Séance 7 – Le paradigme du refus

La division politique, troisième année

Séance 7

Le paradigme « refus de la mise au travail »

Il y a plusieurs façons d’écrire. L’une d’elles, la plus pratiquée en philosophie ou en tout cas la plus revendiquée, consiste à déplier une argumentation sur le modèle d’une chaîne logique aux articulations contraignantes ; une chaîne déductive, faite de définitions et d’implications. C’est la voie démonstrative, dont le modèle (la suture ?) est scientifique. C’est aussi, disons, la voie du système.

Sur l’autre versant, il y a la voie de la formule. Celle-ci n’a pas nécessairement la forme de l’aphorisme (Nietzsche). Mais cette voie se reconnaît à ceci que ceux qui l’empruntent choisissent de privilégier ce que peut faire apparaître une formulation, en oubliant autant que possible le déjà dit, ou plutôt en faisant momentanément abstraction de la nécessité d’une mise en cohérence avec le déjà dit. Nietzsche, Wittgenstein ou Lacan sont de ce côté-là (c’est l’une des raisons pour lesquelles Badiou les range du côté de « l’antiphilosophie »). Dans cette voie, le système, s’il existe, doit suivre l’inspiration du moment. L’important est d’aller le plus loin possible dans ce qu’une phrase (ou une série de phrases) peut atteindre, dans ce qu’elle peut atteindre d’un coup.

Prenons l’exemple de cette formule de Lacan : « l’objet a vient à la place de la cause absente de la division du sujet ». Ce n’est pas une définition, c’est une localisation. Mais elle nous dit bien ce qu’il faut comprendre sur le rapport entre le désir et son sujet : qu’il est impulsé par une cause ; que celle-ci est absente, c’est-à-dire inexistante en tant que cause objective ; que quelque chose vient à la place de cet inexistant, qui occupe la fonction de cause, sans que celle-ci soit désormais pensable sur le modèle du rapport causal à proprement parler. Bien sûr, cette formule n’est définitive que pour autant qu’elle sera confrontée à d’autres formules sur l’objet a, qui pourront sembler contradictoires avec elles – mais c’est justement chaque formule qui se présente comme définitive.

À ces deux types d’écriture correspondent deux types de lecture – ou d’écoute. Il y a ceux qui écoutent en testant la chaîne logique, qui en cherchent l’éventuelle faille, qui repèrent les bifurcations et peuvent en questionner la légitimité. Et il y a ceux qui sont attentifs à la frappe d’une formule, à ce qu’ouvre un passage ou un fragment de texte ou de discours (c’est ce qui peut le mieux faire matière pour leur propre travail ou pour leur propre réflexion). Dans cette voie, la meilleure écoute est flottante, car il s’agit justement de se rendre disponible, en se confiant un peu à l’aléatoire, à ce qui est le plus saillant dans un exposé, dans un texte, ou dans un film – Garrel pouvait dire qu’il était parfaitement ajusté de somnoler pendant la projection d’un film de Stroheim, parce que, en se réveillant, on pouvait être d’autant mieux saisi par la force d’un plan.

Concernant l’écriture conceptuelle, les deux méthodes sont également valables. L’idéal serait bien sûr de proposer une approche capable de satisfaire les deux types de lecture ou d’écoute, mais c’est sans doute excessivement difficile.

1. Modèle

Pour cette séance, je voulais justement revenir sur les questions de méthode desquelles nous étions partis il y a trois ans, au début de ce séminaire. Dans la première séance de la première année, j’avais dit que nous allions suivre une méthode par paradigmes, et cela s’opposait au projet de construire une théorie politique (il pourrait sembler que cette méthode privilégie la voie de la formule, mais ce n’est pas sûr).

De la politique, disait-on, il n’y a pas de théorie globale, notamment sous la forme d’une analyse des déterminations objectives (socio-économiques) dont résulteraient des mouvements, des contestations. Nous partons de l’idée que la politique est affaire de subjectivation. Le problème n’est pas d’opposer la subjectivité et l’objectivité ; il est de nommer ce qui s’écarte du cours déterministe des choses. Nous ne nions pas qu’il y a des déterminismes, que les sociologues se font une joie de repérer. Nous disons seulement que, lors d’un moment politique, ces déterminismes ne rendent pas compte de ce qui est en jeu, de ce qui apparaît sur (ou « dans », suivant que l’on convoque le paradigme du théâtre, ou celui du cinéma) ce que Rancière appelle une scène de la politique. Il y a subjectivation politique là où est constitué un espace-temps autonome, ce qui veut dire : un espace-temps qui ne reste pas pris dans le cours déterministe des choses. Si de tels espace-temps n’étaient pas générés ou plutôt instaurés, alors nous serions en effet pris dans un mouvement global qui se laisserait déchiffrer en termes de lois objectives (lois de l’histoire, de l’économie, de la « société », etc.). Ces espaces-temps surajoutés brisent la ligne supposée continue du cours des choses.

Patrizia a beaucoup insisté sur ce point au cours de ses interventions : la politique (la politique réelle, c’est-à-dire telle qu’elle s’effectue, telle qu’elle existe en actes) n’appelle pas une théorie, mais une pensée capable de repérer ce qui apparente ces espace-temps, ces quelques scènes de la conflictualité politique ; ces quelques moments politiques, ou quelques cas, quelques occurrences singulières de la politique. La question est alors de savoir comment penser au juste cette parenté.

La solution nous a semblé être celle des paradigmes, dans la mesure où ceux-ci ne font pas signe vers une théorie globalisante, mais vers une sorte d’expérimentation de pensée qui se construit en quelque sorte pas à pas. Nous pouvions en ce sens nous revendiquer de Wittgenstein, à la fois pour son approche par le biais des « airs de familles » afin de déterminer l’essence (grammaticale) d’un phénomène (le jeu : il y a une parenté entre les jeux si on les compare en quelque sorte par contiguïté, mais il n’y a pas de caractère commun à tous les jeux, qui serait la propriété permettant d’en définir l’essence) et plus généralement pour sa « méthode par les exemples » (à supposer que celle-ci soit transposable de l’approche des jeux de langage à celle des cas de la politique, mais nous avions donné quelques éléments pour concevoir cette transposition).

