Séance 5. Benjamin Gizard. Grande Peste et COVID-19 : l’expérience des limites

Séance 5. Grande Peste et COVID-19 : l’expérience des limites

 

Le 3 février 2021, le FMI a publié une étude[1], relayée en France par Le Monde, sur les « répercussions sociales des pandémies ». Elle cherche à établir les corrélations statistiques possibles entre « agitations sociales » (social unrest) et épidémies (les auteur.ice.s ne tiennent pas spécialement compte de la distinction entre épidémie et pandémie, on verra pourquoi). Ce qu’ils appellent l’agitation sociale serait causé par le caractère « révélateur » des maladies contagieuses : elles mettraient en évidence des inégalités ou problèmes pré-existants, de la compétence des gouvernants à « la peur de l’autre ». En même temps, dans ces périodes, cette étude souligne que les gouvernements promeuvent l’unité et en profitent pour réprimer toute forme de contestation. Pour essayer de voir ce qui, de ces facteurs positifs ou inhibants domine statistiquement, les auteur.ice.s utilisent une base de données (Reported Social Unrest Index) fondée sur l’analyse de la presse de 130 pays, depuis 1985. Le résultat de leur analyse, c’est que les épidémies ont comme effet, dans un premier temps, de supprimer quasiment entièrement « l’agitation sociale ». Dans un deuxième temps, par contre,  après deux ans environs, il y a dans une recrudescence d’ « agitation », pouvant mener à des manfiestations voir à des soulèvements contre le gouvernement.

Je vous parle de cette étude parce qu’elle est sous-tendue par une politique et une cosmologie tout à fait particulière et désarmante. Le monde serait découpé en nations, chacune avec des problèmes identiques (inégalités, manque de confiance dans les institutions, élites incompétentes, « peur de l’autre »). Ces problèmes seraient cependant présents en proportions différentes dans chaque nation, ces variations déterminant la force de l’agitation. Les épidémies et pandémies sont confondues, puisque ce qui intéresse, c’est l’échelle étatique-nationale comprise comme « contenant », comme unité d’analyse pertinente pour comprendre les pratiques politiques (pour rappel, le propre d’une pandémie est d’excéder l’événement localisé, de concerner des continents sinon la Terre comme telle). Surtout, les pandémies sont des éléments exogènes, « aléatoires », comme les catastrophes environnementales disent les chercheur.euse.s du FMI. Ces éléments semblent distants et « peser » dans une balance qui déciderait de la capacité d’un Etat à tenir son gouvernail, à tenir la barre dans le pilotage d’un pays, ou à devoir céder la place. Dans cette image, malgré le questionnement qui porte sur le changement, ce qui importe est fixe. Il y a des nations, des Etats pour les gouverner, des peuples qui contestent ou approuvent ce gouvernement suivant les circonstances et ses performances.

C’est une manière d’être au monde (ou de le détruire) bien connue : la scène qui sous-tend l’image est inerte, grand-contenant spatio-temporel homogène, elle abrite de plus petits contenant tous identiquement organisés, à partir des mêmes ingrédients de base, quoi qu’en proportions différentes. Pandémies, virus, tremblements de terre ou ouragans sont des phénomènes aléatoires. Nous avons là le dualisme avec l’humanité, cultivée, hiérarchisée, étatisée d’un côté, la nature mécanique de l’autre. C’est tout cela qui est pré-supposé dans cette image, de son champ au hors-champ : dualisme, espace-temps comme contenant homogène, flèche du temps, politique comme gestion, histoire comme computation des coûts et des intérêts.

J’en viens au sujet de cette séance : si le cas de cette étude du FMI est presque caricatural, son exemple nous rappelle que lorsque nous pensons aux pandémies, aux formes de vie collective et à la politique, nous avons entre autres recours à des images. Ces images configurent ce qui est conçu comme existant, comme possible et impossible. Cela correspond à ce que David Gé Bartoli et Sophie Gosselin ont appelé, dans Le toucher du monde (Editions Dehors, 2019), des images-naissantes. Ielles l’illustrent entre autres par l’exemple de la photographie. Une image-naissante peut être comprise comme une diffraction : « elle ouvre un champ de l’apparaître, champ qui n’émerge que depuis le hors-champ transversal du dehors. La consistance d’un monde se tient dans cette articulation du champ et du hors champ » (p. 335). C’est une image où se déplie un mouvement, des existants, des relations, des écarts. Ce concept dit bien ce qu’il y a de sensible, tactile, mouvementé dans les images. Ce ne sont pas des « objets imaginaires », des tableaux intellectuels configurés par des symboles ; ce sont des gestes sensibles qui déploient, suscitent un précipité parfois extrêmement rapide, de ce qui est, de ce qui peut être, en somme une ontologie. Et ce précipité est une part de l’expérience de l’imagination historique, lors de la lecture comme de l’écriture. C’est ce qui fait son attrait : les récits nous touchent et nous offrent des prises.

L’enjeu de cette séance, ce sera de présenter des pistes pour d’autres images-naissantes des rapports entre politique et pandémie. Ces autres images ont pour pré-suppositions que les pandémies sont des moments où peuvent être expérimentées les limites (des corps, des formes de vie collective, des ontologies ou cosmologies). Que ces limites ne sont pas des frontières entre Société et Nature invitant au dépassement, la métamorphose, à l’adaptation darwinienne, à la conquête. Et pourtant, ce que le FMI nous dit est, dans une certaine mesure, vrai. Il s’agit de savoir comment comprendre cette vérité du FMI, le rapport qu’elle entretient avec d’autres vérités et que ces dernières entretiennent à leur tour avec la première. C’est la question classique de comprendre la domination sans ajouter la nécessité à sa force, ni nier cette dernière.

