Séance 2 – Tout – La mise au travail

Un petit préambule pour ceux qui rejoignent le séminaire : notre parti-pris est celui du montage. Il s’agit de traverser non seulement des disciplines différentes (pour aller vers « l’unidsiciplinaire », comme le veut Wallerstein), mais aussi des régimes de discours  hétérogènes. Dans la séance qui suit, je commencerai par une introduction que l’on pourra dire métaphysico-littéraire ; je ferai ensuite un rappel de la première séance qui sera économico-analytique (au sens de la psychanalyse) ; et on enchaînera sur un développement historico-politique (qui constituera la majeure partie de la séance d’aujourd’hui).

Le style d’énonciation n’est pas démonstratif, mais assertorique. Ce qui ne veut pas dire que nous voulons nous passer de la vérification d’une cohérence d’ensemble de nos propositions.

La dernière fois, nous étions partis de rien.

J’avais évoqué Pascal, qui est un de ces auteurs, au XVIIème siècle, qui nous parle volontiers du rien, même sans prononcer le mot. Tout son effort vise à nous placer devant l’alternative : Dieu ou rien.

Il a écrit par exemple cette phrase : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Une manière de nous confronter à notre solitude radicale et au désespoir qui devrait s’ensuivre, si Dieu n’était pas là.

Dans un de ses livres dont on va voir qu’il ne s’intitule pas par hasard Ici, Nathalie Sarraute évoque cette phrase de Pascal. Cette évocation est tout autre chose qu’un commentaire : quelque chose comme une confrontation, avec un enjeu vital.

Elle écrit ceci :

« “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie”… des mots pour de bon tombés du ciel… Mais non c’est de la terre qu’ils viennent… quoi de plus banal, de plus courant que “silence”, “infini”, “espace”, “éternel” ? Il a fallu qu’un miracle les assemble… aucune volonté humaine n’aurait pu y arriver… pour qu’ils acquièrent une telle puissance… pour qu’ils s’élancent, traversent la voûte céleste, pour qu’ils jettent, qu’ils étendent à perte de vue sur ces ténèbres informes une écharpe d’un tissu étincelant, solidement tressé, un chemin qui a l’éclat, la dureté souple de l’acier… Porté par ces mots, le long de ces mots ébloui, étourdi, on s’avance… “Le silence éternel de ces espaces infinis”…

Mais qu’ont-ils donc ces mots ? Que leur est-il arrivé ? L’écharpe étincelante s’est déchirée, effilochée… Le brillant chemin d’acier a craquelé, ses débris se sont éparpillés…

On dirait que ce que ces mots avaient maîtrisé, dompté, ce à quoi ils avaient communiqué leur splendeur, leur rigueur élégante, soudain, par une violente, brutale poussée les a fendus, disloqués… et ce qui s’en est échappé… ce qui se répand… ce qui emplit tout ici…

Mais c’est impossible, c’est impensable, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister…

Si, ça existe… “m’effraie” qui parvient encore de très loin… “m’effraie”… un faible gémissement… “m’effraie”… le grattement, le tapotement tremblant d’un autre, d’un semblable soumis au même supplice…

“M’effraie”… le signe. La preuve.

C’est donc certain. C’est ainsi. Et on y est arrivé. On s’y trouve. On est où il n’y a plus rien. Nulle part. Rien. Rien. Rien. Jamais. À jamais.  À-ja-mais. Rien »

(Nathalie Sarraute, Ici, Gallimard 1995, p. 181-182)

Il y avait donc un piège. Apparemment, une force surhumaine nous avait délivré de ce que l’on pourrait désigner platement comme l’angoisse devant le néant, auquel nous renvoie de façon insistante l’idée de notre ridicule petitesse dans l’univers. Mais cette force surhumaine a cédé devant l’angoisse ; elle semblait la faire reculer, la contenir, nous en libérer ; mais c’était pour mieux l’exprimer, et pour nous installer dans cette expression, pour en faire un cri de douleur désormais sans remède. Nous pensions avoir trouvé une volonté surhumaine capable de nous délivrer, nous trouvons un semblable, perdu comme nous. Perdu, livré au rien. Il n’y a rien, il n’y aura jamais rien, « rien » est le mot qui prononce la vérité ultime de notre condition.

Quel rapport le vide de la souveraineté, le rien qui lui permet de fonctionner, entretiennent-ils avec ce rien-là, ce rien de l’expérience métaphysique la plus banale ? On pourra soupçonner que ce rapport est des plus étroits.

Pour ce qui nous occupe en particulier dans ce séminaire, on peut dire que le rien qui permet aux dispositifs de la souveraineté d’assurer une prise sur nous est celui du « il ne s’est rien passé ». C’est un motif insistant dans le travail de Badiou : on croyait qu’il y avait un événement, mais rien n’a eu lieu. Ici, on dira plutôt : on croyait qu’il y avait un être-ensemble, il n’y avait que des solitudes un temps masquées à elles-mêmes.

La souveraineté, incarnée par ceux qu’on sait complaisamment être des tartuffes, elle, au moins, ne sombre pas dans le néant. Elle tient bon, elle nous prescrit ce qu’il faut faire, on peut s’en remettre à elle, elle a prouvé son efficacité. S’en remettre à ce qui fonctionne, tout à fait indépendamment du fait qu’on y croie ou pas : telle est la tentation.

L’autre voie me semble contenue dans le titre du livre de Sarraute, dans ce mot qui se répète tout au long du livre, qui revient incessamment : ici.

« Ici » est l’un de ces termes que l’on désigne comme les embrayeurs (shifters) de la langue, qui n’ont de sens que portés par un acte d’énonciation singulier.  Un de ces mots, donc, par lesquels s’opère la subjectivation effective du sujet de la langue. Parler, c’est tout d’abord être capable de dire qu’il y a quelque chose, ici, à l’endroit même où on se tient. C’est être capable de reconnaître ce qui fait l’ici, et de quelle manière, en tant que je le reconnais, j’y suis lié.

La question est toujours de savoir ce que peut contenir, ou plutôt ce que peut accueillir, l’ici. Il peut peut-être contenir l’histoire entière de la Terre (je pense à la très belle bande dessinée de Richard Mac Guire, elle aussi titrée « ici »). En tout cas, c’est sans doute lorsqu’on parvient à faire consister un ici que peut se défaire la prise métaphysique et politique du rien.

Dans un passage du livre de Sarraute, une voix tente de persuader une autre voix qu’il y a quelque chose (à savoir un fait vrai) et non pas rien (une « fiction », entendue ici comme un récit sans vérité). Elle n’y parvient pas, parce que la deuxième voix confond obstinément le vrai et le vraisemblable. Elle reste donc fermée à cette vérité invraisemblable qu’il aurait fallu accueillir (on ne saura pas en l’occurrence ce qu’est cette vérité, mais peu importe). L’accueillir ici aurait signifié : élargir les limites de l’ici, agrandir l’espace par là désigné.

 « Ce qui à n’importe quel moment arrive venu d’espaces insondables et se loge ici, s’incruste, agrandit, recule encore ces limites infiniment extensibles… on ne peut jamais savoir jusqu’où elles pourront s’étendre… ce qui aurait dû s’intégrer à lui, devenir une part solide, indestructible, de ce qui l’entoure, lui aussi, et qui semble pouvoir être agrandi, repoussé toujours plus loin, n’a pas pu y pénétrer… » (Sarraute, Ici, p. 42).

C’est au fond un de nos combats les plus quotidiens : le ici contre le rien.