Pourtant, il faut bien admettre que, pour ce qui concerne le travail que j’ai exposé pour ma part, je n’ai pas suivi cette démarche. Mon travail n’a pas consisté à chercher des traits de parenté entre les situations politiques (récentes ou plus anciennes) pour essayer de voir ce qui pouvait en être transposés dans notre aujourd’hui. C’était un programme possible, mais ce n’est pas ce qui aura été fait finalement.

Dans la toute première séance (en 2016), je distinguais trois sens du concept de « paradigme » : l’exemple, le modèle, et le support d’une analogie. Il aurait pu sembler alors que le seul sens à tenir à distance allait être celui de modèle ; j’avais dit cependant dès le départ que ce ne serait pas aussi simple. Je ne pensais pas pour autant que ce serait ce sens-là qui, dans ce que je vous ai proposé, allait être appelé à devenir central. J’ai bien sûr évoqué des exemples de situation politique (dans la séance précédente, et aujourd’hui : celle qui est en jeu aujourd’hui, avec le rapprochement entre mouvement des Gilets jaunes et mouvement de la jeunesse pour le climat) ; j’ai finalement peu travaillé l’analogie (seulement repris celle développée par Simondon pour concevoir le collectif). En revanche, ce sur quoi j’ai insisté, c’est bien ce qui se présente comme un modèle politique, plus exactement comme un modèle d’intelligibilité politique.

Ce modèle, c’est bien sûr celui de la division politique, entendue comme un double travail, disons interne et externe. D’une part à l’intérieur du « camp » qui est le nôtre, pour faire tenir la consistance des groupes et des alliances ; d’autre part à l’extérieur, pour faire tenir la frontière qui nous sépare du camp de nos ennemis, et la déplacer en leur retirant leur pouvoir – c’est-à-dire en en prenant, nous, à mesure de ce que nous leur retirons.

Formulé ainsi, c’est un modèle tout à fait formel, et pour déterminer de façon plus concrète et plus située ce modèle formel, c’est-à-dire pour l’inscrire dans un présent, nous sommes parvenus à cet énoncé : la division politique antagonique sépare d’un côté les propriétaires des moyens de valorisation et les militants de l’économie, et de l’autre, ceux qui refusent, à des degrés et à des échelles diverses, la mise au travail généralisée qui entraîne l’épuisement des humains et des non-humains, sans laquelle la valorisation du capital n’est pas possible. Voilà en résumé ce qui est proposé comme modèle d’intelligibilité politique pour le présent.

Le modèle gagne sans doute ainsi en concrétude, c’est-à-dire en spécification situationnelle, au regard des enjeux de notre stricte actualité. Mais il reste bel et bien un modèle.

Plusieurs problèmes se posent alors. Tout d’abord (Denis insiste souvent sur ce point), une politique ne se construit pas sur le refus, mais sur l’affirmation, et ce qu’il s’agit de discerner, c’est ce que des sujets politiques portent positivement, le « pour » auquel ils se réfèrent pour mener leurs actions. D’autre part cette proposition de modèle politique semble réintroduire une approche globale, que la pensée des situations singulières semblait avoir définitivement écartée. Enfin, le travail philosophique ou conceptuel semble à nouveau revendiquer la capacité à guider la politique, dans la mesure où il semble dicter ce qui doit être fait dans l’avenir, alors que, avec la pensée de situations et des cas, la philosophie promettait d’abandonner cette prétention pour défaire par avance tout point de vue surplombant. Dans tous les cas, c’est le souci pour les singularités pensées en tant que telles qui semble disparaître, et laisser place à une posture que l’on voudrait dire dépassée.

2. Gris sur gris

Je vais essayer de répondre à ces objections, en commençant par la dernière. Ce qui était promis par la philosophie des singularités, c’était semble-t-il de ne plus tenter de diriger ce qui existe en fait de tentatives politiques. La question est de savoir si « ne plus diriger ce qui existe », cela signifie consacrer le travail de pensée à l’enregistrement de ce qui a eu lieu dans le passé, en suggérant bien sûr que cela doit éclairer notre présent, c’est-à-dire ce qui est en train d’arriver, mais sans se risquer à éclairer davantage cette suggestion elle-même. Il me semble qu’on en reste alors à la posture de la chouette – la chouette de Minerve. Comme la chouette de Minerve, la philosophie arrive après, et peut alors, comme disait Hegel, « peindre gris sur gris », c’est-à-dire accomplir son travail qui est de recueillir les éléments essentiels de ce qui a eu lieu. Mais c’est aussi sa grande difficulté, car arriver après cela peut vouloir dire : arriver trop tard, toujours trop tard.

La proposition d’un modèle d’intelligibilité outrepasse la posture de la chouette dans la mesure où elle n’est pas la simple ressaisie de ce qui a eu lieu, mais, premièrement, une interprétation de ce qui a lieu ; et, deuxièmement, une interprétation qui a bien une visée que je ne dirais pas directive, mais polarisante : il s’agit de polariser l’avoir-lieu des espaces-temps politiques aujourd’hui, ou plus exactement, de participer à cette polarisation. Car celle-ci ne s’opère pas, c’est parfaitement clair, avec le seul travail conceptuel.

C’est prêter un poids qu’il ne peut plus avoir, depuis bien longtemps, à un tel travail que de soupçonner ceux qui s’y livrent de vouloir diriger le cours politique des choses. Il reste sans doute quelques mégalomanes pour croire que leur pensée est en position de déterminer quoi que ce soit, mais le problème est généralement bien plutôt de redonner un peu de confiance en ce que peut le travail conceptuel. (On pourrait dire qu’il nous faut ré-apprendre à ne pas être mortifiés par la modestie obligée, et savoir que ce ré-apprentissage ne conduit pas à la névrose du mégalomane solitaire et sans monde.