Pour aborder ces enjeux, je propose de décâler le regard. Parce que ce que l’on essaie de comprendre quand nous nous demandons si la pandémie de Covid-19 est susceptible d’offrir de nouvelles prises politiques au capitalisme ou à ses ennemi.e.s, nous interrogeons un rapport qui trouve ses origines dans le sillage d’une autre pandémie : celle de la Grande Peste du XIVè siècle. En tous cas, c’est l’hypothèse que soutiennent par exemple Silvia Federici et plus récemment le médiéviste Etienne Anheim. Dans une contribution à un colloque organisé par Philippe Descola, celui-ci propose l’hypothèse de travail suivante : avec la crise engendrée par la peste au XIVè, le monde perd son sens chrétien, il devient trop distant et indifférent pour simplement être lu grâce à l’herméneutique évangélique, il devient « un monde extérieur, parfois hostile, du moins étranger, séparé de l’homme, étant pourvu de ses règles propres, profondément différentes de celles des hommes » (« Les métamorphose de la nature dans l’Europe de la fin du Moyen Âge », dans P. Descola (dir.) Les Natures en question, Editions Odile Jacob, 2018, p. 64). Ces circonstances auraient pu stimuler le passage par touches successives « d’une exploitation intensive mais inconsciente à l’ambition de se faire maître de cette nature » et l’invention de l’ontologie naturaliste au sens de Descola (ibid, p. 65). Il s’agit d’une manière d’être au monde traitant l’humanité comme seule dépositaire d’un esprit et de vie, face à une Nature extérieure, radicalement autre, entièrement régie par des mécanismes et des lois physico-chimiques.

Ce que je propose donc, c’est une image-naissante des rapports entre pandémie et politique, à partir du cas de la Grande Peste, pour questionner l’hypothèse de l’invention concomitante du rapport au monde propre au capitalisme. Ce sera l’occasion de parler d’hypothèses voisines : domestication et plantationocène.

Un mot sur la méthode : je ne suis pas spécialisé dans l’étude historique et encore moins de la peste. J’ai utilisé des synthèses et des monographies. Ensuite j’ai cédé à l’anachronisme de parler d’une maladie et de son mode d’existence selon ce qui en est pensé aujourd’hui. Par contre, j’ai aussi essayé de suivre le précepte de David Graeber et Marshall Sahlins qui nous encouragent à accepter l’existence de méta- et infra-êtres participant des vies politiques humaines. Ils suggèrent ainsi d’inverser la thèse durkheimienne : les divinités n’ont pas été inventées d’après l’image de personnes humaines dominantes, c’est la domination qui s’est instituée en lien avec des êtres non-humains (On Kings, HAU Books, 2017).

Aussi, l’approche à la fois en terme d’image-naissante et de politique a pour objectif de désactiver ou contourner les schémas causalistes qui sont très présents dans les écrits historiques sur la Peste, sur les origines du capitalisme. J’essaierai d’éviter de chercher des causes, ce qui reconduirait le schème mécaniste/naturaliste pour préférer chercher les opérations de pouvoir, les techniques de lutte et de vie, et leurs articulations dans le sillage de la Grande Peste. Ensuite, l’idée d’image-naissante suggère une véritable « approche » progressive d’un paysage précis à partir d’un monde plus vaste.

 

Nature ingouvernable

 

Les virus et bactéries participent depuis longtemps aux mêmes collectifs que les humains. On pourrait avancer que leurs histoires sont nouées en trois points principaux, tous mal nommés : la « Révolution néolithique », la « Peste Noire » et « l’échange colombien ». J’aborderai successivement les trois.

Si l’on suit les thèses de James C. Scott — tout en tenant compte des critiques qui lui ont été adressé, par Charles Stépanoff notamment (https://www.terrestres.org/2020/06/26/comment-en-sommes-nous-arrives-la/) — on peut avancer que virus et humains ont été amenés à partager leur vie au fil de la formation de communautés « hybrides » : alors que plantes, animaux et humains s’apprivoisent mutuellement, entre, grossièrement,  -10 000 et -5 000 av. JC, Scott avance que les humains souffrent de nombreuses maladies d’origine animale. Cela contribuerait à expliquer pourquoi entre ces deux millénaires la population humaine stagne, alors qu’entre -5 000 et – 2 000 elle passe de 5 millions à 25 millions. Il est possible que cette accroissement ai été conditionné par l’accoutumance acquise au fil de cinq millénaires antérieur de vies plus ou moins sédentaires avec des êtres s’y prêtant, notamment des cours d’eau ou des Esprits favorables, ces tentatives étant conduites à se disperser pour fuire la maladie.

Il ne s’agit pas vraiment de domestication, comme le remarque Scott même si il retient ce mot : le feu, les esprits, les virus, les animaux, les plantes conditionnent autant le comportement des humains qui s’y lient que les humains conditionnent la vie et la mort de ces existants. Chacuns a ses rythmes et ses espaces, ses façons de vivre, des troupeaux transhumants à chasser aux coquillages, aux poissons, aux braises et aux saisons. Ce ne sont pas tout à fait des collectifs égalitaires : comme le rappellent David Graeber et Marshall Sahlins, la politique des collectifs humains n’est pas humaine, elle inclut des êtres cosmiques susceptibles de commander ou d’obéir, ou d’agir avec.