Le ici contre le « il ne s’est rien passé ». Dire « ici », c’est affirmer que quelque chose existe, ici. « Quelque chose » : ce qui s’ajoute à ce qui était, et qui maintient son existence supplémentaire. Et le supplément, c’est toujours ce qui s’ajoute au tout. Ce motif du supplément, que l’on trouve de Derrida à Rancière, vient relayer la dialectique négative à la Adorno, qui affirme « le tout est le non-vrai » : pour ébrécher le tout, il fallait une logique de la négation, à quoi se substitue donc aujourd’hui (du moins est-ce à partir de là que l’on pourrait relire quelques enjeux de la philosophie contemporaine) une logique du supplément.

Je me souviens d’un texte dans lequel il était écrit : « l’empire [à peu près au sens Negri/Hardt], c’est partout où rien ne se passe ». On pourrait dire : partout où tout est à sa place (oui, il y a au moins deux manières d’entendre cette phrase : « tout » remplace le rien, le refoule pourrait-on dire ; ou bien : chaque chose est à sa place). Avec la logique du supplément, il s’agit de vérifier, comme dans le passage cité de Nathalie Sarraute, que l’existence n’a pas l’étroitesse qu’on lui suppose parfois.

Résumé de la séance 1 :

Dans la première séance, nous avons donc parlé d’un rien bien spécifique, si l’on peut dire : celui qui est attaché à l’autorité souveraine comme un présupposé sur lequel elle doit nécessairement faire fond. Ce qui est présupposé dans le contrat, c’est ceci : tant que l’autorité souveraine ne règle pas les rapports entre les individus, le peuple n’est rien, le peuple n’est pas un peuple, mais une multitude, et une multitude n’est pas une forme viable de l’être-ensemble. C’est un faux être-ensemble, tant qu’il n’est pas médié par la loi souveraine.

C’est ce rien-là – le rien du peuple, pourrait-on dire – qui trouve à se symboliser dans un objet. Cet objet est d’autant plus efficient qu’il est inexistant : le contrat qui n’a jamais eu lieu, la monnaie toujours plus dématérialisée (sans considérer il est vrai les stocks d’or que les banques semblent à nouveau très soucieuses d’accumuler). Il permet d’autant mieux à l’autorité souveraine de s’exposer dans un acte arbitraire, par lequel elle ne renvoie qu’à elle-même, en tant qu’elle est à elle seule son propre fondement – ce qui est une autre manière de dire que rien ne vient la fonder, ou qu’à la place du fondement, il (n’)y a rien. L’autorité souveraine est sans fondement, et c’est ainsi, c’est-à-dire par l’exhibition de cette absence de fondement, qu’elle s’impose à tous. Elle est une forme vide, une forme sans contenu, parce que le seul contenu qu’elle pourrait avoir est religieux ; mais c’est en tant que forme vide qu’elle fonctionne au mieux.

Deux mots encore sur l’objet, en gardant en mémoire avant tout la fonction de la monnaie. Ce que je reprends à Aglietta et Orléan, c’est bien une analyse en termes de désir (ce n’est pas qu’il faille nécessairement les suivre dans leur conception du désir ; c’est qu’il faut admettre que leur description touche juste dans la mesure où le dispositif de souveraineté ne fait pas seulement fonctionner le désir : dans ce fonctionnement, il met en œuvre une certaine réalité du désir).

Cette approche est alternative à une analyse qui repose sur l’opposition vérité/erreur – l’idéologie serait ce qui nous mène dans l’erreur. Ici, le problème est de savoir ce qui est structurant pour le désir, et de quelle manière. Autrement dit, le problème (celui de la souveraineté par exemple) est de fixer l’objet du désir. S’il n’est pas fixé, il reste flottant, indéterminé, et voué (dans la logique lacanienne) à une oscillation qui aura inévitablement des conséquences pathologiques. Un désir qui ne se structure pas, c’est une subjectivité qui ne tient pas.

On pourrait dire autrement : l’analyse ne se situe pas du côté des raisons que l’on se donne, mais du côté des certitudes. Du côté des raisons, il y a bien sûr ce qu’invoquent Hobbes autant que Aglietta et Orléan, et qu’ont relevé plusieurs personnes dans les discussions, à savoir le besoin de sécurité. Ce besoin renvoie à l’intérêt bien compris. Mais le ressort le plus intéressant, là comme ailleurs, est au-delà de cet intérêt. Il se loge en amont de ce que chacun peut ressaisir dans ce qui l’anime. Il se loge, donc, du côté de ce qui reste non seulement opaque aux consciences, mais aussi et surtout de ce qui peut tout à fait être aberrant au regard de l’ordre des raisons supposées valables pour une action – c’est là, sans doute, que toute philosophie analytique de l’action est vouée à la ruine.

C’est donc parce que le désir est fixé par un objet aussi vide et inexistant que possible qu’il va y avoir une structuration de ce qu’on appellera le désir social, ou le désir socialisé – dont on espère qu’il n’est aucunement ce à quoi le désir en tant que tel peut se réduire. L’objet inexistant mais qui garde la forme de l’objet permet de soutenir la pure forme vide de la souveraineté, c’est-à-dire de ce qui exige notre soumission comme contrepartie d’une vraie vie collective.

C’est un tel objet, au fond, qui permet la polarisation sociale du temps. Placé en amont des subjectivités, il permet de structurer leur être-ensemble en deçà de ce qu’elles en ressaisissent, et notamment la manière dont s’opère leur accordage dans le temps.

Nous avions donc parlé du rien, mais aujourd’hui, nous allons parler du tout. Et on va vite s’apercevoir que le combat contre ce tout convoque aussi, sous un autre angle sans doute, la possibilité de l’ici.

J’ai dit la dernière fois que le tout dont il va être question renvoie à la mobilisation totale pour la production capitaliste, à la mise au travail généralisée. On pourrait à juste titre être inquiets, en se disant que cela rappelle un peu trop un schème ancien, et multiplement déconstruit : le schème qui plaçait au cœur de la totalité sociale le rapport capital/travail.

Il s’agira alors de voir de quelle manière ce n’est pas tout à fait ce schème ancien qui va être convoqué ici. Mais il s’agira aussi de voir que la situation qui s’impose à nous nous oblige bel et bien à quitter la solution généralement adoptée pour en sortir, la solution que l’on pourrait dire situationnelle ou situationniste : il n’y a de lutte que locale, localisée ; le point de départ, pour la pensée comme pour l’action, est toujours singulier, etc. Pourtant, nous sommes aussi contraints de partir du constat qu’une situation indéniablement globale s’impose à nous, et que c’est à l’échelle de cette globalité qu’il s’agit de concevoir la possibilité de l’action politique.

  1. Mobilisation

Partons donc de là : la mobilisation totale, c’est la mise au travail de la nature entière (humaine et non-humaine). Pour parler de cette mise au travail, je vais revenir sur quelques concepts essentiels de Jason Moore dont nous avions parlé lors de la première année du séminaire.

Ce qui me paraît être le résultat le plus important du travail de Moore, c’est la distinction qu’il fait entre l’exploitation et l’appropriation. Toutes deux sont nécessaires au fonctionnement du capitalisme, mais les critiques du capitalisme s’en tiennent la plupart du temps à l’exploitation (au dégagement de la survaleur par le biais d’un surtravail, qui permet de réaliser des profits). Ce qui est laissé dans l’ombre, c’est un processus beaucoup plus vaste, plus étendu, que Moore appelle donc « appropriation ».

Cette appropriation, c’est bien sûr tout d’abord celle de nouveaux territoires – une manière de nommer l’accumulation du capital, en tant qu’accumulation perpétuée : non pas réalisée une fois pour toutes « à l’origine », mais forme nécessaire du développement du capital. Le capitalisme a toujours besoin de s’approprier de nouveaux territoires, et de leur imposer sa logique.