Cette immodestie ne devient pas délirante si l’on se rappelle que tout ce que peut le travail conceptuel, c’est participer à ce qui se construit aussi et essentiellement avec d’autres moyens : rassemblements, organisations collectives, actions, travail des énoncés politiques adressés au sein des situations locales, etc. C’est est un élément qui participe à la fabrication de cette situation, à la constitution éventuelle de scènes au sein de cette situation – mais dont les effets, s’ils existent, sont en revanche toujours très indirects.

Nous travaillons depuis quelques décennies sur la base de ce constat : le travail conceptuel n’est pas une théorie qu’il s’agirait d’appliquer ; le rapport entre ce travail et, disons, la dimension de l’intervention est d’un autre ordre – qui prive notamment la figure de « l’intellectuel » de toute pertinence. Il ne me semble pas en particulier que le problème puisse se poser dans les termes de la lutte pour l’hégémonie ; il doit bien en revanche se poser en terme de stratégie. Ainsi en va-t-il pour l’approche de la stratégie. C’est à l’endroit de la stratégie que le travail conceptuel peut trouver une fonction politique.

Vous vous souvenez que, pour Tronti (le seul Tronti auquel je me réfère dans ce séminaire, celui de Ouvriers et capital), la stratégie n’est pas pilotée par un Parti qui imposerait sa vision des choses et sa ligne de conduite. La stratégie se trouve à même les luttes ; il s’agit de la dégager, et de l’aviver (le parti a bien un rôle, qui est tactique, mais nous ne nous en occuperons pas aujourd’hui ; voir la troisième séance de la deuxième année).

Le refus de la mise au travail généralisée n’est pas portée comme telle par les luttes existantes : c’est une interprétation, avons-nous dit, c’est-à-dire une proposition pour nommer la stratégie qui apparente ces luttes aujourd’hui. De la même manière que le « refus du travail » en usine dans l’Italie des années 1960 était une interprétation pour nommer la stratégie la plus forte pour attaquer le capital au moment où ce dernier avait encore pour adversaire principal le mouvement ouvrier. Ce que l’analogie nous indique, c’est que le capitalisme doit être attaqué à l’endroit même où se joue l’articulation entre les circuits de la valorisation et l’enrôlement des subjectivités pour les faire fonctionner, c’est-à-dire là où s’opère la mise au travail.

L’organisation du refus de la mise au travail humaine et non-humaine, et de l’épuisement radical qu’elle génère, est un modèle d’intelligibilité, qui comme tel a une valeur prospective aussi bien que rétrospective, en ce sens qu’il cherche à opérer la liaison polarisante des scènes politiques existantes, des espace-temps politiques qui existent aujourd’hui. Avec ce modèle, on peut chercher à dégager les linéaments d’une stratégie inscrite à même les situations politiques, afin d’en opérer la concentration ; le but est de donner davantage de force à cette stratégie (à supposer bien sûr qu’elle ait été correctement identifiée, et c’est bien ce dont nous discutons). Le travail conceptuel d’interprétation participe à ce qui construit cette force, en la focalisant sur ce qui apparaît bien comme l’opération centrale de l’ennemi.

Le problème est que cet ennemi, dans la proposition de modèle politique que j’ai formulée, c’est « le capitalisme » (en fait : les militants du capital). Le capitalisme apparaît comme un système global, appelant un point de vue totalisant. Ce qui nous conduit à la deuxième objection.

3. Contexte global

Pour ce qui concerne cette deuxième objection, il nous faut donc revenir sur l’idée de « globalité ». Nous avons admis qu’il fallait se dispenser de la restauration d’un « point de vue de la totalité », dans la mesure où nous ne voyons pas d’usage de la catégorie de « totalité » qui ne nous reconduirait pas à un système de déterminations dont la vocation est de rendre compte des comportements politiques – qu’ils soient de soumission ou de rupture. Un système de déterminations ainsi entendu est fortement apparenté à un cours des choses « objectif », c’est-à-dire un cours des choses laissé à ses déterminismes ordinaires, celui-là même avec lequel il s’agit précisément de rompre.

Par « système de déterminations », j’entends donc à la fois l’objectivité supposée d’une situation historique et l’articulation conceptuelle qui rend compte de cette objectivité. Cette unité de la méthode et de son objet est la marque de la pensée dialectique. Le modèle en est donné par Marx dans l’introduction de 1857 aux Grundrisse (que nous avons plusieurs fois évoquée) : il s’agit de construire un « concret-de-pensée » qui soit, dans l’ordre de la pensée, l’équivalent exact du concret réel. Et il ne peut être un tel équivalent que si tous deux sont envisagés conjointement comme des systèmes de déterminations. Les catégories de pensée se déterminent les unes les autres (se différencient, se limitent mutuellement et s’articulent pour former un tout cohérent) et peuvent ainsi exposer la manière dont les différents mécanismes objectifs se composent les uns avec les autres pour produire une totalité déterminée – soit ce que nous appelons une « société » (qui est, comme nous l’avons vu dans la séance 5, le nom politique du tout).

Ce qui change pour nous par rapport à Marx, c’est la pré-compréhension du concret réel, qu’il place à juste titre en position de présupposé. Il y a une saisie implicite du mode d’être du présupposé (ce que Heidegger appelle une « pré-compréhension ») qui oriente la construction de pensée. La saisie implicite que l’on trouve dans l’approche de Marx est celle d’une totalité de déterminations réciproques. Dans notre perspective, le mode d’être du présupposé a la forme d’un pluralité de contextes toujours partiellement déliés (suffisamment en tout cas pour qu’on puisse dire qu’ils ne se déterminent pas les uns les autres).

Nous avions repris à Oliver Feltham l’idée qu’une action politique s’inscrit dans des contextes (séance 4 de la première année). Le terme « contexte » renvoie à une localisation singulière ; il renvoie à ce au sein de quoi une action prend effet. Une action politique ne peut être générale, elle prend effet au sein d’un contexte précis. Mais celui-ci n’est pas un milieu neutre : ils est lui-même faits d’actions. Plus exactement, les différents contextes sont faits d’un faisceau de lignes d’action plus ou moins cristallisées, c’est-à-dire devenues plus ou moins routinières – jusqu’à faire oublier que, en tant qu’actions, elles sont bien le fruit d’initiatives subjectives, et de leur reconduction perpétuée.