Une nouvelle phase est à l’initiative des premières hiérarchiques étatiques, c’est-à-dire des premiers commandements sacrés (c’est l’étymologie de hiérarchie, rappelle Charles Stépanoff) et des Etats. Aux alentours des années -3500 à -2500 les zones humides formant la base des groupes sédentaires et urbains sont touchées par une baisse du niveau de la mer et du volume aquatique des cours d’eau, liés à une sécheresse. Ces conditions auraient créé les conditions pour que des groupes armés s’accaparent et raréfient les ressources avec succès, tout en ré-agençant les communautés sédentaires multi-spécifiques autour du soin principal des céréales, à cause de la rarefaction des autres sources de subsistance. De nombreux groupes humains se seraient retrouvés emmurés, confinés entre des murailles sous la tutelle d’une bureaucratie et/ou d’une royauté par ailleurs prompte à engager des guerres pour satisfaire les populations déjà sous son commandement, ou à augmenter le nombre de ces personnes commandées en détruisant leurs ressources.

Face à cette germe de mono-culture et de sociétés impériales, de nouvelles vulnérabilités adviennent : des corps humains et non-humains appauvris, tous agencés ou détruits en fonction du soin des céréales, exposés et prones à de nouvelles zoonoses. Commence à se former ce qu’on peut appeler domestication, en suivant plutôt Ghassan Hage (Le loup et le musulman, 2017) : « La domestication est […] une lutte visant à amener les choses à prendre part à la construction de son foyer » (p. 83), tout en hiérarchisant les êtres qui participent de ce processus, avec certains humains quelque part au sommet et au centre, avec leurs souverains et divinités, et aux bords les déchets, les ennemis. La relation domesticante est marquée par une crainte profonde : que des humains ou des non-humains se dérobent à leur maîtrise ou refusent de s’y soumettre, que le gouverné devienne ingouverné puis ingouvernable. Alors ces êtres deviennent pour les militants de l’Etat « l’autre qui, continuellement, menace notre désir de nous sentir maître de notre environnement » (p. 74). Soit un être participe ou pourrait participer de la construction d’une insularité domesticante, soit il doit être extérminé car son existence même jette un doute sur la viabilité de cette insularité. C’est l’obstacle toujours à nouveau présent qui empêche la cloture parfaite d’exister. Le sujet domesticant est toujours trans-spécifique, du moment qu’un Etat tire sa puissance ou ses images de divinités, de méta-personnes humaines.

En tous cas si l’on suit Scott et d’autres, ces projets ne sont justement pas viables et s’effondrent quasi-constamment. La Chine elle-même, souvent vue comme une unité politique pluri-millénaire est en fait le lieu de fragmentations politiques intenses jusqu’au XVIIIè-XIXè (voir Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’Empire. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, xvexix e siècle, Paris, Raisons d’agir, 2012). C’est parce que les Etats sont des machines à effondrement qu’ils ont été fuits de tous temps, jusqu’à ce qu’ils se rendent incontournables. L’émergence des premiers Etats ne devrait donc pas être pensée comme une « révolution » : plutôt, une modalité d’organisation autoritaire et hiérarchique parmi de nombreuses autres modalités connues et pratiques, a été essayée, sans être autre chose qu’un événement mineur et morbide à l’horizon de la majorité des collectifs existants alors. L’ingouvernabilité reste le trait principal de l’existence terrestre et son élision est le fait des reconstructions téléologiques étatiques modernes.

Quand est-ce que cela change et pourquoi ? A quel moment est-ce que des opérations de pouvoir qui se coupent la (mauvaise) herbe sous le pieds deviennent des horizons envisagés comme possibles et souhaitables ?

Scott propose plusieurs pistes : d’une part, les Etats sédentaires vivent en symbiose avec leurs périphéries « Barbares », avec les nomades et les Etats non-céréaliers, qui leurs procurent ce qu’ils ne peuvent obtenir sur le territoire sédentarisé et appauvri. Ces « barbares » se jouant ainsi de l’Etat pour exister, les pillant et commerçant avec eux ou les fuillant selon les opportunités, renforcent petit à petit les Etats céréaliers, leurs permettent de continuer à essayer et à expérimenter.  Par ailleurs, les Etats détruisent bien des mondes et des communautés humaines et non-humaines, lentement mais sûrement s’imposant à l’horizon à la manière du Léviathan sur le frontiscipice du livre éponyme de Hobbes. C’est manifeste pendant ce qui est appelé l’Âge Axial, avec la construction des Empires Han et Romains entre autres. Le véritable point de transformation entre des Etats parasites et parasités à des Etats totalisants et omniprésents est indiqué tout en étant mystérieux : Scott donne plusieurs fois l’indication que tout change avec l’avènement de l’Etat « moderne » en Occident, avec ses techniques de transport, de communication, de quadrillage des territoires qui ont des portées jusque-là inconnues (il étudie ces Etats modernes dans un autre livre, sans forcément donner d’explication quant à leur émergence)

 

Maladie impériale

 

Je propose d’explorer la possibilité que quelque chose de plus précis est à chercher dans les contre-coups de notre deuxième acte de l’histoire des rapports entre virus et humanité : la Peste noire. En fait, ce deuxième acte, c’est l’hypothèse que j’aimerais suggérer, est directement lié au troisième de la colonisation, comme l’ont remarqué des critiques indigènes comme Jack D. Forbes, Davi Kopenawa, ou des théoriciens occidentaux comme Fabian Scheidler.