Moore insiste sur le fait que la sphère de l’appropriation est beaucoup plus large que celle de l’exploitation, et que c’est l’écart maintenu entre les deux, seulement, qui permet le développement du capitalisme. Plus précisément, puisque le capitalisme est un système dynamique : il s’agit d’étendre sa zone d’appropriation plus vite que sa zone de marchandisation. (Voir séance 6, première année.)

Si la sphère de l’appropriation doit toujours être bien plus large, c’est aussi (on l’avait vu dans la séance 5 de la première année) que par sa nature même, le capitalisme tend à épuiser ce qu’il s’approprie. Pour corriger cette tendance, il s’appuie sur la conquête de nouveaux territoires.

La  dynamique du capitalisme, on l’a vu aussi lors de la première année du séminaire, est celle du déplacement des frontières (« le capitalisme n’a pas de frontières ; il existe seulement par les frontières », Moore et Patel, A histrory of the world in seven cheap things, note 56, p. 215). Mobilisation totale, avons-nous dit ; mais il faut compter sur son nécessaire étalement dans le temps. C’est cela la dynamique des frontières : tout est mobilisé, mais pas d’un coup. Là aussi, on pourrait parler d’une différance nécessaire pour conquérir peu à peu des espaces, et par ces conquêtes, configurer à chaque fois une autre écologie-monde.

Mais ce qui définit le capitalisme, Moore y insiste après bien d’autres, ce n’est pas l’appropriation des territoires en tant que tels, c’est l’appropriation du travail qui est rendue possible par là. Plus précisément : l’appropriation du travail d’autrui – et Marx et Engels nous disent dans leur Manifeste que c’est à l’abolition de cette appropriation que l’on pourra reconnaître le communisme.

Or ce travail n’est pas toujours reconnu comme travail. La thèse de Moore peut alors se résumer ainsi : ce que le capitalisme s’approprie avant tout, c’est le travail gratuit, le travail qui n’est pas reconnu comme travail.

Certains d’entre nous ont pu participer à des mouvements, au fil des années 1980-2010, qui tentaient de montrer que les formes du travail avaient été bouleversées avec la recomposition capitaliste qui avait suivi la fin des mouvements révolutionnaires ; mais que les grilles de lecture aussi bien des économistes au service de l’ordre libéral que des penseurs critiques, marxistes entre autres, ne permettaient pas de comprendre ce bouleversement. Il s’agissait pourtant de faire reconnaître comme travail les activités qui n’étaient pas reconnues comme telles (par exemple celle du chômeur à la recherche d’un emploi, ou celle du consommateur dans les grandes surfaces, ou sur le web).

Il s’agissait aussi de dire que les formes du travail avaient été globalement à ce point bouleversées que l’intermittence, loin de correspondre à un statut exceptionnel, était au contraire l’angle depuis lequel considérer adéquatement ce bouleversement et cette redéfinition des modalités du travail.

J’évoque ces mouvements, ces luttes autour de la question du revenu, des formes nouvelles du travail, et l’intelligence collective qui y a été déployée, parce qu’il me semble que l’on pourrait reprendre ce qu’elles nous disent encore depuis l’analyse que fait Moore de l’appropriation (première année, séances 4, 5, 6, 8).

Sans doute peut-on parler d’un échec des luttes autour du revenu garanti ou de l’intermittence, depuis la fin du mouvement commencé en 2003. Mais ce que nous permet peut-être de voir Moore, c’est que, s’il y a bien un échec, il ne tient pas au fait que nous serions allés trop loin, que nous aurions exagéré, etc. Il tient au fait que nous ne sommes pas allés assez loin sur cette voie – celle de l’analyse du travail non-payé, au-delà de l’exploitation dans ses formes classiques.

Peut-être les formes nouvelles de travail « immatériel » ou « cognitif », etc., sur lesquelles ont insisté bien des gens depuis quelques décennies, ne sont-elles que des cas particuliers d’un travail non reconnu comme tel, ce qui veut dire non-payé ; peut-être ces formes ont-elles accompagné l’histoire entière du capitalisme depuis ses origines.

Le travail non-payé, nous dit Moore, c’est bien sûr le travail des colonisés, et le travail des esclaves ; c’est le travail « contraint » qui accompagne la « conquête du Nouveau Monde » (dans le vocabulaire de Moore et Patel : les cheap lives). C’est aussi le travail « féminin », c’est-à-dire féminisé, le travail de reproduction de la force de travail, ou plus généralement d’organisation de la vie domestique (cheap care) ; un travail qui accompagne aussi l’histoire du capitalisme (Silvia Federici, Caliban et la sorcière). Mais c’est aussi – et c’est ici qu’il nous faut élargir le sens du concept d’« autrui » dans le syntagme « appropriation du travail d’autrui » – le travail de la nature (cheap nature). Tout le travail fait par l’atmosphère pour absorber la pollution, par l’océan pour absorber les tonnes de plastique ou de pétrole qui s’y répandent ; le travail géologique qui aboutit à ce qui est exploité comme réserves de pétrole ou de charbon ; le travail de régénération des sols ou des forêts soumises à l’agro-industrie ou à l’exploitation forestière : tout cela, donc, est bel et bien du travail. Le travail, dans le capitalisme, c’est l’activité qui permet, directement ou par de plus ou moins grands détours, de générer des profits – pour d’autres. Autrement dit, le travail, dans le capitalisme, c’est le corrélat de la mise au travail pour le capital (pour la « valorisation » qui anime son existence).

Or il n’y a pas que le travail humain qui permet cette opération, et encore moins cette partie du travail humain qui est reconnue comme travail. Ce qui permet de générer des profits, c’est l’ensemble des modalités du travail gratuit, du travail approprié sans qu’il soit besoin de le rémunérer, et sans qu’il soit besoin de le reconnaître comme travail. On disait (première année, séance 4) : c’est à cela qu’a avant tout servi le salaire : à ne pas payer la majeure partie de ce qui fonctionne comme travail pour le capital (Moore, Ciwl, 85-86).

Le problème est le même que celui qu’ont posé les penseurs militants de l’opéraïsme : il s’agit de porter l’attaque au cœur même de son développement, c’est-à-dire à l’endroit même de la mise au travail. Il nous faut seulement ajouter, en fidélité au post-opéraïsme autant qu’à Jason Moore, que ce  cœur, c’est le travail gratuit.

Il faut seulement étendre un peu le cadre historique de l’analyse (l’appropriation du travail non-reconnu ne commence pas récemment, mais est bien là dès le départ) et ses acteurs (le travail n’est pas seulement humain, et même pas seulement réalisé par les vivants).

C’est donc cette hypothèse politique que je voudrais placer au centre du séminaire de cette année.

  1. Fuite

Marx disait que sa découverte principale n’était pas le concept de travail, que l’on trouve chez Smith et surtout Ricardo, mais le concept de force de travail (cheap work, pour Moore et Patel). L’approche de Marx, c’est tout d’abord une enquête sur la force de travail ; à la fois son rôle, sa fonction dans le procès de production, et sur les formes par lesquelles elle est effectivement mise au travail. Car le capitalisme, on l’a dit la dernière fois, ne cesse de se transformer, et cette transformation est tout d’abord celle des formes de la mise au travail (de l’esclavage ou d’autres variantes du travail contraint au travail « libre », salarié ; de l’usine fordiste à l’entreprise post-fordiste).

Transformation ne signifie pas évolution linéaire : ces formes peuvent très bien être juxtaposées. Moore et Patel soulignent que le capitalisme a toujours eu besoin de s’appuyer sur des formes diversifiées de la mise au travail (esclavage, salariat, contrats « précaires ») et de constitution d’individus humains en force de travail. Or c’est un problème central : comment constituer des êtres, humains en l’occurrence, en force de travail.