Ce qui donne à chaque fois une unité à ces contextes, c’est le faisceau de lignes d’action cohérentes entre elles qui permet de donner une direction d’ensemble à ce qui s’y trouve inscrit. Je ferai une lecture foucaldienne du concept proposé par Oliver (qui ne s’y retrouvera sans doute pas) ; j’entends « contexte » comme l’indication d’un espace de gestion unifié par un ensemble d’opérations de pouvoir visant un objet spécifique. Il faut justement des actions politiques au sens où nous l’entendons pour que de tels contextes apparaissent comme tels, c’est-à-dire comme un ensemble d’actions ordonnées à la gestion d’un tel objet. On pourrait de ce point de vue envisager les luttes « minoritaires » des années 1970 comme des mises au jour de l’irréductibilité des contextes ainsi entendus, de l’irréductibilité de leur pluralité, et des modes d’action spécifiques qu’ils pouvaient appeler : gestion de la délinquance et des populations de prisonniers, gestion des pathologies psychiques, gestion de la jeunesse scolarisée. La politique féministe, peu évoquée par Foucault, est bien aussi la mise au jour d’un contexte, disons celui des formes variées de la domination masculine.

On admettra que certains contextes semblent traverser tous les autres (comme celui que je viens d’évoquer), et que d’autres semblent inscrits à l’intérieur de contextes plus larges, qui sans doute les conditionnent en partie mais ne les déterminent pas. Autrement dit, même les contextes inclus sont toujours relativement déliés de ceux-là mêmes qui les incluent ; ce qui veut dire qu’ils abritent des initiatives qui ne sont pas le pur effet d’un contexte englobant. Chaque contexte est le site d’initiatives qui ne sont pas déterminées par des contextes plus englobants, et qui appellent en réponse des contre-initiatives spécifiques. Plus exactement, c’est depuis ces « contre-initiatives » que se pose la question de savoir s’il est plus pertinent d’envisager les initiatives ennemies comme des expressions d’une logique d’ensemble, ou si elles doivent être traitées dans leur spécificité. C’est la réponse à une telle question qui n’est pas tranchée d’avance.

En suivant cette image, on peut considérer l’existence d’un contexte global, qui serait tel, non parce qu’il déterminerait tous les autres, mais parce qu’il s’ajouterait à ceux-ci et se singulariserait seulement par le fait que ses effets s’imposeraient à tous (à tous les contextes, et à tous les êtres qui s’y trouvent inscrits). Ce contexte est bien associé à un objet spécifique, qui est l’ensemble des comportements qui permettent le fonctionnement de l’économie-monde. On dira qu’il n’y a pas d’instance pour prendre les décisions qui donnent forme à cette économie dans son ensemble. Mais on répondra (en se souvenant du mot d’esprit analysé par Freud sur le seau troué) que, premièrement, le pouvoir tel que le pense Foucault ne suppose pas l’existence d’une telle instance, mais un ensemble de relations plus ou moins cohérentes, souvent déliées, parfois rivales dont les effets suivent malgré tout une logique repérable. Et que, deuxièmement, ces instances existent bien (ce sont entre autres exemples le FMI et la Banque mondiale, créées au moment où il fallait redessiner l’espace de la souveraineté monétaire à l’échelle mondiale).

Par « contexte global », nous entendrons donc l’ensemble des lignes d’action issues des initiatives prises par les cadres de l’économie-monde. Le contexte global sur fond duquel nous essayons d’exister, c’est un faisceau de lignes d’action dont les effets concernent directement l’ensemble des habitants de la planète.

Le modèle d’intelligibilité politique évoqué dans ce séminaire se présente comme un élément pour construire une réponse à l’évolution du contexte global. On ne peut présupposer qu’une telle réponse est possible ; on peut seulement dire qu’elle est exigée, dans la mesure où ce contexte global, ce contexte indémêlablement historique et naturel (Moore), s’impose à nous, et où, loin d’avoir la figure de la fatalité (même s’il a pour le moment celle de l’incommensurabilité), il est le fruit d’actions contingentes. Que cette réponse soit cependant possible, c’est ce que semblent montrer les deux principaux mouvements politiques en France aujourd’hui : le mouvement pour le climat et celui des Gilets jaunes.

Nous avions dit la dernière fois que ces mouvements ont pour point commun (en forçant sans doute un peu le trait du côté du mouvement pour le climat, sans doute) de retirer leur confiance aux dispositifs de représentation et aux professionnels de la contestation. De ce point de vue, pour ce qui concerne en tout cas les Gilets jaunes (faisons l’hypothèse qu’il en sera de même, progressivement, avec le mouvement pour le climat), il y a bien une analogie à faire avec « l’autre mouvement ouvrier » des années 1960-1970 : l’excès de complaisance des syndicats et des partis de gauche, se paie par le débordement de ceux qui ne se sentent aucunement représentés par ces organismes.

Que la critique extra-syndicale et extra-parlementaire se cherche d’abord à l’extrême-droite, cela découle de la faiblesse de cette gauche usée jusqu’à la corde. Comme certains l’avaient parié dès le départ, la durée du mouvement a pourtant eu pour effet de faire basculer le mouvement vers la gauche. Le prix à payer pour cette bascule, c’est bien sûr la réduction du nombre de participants. (Certains disent que ce ne sont pas non plus les mêmes qu’au début ; ce n’est qu’à moitié vrai ; il faut en tout cas compter aussi, et c’est essentiel, les « mêmes » qui ont changé, et qui sont resté.)