La peste du XIVè siècle est une des premières pandémies au sens propre du terme. Elle concerne l’Eurasie de part en part, ainsi qu’une part du continent Africain (a minima la côté Est et Nord). En quelques décennies, des années 1330 aux années 1350, elle a traversé chacun de ces mondes. Elle continue d’affecter ces régions des siècles durant, jusqu’au XVIIIè en Europe occidentale notamment. Cette vélocité de la peste et cette létalité est directement liée à l’existence d’entités marchandes et impériales ou royales : leur croissance démographique et commerciale ont coïncidé avec un climat relativement clément, chaud, qui a conduit les Etats et Royaumes agraires à engager des expansions constantes vers de nouvelles terres, la destruction de nombreuses forêts, de nouvelles guerres et conquêtes dans toute l’Eurasie. Puis au début du XIVè, le « petit âge glaciaire » commence, il met en crise ces agencements socio-écologiques : les températures diminuent et la pluviométrie augmente fortement en Europe, ainsi qu’en Afrique du Nord et de l’Est où le Nil connaît des crues plus intenses. En Chine ce changement des conditions climatiques entraîne un réchauffement et des sécheresses, engendrant des récoltes de riz désastreuses. En tous cas, associé à des modes d’existence qui reposent sur des productions extensives de céréales, c’est dévastateur. Le déboisement se fait également ressentir : la pluviométrie accrue entraîne de nombreuses crues et innondations difficilement contrôlables qui auraient auparavant été endiguées par les forêts… Et ces déboisements et ces crues à leur tour entraîne le mouvement des rongeurs porteurs de la peste, depuis le Tibet probablement (Philippe Beaujard, Les mondes de l’océan indien, t. 2, 2012, p. 156). Ce mouvement est profondément lié aux circulations puis à la fragmentation de l’Empire Mongol. Le commerce, les villes, les natures fatiguées et la guerre forment une trame qui permet à la peste de passer d’un monde à l’autre (Bruce M. S. Campbell, The Great Transition: Climate, Disease And Society In The Late Medieval World, Cambridge University Press, 2016, p. 2). C’est une maladie impériale.

Les marchands et lettrés occidentaux ont produit un récit de l’émergence de la peste qui a longtemps fait autorité : elle serait venue de l’Orient, elle aurait été transmise au siège de Caffa à l’Occident, opposant les Gênois et la Horde d’Or pour l’accès aux routes commerciales eurasiatiques. Les mongols auraient été déjà contaminés et leur chef aurait intentionnellement contaminé les occidentaux en catapultant les corps des soldats mongols décédés sur les gênois. Cette histoire en dit assez long sur l’imaginaire occidental de la Peste comme un mal qui vient de l’Orient, suscité par des pratiques ignorantes et répandu par des pratiques jugées barbares (c’est une raison pour laquelle la Grande Peste est renommée au XIXè : Peste Noire). Avoir compris la peste ainsi, comme projectile de l’Orient, est dôté d’une certaine efficacité, même si la densité des échanges commerciaux, de la circulation des marchands et de leurs objets en caravanes sillonnant l’Eurasie, tout cela était largement suffisant pour que voyage la Peste.

Elle s’est manifestée sous trois forme : bubonique (transmise via les mamifères, notamment les rongeurs initialement habitants dans les forêts), pneumonique (transmise par aérosolisation, comme le Covid) et scepticémique (plus rare, transmise par les moustiques). Toutes ces formes sont plus létales les unes que les autres, mais à l’échelle globale, on estime que partout où la peste est passée, les groupes humains ont perdu entre un tiers et plus de la moitié de leurs effectifs en quelques jours et semaines, ce dont les contemporains se sont rendus compte.

Si la peste est une pandémie, il semble que les seuls groupes à en avoir fait un événement « cassant leur histoire en deux » (selon l’expression de Deleuze) sont groupes dominants en Occident. En préparant cet exposé j’ai été surpris, de même que de nombreux autres historiens et nombreuses autres historiennes, face à l’absence de travaux systématiques sur l’expérience de la peste en Chine, dans l’Empire Mongol, dans l’Inde Moghol ou le continent africain. Cette absence a même conduit certain.e.s a émettre des doutes sur la dimension eurasiatique de cette épidémie. Les recherches en génétiques historiques indiquent bien cette dimension mais il y a des lacunes immenses dans l’historiographie. En même temps, ces choix dans ce qui compte d’après les élites lettrées nous disent bien que les groupes dominants en Occident ont fait de la peste qui commence au XIVè siècle un pivot de leur mythologie et de leur manière d’habiter la Terre. Focalisons nous sur ce cas sans oublier que d’autres investigations seraient vraiment nécessaires.

 

Moyen-âge analogique

 

L’Occident a bien une tradition impériale mais les groupes qui s’efforcent de la ré-animer y parviennent encore moins qu’ailleurs. La dimension impériale est principalement spirituelle, avec l’Eglise Chrétienne d’Occident. A partir du Xè siècle, de multiples entités entreprennent de manière non-coordonnée d’aménager le monde, alors que les siècles précédents avaient plutôt été marqués par l’abandon d’installations et le reboisement. à partir du Xè et surtout du XIè, les défrichements et mises en culture, construction de moulins (6000 en Angleterre au XIè), traçage de sentiers se multiplient.

Mais ces actions ne sont pas tout à fait envisagées comme une domestication : leur visée est de rendre la nature plus agréable aux humains et donc à Dieu. Et ces interactions n’opposent pas les humains à une nature indifférenciée, elles composent avec les naïades, les sylvains, les fées, les dames du lac, les bois et arbres sacrés. Les êtres « païens » déjà présents dans cosmo-praxis grecques et romaines sont intégrés, avec plus ou moins de bonne volonté par les lettré.e.s chrétien.ne.s, dans une cosmologie hiérarchisée certes monothéiste mais aussi multi-spécifique. Il faut l’accord de ces êtres pour agir dans un milieu, sans quoi ils sont susceptibles de déclencher des catastrophes. Il est également possible de communiquer avec eux par des signes : « vol d’oideaux, tremblement des feuilles » (Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée. L’homme et la nature au moyen âge, Editions La Découverte, 2017, p. 21).