La source du capitalisme en Europe, nous dit Marx, ce sont les enclosures, qui ont obligé les personnes qui n’avaient plus les moyens de subsister à se vendre sur le marché du travail. Une erreur serait cependant de croire qu’il a suffi d’enclore les communaux pour « produire » une main d’œuvre adaptée aux besoins du développement. Dans séance 6 de la première année, nous avions parlé d’une remarque essentielle faite par Foucault concernant l’existence même de la force de travail : celle-ci n’est pas donnée, il s’agit de la constituer en tant que telle.

Je résume rapidement ce que nous avions dit alors. Dans Surveiller et punir, et surtout dans le cours La Société punitive, Foucault montre que la constitution de la force de travail, la fabrication de la force de travail en tant que telle, est l’affaire des pratiques disciplinaires. La société disciplinaire, nous dit Foucault, est une société pour le travail. Il s’agit d’inculquer, non pas seulement dans les esprits, mais jusque dans les postures des corps, la disponibilité pour le travail. Il faut apprendre à considérer que le travail, c’est ce à quoi il faut consacrer sa vie : c’est une obligation matérielle, c’est un devoir moral et c’est un principe pour se garder en bonne santé, le vecteur d’une bonne hygiène du corps. Pour parvenir à inculquer tout cela, il faut maîtriser la manière dont les individus disposent de leur temps.  L’objectif est de forger les tactiques qui vont permettre d’exercer un pouvoir sur le temps de la vie des individus, et sur la manière dont eux-mêmes envisagent leur rapport à ce temps.

Si le paradigme de la société disciplinaire est la prison, ce n’est pas d’abord parce que s’y pratiquent des punitions plus ou moins cruelles ; c’est parce que le prisonnier est cet être dont le temps est entièrement contrôlé.  C’est en ce sens que la forme-salaire est indissociable de la forme-prison : ce sont deux manières, pour le capital, de se rendre maître du temps de la vie de ceux qui peuvent dès lors constituer une force de travail.

Voilà donc ce qu’il faut retenir de ce passage sur Foucault, en n’oubliant pas cette formule décisive : l’objectif des capitalistes est de réaliser le plein emploi du temps (La société punitive, 215-217, 221-222, 235-236).

1)Remarque. Lors de la huitième séance de cette même première année de séminaire, nous relevions que les formes contemporaines de mise au travail ne passent plus toujours par la constitution d’une force de travail. Nous parlions d’une perpétuelle mise à jour psycho-cognitive, nécessaire pour suivre l’évolution accélérée des dispositifs communicationnels, et ce qui transite par eux. En ce sens, elle correspond à un temps de formation non compté comme tel, un temps d’acquisition de compétences nouvelles, mais qui est entièrement à la charge des individus et des foyers relationnels qu’ils activent. On pourrait à partir de là reprendre le schème deleuzien, si commenté il y a une vingtaine d’années, du passage du paradigme disciplinaire à celui du contrôle. Mais laissons cela pour le moment.

La discipline des corps, et le rôle qu’a le temps dans cette discipline, n’est pas une invention récente. Ce sont des éléments structurants pour l’ensemble de l’histoire de l’économie-monde, ou de l’écologie-monde si l’on reprend le vocabulaire de Moore.

On peut considérer que celle-ci commence fin XVème-début XVIème siècle (disons au moment des enclosures évoquées par Marx et par More dans Utopie) c’est parce que, comme le rappellent Moore et Patel, la productivité de la terre devient alors moins importante, pour les propriétaires eux-mêmes, que celle du travail. Au fur et à mesure que se développent des marchés mondiaux,  les seigneurs européens, ou les propriétaires de plantation de sucre, s’intéressent toujours plus au rapport entre le temps de travail et la quantité de marchandises récoltées et susceptibles d’être placées sur ces marchés (Moore/Patel, 97).

Ils vont dès lors s’appuyer sur cette nouvelle façon de mesurer le temps que permet cette machine diabolique : l’horloge. Nous avons déjà parlé de la « brève histoire du temps » que propose Moore, et qu’il reprend dans ce livre avec Raj Patel (une histoire qui, elle, commence en fait bien avant le  XVIème siècle, autour du  XIIIème siècle).

Je ne reviens pas sur cette histoire, qui est celle du temps abstrait, entendu comme une nouvelle façon de penser l’activité et de vivre les jours. Ce qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui, c’est que cette imposition d’un temps abstrait va de pair avec la discipline qui est attendue d’une force de travail digne de ce nom. Le temps-mesure et la valeur-travail sont les deux faces d’un même processus, celui qui charpente le développement économique. On ne s’étonnera pas de le retrouver partout où les pays européens vont apporter la bonne nouvelle de ce développement. On ne s’étonnera pas non plus que cette bonne nouvelle n’ait pas été partout accueillie comme telle.

La disciplinarisation des corps dont nous parle Foucault (ou E.P.  Thompson) est indissociable de ce qu’elle suscite, à savoir une résistance, une tentative de fuite. Au cœur des relations de pouvoir, il y a la rétivité du vouloir, disait Foucault (DE IV, 238). Et au cœur des dispositifs de mise au travail, on trouve aussi cette rétivité du vouloir, cette résistance ou cette fuite. Mais la fuite, elle-même, doit être vue comme un élément central de l’histoire de l’économie-monde. Le refus du travail, en ce sens, n’est pas seulement un mot d’ordre de l’action militante dans les usines italiennes pendant les années 1960-1970. C’est un point de vue sur l’ensemble de cette histoire – le point de vue issu des formes multiples de ce refus, et de la mobilité indisciplinée qui les accompagne.

2)Cette perspective issue de l’opéraïsme est prolongée à l’échelle de l’ensemble de l’économie-mode par exemple dans le livre de Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat.

En Europe, la rétivité, la réticence à se soumettre aux opérations du pouvoir a très logiquement pris tout d’abord la forme d’un refus des enclosures. Un des exemples est donné par l’Allemagne de la fin du XVème siècle, où les mines d’argent exploitées par les Fugger avaient pour fonction de relancer une circulation monétaire devenue stagnante. Mais « le boom de l’argent n’a pas seulement permis de fabriquer de la monnaie – il a aussi produit une des premières classes ouvrières modernes [100 00 ouvriers dans les mines et la métallurgie], et en dévastant les espaces naturels, il a provoqué la première grande révolte moderne d’ouvriers et de paysans, ce qu’on a appelé la guerre des paysans en Allemagne de 1525 » (Moore et Patel, 73 ; ce que je souligne a étrangement disparu de la traduction proposée chez Flammarion, Comment notre monde est devenu cheap, p. 90. Une édition peut-être utile, mais le traducteur s’autorise à supprimer des passages du texte, sans doute pour le rendre « plus accessible »).

L’appropriation privative des communaux qui accompagnait ce boom fut donc une des raisons de cette guerre, et en effet Thomas Münzer, qui en fut peut-être le principal meneur, écrivait qu’avec les enclosures, « chaque créature est devenue une chose à posséder : les poissons des rivières, les oiseaux du ciel, les rejetons de la terre – la création, elle aussi, doit être libérée » (74 ; trad. Flammarion, p. 91).

Les paysans revendiquaient logiquement l’accès aux forêts et la restitution des communaux. Moore et Patel proposent de voir la guerre des paysans en Allemagne comme un exemple d’indiscipline, de refus de la mise au travail des humains comme des non-humains. Nous verrons un peu plus loin que cette lecture n’est peut-être pas aussi anachronique qu’elle paraît.

