Séance1. Le contexte, l’inscription. Bernard Aspe

Scènes de la division politique, troisième année

Séance 1 : Le contexte, l’inscription

 

  1. Antiscience

Je commencerai par rappeler la vérité de la situation : une classe, c’est-à-dire une force politique qui agit en assumant la partialité de son point de vue, cherche à gérer ce qu’elle appelle une « crise » sanitaire en faisant tout ce qu’elle peut pour que les causes de son existence ne soient pas mises en question. Par « causes », il faut entendre les plus immédiatement identifiables (la politique de santé menée en France depuis 2007 sous l’impulsion de quelques membres du gouvernement actuel) comme les plus profondes (la dévastation écologique qui accompagne comme son ombre le développement économique). Tout a été orchestré pour maintenir la rationalité de l’économie, et plus encore, pour trouver dans cette « crise » l’occasion de redéployer son espace. Maintenir l’économie comme loi, ce n’est certes pas dire qu’il y aurait chez les riches une pulsion incontrôlable (même si celle-ci existe certainement aussi par ailleurs) ; c’est dire que l’imposition de cette loi est la méthode la plus rationnelle de gouvernement mondial pour une classe qui veut à tout prix conserver son pouvoir.

Du fait même de l’existence de cette classe, il nous a semblé nécessaire de conserver le schème de la division politique – même s’il n’y a pas deux classes qui se font face. L’une d’elle en effet, la nôtre, est difficile à identifier, surtout en une époque où les plus bienveillants, les plus proches, les plus sincèrement engagés, nous conseillent de ne pas pousser trop loin la recherche de cette identification. Il ne faut pas chercher à identifier ce qui est positivement flou, nous disent-ils, il ne faut pas figer ce qui est en mouvement, il ne faut pas cristalliser ce qui est encore métastable. En suivant ces injonctions, on est à peu près sûrs de remettre à plus tard, à toujours plus tard, le moment où une initiative politique nouvelle pourra s’énoncer en tant que telle.

Mais c’est d’une façon très générale que la pensée politique éveille le soupçon. Le pouvoir a d’ailleurs récemment trouvé une astuce imparable pour disqualifier toute velléité de pensée politique. Si je dis par exemple qu’une classe est responsable des catastrophes en cours, je me retrouve nécessairement enfermé dans le cercle étroit et mal fréquenté des complotistes. On nous explique qu’il n’y a qu’une alternative : soit le complotisme, soit la science. Par chance, la science est constitutivement incapable de mettre en question l’autorité de l’État, ou les nécessités du capital. Si l’on veut échapper au complotisme, il faut donc accepter seulement de devenir raisonnables, commencer par suivre ce qui est établi par la science, et remettre à plus tard le moment où nous pourrons discuter du bien-fondé des décisions prises dans l’urgence, du moins dans le cadre de l’état d’urgence. (Plus tard, c’est-à-dire par exemple quand des historiens reviendront dix ou vingt ans en arrière et feront carrière en révélant les aberrations que nous sommes censés ne pas voir ou deviner ici et maintenant.)

Je vous propose de commencer par ne pas être ainsi raisonnables, et pour cela, de ne pas relayer la fausse alternative imposée entre le complotisme et le discours de la science. Je ne reviens pas sur l’analyse du complotisme, proposée par Patrizia lors de la troisième séance de l’an passé (7 décembre 2020). Je voudrais ici insister sur l’écart avec le discours de la science. Ce que nous cherchons dans ce séminaire, parmi beaucoup d’autres, c’est bien une approche rationnelle (argumentée et transmissible) de notre situation politique, mais une approche rationnelle non-scientifique, c’est-à-dire qui n’est pas homogène au discours de la science. Et cela même, on a eu l’occasion de le voir dans les premières séances de ce séminaire, est déjà un enjeu politique, au vu de la place occupée par ce discours dans nos sociétés. Construire des « antisciences », c’est le programme que se fixait Foucault (dans le cours « Il faut défendre la société » donné au collège de France en 1976). Il est vrai qu’il voulait par là notamment rompre avec un certain marxisme. On peut cependant considérer rétrospectivement que l’apport du marxisme a précisément été de construire une analyse de la situation qui marquait la distance entre d’une part la démarche scientifique et ce qu’elle inspire (ce que je regroupe sous le vocable lacanien du « discours de la science »), et d’autre part l’approche politique, l’analyse politique d’une situation. C’est sous cet angle en tout cas que je vais proposer dans cet exposé de faire usage de Marx, ou plutôt de quelques lectures qui en ont été faites.

Dans ce séminaire, nous avons avant tout cherché à construire une approche des formes de subjectivation politique. Nous avons pu être influencés par le programme condensé dans la formule de Badiou : penser un « sujet sans objet » (après le sujet-objet de la philosophie idéaliste et l’objet sans sujet des positivistes – qui curieusement est revenu sur le devant de la scène avec la vogue des « ontologies plates »). Un sujet sans objet, cela veut dire : un sujet qui ne se définit pas par la connaissance qu’il a de son objet (donc un sujet de connaissance), mais qui n’est pas non plus déterminé, « causé » par son objet. Autrement dit, le sujet qui nous importe n’est pas celui qui connaît soit l’enchaînement des causes qui rendent compte de l’existence de l’objet, soit celui des causes qui rendent compte de son propre mode d’existence. En ce sens, nous ne pouvons que maintenir ce programme de recherche d’un sujet « sans » objet.