Au sein même de l’Eglise si l’idée d’une nature que l’homme doit dominer et qui est hostile en conséquence de la Chute, les usages chrétiens du monde sont beaucoup plus nuancés. Chez saint Augustin au Vè siècle, qu’on ne peut pas vraiment qualifier de dissidents, la nature a une valeur indépendante de l’usage humain : « C’est la nature considérée en elle-même et non d’après ses avantages ou ses préjudices à notre égard qui glorifie son Créateur » (p. 23). Autre image : la nature comme livre ouvert qui doit permettre de lire la volonté de Dieu. Ce qui n’invite pas à une connaissance utilitariste, mais à la contemplation. Une preuve en est l’abandon de la copie des travaux empiristes de Pline ou Aristote ou d’Euclide.

Les catastrophes sont le fait de démons et avatars issus d’autres religions, si Dieu permet leur action ! Certains saints sont dotés du « pouvoir de commander aux forces surnaturelles », « de convoquer pluies ou d’écarter les grêles » (p. 24), voir de dissiper la présence des démons et esprits gênant la destruction des bois et marais, leurs pouvoirs persistant après leur mort.

Il existe également des conceptions analogiques de la technique. Par exemple, voici comment un moine cistercien anonyme du XIIè décrit l’action de l’eau sur les moulins à eau dans le monastère de Clairvaux : « Un bras de rivière traversant les nombreux ateliers de l’abbaye se fait partout bénir par les services qu’il rend […]. La rivière s’élance d’abord avec impétuosité dans le moulin où elle est très affairée, tant pour broyer le froment sous le poids de ses meules que pour agiter le crible qui sépare la farine du son. La voici déjà dans le bâtiment voisin ; elle remplit la chaudière et s’adonne au feu qui la cuit pour préparer la bière des moines si la vendange a été mauvaise. La rivière ne se tient par pour quitte. Les foulons établis près du mooulins l’appellent à son tour. Elle était occupée à préparer la nourriture des moines, maintenant elle songe à leur habillement. Elle ne refuse rien de ce qu’on lui demande. Elle élève ou abaisse alternativement ces lourds pilons, ces maillets ou, pour mieux dire, ces pieds de bois et épargne ainsi aux grères de grandes fatigues. […] » (cité par Mouthon, ibid., p. 259) le propos continue pour énumérer toutes les activités auxquelles l’eau participe activement.

L’Eglise essaie bien de se poser comme médiation hégémonique des rapports à la nature, par exemple en soutenant, sous Charlemagne, les tentatives de contrôler les « faiseurs de tonnerre et autres enchanteurs ». Mais tout cela compose avec une ontologie que l’on peut qualifier, avec Philippe Descola et Caroline Merchant, d’analogique et qui permet également de désigner les cultures chinoises et indiennes, et d’autres cultures impériales aux Amériques.

Dans l’analogisme tous les existants, les pierres, les végétaux, les animaux, les esprits, Dieu, tous sont reliés hiérarchiquement, dans une unité organique. Le microcosme est en rapport au macrocosme. La nature est un mouvement à la fois transversal et ordonné, mais suivant de multiples volontés. Ce qui intéresse spécialement Merchant c’est que la féminitée est importante dans l’analogisme : elle est un principe actif, soit subordonné comme dans le Timée de Platon ou la représentation chrétienne de la déesse « Natura », soit comme composante de Dieu à part égale avec le masculin, comme dans le gnosticisme. Dans chacun de ces cas, la vie et l’animation, l’esprit, sont partout.

On trouve bien des positions différentes qui font de la Nature un ordre autonome et rationnel mais ellest sont cantonnée à des groupes lettrés restreints (je pense à l’Ecole de Chartres, à Thomas d’Aquin aussi). Cependant, ces idées disponibles depuis des siècles ne vont pas servir de « schème intégrateur », pour reprendre l’expression de Descola, en tous cas, pas durant ces siècles. C’est ce qui va changer avec la Peste.

Que se passe-t-il quand la Peste arrive ? Les témoins ont décrit des scènes d’angoisse et de souffrance psycho-physiques profondes, magnifiées par la difficulté à suivre des rites funéraires, la rupture des liens familiaux, amicaux, la peur d’autrui, parce que les gens comprennent vite que la proximité corporelle est un facteur essentiel. Tout cela en ville comme à la campagne.

Il y a des conflits autour de la compréhension de la peste : le succès du mouvement des flagellants indique la popularité de l’idée qu’elle est une punition divine, de même que certaines réalisations artistiques contemporaines montrant le Pharaon expulsant d’Egypte les juifs couvert de bubons, ou des chrétiens criblés de flèches par des diables ailés. Les médecins et universitaires cherchent aussi d’autres causes : « corruption naturelle de l’air par le passage d’une comète, alignement planétaire inhabituel, remontée de vapeurs souterraines causée par les tremblements de terre, empoisonnement de l’eau » (Mouthon, ibid., p. 30). Ce sont les explications prvilégiées par l’Eglise qui voit dans les flagellants des sources possibles de dissidences : condamnation par bulle pontificale en 1349. En même temps, l’Eglise elle-même sent l’insuffisance de ces explications qui ne lui permettent pas de rétablir l’ordre, alors que nombreux sont les prêtres à déserter villes et villages ou à mourir en tentant de prodiguer des soins. Ce qui conduit à l’autorisation des autopsies pour faire face à la peste noire en 1348. Dans l’immédiat il semble que l’analogisme tienne à peine le coup.

