce dont la clinique ne peut se passer, à savoir l’institution justement. Elle ne peut s’en passer parce qu’elle ne peut confier au seul travail éthique ce qu’il est pourtant seul à pouvoir opérer, à savoir : une guérison. Elle ne peut se confier à ce seul travail parce qu’elle a précisément besoin de dispositifs de contrainte « artificiels » qui obligent à être présents lorsqu’il y a souffrance, et demande relative à cette souffrance. Elle ne peut compter sur la magie de l’accordage. Elle est contrainte de mettre en place une forme sur laquelle on pourra compter – c’est-à-dire quelque chose qui sera toujours là, même comme forme vide.

Il en va de même pour les institutions révolutionnaires. Celles-ci, comme le remarquait Saint-Just, ne peuvent avoir qu’un rôle négatif. Mais elles importent dans la mesure où on ne peut là non plus (« là », c’est-à-dire à l’endroit de ce qui doit être imposé à l’ennemi) compter sur le travail éthique. Ce dernier ne suffit pas lorsqu’il s’agit d’imposer à l’ennemi ce qu’il ne veut pas.

Mais l’institution n’est pas ce qui peut garantir la consistance du collectif. Dans le meilleur des cas, elle supplée à son inconsistance provisoire. Le collectif lui-même n’est pas structuré par l’institution.

 

Une remarque sur le « Tiers » qui serait nécessaire comme structuration symbolique, et qui comme tel devrait nécessairement passer par l’institution (Legendre). En fait, si l’on en croit Sartre, le tiers est déjà donné dans le groupe en fusion : c’est chacun qui peut être en position de tiers pour chaque autre. C’est la fonction du « tiers régulateur », qui garantit la réciprocité de tous – la résonance transindividuelle dirait Simondon. Mais on pourrait dire aussi que le « tiers », c’est le milieu, l’arrière-fond – qui est aussi ce qui fait que les humains ne sont pas laissés entre humains.

2. Pour Badiou, le problème n’est pas celui du rapport entre forme et matière, mais entre forme et acte. Dans un passage du séminaire publié sous le titre le Siècle, Badiou oppose explicitement deux ententes de la forme : la première correspond au schème hylémorphique tel que je viens de le présenter, la seconde invoque le couplage de la forme et de l’acte (Badiou, le Siècle, p. 224-225). Or il est significatif que pour concevoir ce couplage Badiou soit amené à convoquer Hegel. La forme couplée au réel de l’acte, c’est le passage de l’infini dans le fini, tel que l’expose la Logique de Hegel. Ce passage se distingue du mauvais infini qui est celui de la pure répétition sans fin (la suite des nombres). Mais il faut distinguer de la répétition, nous dit Badiou en suivant Hegel, l’acte même de se répéter. Et pour cela, il faut, comme y invite l’art du XXème siècle (toujours selon Badiou), détacher l’acte de son résultat, qui est toujours fini. Il faut dégager l’acte de s’outrepasser soi-même du fini de ce que produit cet outrepassement, à savoir une autre figure du fini.

Mais l’acte de s’outrepasser soi-même, détaché de son résultat, n’est rien d’autre que la négativité pure. L’infini qui transite par le fini, ce n’est rien d’autre que le mouvement de néantisation du fini : tel est le principe qui structure l’ensemble de la Logique hégélienne. On ne trouve l’infini que recèle le fini que lorsque se dégage de lui la forme pure de la négativité opérante. L’acte, ici, est bien celui de la négation et la formalisation, c’est l’exposition du négatif en tant que tel. Le contenu réel de l’affirmation universaliste, c’est la négation de la finité (« déposer » les particularités, etc.).

On ne gagne donc pas grand-chose à avoir ainsi quitté le schème hylémorphique – ou plutôt, à en avoir proposé une variante nouvelle. On pourrait dire que la négativité « dialectique » telle que Hegel l’invente, et que Badiou la reprend ici pour penser le dépassement de l’hylémorphisme aristotélicien, n’est qu’une ruse pour prolonger cet hylémorphisme. Une  ruse, dans la mesure où, s’il est flagrant chez Kant, il est caché dans le « mouvement » de la pensée de Hegel.

Dans les deux cas, le présupposé reste aristotélicien : c’est celui d’une identité entre la forme et l’acte. Ou plus précisément, c’est celui d’une identité entre la mise en forme et l’être-en-acte. Ce qui a bien pour présupposé l’autre grand couple métaphysique aristotélicien, celui de la puissance et de l’acte. L’être-en-acte, c’est ce qui réalise une puissance, ou ce qui actualise une puissance. Pour Badiou, l’être en acte n’est pas la forme achevée mais l’infinité négative qui transite par le fini. La négativité, ailleurs appelée « vide » est la mise en forme du fini, même si c’est une négativité sans totalité et sans téléologie. Nous restons pris dans le point de vue spéculatif. Non plus comme téléologie explicite, mais comme négativité, c’est-à-dire téléologie implicite.

3. Une remarque : il ne faut pas confondre l’insistance sur cet élément tactique avec le « retour à la théorie » prôné par les néo-althussériens. Il y a bien un problème de méthode et donc de place du savoir. Mais justement, le savoir politique n’est pas la théorie.