Mais il m’a semblé nécessaire de le compléter. Il m’a semblé, autrement dit, qu’une fois admis le découplage du sujet et de l’objet dans la pensée politique, une fois admise la possibilité d’une saisie des formes de la subjectivation politique hors des schèmes causalistes et/ou déterministes, il a fallu aussi revenir vers l’objectivité de la situation. Ce retour à l’objet ne signifiait pas un retour à la démarche scientifique ; il ne signifiait pas, en particulier, un retour à l’idée que l’objet cause, détermine ou explique le sujet. Je proposais de considérer que l’objectivité, la situation objective, est en position de contexte ; un contexte au sein duquel les formes de la subjectivité politique inscrivent leur existence. Le rapport entre sujet et objet n’est pas de détermination, ou d’expression, mais d’inscription. L’objet n’est pas ce qui détermine le mode d’existence du sujet, et pas davantage l’inverse (position idéaliste), il est ce dans quoi, ce au sein de quoi peut éventuellement s’inscrire un mode particulier de subjectivation.

Un contexte n’est pas ce qui se laisse observer par un regard scientifique, mais un ensemble d’actions (je me réfère ici encore au travail de Oliver Feltham dans Anatomy of failure) ; un réseau d’actions contingentes mais cristallisées là où un groupe a réussi a imposer ses initiatives, et a fait passer comme lois valables pour tous les exigences qui les soutiennent. Je proposais en ce sens de considérer l’existence d’un contexte global. Ce contexte global se trouve configuré par les initiatives d’un groupe identifiable, ce groupe que j’ai évoqué en commençant, la classe des capitalistes. Comme l’indique le caractère oxymorique du syntagme « contexte global », ce dernier n’a pas d’éminence ontologique, ce qui veut dire qu’il n’est pas moins singulier que les contextes locaux. Il a en revanche une éminence politique tant il est vrai que ce contexte global détermine toujours plus les modes d’existence des contextes locaux, à toutes les échelles où peuvent se configurer ceux-ci. Mais encore une fois : s’il détermine l’existence d’autres contextes, il ne détermine pas en revanche celle des sujets, en particulier des sujets politiques, qui s’y trouvent inscrits, ou plutôt qui travaillent à s’y inscrire. Car en tant que sujets politiques, ils cherchent justement à modifier ce contexte, et c’est ainsi, par cette modification seulement, qu’il peut y avoir inscription.

Si l’on s’accorde avec ce primat politique d’un contexte global pour le versant de l’analyse de l’objectivité de la situation, on est inévitablement reconduits à Marx. Or je l’ai déjà dit, Marx ne peut être positiviste en dépit de sa revendication d’une démarche scientifique, parce qu’il est conduit à placer au cœur de son propos une réalité invisible. Ce qui est réel ne se voit pas, à savoir par exemple les rapports sociaux de classe – cristallisés dans la marchandise, cet objet éminemment « métaphysique ». Une approche non scientiste est requise pour saisir l’invisible qui est déterminant pour l’existence même des sociétés. Une réalité invisible qui peut pourtant apparaître, dans la mesure où il existe quelque part un sujet qui veut en venir à bout. Car ce qui la caractérise n’est pas la seule invisibilité, mais le fait qu’elle puisse être vue comme invisible, et que pour cela, pour rendre visible cette invisibilité, il faut un sujet qui veut la combattre.

Disons qu’il s’agit d’une réalité qui demeure invisible même pour un appareillage scientifique, que ce dernier soit technologique ou fondé sur des « enquêtes » de société. Je fais cette précision parce que l’appareillage technologique des laboratoires scientifiques peut bien prouver l’existence des électrons du fait de l’enregistrement objectif des traces de cette existence ; et que la sociologie de type Bourdieu peut bien envisager l’existence de « structures objectives ». Mais celles-ci n’apparaissent que si l’on concède la nécessité d’un effacement du sujet – c’est par cet effacement que se construit le sujet de connaissance scientifique. Or la pensée politique de Marx est bien l’approche d’un indémêlable entrelacement entre sujet et objet. Qu’il ait pu croire que cet entrelacement avait la forme d’une détermination du sujet par l’objet (avec pour résultat le caractère « nécessaire » de la révolution prolétarienne) est une erreur qui a été bien souvent soulignée. Mais ce qui importe est surtout que les catégories d’analyse de Marx soient « saturées de subjectivité » (comme le disait Negri dans Marx au-delà de Marx). Une subjectivité qui ne se réduit pas à la démarche de connaissance, ni à l’effet des déterminismes objectifs, et qui se définit précisément de pouvoir rompre avec l’objet, de pouvoir produire un écart avec le contexte donné, afin de le modifier – ce qui veut dire qu’il y a bien un rapport, une articulation entre eux, entre le sujet et l’objet ainsi définis. Il y a une subjectivité inscrite dans la situation objective, une subjectivité qui tente de dissoudre le caractère massif de cette situation, et c’est elle seulement qui nous donne le point de vue politique, sans lequel la situation ne peut être pensée.