 

Si la révolte commençait à gronder au XIIIè siècle, avec les mouvements mendiants, elle s’affirme immédiatement dans le sillage de la Peste. Les artisans, les paysans et vagabonds refusent de travailler aux salaires jusque-là en vigueur. Désertant les villes et les villages pestiférés, la mobilité s’accroît, à la façon des modalités de fuites décrites par James C. Scott. Tant et si bien que partout, les autorités royales ou municipales sont contraintes de publier des décrets condamnant très sévérement le refus de l’emploi aux tarifs antérieurs.

Inefficaces dans l’immédiat, ils sont répétés à intervals réguliers, avec aggravement des peines : de l’emprisonnement à la mutilation puis la mise à mort pour récidive. Un prêtre Augustinien anglais écrit au début des années 1390, en rétrospective : « les travailleurs étaient si entêtés qu’ils ne tenaient aucun compte du commandement royal ». Je pense qu’il dit très exactement ce qui arrive : une crise du commandement (Walter Scheidel, The Great Leveler, 2017, p. 300) … Ce n’est pas le fait des mécanismes de marché ! C’est le fait d’une crise de commandement, des hiérarchies.

Avec ces salaires, d’un côté nombreux et nombreuses optent pour une vie tranquille, d’un autre côté ces salaires permettent de s’autoriser du luxe des dominants. La Couronne anglaise doit même passer des lois interdisant le port de vêtements aux « gens du commun », notamment la fourure, à partir de 1363. Cette interdiction est ensuite nuancée en autorisant différents types de fourrure en fonction du statut (ibid., p. 305). Tout cela conduit à une baisse des revenus des élites terriennes, marchandes et nobiliaires, associée à la crise de transmission causée par la mort des héritiers pendant la peste (environs réduction de 60% des effectifs). Il y a donc une porosité entre les dominants et les dominés, avec des dominants qui ne parviennent plus à faire tenir les membranes hiérarchiques les permettant de se tenir au-dessus des pauvres tout en pouvant les commander. Il se forme également une classe de fermiers propriétaires de larges domaines sur lesquels ils ne payent qu’un loyer fixé à l’avance avec les propriétaires terriens (ibid., p. 311).

L’époque a parfois été qualifiée d’ « âge d’or » du prolétariat européen. Entre les salaires extrêmement hauts et la vitalité politique, ça se comprend. Voilà une brève chronologie des révoltes : 1358, Grande Jacquerie en France, insurrection paysanne qui met le feu à quelques centaines de châteaux ; 1378, Révoltes des ouvriers du textile à Florence ; 1379-1382, insurection et occupation de la ville de Gand et des Flandres ; 1381, révolte des paysans qui vont jusque prendre la Tour de Londres ; les Hussites créent un royaume indépendant en Bohême en 1420.

 

Peste et subjectivations

 

Ce que j’aimerais suggérer maintenant, c’est que dominant.e.s et dominé.e.s ont noués entre eux des alliances antagonistes autour des conséquences de la peste. Dans la perspective des dominé.e.s, si la peste frappait indifféremment riches et pauvres, si l’existence était brève, alors il n’y aurait plus aucune raison que les pauvres soient pauvres et que les hiérarchies tiennent ; de l’autre côté de la barricade, si la peste frappait indifféremment, c’est qu’elle révélait une nature non-analogique, une nature indifférente aux hiérarchies analogiques, qu’il faudrait donc comprendre cette nature machinique et régulière pour agir de concert avec elle.

Carolyn Merchant signale ainsi la crainte de plus en plus consciemment formulée à partir du XVè, à mesure que l’écologie des forêts, marais et champs est déchirée, que la nature cesse de respecter ses propres lois, que les hiérarchies sociales soient renversées (Merchant, Death of Nature, Harper One, 1980, p. 143).

Jason W. Moore et Raj Patel affirment que le sens du mot « sauvagerie » change en Europe et surtout en Angleterre à partir des années 1330, soit en pleins contre-coups des famines des années 1320 et juste avant la Peste. Jusque-là, le sauvage (wild) signifie l’intrépide, l’indomptable. A partir du XIVè, le sauvage devient l’antonyme de la civilisation. C’est ce concept qui permet de singulariser l’entente moderne de la société : « De l’autre côté de la « société », il n’y a pas d’autres humains mais le sauvage ». Cette invention coïncide avec la formation des empires espagnols et portuais, appuyés sur des systèmes de travail forcé et d’esclavage des « amérindiens » et des africains. L’opposition Nature/Société y est le « sens commun de la conquête » et du « pillage comme mode de vie », que ce soit aux Amériques, en Occident ou dans le cadre de la Reconquista (Moore et Patel, 2017, p. 46-47).

L’historien Robert Gottfried par ailleurs relie l’expérience de la Peste avec l’importance croissante accordée, non plus seulement par les marchands, mais également par les administrations religieuses et séculières au temps régulier. Ce serait dans le sillage de la peste que nombre de ville auraient fait installées des cloches et des horloges mécaniques ayant pour but de rythmer la journée et la nuit, afin de sensibiliser à la briéveté du temps et pouvoir « l’occuper ». C’est une technique pour tenter de contenir les désordres et discipliner les ouvriers en régularisant l’usage des espaces et des temps (Gottfried, The Black Death, 1983, chap. 5). Carolyn Merchant va dans le même sens : dans l’iconographie médiévale, les images de la tempérance, une des vertues centrales, passent d’une femme versant de l’eau dans une cruche de vin, à celle d’une femme avec un compas et une horloge ; de manière générale, la tempérance devient le fait de suivre le temps ; l’horloge devient un analogon de la création : là où Dieu a créé le monde et ses lois pour ensuite pouvoir le laisser aller sans intervention, l’humain crée des horloges perpétuelles (Merchant, op. cit., p. 223).