L’histoire de la mobilité indisciplinée ne s’est bien sûr pas cantonnée aux territoires européens. En témoigne le point de vue des colons qui voulaient imposer le travail, et qui devaient faire face à des résistances qui ont bien sûr été mises sur le compte de la paresse des « natifs ». Moore et Patel soulignent que le préjugé s’est transmis de générations en générations, et qu’aujourd’hui encore, nombre d’américains blancs pensent que les Noirs sont « paresseux ».

L’efficacité de cette racialisation du rapport au travail a permis de recouvrir des évidences qui auraient pu être imparables. Les aborigènes d’Australie pouvaient par exemple très bien voir que  les colons volaient le temps de leur vie en comparant le temps d’activité qui leur était nécessaire pour se nourrir lorsqu’ils étaient dans des communautés de chasseurs-cueilleurs et celui qu’imposait la journée de travail voulue par les capitalistes – à savoir deux fois plus (on peut l’évaluer comme un passage de six heures par jour en moyenne à douze heures) (99). Mais « les aborigènes d’Australie ne furent bien sûr pas les seuls à subir la pratique coloniale consistant à imposer aux peuples de travailler une “bonne journée de travail”. Peuples indigènes, esclaves africains, métayers, salariés travaillaient sous des régimes très différents, chacun sujet à des révisions constantes, en fonction des révoltes, en fonction aussi de mécanismes toujours plus performants pour faire travailler les travailleurs. En Europe, travailleurs et paysans rejetèrent le féodalisme et contribuèrent à sa chute. Au Nouveau Monde, les Indigènes combattirent aussi leur asservissement, mais les maladies européennes les décimèrent » (Moore/Patel, 99-100 ; Flammarion, p. 121)

Marx avait parfaitement raison de relier, à la fin du livre I du Capital, les enclosures qui ont permis les nouvelles formes d’appropriation de la productivité du travail en Europe par le biais de l’apprentissage d’un nouvel usage du temps (109), et la mise au travail forcée dans les colonies. Ce qui se passait dans les colonies et ce qui se passait sur les territoires d’Europe étaient les deux faces d’un même processus.

Mais ce lien entre les enclosures européennes et leurs conséquences, et l’appropriation  des territoires et des vivants dans les colonies n’est pas seulement interne au développement du capitalisme. Il faut aussi le voir depuis les révoltes simultanées des prolétaires et des esclaves, telles qu’elles eurent lieu au début du XIXème siècle dans l’industrie du coton. « La première grève américaine eut lieu en 1824 : elle était menée par les femmes d’une filature de coton de Rhode Island. Et ce n’est certes pas un hasard si au même moment, à l’autre bout de la chaîne, dans les plantations d’où le coton était extrait, les esclaves se soulevèrent. Là encore, il s’agissait d’un phénomène global, concernant toutes les activités industrielles, dans les plantations de coton et de canne à sucre, des États-Unis à Bahia – où une révolte d’esclaves musulmans se produisit en 1835 – en passant par la Martinique. Autrement dit, au moment où le prolétariat industriel trouvait sa voix, les esclaves eux aussi trouvaient la leur : les uns et les autres étaient liés par la même marchandise, mais aussi, parfois, par des liens de solidarité directe entre peuples colonisés de l’Atlantique : esclaves, Irlandais, citoyens de toutes sortes » (106-107 ; Flammarion, 129).

Les auteurs écrivent « là encore » en pensant sans doute à ce qu’ils évoquent au tout début de leur livre, à savoir une synchronisation des révoltes qui a provoqué, au XIVème siècle, l’effondrement du système féodal. La grande crise du  XIVème siècle est issue, déjà, de l’épuisement des sols, conséquence de la demande des seigneurs de production en grains, qui pour les serfs rendait l’alimentation de plus en plus précaire, et la santé de plus en plus fragile. C’est sur ce fond qu’est survenue l’épidémie de peste noire (Black Death). Mais avec le déclenchement de cette épidémie, « les réseaux d’échange et de commerce n’ont pas seulement été des vecteurs de transmission de la maladie – ils sont devenus les vecteurs d’une insurrection de masse. Du jour au lendemain, les révoltes de paysans ont cessé d’être seulement des problèmes locaux et sont devenues des menaces à grande échelle pour l’ordre féodal. Après 1347, ces soulèvements étaient synchronisés – ils étaient des réponses à une crise époquale à l’échelle du système entier, une rupture fondamentale avec la logique féodale qui agençait une forme de pouvoir, un mode de production et un rapport à la nature » (12 ; je traduis).

Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est sans doute une synchronisation analogue à l’échelle de l’économie-monde du capital.

 

  1. Discipline et vapeur

Moore et Patel soulignent que cette crise du XIVème siècle marquait déjà l’indissociabilité entre ce qui pouvait arriver à la nature (en l’occurrence l’épuisement des sols) et ce qui arrivait aux humains. L’exemple de la révolte des paysans et les propos cités de Thomas Münzer le montrent également.

Les enclosures évoquées par Marx sont indissociablement la création d’une nouvelle force de travail, d’un nouveau rapport à la nature et d’un nouveau rapport au temps.  Ce qui unifie ces nouveautés, c’est donc bien, dans notre hypothèse, l’exigence d’une mise au travail généralisée. Et les stratégies du capitalisme doivent essentiellement se comprendre comme des manières de contourner les résistances naturelles et humaines à cette mise au travail.

Je voudrais pour illustrer cela autrement cela évoquer deux articles d’Andreas Malm.

3)Malm et Moore n’ont pas du tout la même perspective, ni la même méthode, à la fois d’un point de vue historique (leurs périodisations du capitalisme et des sources du changement climatique sont différentes), politiques (Malm se recentre, du moins jusqu’ici, sur la critique du « capitalisme fossile ») et philosophique (ils n’entendent pas du tout de la même manière la référence à la dialectique). Nous aurons l’occasion d’examiner la portée de ces différences avec le samedi du livre du 8 décembre, autour du livre Le Capitalocène d’Armel Campagne (construit précisément  à partir de ce qui oppose Moore, Malm et une troisième perspective, dont il sera question dans la séance 5 du séminaire de cette année, rattachée à la théorie de la valeur). Pour l’essentiel, je vais choisir dans cette séance de lire en continuité les apports de Moore et de Malm.

Dans l’un des articles publié dans le recueil L’Anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017), et intitulé « Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique » Andreas Malm cherche à répondre à cette question : pourquoi les capitalistes anglais du XIXème siècle ont-ils choisi de développer la production d’énergie à partir du charbon plutôt que de  l’eau pour alimenter l’industrie textile ?

Malm évoque tout d’abord l’hypothèse selon laquelle le choix du charbon découle de la raréfaction des cours d’eau encore disponibles, qui aurait imposé de recourir à un autre type d’énergie. Mais des études ont montré que ce n’était pas le cas : « pour l’Angleterre, en 1828, seule une fraction de l’énergie hydraulique potentielle des onze grandes rivières qui traversaient les régions textiles était utilisée » (85).

Autre hypothèse : le choix du charbon aurait été la conséquence de la fiabilité   technologique des machines à vapeur. La vapeur aurait notamment permis une plus grande régularité dans le mouvement des machines (un problème analogue s’était posé concernant la navigation, dans l’alternative entre voile et vapeur, et cette dernière l’a emporté sous le regard de ce témoin mélancolique de la disparition de la marine à voile que fut Joseph Conrad – 163). Mais l’eau permettait de générer un mouvement plus régulier jusqu’au milieu des années 1830. Et « jusqu’au début des années 1840, les roues hydrauliques les plus imposantes généraient plus d’énergie que les machines à vapeur les plus puissantes », alors que le choix pour la vapeur avait déjà été fait – Malm situe le tournant dans les années 1820-1830.

La dernière hypothèse envisagée suggère que la vapeur était tout simplement moins chère que l’eau. En réalité, jusqu’en 1870, l’énergie hydraulique était « nettement plus économique » (90).