 

 

  1. Critique de la valeur

C’est sur cette base que j’ai pu proposer cette hypothèse : le contexte global doit être envisagé depuis ce trait d’un qui me semble pouvoir relier des situations de lutte tout à fait disparates : le refus du travail gratuit de l’ensemble des êtres de nature pour le capital. Que ce refus ne soit pas exprimé en tant que tel ne fait que situer plus exactement la fonction que peut avoir le travail d’élaboration conceptuelle dans et pour la politique : celui d’une interprétation ajoutée à l’existant.

La valeur de cette interprétation est bien sûr fonction de son degré de pertinence ; il s’agit donc bien de mesurer sa validité. Mais il ne s’agit pas de la mesurer comme on peut le faire pour un savoir objectif. Il ne s’agit pas de savoir si cette hypothèse est démontrable ; si elle peut être validée par l’ensemble des professionnels qui semblent avoir quelque chose à dire à son sujet (économistes, historiens, politologues) ; si l’ensemble des pairs peut donc vérifier chaque énoncé, vérification après laquelle seulement nous pourrions nous permettre de la proposer au « public ». Pour la génération de chercheurs actuelle, il semble de plus en plus difficile d’entendre que toute pensée vraie n’est pas telle d’avoir subi le contrôle des pairs dans un champ de recherche spécialisé. Le surmoi du discours scientifique a en quelque sorte essaimé, et règne désormais sans partage, même là où il pouvait être jadis mis en question – par exemple dans les départements de philosophie politisés, mais justement une telle chose ne semble plus vraiment exister. Heureusement que Hegel, Nietzsche, Benjamin, ou Marx n’ont pas vécu à notre époque, où ils n’auraient pas eu la moindre chance d’être publiés, ou d’être le moins du monde « pris au sérieux ». La fausse alternative dont je parlais (complotisme/scientisme) ne fait que donner un tour de vis supplémentaire à cet état de choses.

L’ hypothèse politique que j’énonce une nouvelle fois ici a été discutée dans ce séminaire, et a suscité des objections et des compléments parmi les intervenant(e)s (Élise Gonthier-Gignac, Adrien Tournier, Denis Paillard) et parmi les participant(e)s. Mais je ne vais pas les reprendre tout de suite, on pourra y revenir dans la discussion ; je vais plutôt repartir d’une objection interne au marxisme, qui nous permettra de revenir sur le rapport entre formes de subjectivation et contexte objectif tel qu’il est indiqué par Marx, et par quelques personnes qui l’ont prolongé.

Dans son dernier ouvrage, Marx, capital and the madness of economic reason, Oxford University Press, 2018), David Harvey revient sur l’unité des trois tomes du capital. Le tome 1 est centré sur la valorisation (création de survaleur), donc sur le moment de la production.  Le tome 2 sur la réalisation de la survaleur dégagée, et donc sur le moment de la circulation des marchandises dans l’espace du marché. Le tome 3 est centré sur le moment de la distribution de cette réalisation entre les différents secteurs du capitalisme. Les marxistes ont eu le tort selon lui de se concentrer avant tout, voire exclusivement, sur le premier tome, donc sur la question de la production. C’est là seulement qu’ils ont situé la dimension de la lutte. Ils ont eu le tort de négliger celle de la « réalisation » de la valeur. Or les circuits de la réalisation de la valeur (c’est-à-dire ceux où est en jeu la création de nouveaux désirs, de nouveaux besoins, bref, ce qu’on s’est habitué à appeler forme de vie ou style de vie) sont tout autant des espaces où peuvent se construire des « luttes contre la valeur » (198).

Harvey évoque le courant opéraïste (Tronti, Negri) et la thématique du refus du travail qu’il interprète comme un exemple de politique de l’anti-valeur ; un exemple intéressant, mais qui selon Harvey a eu le tort de rester au seul niveau de la question de la production ; et c’est cette erreur que nous serions quelques-un(e)s à répéter aujourd’hui en reprenant et en élargissant le motif du refus du travail pour le capital. Le problème de l’opéraïsme aurait donc été de se focaliser exclusivement sur la dimension de la production, en élargissant celle-ci, comme l’a fait Negri, à l’ensemble des activités – pas seulement celles qui sont répertoriées comme travail, exercées dans des lieux identifiés comme lieux de travail. Une critique importante, mais qui suppose que les « sphères » de la production et de la réalisation peuvent être nettement distinguées. Et cela même suppose une certaine approche de la valeur. Celle-ci, comme veut nous l’enseigner Harvey après Marx et après Ricardo, ne peut être rien d’autre que du temps de travail socialisé, cristallisé dans le produit, dans la marchandise ; bref, comme beaucoup d’autres, Harvey maintient comme socle de la critique du capitalisme la théorie de la valeur-travail.

Cette théorie serait donc la clef qui seule permet de concevoir le capitalisme comme rapport social, et donc s’énoncer sa critique. Le paradoxe qui structure l’approche du courant de la critique de la valeur (Kurz, Jappe) est que la valeur qu’il s’agit de détruire intégralement est en même temps l’élément qui structure l’ensemble de l’analyse comme une réalité déterminante. Certes, ces théoriciens veulent montrer que cette valeur n’est pas une substance qui existerait de tout temps ; qu’elle correspond au contraire à un rapport social tout à fait contingent. Mais si l’on veut déconstruire la valeur-travail, il ne suffit pas de dire que son objectivité est historiquement située, c’est-à-dire attachée au seul capitalisme. Il ne suffit pas de dire qu’elle est un « rapport social » si elle demeure un principe d’explication, car c’est ainsi qu’elle demeure en position de présupposé objectif.