Cette mécanisation n’a pas que des effets aussi discrets : son essor coïncide avec le renouveau de l’ingénieurie et de la métallurgie, desgrands travaux, mines de salpêtre, sel, poudre à canon… Ce complexe militaro-métallurgique permet aux dominatns d’écraser tous les mouvements pré-cités dans le sang mais aussi à travers l’inquisition, la chasse aux sorcières, les supplices publiques et les maisons de travail forcé. Avec comme conséquence visible qu’entre 1500 et 1700, les salaires ont baissé, jusque 70% selon les régions, il faut attendre le XIXè pour qu’ils retrouvent leur niveau.

De manière générale « une attaque fut lancée contre toutes les formes de socialisation et de sexualité collectives : les sports, les jeux, les danses, les fêtes, festivals et autres rituels de groupe qui avaient été à l’origine des liens et de la solidarité entre travailleurs » (Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde, 2017 [2004], p. 145). D’après Silvia Federici, ça correspond à une véritable individualisation et disciplinarisation des corps. Contrainte à l’emploi productif et contrôlable du temps, à l’assignation à domicile des familles et des femmes. Privatisation du rapport à Dieu : développement de la confession individuelle dans les zones cathologiques, promotion du protestantisme ailleurs. Cette répression témoigne des inquiétudes des classes dominantes : soucis de la filiation privée, du contrôle de la reproduction par les femmes, des corps productifs individuellement contrôlables (ibid., p. 152). Pour Federici, la première machine inventée, c’est le corps humain individuel et binairement genré.

Mais une autre invention la précède peut-être : celle de la société par actions, une forme spécifique de personne juridique fictive, ce qui est déjà une espèce de bizarrerie institutionnelle à l’échelle de l’humanité. Contrairement aux autres sociétés qui vivent avec des méta-personnes ou méta-entités naturelles (le Ciel de l’Empire Céleste par exemple ou un Dieu anthromorphe), ici les méta-personnes que sont les Etats, les Entreprises et les Institutions religieuses sont présentées officiellement comme des artifices visant à assurer la pérennité institutionnelle et sociale de politiques déterminées. « Compte tenu du fait que la société par actions ne saurait mourir comme les personnes naturelles, elle peut en principe exister éternellement. Elle est donc une sorte de machine – aux propriétés anthropomorphiques – dont le seul but est l’accumulation sans fin d’argent. Certes, les engrenages et les rouages de ce gigantesque cyborg sont en majeure partie faits d’humains, mais ces humains sont complètement assujettis à la fonction qu’ils exercent au service du but suprême de la machine. S’ils s’en écartent, la machine les met à la porte » (Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine, Editions du Seuil, 2020, p. 196-197), les actionnaires deviennent interchengeables, les actions abstraites, »découplée[s] des personnes et des lieux » (ibid., p. 200), les actionnaires n’ont pas de responsabilité pour les problèmes financiers ou les crimes de l’entreprise. L’entreprise « était libérée de tout lien aux êtres humains, aux lieux et aux relations sociales réels, ainsi que de toute responsabilité humaine. Autrement dit, elle devenait une sorte d’entité métaphysique, immortelle comme les anges, et comme eux dénuée de tout ancrage spatial » (p. 201). Il est significatif que les premières sociétés par action sont les compagnies anglaises et hollandaises des Indes.

 

Noms

 

La cosmo-praxis mécaniste qui a permi ces inventions postule qu’il est possible de parvenir à un savoir certains quant au monde si l’on réalise que les lois de la Nature dictées par Dieu sont des lois régulières, identiques à elles mêmes et mathématiquement compréhensibles. La Nature est moins organique que la sujette passive de force extérieure, d’un mouvement imprimé par un Dieu absent et/ou bien par les humains. Le cosmos est dispiritualisé et dévitalisé, comme l’écrit Merchant (p. 102-103) . Programme pratique et philosophique élaboré par Bacon  : l’humain est son intendant : il peut isoler les composants du mécanisme global, les réparer, modifier, détruire les uns indépendamment des autres. L’humain, mâle, savant et bourgeois peut même conseiller les gouvernements en matière de plantation, c’est-à-dire, selon l’idiome de Bacon, en termes de mise en culture de l’humanité elle même, de plantations de populations, que ce soit pour la colonisation ou la mise en ordre des métropoles.  Enfin si le monde et la nature continuent d’être féminines, alors Bacon invite à les disséquer et torturer comme les sorcières pour en percer les secrets. Les mécanismes de Descartes et de Hobbes vont compléter le canon mécaniste.

Ce genre « d’accomplissement » du mécanisme se fait en réalité sur fond de rébellions à nouveau féroces. Ces rébellions sont motivées par les contre-coups de la colonisation et de l’extermination aux Amériques. Cette extermination est le fait d’une alliance des conquistadors et colons avec la variole et la rougeole. Les militant.e.s de la modernité ont incorporé la Peste et savent l’extérioriser tout en l’incarnant et en y voyant leur destinée manifeste : Dieu leur a donné le pouvoir de vider ces terres pour se les approprier. Alors qu’ils créent un paysage de mort et effondrent des mondes, l’argent qui en est violemment extrait coïncide avec une monétarisation de l’économie européenne et une inflation, alors que les salaires sont à nouveau bas ; mais surtout, le reboisement des Amériques en conséquence de son dépeuplement prolonge l’âge glaciaire qui, d’après les climatologues d’aujourd’hui, aurait dû se terminer vers la fin du XVIè : il est prolongé et aggravé, entraînant à nouveau des mauvaises récoltes.