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’effraction des Gilets jaunes, l’événement politique que constitue cette effraction, est indissociable de ses faiblesses. Outre celle déjà relevée concernant l’ouverture vers l’extrême-droite, il y a aussi cette propension à vouloir éviter les conflits internes. La conséquence est d’entretenir une confusion sur sa propre identité. Un article récent de Temps critiques insiste sur ce point : le mouvement serait incapable de se définir lui-même. On peut cependant retourner la critique et appréhender positivement cette manière de se mouvoir dans l’indéfinissable ; on peut voir dans ce mouvement du moins l’esquisse de ce que nous avons longtemps attendu, à savoir : une volonté politique qui n’est pas ordonnée à des intérêts sectoriels ou locaux. Le « germe » (voir séminaire première année, sur Simondon et la « situation pré-révolutionnaire ») a bien sûr été « local » (une mesure de trop et un mensonge de trop, autour des taxes sur le carburant). Mais la contestation a très vite (d’emblée ?) pris pour objet le pouvoir en tant que tel, du moins ceux qui l’incarnent en France (et bien sûr le signifiant « France » porte en lui-même un risque de relocalisation ou de reterritorialisation réactionnaire).

Le mouvement des Gilets jaunes, sous son meilleurs jour, est bien une critique radicale, en acte, du cours des choses (en particulier la dite « inégalité des revenus », c’est-à-dire en réalité les usages incommensurables de la monnaie). Ce n’est donc pas seulement un mouvement qui déborde les syndicats et les partis. Car il déborde aussi nos schèmes d’intelligibilité – à la fois ceux de la politique radicale, et ceux de la philosophie contemporaine.

Il a été essentiel de ré-ancrer la politique dans des situations locales, des occurrences singulières, des moments spécifiques – de l’y ré-ancrer notamment pour se dégager du rouleau-compresseur théorique qu’était devenue la dialectique matérialiste, et sa capacité de tout expliquer, qui était en réalité le signe le plus évident de sa faiblesse. Mais il faut avouer que la solution localiste, singulariste, n’est plus seulement le fruit d’une complication ajustée des schèmes de la pensée de la politique, et qu’elle est désormais aussi le signe le plus manifeste de notre faiblesse – la faiblesse de ce qui se construit, en pensée et en action, de notre côté. Faiblesse, dans la mesure où ces schèmes nous amènent à toujours vérifier l’incommensurabilité entre le niveau auquel nous pouvons agir et celui que peut occuper le pouvoir ennemi.

Dans leurs hésitations et leurs éventuelles confusions, le mouvement pour le climat et les gilets jaunes cherchent bien quelque chose comme la perspective de retrouver une prise sur le cours global des choses, une prise sur le contexte global en tant que tel. En l’occurrence, notre modèle d’intelligibilité politique nous conduirait à parler d’une prise sur l’articulation entre l’exploitation et l’appropriation, ou sur la mise au travail généralisée.

Cela ne signifie bien sûr pas qu’il s’agit de se priver des appuis essentiels que constituent les luttes locales, territoriales ou même « sectorielles » ; mais qu’il ne faut plus secondariser la recherche de ce qui lie, ou de la fameuse « transversalité » qui les apparente et dessine leur cohésion, elle aussi globale. Cela nous conduit à la troisième objection, qui nous oblige à reprendre la question de la subjectivité.

4. Affirmation

Le double écueil à éviter pour concevoir la subjectivité est, d’un côté, celui de sa présupposition en tant que donnée originaire – en l’occurrence : en tant qu’origine de l’action, comme le voudrait par exemple l’existentialisme de Sartre. Et d’un autre côté, son caractère produit, ou construit, qui ferait d’elle un phénomène susceptible d’être objectivé.

On pourrait l’entendre ainsi : il s’agit de penser la subjectivité hors du schème causal. Mais, comme l’un de nous (Oliver ?) l’avait rappelé il me semble lors d’une discussion, il y a plusieurs façons d’utiliser la catégorie de cause. Dans la formule de Lacan citée dans l’ouverture, elle intervient pour rendre compte de l’articulation du désir du sujet. Mais elle n’indique justement pas, alors, un rapport causal ; ce qu’elle indique, c’est que le sujet ne commence pas par lui-même. Là où il devrait y avoir la « volonté » ou la « liberté », il y a comme un espace blanc, qui ne peut être figuré que comme une sorte de causalité aléatoire, laquelle ne renvoie pourtant à aucun enchaînement objectif. (Ce qui peut se dire : même si la subjectivité est construite, au sens où elle est bien le produit d’un travail, d’un processus, il y a en elle de l’inconstructible.)

La subjectivation ne trouve pas son origine en elle-même. Il y a en elle une impulsion qu’elle ne peut structurellement ressaisir. Par « impulsion », il ne faut pas entendre un mouvement spontané ou instinctif, mais l’indémêlabilité d’un mouvement d’être et d’une lacune à l’endroit de ce qui fait pour le sujet la raison ultime de son orientation existentielle, de son « engagement ». L’hypothèse de l’inconscient est une manière d’approcher l’articulation de cette impulsion. Mais peut-être vaudrait-il mieux parler de motion subjective, pour ne pas laisser place aux accents naturalistes associés au mot « impulsion ». Une motion subjective reste constitutivement lacunaire par rapport à elle-même. Là où l’on voudrait trouver le sujet « lui-même » (sa volonté, sa décision délibérée), il n’y a rien, ou il y a un abîme, comme le disait Schelling. Quelque chose est là avant le sujet, depuis quoi il peut éventuellement tenir ses décisions, et il peut s’y tenir sans pouvoir pour autant ressaisir ce qui l’a soutenu.

Dans la mesure où elle convoque cette motion subjective, l’analyse conceptuelle ne se rapporte pas au contexte comme elle se rapporte à un système de déterminations objectives. Elle ne peut être une description du donné objectif, éventuellement associée à la projection de ses conséquences ; elle doit prendre en compte la subjectivité qui s’ajoute à ce donné ; qui s’y ajoute par exemple en portant cette analyse, et en y adjoignant des actes. Nous avions insisté sur ce point à partir de la lecture que Lénine fait de la Logique de Hegel dans la séance 3 de la deuxième année : c’est le point par lequel Lénine nous semblait précisément indiquer une voie de sortie hors du schème totalisant hégélien, de l’intérieur même de la dialectique hégélienne, dès lors envisagée comme pensée des « heurts » et des « sauts ».