C’est un tel présupposé que d’autres théoriciens, en particulier dans le courant « régulationniste », ont voulu déconstruire. On l’avait vu avec André Orléan, qui disait en gros à ses collègues : « vous n’avez pas encore poussé assez loin la déconstruction des catégories de l’économie ; la valeur n’est pas une entité objective ». Les économistes, libéraux comme marxistes, sont en retard sur tous les autres chercheurs parce qu’ils n’ont pas tiré toutes les leçons de la déconstruction. La déconstruction de la présupposition objectiviste attachée à la valeur économique doit être menée à son terme. Le risque est alors de retourner vers les néo-classiques, qui ont justement rendu un grand service à la classe des capitalistes en se débarrassant de la valeur-travail et en faisant ainsi disparaître l’exploitation. Si celle-ci ne peut plus être l’enjeu d’une démonstration objective, elle devient un simple ressenti, qui comme tel peut aussi bien mobiliser les foules qu’être tourné en dérision par les économistes sérieux.

Je reviens alors rapidement sur ce que j’avais plus longuement indiqué dans la première séance de la troisième année ( titrée Rien – L’acte souverain), où l’on avait insisté sur cette alternative à laquelle nous serions irrémédiablement conduits : soit on reprend la théorie de la valeur-travail, mais en assumant un objectivisme économiste, un économisme qui par définition ne semble pas pouvoir constituer une menace pour le pouvoir en place ; soit on déconstruit cette objectivité supposée de la valeur-travail, mais on ne peut plus alors rendre compte de l’exploitation. Celle-ci semble en effet supposer une objectivité de la valeur, au regard de laquelle seulement l’existence d’une survaleur peut être démontrée. Si l’on supprime cette objectivité, il semble donc que l’on supprime la possibilité même de démontrer l’existence de l’exploitation.

 

  1. Le mode d’être de la valeur

Cette fausse alternative (d’un côté les défenseurs de la valeur-travail, de l’autre les théoriciens de la monnaie) ne permet pas de questionner l’être de la valeur, le mode d’être qui est le sien. Entendons par là que, avec Harvey, ou Kurz, aussi bien qu’avec Lordon, on sait seulement que la valeur est ce qui est supposé dans et pour le fonctionnement de l’économie, mais on n’a pas une analyse convaincante de la nature de cette supposition.

Si la valeur n’est pas une réalité objective, elle est bien quelque chose. Nous avions insisté sur ce point lors de la séance à laquelle je me référais : Foucault nous dit (dans Naissance de la biopolitique, 21-22) que ses objets (folie, délinquance, sexualité) n’existent pas mais qu’ils sont bien quelque chose. Ils sont « inscrits dans le réel » par un ensemble de pratiques et d’énoncés, c’est-à-dire par un certain régime de vérité (celui que développe le discours de l’économie, en relation étroite avec les pratiques gouvernementales, etc.). On peut dire en ce sens que l’être est plus large que l’existence. Il s’agit d’étudier ces objets qui n’existent pas et qui sont pourtant bien quelque chose (folie, délinquance, sexualité).

Une « chose » peut être sans exister objectivement, et notamment ces choses que sont donc la folie, etc., mais aussi, par exemple, ce qu’on appelle l’esprit. L’esprit ce n’est pas ce qui est enfermé dans un être, et qu’un regard immatériel pourrait considérer à la manière d’un objet du monde, un objet qui aurait la particularité d’être sans matière. La preuve, c’est qu’on peut le perdre. Mais perdre l’esprit, ce n’est pas, pour un être, perdre son unité ; c’est au contraire y être réduit. L’esprit, c’est ce qui circule en chacun de nous, à travers nous, quand il y a une forme ou une autre de partage de l’expérience. Même si ce partage est purement idéel (« abstrait »), et même s’il est purement virtuel (s’il a lieu dans la plus grande solitude).

Nous revenons ici au cœur de notre parti-pris philosophique, ou de notre méthode. Il faut bien sûr commencer par voir que l’existant lui-même (celle ou celui dont on dit qu’elle perd son esprit par exemple) est plus qu’un objet de science. L’existentialisme, ou une bonne phénoménologie (celle de Maldiney par exemple) nous indiquent ce point. Mais il faut ajouter, à la réalité inobjective de l’existant, l’être de l’inexistant. Le véritable point de départ philosophique, c’est la dialectique de l’existant au-delà de l’objet,  et de l’inexistant qui est. D’une part ce que chacun est en tant qu’il est plus que soi ; d’autre part ce dans quoi chacun est pris, et qui peut éventuellement trouver une forme particulière. Sans ce point de départ, on ne peut rien construire (Frédéric Neyrat travaille également cette dialectique). Une dialectique qui se tient au plus loin des points de suspension des listes des OOO : un électron, une chimère, un ouvrier, un rassemblement. Dans ces listes, aucune discernabilité ne peut être proposée, aucune articulation de l’un existant qui est plus que lui-même et de l’inexistant qui articule le plus qu’un. Il nous faut justement sortir de la platitude, et la dialectique signifie précisément ceci : restituer à la pensée des êtres le volume qui lui est nécessaire, et sans lequel elle s’égare sans retour.