Alors, quelle était la vraie raison du passage à la vapeur ?

La raison principale selon Malm tient bien à un caractère spécifique de la technologie employée : une manufacture alimentée à la vapeur pouvait être construite n’importe où, alors que l’énergie hydraulique ne pouvait être obtenue qu’à des emplacements particuliers (92).

Or le problème n’était pas seulement de s’émanciper des contraintes naturelles. C’était bien sûr un aspect du problème, mais ce n’était pas le seul. Pouvoir construire une manufacture « n’importe où », c’était aussi pouvoir choisir un emplacement permettant la meilleure exploitation de la main d’œuvre. Or l’exploitation est la meilleure là  où la main d’œuvre est déjà disciplinée, là où le travail de disciplinarisation de la force de travail a déjà été fait. Malm cite l’un des économistes bourgeois de l’époque : « l’invention de la machine à vapeur nous a soulagés de la nécessité de construire des usines à des emplacements incommodes pour la seule raison qu’il y avait là une chute d’eau. Cela a permis qu’elles soient placées au cœur d’une population formée aux habitudes industrieuses » (93 ; 102-103).

Or, le long des cours d’eau, on rencontrait surtout des artisans indépendants ou des fermiers qui avaient beaucoup de mal à se plier aux horaires réguliers d’une journée de travail. Malm parle d’« une aversion implacable à la discipline d’usine chez les fermiers ou les artisans indépendants ». « Quand un manufacturier tombait sur un cours d’eau puissant en parcourant une vallée ou une péninsule formée par une rivière, il avait peu de chances d’y trouver une population locale disposée au travail d’usine : l’idée de travailler sur des machines pendant de longues journées, avec des horaires réguliers, rassemblés sous un même toit sous la stricte supervision d’un directeur répugnait à la plupart, surtout dans les régions rurales. […] La majorité des ouvriers devaient donc être importés de villes comme Londres, Manchester, Liverpool, Nottingham, ce qui supposait des publicités régulières dans la presse et de jolies chaumières sous des arbres touffus, des jardins partagés, des vaches laitières, des caisses de solidarité pour les malades et autres à-côtés pour convaincre les ouvriers de venir, et de rester » (97).

Il y a un autre facteur décisif. L’irrégularité de la production d’énergie issue de l’eau devait être compensée par l’allongement de la journée de travail. « Si l’eau manquait, les travailleurs étaient simplement renvoyés chez eux et devaient compenser le manque à gagner quand l’eau revenait en effectuant des journées de travail encore plus longues, ce qui après un temps annulait efficacement l’insuffisance énergétique. […] L’irrégularité de l’eau se traduisait donc par des périodes de journées  de travail extrêmement longues ; à partir de la base de douze heures, les capitalistes poussaient les travailleurs encore davantage, pour se protéger du flot intermittent » (106-107). Or, c’est précisément cet allongement de la journée de travail « qui a provoqué les colères populaires les plus véhémentes au début des années 1830 ». Et ces colères, ces révoltes ont fini par imposer une limitation du temps de travail (de la loi sur les usines en 1833 à la loi des dix heures en 1847) (107).

Contrairement à l’énergie hydraulique, l’énergie issue de la vapeur permettait d’augmenter la productivité du travail au moment même où le pouvoir était contraint de concéder une limitation du temps de travail. « Un directeur de filature de coton expliquait : “Les tisserands produisent maintenant presque autant de tissu qu’avant en douze heures. La machine a été accélérée.” Deux fileurs de coton d’une autre usine témoignaient : « ils travaillent maintenant plus dans le temps imparti, et ils abattent presque autant de travail que quand ils faisaient douze heures, la machine ayant été accélérée”. La vapeur était partie intégrante de la solution capitaliste à la limitation de la journée de travail » (111).

La modélisation des gestes du travail par la machine n’était pas seulement une question de vitesse. Malm souligne que l’extraction du charbon était nécessaire pour transformer les qualités de la force de travail humaine elle-même : ses mouvements pouvaient ainsi se rapprocher toujours plus de la régularité et de la linéarité qui permettaient au capital de conquérir une quasi-autonomie au regard des processus naturels. La machine à vapeur était elle-même vue comme une force de travail idéale. Les économistes du début du XIXème siècle la considérait comme « le travailleur le plus docile, en même temps que le plus actif, que l’on puisse employer » (113), et à cet égard comme un modèle pour les autres travailleurs.

On peut donc bien observer ici l’indissociabilité des qualités de la force de travail humaine (disponible parce que déjà disciplinée et malléable, susceptible d’être perfectionnée), celle des ressources naturelles utilisées (également toujours disponible car le charbon, une fois extrait, pouvait être stocké) et celle des machines ont le fonctionnement était indépendant des conditions météorologiques. Les manufactures fonctionnant à l’aide de machines à vapeur mobilisaient indissociablement une main d’œuvre disciplinée et plastique, une énergie parfaitement maîtrisable et des machines qui étaient opérantes en tout temps, et déplaçables virtuellement en tout lieu.

On pourrait lire cette analyse de Malm (contre sa volonté sans doute) comme une vérification de la thèse de Moore : les capitalistes se focalisent à juste titre (de leur point de vue) sur l’exploitation, car c’est ce qui est visible pour eux (de même que pour les penseurs critiques, ou pour les ouvriers). Mais ce qui est moins visible, même si c’est sous nos yeux, ce sont les formes d’appropriation du travail impliquées dans le procès d’exploitation. En l’occurrence : le travail géologique, le travail d’inventivité technologique, le travail nécessaire pour constituer une force de travail et celui qui permet de modéliser les gestes du travail par les technologies nouvelles. C’est sur le fond de tout ce travail « invisible » que le capital entend, dans les termes de Malm, conquérir son autonomie au regard des processus naturels.

La visée d’autonomie du capital a cependant son revers, ou son contrechamp. Malm évoque aussi sous un angle opposé l’indissociabilité des qualités ou propriétés de la force de travail et celle des espaces naturels (qui dès lors ne sont plus de simples « ressources » ou matières premières), cette fois du côté de la rétivité dont font preuve humains et non-humains devant la mise au travail imposée.

  1. Alliances

Dans un très bel article, intitulé « In Wilderness is the liberation of the world : on Marron Ecology and Partisan Nature » (publié dans Historical Materialism, 2018 ; le texte a été traduit et il est disponible sur le site de la revue Période : http://revueperiode.net/nature-maronne-et-nature-partisane-pour-une-liberation-du-monde/ et dans une version écourtée sur celui de la revue Terrestres :www.terrestres.org/2018/11/15/nature-maronne-et-liberation-du-monde/), Malm prend pour point de départ le concept de Wilderness, de nature sauvage primordiale, pourrait-on dire. Beaucoup d’écologistes de gauche rejettent la référence à la Wilderness, souvent connotée réactionnaire, pour promouvoir le concept de justice environnementale. Ce faisant, ils oublient une tradition cachée, une tradition révolutionnaire, qui passe notamment par l’histoire des esclaves marrons fuyant la mise au travail dans les plantations coloniales en Amérique latine ou dans les Antilles.  Le terme « marron » vient de l’espagnol cimarrón, littéralement « vivant sur les cimes », qui prend la signification de sauvage ou indiscipliné, et qui renvoie originalement au bétail qui s’est échappé dans la nature.