Ce qui s’ajoute au réel n’est pas, en l’occurrence un sujet personnel, c’est-à-dire un sujet individué. Dans ce qui nous occupe ici en tout cas, il n’y a de sujet qu’au sein d’un collectif. Je ne dis pas : il n’y a de sujet que collectif ; il y a sujet pour chaque un, à plusieurs, voilà ce qu’il faudrait dire ; il n’y a de sujet qu’avec au moins un autre, qui portent ensemble plus qu’eux-mêmes, c’est-à-dire plus que l’addition de leurs individualités.

Nous avons convoqué bien souvent l’expérience du transindividuel telle que Simondon nous en permet l’approche. Par là, on peut entendre le travail d’un collectif pour assurer sa consistance sans confier le maintien de celle-ci à un Tiers (une institution, dont le propre est de survivre à ceux qui occupent ses places). Un collectif instaure un espace de résonance (un espace-temps) qui s’ajoute à ce qui existe. Il n’existe pas comme existe un individu, mais son être est bien analogue à celui de l’individu, qui peut lui-même être envisagé comme un espace de résonance en devenir, c’est-à-dire susceptible de déplacer et d’élargir ses limites.

Je parlais du travail du collectif. Vous vous souvenez peut-être que nous l’avions évoqué comme l’un des deux versants du travail de la division. Or ce sont bien ces deux versants qui nous permettent de répondre à l’objection relative à l’affirmation. Pour s’en tenir au premier versant, ce qui est affirmé, c’est tout d’abord que le travail pour maintenir la consistance collective n’est pas un instrument pour un monde meilleur, mais déjà ce monde meilleur lui-même.

C’est ce que l’on observe dans l’histoire du mouvement révolutionnaire, mais c’est ce que l’on observe aussi dans le mouvement des Gilets jaunes, porté par un besoin d’expérimenter les solidarités que les logiques sociales ne permettent plus de développer. Comme le note Rancière, se retrouver autour des rond-points, c’est tout d’abord fabriquer un temps commun pour lutter contre la fragmentation des temps. Cette fabrique du temps commun est désirable pour elle-même, et elle joue un rôle essentiel dans ce trait particulier qu’est l’obstination du mouvement, sa volonté de durer en dépit de tout.

Mais ce qui est affirmé n’est pas seulement le collectif lui-même, sur le mode de l’auto-référence satisfaite (il faut ici garder en mémoire ce que nous avions dit sur la performativité dans la séance 5). Ce qui est affirmé, c’est la possibilité d’existence autonome (c’est-à-dire : qui n’a pas besoin des processus de capitalisation pour exister) d’un monde qui n’est pas soumis à la loi de la valorisation, qui est délivré de « l’appropriation du travail d’autrui », et qui est orienté vers l’exploration égalitaire des richesses inévaluables attachées aux formes vivantes et aux formes de vie qui peuplent la Terre.

Ce qui est affirmé, c’est une vérité sur le monde, partiellement exposée dans l’existence des collectifs qui la portent, et susceptible de s’étendre pour concerner tous ceux qui vivent sur Terre.

Quand je parle ci-dessus d’une « vérité sur le monde », j’entends : une vérité sur le cours global des choses, en tant qu’il est susceptible d’être modifié en tant que tel. On peut bien sûr avoir un concept plus construit de « monde », comme le faisait remarquer Élie Kongs la dernière fois dans la discussion. Mais pour aujourd’hui, je m’en tiens là : « le monde », c’est une composition de « mondes » hétérogènes, irréductibles (manières d’être, manières de faire monde : ce que nous disent l’anthropologie ou l’éthologie contemporaines). Mais ces mondes sont tous concernés par le contexte imposé par l’existence du capital ; ils sont donc tous également concernés par la possibilité d’un contexte où serait prise en charge, depuis l’hétérogénéité des mondes, la fragilité de la planète. C’est cela que j’indique, donc, quand je parle ici de »monde » : le contexte global qui révèle la fragilité de la planète et l’impose comme enjeu politique pour tous les mondes.

5. Imminence et retour

Porter une vérité sur le monde, sur la composition de mondes dont est fait « le monde » et sur ce qui leur arrive ensemble, une vérité qui appelle à s’étendre (ou à s’imposer) bien au-delà de ceux qui la portent, c’est chercher une réponse au futur en tant que futur. Nous avions dit la dernière fois que le mouvement pour le climat trouve son vecteur de subjectivation dans « la jeunesse » en tant que cette dernière peut être dépossédée de son futur par ceux qui n’auront pas à le vivre. Lors de la discussion, Benjamin Gizard faisait remarquer à juste titre que la question n’était pas tant celle d’une possible absence de futur que celle de son rétrécissement ; le problème, disait-il, n’est pas que le futur n’arrive plus, mais qu’il arrive moins. Le poids du passé se fait sentir chaque jour davantage dans la mesure où les décisions prises par les cadres de l’économie-monde réduisent toujours davantage l’amplitude du futur.

Cette amplitude, pourtant, c’est bien ce que dont on peut faire l’expérience lorsque se trouve restauré le bon ordre du temps. Simondon nous permet là encore de mieux voir ce qu’est ce bon ordre, c’est-à-dire la bonne direction de la flèche du temps, qui ne va pas du passé vers le futur, mais au contraire part chaque fois du futur, du temps qui arrive, pour plonger vers le passé à travers le présent. Dans cette expérience, le futur a l’allure d’un champ de potentiel où les lignes de devenir ne sont pas déjà dessinées, préformées, et où ce qui arrive peut « prendre », comme un germe dans un champ métastable, dans des directions imprévues, en traçant des lignes inconnues.

Lorsque nous voyons le futur comme un ensemble de lignes pré-tracées qu’il s’agit simplement d’« actualiser » (et la plupart du temps nous le voyons ainsi), alors nous le voyons comme s’il était lui-même un passé, c’est-à-dire comme un réseau d’événements déjà cristallisés, désormais indéplaçable. C’est un des problèmes auxquels nous devons faire face au quotidien : parvenir à ne pas confondre les mode d’être du passé et du futur.

