Séance 1 – Thèses sur le concept de « travail » : Reprise

Bernard Aspe

 

 

  1. Exception

Je voudrais aujourd’hui à la fois évoquer la situation présente et à cette occasion tenter une sorte de récapitulation des enjeux et des thèses que j’ai pour ma part tenté de défendre au cours de ce séminaire.

Les premiers temps de la période du confinement ont correspondu à un moment où la pensée critique semblait tout d’un coup réveillée, et les interventions se multipliaient pour mettre en question de façon globale notre modèle de société. Mais quand cette période s’est prolongée, ces voix se sont progressivement éteintes, et la pensée semble s’être figée. Et, contrairement à ce qu’on avait pu espérer, le déconfinement n’a fait que renforcer ce silence. Les seules critiques qui se font entendre sont désormais celles qui concernent les aspects pragmatiques de la gestion de la crise par le gouvernement (concernant l’état des hôpitaux, etc.). Il s’agit de comprendre les raisons du silence de la critique globale, et surtout sortir de cet état de sidération psychique collective.

Je reprends à Élise Gonthier-Gignac l’idée que deux voies critiques principales se sont dégagées au début du confinement : d’un côté celle qui a visé avant tout les dispositifs juridiques et techniques légitimés par la situation d’urgence ; des dispositifs qui ont permis d’approfondir le contrôle sur les individus et les populations. De l’autre celle qui a souligné à l’inverse les effets potentiellement libérateurs d’une mise à l’arrêt partielle de l’économie.

Dans la première voie, le problème posé est celui du renoncement à la liberté (« aux libertés » juridiques) en raison du chantage qui nous est fait : soit on suit les consignes, soit on se rend responsable non seulement des risques que l’on court soi-même, mais surtout des risques que l’on fait courir aux autres. Exemplaire à cet égard est la formule d’Olivier Véran relayée par le journal Le Monde : « on peut imposer aux gens de prendre soin des autres malgré eux » (journal du 25 septembre). C’est ce souci pour la vie des autres qui apparaît comme l’argument imparable, l’argument ultime dans la mesure où s’y opposer, c’est sortir des évidences qui font de nous des êtres humains, en tant que tels sensibles au sort de l’autre.

Giorgio Agamben en particulier a analysé dans une série d’articles la manière dont l’invocation par les pouvoirs du souci pour la préservation de la vie permet de justifier, sans discussion possible, le renoncement des individus et des peuples à la liberté. 1)Agamben a notamment pris position sur la virtualisation de l’espace universitaire, dans un texte titré Requiem pour les étudiants, où il compare les enseignants acceptant aujourd’hui l’enseignement à distance à ceux qui ont collaboré avec le régime fasciste italien ; une position sur laquelle il nous faudra revenir tout à l’heure. Virtualisation dont nous participons ici, tout en ayant les moyens, pour l’heure, de la contrarier quelque peu.

Dans la deuxième voie, l’essentiel réside dans la mise en visibilité pour tous de l’interruption possible des prétendues « lois » de l’économie. Que celle-ci ne soit pas un invariant historique, mais un ensemble de dispositifs contingents, ce n’est plus désormais une idée défendue par une minorité d’activistes, mais bien une évidence admise par un nombre croissant de personnes. L’évolution de Bruno Latour est à cet égard significative. Sa recherche se présentait, dans les années 2000, comme une investigation des différents modes de véridiction : science, politique, économie, droit, religion, art. L’économie était donc envisagée comme l’un des modes de véridiction. Aujourd’hui, elle ne semble plus du tout dire la vérité ; elle est au contraire un voile qui cache nos pratiques réelles. Il s’agit de se défaire de ce voile, et de nous révéler à nous-mêmes, au-delà des mots de l’économie, ce que sont nos pratiques ; de décrire celles-ci en mettant de côté le discours de l’économie. Cela suffirait, semble-t-il, à lever le voile. C’est en tout cas sa manière d’entendre le mot d’ordre : « sortir de l’économie ». Une sortie qui continue d’éluder le réel du conflit politique. Or s’il y a quelque chose qui est définitivement derrière nous, c’est bien la parenthèse post-conflictuelle ; j’entends par là la manière dont des penseurs ont défendu l’idée que la politique devait être pensée en dehors du schème du conflit, par exemple comme une autre manière d’habiter le monde, etc.