Aux XVIème-XVIIème siècles, les colons d’Amérique tentaient d’appliquer le programme de John Locke, pour qui toute terre laissée à l’état sauvage, toute terre dont la productivité n’était pas mise à profit, était un gâchis : « une terre qui est entièrement laissée à la nature, qui n’est pas exploitée par l’agriculture, par l’élevage ou transformée en plantation, est appelée, et de fait n’est rien d’autre qu’un gâchis ; et l’avantage que nous pouvons y trouver est donc à peu près nul » (9 ; Malm cite le Second Traité du gouvernement civil). Mais bien des espaces du continent américain ou des Caraïbes y résistaient, du fait  par exemple de la densité des forêts ou de l’altitude des plateaux montagneux.

Les esclaves marrons choisissaient tout naturellement de tels espaces pour protéger leurs fuites, et en se rejoignant en tant que fuyards, ils ont constitué des communautés dont certaines existent encore aujourd’hui, ou du moins leurs membres revendiquent le fait d’être les descendants des marrons. On pensera aux quilombolas, habitants des quilombos brésiliens (communauté fondée par des esclaves en fuite dans l’arrière-pays brésilien) – 2000 ont aujourd’hui un statut officiel au Brésil aujourd’hui, dont on imagine qu’il est désormais menacé. En Jamaïque, cinq communautés sont dans la filiation de celles des marrons du XVIIème siècle. Malm parle de cette figure marquante de l’histoire jamaïcaine que fut Nanny, « reine des marrons », qui a appris aux Noirs à refuser le travail imposé par les Blancs. Il évoque également le rôle qu’a eu le marronnage dans la révolution haïtienne. Mais je voulais surtout retenir ce qu’il nous dit de l’histoire de la Dominique.

L’un des exemples qu’il prend est ce que l’on appelle aujourd’hui la République dominicaine. Il rappelle que sur ce territoire, les communautés de marrons n’ont pas été vaincues avant le début du XIXème siècle, et seulement grâce à l’aide des esclaves à qui le gouvernement anglais avait promis la liberté. Mais cette victoire est arrivée « trop tard » : l’abolition de l’esclavage en 1834 eut pour effet de rendre la terre aux noirs, et nombre d’espaces occupés par les communautés de marrons n’avaient pas été transformées en plantations (13).

Pendant toute la période coloniale, le territoire était divisé en deux zones : « un petit ruban de plantations le long des côtes, et un vaste royaume intérieur où les marrons avaient le pouvoir, et où les Blancs n’osaient pas aller ». Un gouverneur anglais parlait même à ce sujet d’un État dans l’ État. Les esclaves issus d’Afrique de l’Ouest « savaient comment transformer un ensemble de petites huttes et de jardins en communautés auto-suffisantes ». La manière exacte dont ces communautés s’organisaient reste inaccessible au travail de l’historien, dans la mesure où il n’existe pas d’archives pour en témoigner. On peut cependant s’en faire une idée à travers la description d’un voyageur en 1860 qui décrit l’existence des descendants des marrons : « il n’y a pas de magasins dignes de ce nom. Les gens se promènent, ils sont oisifs, apathiques, ils ne cessent de bavarder. Rien n’indique qu’ils font usage d’argent ou qu’ils en ont fait usage dans le passé ». Malm commente : « de son point de vue, une société humaine ne pouvait pas descendre plus bas, mais d’un point de vue opposé, on pourrait dire que les marrons ont développé une culture remarquable » (13).

À la fin de l’article, Malm parle de la situation actuelle en Dominique. L’ouragan Maria a ravagé l’île le 18 septembre 2017. « L’intérieur sauvage de l’île, la forêt citadelle, ce que les Dominiquais voyaient comme l’âme de leur culture, a été complètement rasée ». Ce que n’avaient pas réussi à faire les colons aura donc été réalisé par un ouragan. Mais cet ouragan est lui-même l’effet de décisions humaines. « Ce que montre l’exemple de la Dominique, c’est qu’un groupe de gens est en train d’en tuer un autre, ou tout au moins de vouer les vies des membres de ce groupe (en incluant à la fois leur histoire, leur culture et la terre même sur laquelle ils vivent) au plus irréparable gâchis » (28-29). C’est bien une guerre qui a lieu ; la question est de savoir si c’est une guerre « dans laquelle il y a deux combattants, ou bien seulement un » (20). En Dominique, il semble en tout cas qu’il y ait bien un deuxième combattant. Les Dominiquais savent qu’ils se trouvent dans une nouvelle guerre, menée par les puissants, par le biais de forces que ces derniers eux-mêmes ne savent pas contrôler, mais qu’ils ont pourtant bien générées.

Disposant de ce savoir, de plus en plus de gens se vivent comme des soldats sur un champ de bataille, à tel point qu’une partie de la population a quitté l’île, effrayée par les discours militaristes qui s’y répandent. Pourtant ces discours ne sont pas portés seulement par les plus démunis. Le premier ministre Roosevelt Skerrit s’est adressé en ces termes à l’assemblée des Nations Unies : « Je viens à vous depuis le front de la guerre. Les Dominiquais portent le fardeau du changement climatique ; nous subissons les conséquences des actions des autres, des actions qui mettent en danger notre existence même, tout cela pour en enrichir quelques-uns, ailleurs » (28-29).

Pourtant, là comme ailleurs, les actes de guerre demeurent plutôt rares. Malm cite l’auteur d’un essai sur le changement climatique écrit en 2007, qui s’étonne du fait que les activistes du mouvement pour le climat « n’aient pas commis d’actes terroristes ». C’est d’autant plus étonnant, nous dit-il, si l’on considère combien il serait facile par exemple de faire sauter une station-service. « Alors, pourquoi cela n’arrive-t-il pas ? » (30). Lorsque Malm reprend cette question, il sait bien que les actes de « sabotage » contre les lignes à haute tension, les chantiers Vinci ou les projets miniers existent un peu partout dans le monde. Mais il nous prévient qu’un changement d’échelle, ou d’amplitude, de ce type d’actes, pourrait avoir lieu dans les temps qui viennent, et qu’il faut nous y préparer.

Je voulais finir l’évocation de cet article de Malm par deux belles images. La première est un portrait, celle d’un révolutionnaire cubain, Esteban Montejo, qui avait 103 ans en 1963 lorsqu’un anthropologue l’a rencontré et a rédigé à partir de ses souvenirs la « biographie d’un cimarrón », d’un esclave en fuite. Il fut en effet un marron qui vécut seul dans la montagne, en descendit pour prendre part à la guerre d’indépendance et devint l’un des fondateurs du Parti communiste dans les années 1920. Dans le récit qu’il fit de sa vie, Montejo commence par exprimer sa passion pour la nature, pour les espaces sauvages qui lui ont donné abri. Il dit : « la vérité est que je vivais bien en tant que cimarrón, j’étais bien caché, c’était confortable ». En revanche, il n’a jamais vraiment supporté le passage de la vie de marron à celle de salarié (il a travaillé dans des plantations de canne à sucre après la libération des esclaves), ni la transformation de l’espace naturel cubain : « la fièvre du sucre est arrivée, et ils n’ont presque pas laissé de forêts à Cuba. Les arbres étaient coupés à la racine. […] Maintenant, [les gens qui arrivent] se disent probablement qu’il n’y a pas de forêt par ici. Mais quand j’étais un cimarrón, on pouvait être effrayé ici. C’était dense comme une jungle. Puis les cannes ont poussé, et elles ont détruit toute la beauté du pays » (20).

La deuxième image condense tout ce dont j’aurais voulu parler aujourd’hui. Le refus de la mise au travail non seulement humaine mais aussi de ce qu’on appelle aujourd’hui les êtres de nature, que l’on trouvait déjà dans les propos de Thomas Münzer, est aussi exprimé avec une lucidité parfaite par un indigène de la Barbade à la fin du XVIIème siècle. Ses paroles étaient semble-t-il beaucoup reprises par les gens de son peuple : « l’homme anglais a le diable en lui, parce qu’il veut tout faire travailler : il veut faire travailler le nègre, il veut faire travailler le cheval, il veut faire travailler l’âne, il veut faire travailler le bois, il veut faire travailler l’eau, il veut faire travailler le vent » (10).