Simondon rappelle que cette confusion est celle à laquelle invite le temps social : « l’avenir de l’individu dans la société est un avenir réticulé, conditionné selon des points de contact, et qui a une structure très analogue à celle du passé individuel. L’engagement dans la société pour l’individu le dirige vers le fait d’être ceci ou cela […] ; la société devant l’être individuel présente un réseau d’états et de rôles à travers lesquels la conduite individuelle doit passer » (IPC, 175-176).

Simondon précise que le temps social suit la direction du temps que l’on croit « naturelle », du passé vers le futur ; et cette direction, cette flèche du temps s’oppose à celle qui structure « l’individu non-social, envisagé par hypothèse ». Mais cet individu non-social qui n’existe que par hypothèse est bien quelque chose qui existe si on l’envisage inscrit dans ce que Simondon appelle un « groupe d’intériorité ». C’est dans un tel groupe que l’individu se voit restitué le bon ordre du temps.

La dialectique entre groupe d’intériorité et groupe d’extériorité que Simondon expose est relativement complexe, mais nous pouvons la simplifier pour aller à l’essentiel : le temps du groupe d’intériorité, autrement dit le temps du collectif transindividuel, va dans le sens opposé du temps social ; il a son origine dans le futur envisagé comme champ de potentiel. À ce champ, nous dit Simondon, il s’agit de répondre, par un acte ; et il faut être plusieurs, ensemble, pour porter un tel acte. Ce qui permet de répondre au futur envisagé comme origine du temps, c’est donc le collectif en tant qu’il ne se laisse pas confondre avec la société, ou avec l’une de ses « expressions ».

Ce qui est en jeu dans le collectif, c’est l’expérience d’un futur qui conserve l’amplitude du temps qui vient, qui contient l’épreuve même de l’imminence comme épreuve du temps, comme un être-à-la-pointe-du-temps – une pointe dirigée vers le présent. C’est un temps qui porte avec lui quelque chose de radicalement nouveau. Mais la nouveauté n’est pas le seul trait du futur, ou si l’on veut, ce n’est pas la seule attention qu’il appelle. Car ce qu’il appelle aussi, c’est le maintien, dans la nouveauté, de ce qui doit revenir ; c’est-à-dire ce qui, du passé, appelle à être repris (promesses, fidélités, continuités).

C’est aussi depuis cette expérience de l’imminence que peuvent revenir les possibles du passé ; à la fois ceux qui ont eu lieu – car de s’être réalisés, ils ne sont pas pour autant devenus nécessaires (c’est la leçon de Kierkegaard dans les Miettes philosophiques) ; et ceux qui n’ont pas été réalisés, et qui n’ont pas non plus été effacés.

Et ce qui revient enfin, c’est l’épreuve de l’imminence elle-même, soit ce qui, aux instants décisifs de notre vie, aura ouvert notre être à une amplitude qu’il ne pouvait soupçonner. (On pourrait considérer que c’est là une manière d’entendre la formule de Deleuze : ne revient que ce qui diffère ; ou plutôt, il faudrait se demander quel concept de « différence » peut ici être construit pour que l’on puisse envisager à travers cette formule le retour de l’imminence.)

L’ouverture au futur, à la polarisation du temps au point de l’imminence, ne s’opère pas sans que soient aussi convoqués des éléments du passé, sans qu’il y ait donc une sorte de torsion du temps sur lui-même, qui en interrompt la linéarité (je ne dis pas : la continuité, car c’est un autre problème ; cf. Rhésus).

Il m’a semblé que cette image du temps s’opposait point par point, si l’on peut dire, à celle que le monde du capital a imposée. Moore y a insisté à la suite de Thompson notamment : le temps du capital s’est imposé au temps des vivants, sans pour autant s’y être substitué. Le capital peut fantasmer cette substitution, mais il ne peut la réaliser. Le temps des vivants n’est pas un temps linéaire ; il n’est pas non plus dépolarisé (en miettes, en poussière, comme le dit Zygmunt Bauman).

Pour autant, le capital impose bien quelque chose passe avant tout par la mise au travail. « La volonté du capital de faire de la productivité du travail la mesure de la richesse révèle qe le capitalisme est un régime de temporalité : un système voué à “l’annihilation de l’espace par le temps”. L’annihilation de l’espace, à coup sûr, mais aussi celle de l’activité vitale [life activity] par le temps abstrait : la pulsion de contraindre toute activité vitale au travail en suivant les rythmes du capital » (Moore, Ciwl, 231 ; « Hence the centrality of work », 232).

Élise avait donc parfaitement raison de souligner que c’est le privilège donné au temps qui implique de donner une place centrale, dans l’analyse critique, au problème de la mise au travail. Mais ce temps est bien un temps dans l’espace (time-in-space ou space-in-time). L’espace aboli par le temps de la productivité, c’est toujours aussi le temps vivant, non-linéaire et polarisé, disparu sous un temps à la fois linéaire et émietté.

Je vais finir par deux remarques, qui permettent de revenir sur des questions essentielles que nous avons pu croiser au fil de cette année : la premier est celle de la nécessité subjective ; la seconde, celle de l’être de l’inexistant

1. Savoir

Nous nous heurtons aujourd’hui, de plein fouet, à l’impuissance du savoir. Le savoir disponible sur l’état du monde est coupé de toute voie collectivement praticable pour le prolonger par une vérité agie. (Sur le rapport entre le savoir et l’impuissance du savoir, voir Richard Powers, L’Arbre-monde.) (C’est intentionnellement que je ne reprends pas ici la distinction savoir/connaissance proposée dans les Fibres.)

Le mouvement pour le climat se réfère à l’objectivité scientifique pour soutenir son action. Le problème est que cette objectivité a eu un rôle dans l’histoire qui nous conduit à l’état des choses actuel, c’est-à-dire l’histoire du capitalisme : comme le rappelle Moore, c’est bien la science moderne qui a permis la production d’une nature extérieure, la construction d’une « nature sociale abstraite ». Mais il y a plus encore : c’est aussi le régime de véridiction scientifique qui nous a habitués à penser qu’il ne pouvait y avoir de vérité que là où le sujet se mettait entre parenthèses – pour laisser parler son objet.