C’est ce qui a conduit certain.e.s comme Anna Tsing et Donna Harraway à proposer 1610 pour dater l’émergence de « plantationocène », d’une bio-géosphère dont on peut dire que l’acteur principal, contrairement aux époques précédentes, n’est pas tout à fait autre qu’humain : c’est le cosmos de la plantation, de la séparation violente des êtres d’avec leur milieu, de la réunion du séparé sous le signe de l’artifice productif, artifice érigé comme principe de formation d’intérirorités sociales hiérarchisées. Mais contrairement aux entités analogiques, ce qui est placé au sommé de la Grande Chaîne des Etres de ce cosmos, et comme principe de lien actif, ce sont des personnes juridiques fictives et reconnues comme telles : les Entreprises, les Etats, les causes et les effets. Les entités responsables sont des personnes abstraites qui n’ont plus grand chose à voir avec les esprits et autres divinités. Ce que ça me mène à penser, c’est que la politique moderne se singularise par une ontologie qui à la fois inclus et reproduit l’analogisme tout en prétendant produire une autre réalité.

Qu’est-ce que le capitalisme ? Une double-torsion structurale, peut être, pour reprendre Lévi-Strauss. D’où l’étrange air de famille lointain avec les autres modes de domination existants. Cela permet de reposer la singularité des inventions européennes autrement : elle n’est pas une substance, une série d’attribut, elle est un principe de transformation destructrice qui a été en mesure de s’accaparer les techniques créées dans des situations entièrement différentes (les fétiches de l’Ouest de l’Afrique, un Etat absolu mythique de Chine, les théories et pratiques marchandes arabes [Voir sur ce point : David Graeber, « There Never Was A West », in Possibilities, 2008]). Mais je dois vous avouer que c’est là que commence mes hésitations et que je ne sais plus bien comment continuer cette histoire ou qu’en apprendre.

Conclusions

 

Pour conclure j’aimerais souligner deux conséquences : tout cela complique un peu l’usage du nom « ontologie naturaliste » pour qualifier la modernité capitaliste, coloniale et patriarcale. Déjà, le nom de naturalisme est trompeur et comme tous les noms, polysémiques : il ne véhicule bien souvent pas l’idée d’une nature abstraite, mécanique. Surtout, ce que Merchant et d’autres soulignent, c’est que si ontologie moderne il y a, elle n’est pas exclusive, malgré ce que ses partisans peuvent crier haut et fort. Un exemple : on trouve des formes d’animistes jusque dans les technologies politiqeus capitalistes : par exemple dans le fétichisme de la vapeur de charbon mis en évidence par Andreas Malm (Fossil Capital, Verso, 2016).

Désigner cet assemblage comme capitaliste est une possibilité mais il peut induire en erreur : le capitalisme évoque usuellement une recherche de profit, alors que ce qui vient avant, c’est un grande enfermement comme disait Foucault, une mise en ordre impériale du monde d’une échelle jusque-là inconnue et l’invention des organisations machiniques et industrielles à travers les plantations humaines et non-humaines. Comme Moore et d’autres l’ont remarqué, l’économie ne fonctionne et n’a l’air d’être le moteur que pour autant qu’elle repose sur une entreprise de contrôle et de mise en ordre dont l’objectif est la domestication et le contrôle. Ce qui se noue politiquement au moment de la modernité, c’est peut-être cela : sur fond de paysages afro-eurasiatiques d’Empires, la modernité force les conditions d’un prolongement au-delà de ce qui avait été possible jusque-là d’une mise en culture de l’humanité étatisée, ce qui produit le plantationocène. Une fois que cette surface mécanique couvre le globe, l’économie peut sembler commencer à fonctionner. Ce sont donc des entités politiques de temps et d’espaces entremêlées dans une topographie singulière et infernale, qui ne recoupe pas les modèles évolutionnistes arborescents, ni les grilles de transformation des structuralistes, ni les étages des temps longs, moyens et courts de Braudel. Et si le plantationocène est la production mécanique et sérielle des humains et des non-humains, peutêtre lui doit-on le concept occidental de « chose ». Ce qui devrait nous donner l’occasion de méditer à nouveau cette définition du Capital que donne Marx : un rapport social médié par des choses. Ce qui devrait aussi nous conduire à chercher en-deçà des choses des existences singulières pour re-nouer avec des modes relationnels que nous commençons de nouveau à oser imaginer, se passant des choses du Capital.

 

Quand ça ce que cela nous dit d’aujourd’hui : c’est que le Rêve politique de la peste, comme l’appelait Foucault, est un répertoire de techniques de domination bien rodé mais plus encore fondamental. L’expérience pandémique actuelle l’atteste : nous faisons les frais du confinement, de même que les élevages et les animaux soumis à la « biosécurité ». Un pessimiste dirait que ce qui se joue, c’est peut être ce que Paul Guillibert a appelé dans sa thèse une « politique du retranchement » : alors que la surface artificielle du plantationocène décroît du fait de l’ingouvernabilité croissante de la nature, le périmètre de l’Economie aussi, mais pour protéger leurs arrières, les militant.e.s du Capital pratiquent une politique de la Terre brûlée tout en resserrant les vis du grand renfermement (Terre et Capital, 2019). Un arrêt de monde fractal, infinitésimal, comme le disent Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro (« Arrêt de monde », De l’univers clos au monde infini, Editions Dehors, 2014). Face à cette politique pourrait s’articuler un domaine de subjectivations autour de ce que Bernard Aspe a appelé la « rupture du contrat bio-politique » qui semble être une opération centrale du retranchement.

 

Benjamin Gizard (doctorant en sociologie à l’EHESS)

[1] https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2021/01/29/Social-Repercussions-of-Pandemics-50041. Résumé sur leur blog à l’adresse suivante : https://blogs.imf.org/2021/02/03/covids-long-shadow-social-repercussions-of-pandemics/