Pour Malm, « les communaux de la nature sauvage sont l’équivalent spatial du temps libre » (27). Une idée particulièrement intéressante pour nous dans la mesure où nous cherchons justement à dégager la visibilité des espace-temps hétérogènes (à la logique qui polarise l’économie-monde) instaurés par les formes contemporaines de la subjectivation politique. On remarquera que, de même que le temps libre peut être mis au travail, de même les espaces sauvages peuvent faire l’objet d’une spéculation économique. Mais ce n’est pas une objection, et l’indication de Malm nous rappelle au moins qu’il s’agit de repenser l’action politique depuis l’inséparabilité entre des capacités humaines spécifiques et les capacités extra-humaines qui peuvent les soutenir, comme le montre parfaitement le paradigme du marronnage en milieu sauvage.

Les formes de la subjectivation contemporaines sont toujours inscrites dans un milieu vivant. Mais cette inscription n’est pas seulement l’insertion dans un contexte, encore moins dans un « environnement ». C’est une inscription à même le milieu et les êtres qui le peuplent. Cet « à même » signifie qu’il y a entre les êtres humains et les êtres d’un même milieu, entre tous ces êtres et le milieu lui-même, quelque chose comme le partage d’une condition, et celui d’une réponse possible à cette condition.

Dans un livre en cours intitulé Nous ne sommes pas seuls, dont nous reparlerons régulièrement au cours de l’année, Léna Balaud et Antoine Chopot cherchent à renouveler la conception de l’agir politique en montrant que l’on doit intégrer « l’agentivité » des non-humains ; à tel point que l’on peut parler d’alliances entre humains et non-humains. On pourrait dire peut-être que la première forme de ces alliances peut être trouvé du côté de la rétivité que manifestent humains et non-humains devant leur la mise au travail.

Comme c’est un travail qui se fera en parallèle à celui du séminaire, je ne développerai pas directement ce point dans les séances suivantes, mais  nous en reparlerons souvent.

Situation globale

Je voulais finir par une amorce pour commencer à la réponse posée au début de cette séance (envisager la mise au travail généralisée, est-ce revenir à une pensée de la totalité et à la centralité de l’antagonisme capital/travail ?) et surtout pour introduire la prochaine séance, présentée par Élise Gonthier-Gignac, etconsacrée à la « politique de la différence ».

Tout d’abord, qu’est-ce qu’une pensée de la totalité ? Nous avions évoqué Hegel l’an passé, sans doute le seul vrai penseur de la totalité dans la mesure où il a pris acte de ce qu’il n’y avait une pensée du tout que dans la mesure où la pensée même est intégrée à ce tout, est mouvement d’intégration à ce tout, lequel doit donc n’être rien d’autre que son auto-révélation par le biais de la pensée. Autrement dit, s’il y a une pensée du tout, il faut non seulement que ce soit le tout lui-même, mais il faut aussi que la pensée ne soit rien d’autre que l’auto-révélation de ce tout.

Mais cette manière très radicale de penser la pensée du tout est singulière, et on peut dire qu’elle n’a pas été suivie. Ce qui en a été retenu est quelque chose de plus modeste, en un sens, que l’on peut ramasser sous le syntagme « point de vue de la totalité ». Ce point de vue ne suppose pas une totalisation effective (un savoir absolu), et encore moins un tout se sachant comme tel au  terme de son procès, comme n’étant rien d’autre que ce procès qui conduit à lui-même. Dans une logique que l’on a pris pour habitude de qualifier de « matérialiste », il suppose seulement la consistance d’un système qui prend par exemple la forme d’un système de pouvoir, d’un « système social », ou d’un système technique. À ce système en tant que tel est conférée la capacité de déterminer aussi bien le mode d’existence des éléments qui s’y ajustent que celui des éléments qui entendent le contester.

On peut parler d’un système de déterminations au sens où il a d’une part cette capacité, et d’autre part où chacun de ses principaux éléments constituants n’exerce son action que par son articulation avec les autres – ainsi en va-t-il de la triade des « abstractions réalisées », argent-valeur-travail, dans la théorie de la valeur. Le « système » acquiert une extériorité dans la théorie de la valeur, ou dans l’approche du système technique. Il est animé par un « mouvement automate ». Et c’est cela, au fond, qui le spécifie comme système : le fait de s’imposer comme une objectivité massive, extérieure aux subjectivités et sur laquelle celles-ci, y compris celles qui sont supposées le servir le mieux, n’ont pas vraiment de prise.

Dans notre perspective, le point de départ n’est pas le système, mais la dispersion d’initiatives locales. Qu’elles soit dispersées ne signifie pas qu’elles ne soient pas raccordées par un projet commun, mais qu’il n’existe pas de concertation globale permettant de les ajuster dans une même stratégie. Les initiatives, ce sont des actes portés par des subjectivités militantes, et non soutenues par un déterminisme objectif.

Comme telles, il est bien vrai qu’elles sont toujours « situationnelles », c’est-à-dire locales, et à combattre d’abord en tant que telles. Néanmoins, il y a bien une réalité du global, et une réalité de l’enjeu subjectif attaché à la manière dont ce global nous arrive. D’où le recours à ce concept oxymorique qu’est celui de « situation globale ». La situation globale, c’est le changement climatique et l’extinction des espèces issus de la mise au travail généralisée.

Comment faut-il envisager cette situation ? Faut-il dire par exemple que la situation globale n’a pas d’éminence intrinsèque ou « ontologique », et qu’elle doit être pensée « à côté » des autres situations, et non comme ce qui les englobe ? Mais qu’est-ce que cela peut signifier exactement, notamment au regard des mouvements actuels (luttes territoriales/mouvement pour le climat) ?

Nous reprendrons donc ces questions à partir de l’exposé d’Élise, et dans les séances suivantes.

References   [ + ]

1. Remarque. Lors de la huitième séance de cette même première année de séminaire, nous relevions que les formes contemporaines de mise au travail ne passent plus toujours par la constitution d’une force de travail. Nous parlions d’une perpétuelle mise à jour psycho-cognitive, nécessaire pour suivre l’évolution accélérée des dispositifs communicationnels, et ce qui transite par eux. En ce sens, elle correspond à un temps de formation non compté comme tel, un temps d’acquisition de compétences nouvelles, mais qui est entièrement à la charge des individus et des foyers relationnels qu’ils activent. On pourrait à partir de là reprendre le schème deleuzien, si commenté il y a une vingtaine d’années, du passage du paradigme disciplinaire à celui du contrôle. Mais laissons cela pour le moment.
2. Cette perspective issue de l’opéraïsme est prolongée à l’échelle de l’ensemble de l’économie-mode par exemple dans le livre de Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat.
3. Malm et Moore n’ont pas du tout la même perspective, ni la même méthode, à la fois d’un point de vue historique (leurs périodisations du capitalisme et des sources du changement climatique sont différentes), politiques (Malm se recentre, du moins jusqu’ici, sur la critique du « capitalisme fossile ») et philosophique (ils n’entendent pas du tout de la même manière la référence à la dialectique). Nous aurons l’occasion d’examiner la portée de ces différences avec le samedi du livre du 8 décembre, autour du livre Le Capitalocène d’Armel Campagne (construit précisément  à partir de ce qui oppose Moore, Malm et une troisième perspective, dont il sera question dans la séance 5 du séminaire de cette année, rattachée à la théorie de la valeur). Pour l’essentiel, je vais choisir dans cette séance de lire en continuité les apports de Moore et de Malm.