C’est ici, sans doute, que l’on retrouve le problème de la nécessité, car il est plus que jamais clair, pour qui veut bien voir, que ce n’est pas une nécessité objective (celle que permet de découvrir la science) qui suffit à fonder notre action. On peut démontrer objectivement que l’état de la planète est désastreux ; on peut aussi démontrer objectivement que le développement du capitalisme est la cause de ce désastre ; on peut enfin démontrer qu’une contradiction radicale existe entre la poursuite du développement capitaliste et les réformes qui permettraient de contrer ses effets désastreux. Mais cela ne suffit pas. Disons qu’une nécessité objective n’est rien si elle n’est pas articulée à une nécessité subjective.

Que pourrait signifier, au regard du désastre écologique, une telle nécessité ? Il me semble qu’elle se trouverait justement au point d’une réparation du rapport entre les connaissances disponibles, les exigences qu’elles appellent, et l’action qui permet de les porter. On pourrait dire aussi, en assumant la manière post-kantienne de poser le problème:la réparation de l’articulation disjointe entre notre sensibilité, nos connaissances et nos capacités d’agir. La schize qui sépare le savoir et l’action, et qui menace chaque sujet de dislocation, n’est pas personnelle ; ce n’est pas un problème qui se pose au sujet psychologique (celui qui croit devoir se débrouiller avec son moi, ses représentations et ses opinions personnelles). C’est un problème qui se pose du sein de ce que Simondon appelle l’individuation psychique et collective ; ou : qui se pose pour et depuis l’espace de transindividualité.

La nécessité subjective tient à ce que nous devons réparer en nous les poits de passage, ou de saut, entre diverses dimensions de notre être. Or cette réparation est aussi et dans le même mouvement, celle de notre manière d’être-ensemble. C’est ainsi que nous restons fidèles au programme post-kantien tel qu’ont voulu le porter les « romantiques », mais pour ce qui nous concerne, sans avoir recours à leur idéalisme métaphysique.

2. Inexistant

Il y a un autre problème qui a été convoqué un peu comme un serpent de mer, mais qui n’a pas été traité. Il devrait donner lieu à un travail spécifique ; les formulations qui suivent sont à prendre comme tout à fait provisoires (désolé d’emprunter cette précaution « universitaire », mais c’est bien vrai ici en tout cas).

Nous étions partis cette année de la nécessité de prendre en considération l’inexistant qui est. Foucault nous aidait à comprendre ce que nous pouvions désigner par là : ce qui n’existe pas, et qui pourtant est bien quelque chose, parce que des discours et des pratiques l’inscrivent dans le réel. Nous avions cité Patrizia et moi le passage de Naissance de la biopolitique où Foucault présente ses « objets » propres (la folie, la délinquance, la sexualité) comme des inexistants qui cependant sont bien quelque chose. Au début de l’année, nous avons tenté de prolonger cette approche en insistant sur ces autres inexistants qui sont bien quelque chose : la souveraineté et la valeur (en sons sens économique).

Tous ces exemples ont un point commun : ils appellent une méthode par paradigmes ; on n’approche l’inexistant qui est bien quelque chose que par ce biais. Les paradigmes permettent de saisir l’inexistant qui est – pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui s’objective, on peut passer par la théorie, envisagée comme approche cognitive systématisée, et éventuellement formalisée (mais si l’on entend par « théorie » une approche qui « ouvre à la discussion sur la vérité qu’elle affirme », comme l’écrit Jérôme Guitton, alors, nous faisons bien ici de la théorie).

Dans les exemples que j’ai donnés pour le séminaire (valeur, souveraineté), il s’agissait, comme pour Foucault, d’inexistants qui sont « du côté du pouvoir », c’est-à-dire qu’ils permettent de décrire l’espace du pouvoir ennemi. Mais nous avons parlé aussi, dans ce séminaire, des inexistants qui nous permettent de cerner l’espace (immatériel, irréel, pourrions-nous presque dire) de la subjectivation politique.

De ce côté-là, nous avons mis au jour deux types d’inexistants qui sont bien quelque chose. Le premier, c’est le collectif – le collectif transindividuel dont nous parle Simondon. Personne ne fait l’expérience du collectif en tant que sujet individué, dans la mesure exacte où en faire l’expérience, c’est être décomplété de l’unité supposée du sujet de l’expérience. Le collectif est bien quelque chose, il est un type d’être, nous dit Simondon, qui s’ajoute à l’espace des êtres individués. Lui-même n’est pas un être individué. Il est processus d’individuation sans limites réelles, ou existantes. Bien sûr, on doit parler de ses limites en tant qu’il est, à l’instar de tout espace d’individuation, un espace de résonance. Mais de telles limites ne peuvent être envisagées que par analogie – c’est ici, précisément, que la théorie, l’approche de connaissance, laisse place à autre chose, une pensée par paradigmes qui est nécessairement une approche spéculative. (Notons que l’alternative pensée objective/pensée spéculative n’épuise pas l’espace de la pensée.)

Il y a un deuxième type d’inexistant qui est, qui aura été au centre de nos préoccupations ces trois dernières années : c’est la division politique elle-même. On peut bien faire l’expérience de cette division ; mais celle-ci ne se rassemble pas pour autant dans un objet de connaissance, ni hors de nous, ni en nous.

La division politique est, mais n’existe pas. Si elle existait, elle aurait la forme d’un mouvement international, voire d’une organisation ou d’une alliance internationale entre des organisations. Alors, la division politique existerait au sens où serait donnée une réalité qui en tant que telle serait à même de déterminer des choix d’existence. En faire partie, ou pas – ou en construire une autre.

La division politique est, mais n’existe pas ; en l’occurrence (car ce n’est pas toujours ainsi qu’il faut poser le problème), il s’agit de faire qu’elle vienne à exister. Car la politique est un type de pensée qui a essentiellement à voir avec l’existence. Passer de l’objet spéculatif à l’existant, ce n’est pas passer de la théorie à la pratique. C’est passer d’un type de pensée à un autre. D’une logique spéculative (même lorsqu’elle inscrit le concept d’existence comme son bord) à une logique d’existence.