Eh bien, l’esprit, c’est comme le collectif, c’est comme l’amour, et c’est comme la valeur. La valeur n’est pas une entité objective, elle n’est pas non plus l’objet d’une croyance, elle indique seulement l’effectivité d’un rapport. Mais cette effectivité n’est pas celle de l’objectivité d’une quantification par le temps de travail socialisé « contenu » en une marchandise. Pour paraphraser Foucault : la valeur n’existe pas objectivement, mais elle est « inscrite dans le réel » par un ensemble de pratiques et par un discours qui en énonce la vérité. Autrement dit, elle est inscrite dans le réel par un régime de vérité, en l’occurrence celui qui est attaché au discours de l’économie et aux pratiques de gouvernementalité qui n’en sont ni la simple « application », ni le fondement (il faut envisager entre discours et pratiques un effet d’entraînement réciproque, et non un rapport d’adéquation ou d’expression). Plus encore, elle tient les êtres ensemble, en articulant l’espace qui se trouve en amont de chacun d’eux ; elle les lie avant même qu’ils se sachent liés, et au-delà de ce qu’ils peuvent ressaisir de ce lien ; elle s’installe, pourrait-on dire, à même le plus qu’un (un plus qu’un déjà articulé, déjà symbolisé d’une manière ou d’une autre) ; et depuis là, polarise ce qui apparaît comme un ensemble de rapports sociaux.

 

  1. Le réel de la valorisation

Mais finalement est-ce que ce qui est dit là ne revient pas à retrouver le propos général de Marx sur la marchandise comme entité métaphysique en laquelle est cristallisée un rapport social invisible ? La terminologie proposée a peut-être commencé à opérer un déplacement mais pour mieux cerner celui-ci, il faut considérer le processus de valorisation (c’est-à-dire le passage de A à A’, de l’argent investi qui génère plus d’argent).

Ce qui est décisif, ce n’est pas que le temps de travail mesure la valeur, c’est que la force de travail est source de la valorisation. Revenons une fois encore à ce que nous disait Tronti dans Ouvriers et capital (p. 200 sq.). La force de travail est une marchandise spécifique, qui se consomme dans le procès de travail pour produire de la survaleur (nous restons ici dans le cadre classique de la théorie de l’exploitation). Elle n’est donc pas source de la valeur, mais de la valorisation. Elle doit être consommée dans le procès de travail pour générer de la survaleur. D’une certaine manière, c’est là la clef du capitalisme : il doit brûler ce qui le fait tourner, et qui sans cela serait pour lui une menace inintégrable. Je vais y revenir.

C’est sur ce fond que l’on peut comprendre la fonction de la théorie de la valeur à cette époque, c’est-à-dire quand il y avait encore un  mouvement ouvrier. Tronti dit en toutes lettres que la loi de la valeur doit être comprise sous un angle politique, c’est-à-dire depuis un point de vue de classe (OC, 272). Il faut revenir à ce passage, en gardant à l’esprit que ces lignes ont été écrites au début des années 1960. Il est bien vrai, nous dit Tronti, que le travail est mesure de la valeur (même s’il n’est pas source de la richesse, comme le rappelle durement Marx aux rédacteurs du programme de Gotha) ; mais si le travail « est mesure objective de la valeur », c’est seulement « dans la mesure où il représente un contrôle potentiel sur le capital » (OC, 274). La leçon des Grundrisse est qu’il faut prendre pour point de départ de l’analyse du capitalisme l’offensive ouvrière. Le travail peut être pensé comme mesure parce que la classe ouvrière est condition du capital, et pas l’inverse ; elle est même condition de l’existence de la classe des capitalistes en tant que classe ; car c’est pour répondre à l’organisation ouvrière que les capitalistes ont été contraints de défendre ensemble leurs intérêts de classe (OC, 274).

C’est donc le point de vue ouvrier qui permet de parler de valeur-travail, et pas « l’objectivité » des économistes. Car du point de vue de l’économie objective, justement, la loi de la valeur ne fonctionne plus après Marx. « C’est vrai : en prenant à son compte la loi de la valeur, Marx l’a vraiment mise en crise. Après lui, du point de vue de la science économique objective, la loi de la valeur ne fonctionne effectivement plus. On n’a pas le droit d’entraîner Marx avec la crise de cette loi, c’est-à-dire avec son écroulement économique. […] Pour Marx, la valeur-travail est une thèse politique, un mot d’ordre révolutionnaire ; et non une loi de l’économie » (OC, 276). C’est précisément parce que la valeur n’est pas une réalité objective (au sens d’un corrélat du sujet de connaissance scientifique) qu’elle peut être intégralement investie par la subjectivité politique.

Voilà donc un premier déplacement radical : la valeur-travail indique le contrôle potentiel de la classe ouvrière, ce qui veut dire : sa possible autonomie. Le point de vue de la classe ouvrière, c’est le danger qu’elle représente en chaque point du circuit global de la valorisation du capital : « le travail peut mesurer la valeur, parce que l’articulation ouvrière se trouve d’emblée présente dans toutes les structures décisives qui mettent en mouvement la machine capitaliste » (OC, 274). Ce n’est pas la fétichisation du travail qui conduit à placer celui-ci au centre de l’analyse ; c’est au contraire le désir de s’en libérer, dans la mesure où cette libération constitue aussi l’attaque la plus directe du fonctionnement du capitalisme.

Le projet du capital est de « briser l’autonomie de la force de travail sans détruire son caractère antagoniste » (OC, 267), dans la mesure où il s’agit précisément d’intégrer cet antagonisme, de le capturer à l’intérieur de la dynamique du développement pour en faire un ressort de cette dynamique. Le projet ouvrier est de « briser précisément la forme économique de l’antagonisme », et de restituer ainsi « son contenu politique à chaque occasion élémentaire d’affrontement » (OC, 269). Là où l’antagonisme devient facteur de développement, il s’agit de lui redonner sa teneur politique, c’est-à-dire précisément sa capacité à briser la logique de l’économie elle-même.

Voilà donc ce qui nous était dit dans les années 1960, et on voit je crois que, en dépit de la fin du mouvement ouvrier, tout n’est pas simplement passé ou dépassé dans cette approche. Je ne referai pas ici l’histoire des multiples déplacements et réactualisations multiples de ces thèses à travers les décennies qui ont suivi leur énonciation, à travers ce que l’on a appelé (à tort selon Negri) le « post-opéraïsme ». Je voudrais seulement transposer des éléments qu’elles indiquent à la situation actuelle. Il me semble qu’il faut retenir : premièrement, la nécessité de disposer d’un point de vue politique pour rendre la situation intelligible ; deuxièmement, la description du processus de valorisation qui consomme ce qu’il mobilise ; troisièmement la nécessité de sortir radicalement de la logique de l’économie ; quatrièmement la centralité politique de la question du travail.

Cette centralité ne découle pas du fait que le travail produit la valeur, mais de ceci que la mise au travail, ou l’appropriation gratuite d’une activité comme travail, correspond à ce moment délicat de l’articulation du capital, où il s’agit de faire en sorte que ceux qui n’y ont pas intérêt soient conduits à agir pour reconduire les pouvoirs de la classe des capitalistes, et même pour les étendre. Autrement dit, ce que le travail produit, ce n’est pas la valeur, c’est le pouvoir des capitalistes. Plus exactement : le surcroît de ce pouvoir, qui ne se maintient que dans la mesure où il s’approfondit. La valorisation comme processus désigne exactement cet approfondissement.

 

  1. L’unité de la valorisation

La question n’est donc pas par exemple d’expliquer les causes d’un capitalisme financier déconnecté de la production réelle. Elle est de cerner la démutliplication des circuits de la valorisation, et la manière dont ses agents (humains ou non, vivants ou non) s’y trouvent mobilisés. Il me semble que c’est sur ce point exactement que l’on peut conjoindre, lire ensemble, pour les féconder mutuellement en quelque sorte, Negri et Moore (Negri qui est opéraïste, Moore qui en retrouve par de tout autre biais des apports essentiels). Tous les deux partent de l’idée qu’il faut étendre considérablement ce que l’on entend généralement par travail, tout en gardant l’essentiel de l’approche de Marx : est travail toute activité productive, c’est-à-dire toute disposition qui permet d’une manière ou d’une autre le fonctionnement d’un circuit de la valorisation capitaliste. Une telle activité productive n’appartient donc pas nécessairement à la sphère de la production. Ou plus exactement, s’il y a activité productive, s’il y a travail partout où il y a fonctionnalité pour la valorisation, alors on ne peut plus laisser séparées les supposées sphères de la production et de la réalisation, comme le voudrait encore Harvey.

(On notera quelques difficultés chez Moore : il admet la théorie de l’exploitation, donc, il y insiste, la « loi de la valeur ». Mais celle-ci est, dans son analyse, nécessairement redéfinie : c’est le « travail-nature » qui produit la valeur. Alors tout change ; mais Moore ne souhaite pas regarder les conséquences de ce changement sur la théorie de l’exploitation elle-même.)

On a beaucoup raillé Negri, d’une part, Moore, d’autre part, en disant que, en suivant le premier, on finit par penser que quand on fait ses courses au supermarché, on travaille (ce qui est d’ailleurs tout à fait vrai) ; ou que l’on finit par penser en suivant le second que l’on travaille quand on se promène en forêt ou quand on nage dans une rivière – ou que cette dernière est alors mise au travail par la nageuse. Ce qu’il faut dire en réalité, c’est que l’on peut identifier un travail, une forme de mise au travail ou d’appropriation d’une activité comme travail, dès lors que cette activité se trouve inscrite à l’intérieur d’un des circuits de la valorisation du capital. Se promener en forêt peut en ce sens être un travail quand on est sur un site touristique, le fleuve lui-même peut travailler s’il est aux abords d’une usine ou d’une centrale nucléaire, et on peut bien sûr travailler aussi, plus que jamais, et de façon parfois très performante, en promenant notre déprime sur le web.

Ce qui est supprimé dans cette perspective, ce n’est pas la description du procès d’exploitation,  mais seulement la calculabilité de la survaleur. L’exploitation ne disparaît pas, elle est seulement envisagée comme une forme particulière d’appropriation du travail gratuit. Le travail rémunéré apparaît en effet comme un cas tout à fait particulier de situation d’appropriation : n’est approprié qu’un surtravail, c’est-à-dire précisément un temps de travail gratuit pour le capital, un surtemps de travail qui sert uniquement à faire fonctionner un circuit de valorisation du capital. Cas particulier, dans la mesure où ce travail gratuit est attaché à un travail reconnu, rémunéré, qui a pour fonction essentielle de masquer toutes les formes de mise au travail ou d’appropriation de l’activité, qui sont autant de formes que peut prendre le travail pour la valorisation du capital. (Ce qui ne veut pas dire que la question du travail exploité est purement et simplement dissoute ou diluée dans une analyse plus générale. Il me semble au contraire qu’il faudrait plus que jamais comprendre de quelle manière est obtenu le travail gratuit au sein même des lieux et des processus de travail rémunérés.)

Il y a donc bien une objectivité du processus de valorisation capitaliste. Mais le procès de valorisation n’est pas fondé sur une objectivité de la valeur (une objectivité existante faudrait-il dire), celle-ci est bien plutôt, à l’inverse,  ce qui en découle. Si l’on s’accorde sur ce point, on pourra dire que dans le monde du capital, la valeur existe comme présupposition rétrospective du procès de valorisation. (On a l’habitude de ce geste de déconstruction devenu une facilité un peu partout : la supposée substance est en réalité le produit d’un processus et pas son support ; mais ici, cela paraît particulièrement ajusté. N’oublions pas par ailleurs que ce geste est au cœur avant tout du travail de Hegel, tel que Marx le prolonge.)

Il s’agirait donc de conjoindre la déconstruction de l’objectivité supposée de la valeur et la reprise de la critique de l’exploitation en tant qu’elle est prolongée en critique de l’appropriation chez Moore. Ce prolongement est décisif, d’une part parce qu’il permet de conjoindre l’analyse critique de l’économie et les approches renouvelées des relations qui existent entre les humains et autres êtres de nature. D’autre part parce qu’il nous permet de relever (au sens de Derrida/Hegel) les thèses formulées par Negri et quelques autres dans les années 1980-1990, et de redire autrement que le foyer du développement du capitalisme, c’est le travail gratuit.

Il faut garder en mémoire que le procès de valorisation se définit de consommer ce sur quoi il s’appuie, ce qu’il met au travail ou ce qu’il s’approprie comme travail. Il faut surtout garder en mémoire le schème de la consommation du « travail vivant » dans le procès de travail, mais il faut lui donner désormais toute l’extension – et toute la littéralité – nécessaires, à l’heure où l’usine ou l’entreprise capitaliste est devenue planétaire. Dans la planète-usine, ce sont êtres de nature dans leur ensemble qui sont d’une manière ou d’une autre mobilisés pour le processus de valorisation. Le procès de travail planétaire n’est possible que dans la mesure où les êtres de nature y sont consommés, ou, plus littéralement encore, dans la mesure où ils s’y consument. L’existence même du capital, c’est-à-dire la domination de la classe des capitalistes a un seul horizon : consumer la Terre.

 

  1. L’utopie et son inversion

La valorisation comme processus réel ne se laisse penser que depuis un point de vue politique, depuis un « nous » qui est à coup sûr opaque à lui-même, et relativement indéterminé aujourd’hui. Mais c’est avec ce point de vue seulement que se clarifie le contexte global produit par les initiatives de l’ennemi. Ces initiatives font plus ou moins système dans la mesure où elles sont attachées à l’unité d’une classe. Mais cette unité elle-même n’est désignable que du point de vue depuis lequel elle est regardée comme ennemie. Et sous cet angle, elle tient à la capacité que les capitalistes ont de surmonter leurs propres divisions pour s’assurer, en tant que classe, la continuité des processus de valorisation.

De notre côté, le sujet politique n’est plus celui qui découvrait avec ravissement l’irréductible pluralité des terrains et des formes sur lesquels ou avec lesquelles construire de nouvelles pratiques de l’antagonisme. Il est contraint de s’appuyer sur une analyse renouvelée de la situation objective, et sur une entente elle-même renouvelée de ce qui se trouve par là indiqué. Dans la situation d’extrême urgence qui est la nôtre, il lui faut viser le cœur de l’ennemi. Surtout pas faire retour à « la centralité du rapport capital/travail », mais aller vers les formes relativement unifiées par lesquelles le capital nous mobilise tous, humains ou non, pour sa propre survie.

Parmi ces formes, il y a celle sur laquelle Negri (j’utilise plus que jamais, dans ce qui suit, ce nom comme un raccourci pour désigner une constellation de pensées et de recherches portée par plusieurs personnes) a particulièrement insisté : celle du savoir. (Pour Harvey, qui suit Marx à la lettre sur ce point, le savoir qui est mis en jeu dans la production n’est pas directement producteur de valeur. Il peut bien sûr être la source d’une survaleur, mais dans la mesure seulement où il contribue à la productivité du travail (90). Harvey voit très bien la place prise par les brevets, licences, etc., qui visent à constituer les nouvelles enclosures de ce que l’on a nommé un temps le travail immatériel ; autrement dit, les enclosures des communs du savoir (163). Mais pour lui le travail productif produit des marchandises, conformément à l’orthodoxie de la théorie de la valeur-travail au sens strict.)

Les opéraïstes ont lu tout autrement que Harvey le fameux « Fragment sur les machines » des Grundrisse (tome II, 182 sq .), dans lequel Marx disait que le capitalisme lui-même était conduit au-delà de la « loi de la valeur ». Pour Negri, cela signifiait que le travail cognitif est productif, c’est-à-dire qu’il permet directement la valorisation du capital. Dans ce qui précède, je n’ai fait que reprendre cette idée : il n’est plus pertinent d’opposer les formes diverses de la valorisation, qu’elles soient directes ou indirectes (si cette distinction elle-même a encore un sens, ce qui n’est pas sûr). En revanche il faut bien admettre que la manière dont Negri a sollicité le travail cognitif, ou travail immatériel, a bien conduit à une impasse.

Le fond du problème est peut-être que ce qui semblait être à Marx une manière pour le capital de préparer les conditions de son propre dépassement (et c’est bien ainsi que Negri proposait de lire le Fragment sur les machines)  est finalement devenu l’assise de son renouveau, et de l’apparence d’indépassabilité qu’elle génère. L’idée de Marx était la suivante : c’est précisément parce qu’il a besoin d’un travail non directement productif que le capitalisme génère en son sein  la disposition à tenir à distance le travail productif. L’individu social (les individus en « relations mutuelles ») découvre qu’il peut se délivrer du fardeau du travail productif, du travail qui produit de la valeur pour le capital (et c’est bien clair dans ce texte que ce travail n’a jamais rien été d’autre qu’un fardeau), et qu’il peut se consacrer à son propre épanouissement. Mais ce que nous sommes amenés à constater aujourd’hui, c’est que le « libre développement des individualités », la manière dont celui-ci s’attache « à la formation scientifique, artistique, etc. » de chacun (193) n’est plus ce qui, inséré au cœur du développement capitaliste comme facteur de ce développement, entre en contradiction avec lui ; il est désormais, depuis le tournant de la fin des années 1970, ce qui permet au capital de maintenir sa domination en dehors du règne de la « loi de la valeur ».

Negri avait bien vu que les savoirs, les dispositions acquises en dehors des lieux de travail, l’inventivité diffuse, sont au centre des formes prises par la valorisation. Et que cette centralité remet entièrement en question la loi de valeur comme principe d’explication du capitalisme. Mais il avait voulu voir là une promesse ; celle-ci s’est en réalité retournée en piège. Le problème n’est pas, comme on l’en a accusé, que Negri ait au fond proposé davantage une extension qu’une contestation de la valeur-travail ; car ce qu’il voulait montrer, qui est aussi ce que je crois important de prolonger aujourd’hui, est l’extension du concept de travail vivant comme source de la valorisation.

Le problème est cependant de poser l’équation : travail vivant = subjectivation politique latente ; ou si l’on veut, il est de postuler un passage immédiat (dès lors que l’articulation dialectique ancienne s’est trouvée absentée) entre composition technique et composition politique. Negri a conservé la méthode opéraïste, celle du point de vue depuis lequel se révèle et l’action de l’ennemi, et celle du processus politique qui peut la combattre. Mais il a fait l’erreur de l’interpréter depuis la « téléologie immanente » du communisme du capital. Selon cette téléologie, le capitalisme porte « en ses flancs » la société nouvelle dont il devra accoucher. Peu importe qu’il n’y ait plus de garantie par l’histoire que l’accouchement aura lieu si l’on maintient que cette société se dessine à l’intérieur du développement capitaliste en tant que tel – car là encore, il ne suffit pas de la renvoyer à la contingence historique pour s’en débarrasser comme schème de pensée. De ce point de vue, il n’est pas faux que Negri ait proposé une nouvelle manière de suturer le sujet politique au développement économique, même s’il visait exactement le contraire.

Il nous faut commencer par disjoindre objet et sujet : contexte global d’un côté, formes de subjectivation de l’autre ; et dans un second temps les raccorder par un trait d’un (un trait d’un qui raccorde d’abord ces formes entre elles, et par là seulement permet leur inscription dans le contexte). Il s’agit bien sans doute de faire retour aux articulations dialectiques hégéliennes – mais un hégélianisme salutairement lacunaire, justement parce que désencombré de la téléologie qui y est une articulation décisive. Le contexte ne détermine pas les formes de subjectivation (celles-ci, donc, ne sont ni causées par, ni expressives de) ; mais il détermine en revanche la logique de leur unité potentielle.

Nous avons souvent évoqué dans ce séminaire la question de l’alliance entre plusieurs formes de lutte, plusieurs formes de subjectivation politique, etc. Un travail de composition politique est nécessaire (comme celui qu’ont entrepris quelques camarades à Rennes). Mais à côté de ce travail (parce qu’il n’y a pas d’autres moyens, pour le moment, que de le faire à côté), un travail de ligne est tout aussi nécessaire. C’est pour avancer dans cette voie que je réitère ma proposition : prendre comme hypothèse de travail le tracé d’un trait d’un à partir du refus du travail gratuit de l’ensemble des êtres de la planète.