Si l’on suit la première voie, il s’agit de s’opposer aux mesures qui installent l’évidence d’une restriction « nécessaire » des libertés. Si l’on suit la deuxième, il s’agit de s’opposer au mot d’ordre gouvernemental de la relance de l’économie. Dans le premier cas, il s’agit de refuser le sacrifice de la liberté sur l’autel de la vie ; dans le second, il s’agit de refuser le sacrifice des vies sur l’autel de la liberté libérale, sur l’autel de l’économie.

Il semblerait que l’on doive choisir ; que dans notre situation, il est impossible de défendre à la fois, disons, la vie et la liberté. Mais le choix unilatéral de l’une ou l’autre voie paraît également intenable. Il nous faudrait alors, comme les personnages de Tenet, apprendre à aller dans deux sens à la fois, aller simultanément dans deux directions opposées. (Le film de Nolan est fidèle en ce sens à son inspiration, le carré de Sator.)

2)Je ne parle pas de ce film pour chagriner les amis cinéphiles ; il est vrai que Nolan ne semble pas toujours s’intéresser à ce que signifie construire un plan, et dès lors à ce que peut être un montage  (voir à ce sujet Jacques Aumont, Montage, 91 sq.). Mais il a fabriqué là un intéressant objet spéculatif – c’est-à-dire un de ces objets qui parviennent à fabriquer l’expérience dont ils parlent (comme avec Memento ou Le Prestige.

L’idée que je voudrais défendre est que nous pouvons très bien aller dans deux sens à la fois dès lors que l’on comprend que ces deux sens apparemment opposés ne constituent pas une contradiction pour nous. S’il y a une contradiction, elle est du côté du pouvoir. Mais nous avons tellement bien appris à laisser l’ennemi définir l’espace de la politique que nous nous sommes habitués à prendre sur nous même ses contradictions. Or il s’agit bien avant tout ici de localiser une contradiction qui n’est pas la nôtre, précisément pour ne pas la prendre en charge.

La contradiction qui n’est pas la nôtre est une contradiction dialectique. Ce qui veut dire qu’elle se dit d’un même objet (c’est depuis l’unité de l’objet que se dit sa division). L’objet en question est une logique. L’identification de cette logique a été faite dans ses grandes lignes par Marx, qui nous a bien légué par là même un discours de vérité (c’est ainsi que l’on peut comprendre la remarque de Foucault selon laquelle Marx est un « instaurateur de discursivité »). Mais un discours de vérité n’est pas un dogme figé, c’est une pensée vivante. Il s’agit donc toujours de comprendre Marx au-delà de Marx (comme le disait Negri à la fin des années 1970). Nous verrons comment (c’est un point qui a été abordé les années passées, comme je vais le faire aujourd’hui, à partir du travail novateur de Jason Moore).

Disons pour le moment que cette logique, la logique du capital, impose bien deux choses qui, en situation de pandémie, deviennent contradictoires : d’une part la nécessité de mettre au travail la majeure partie de la population (ne serait-ce que pour ne pas la déshabituer au travail).  D’autre part, celle d’entretenir un tissu biopolitique qui est la condition d’opérativité des forces mises au travail.

Ce tissu biopolitique est bien ce que Foucault envisageait comme objet de la gouvernementalité libérale, qui trouve ses prises sur les individus (ce qu’il appelle « anatomo-politique » dans le tome 1 de l’Histoire de la sexualité : La Volonté de savoir) et sur les populations (la « biopolitique » à proprement parler). Cet objet est composite : il est fait des dispositions inculquées par les dispositifs de pouvoir (par le biais des « disciplines »), mais il est aussi fait des dispositions produites par les interactions sociales et collectives qui ne sont pas nécessairement pilotées et encore moins générées par le pouvoir, au nombre de quoi il faut compter le souci pour la vie des proches, et le besoin de voir celle-ci protégée. Lorsque cette vie est massivement en danger, le tissu biopolitique menace de se déchirer.

Foucault montrait dans le cours de 1979 que le tournant biopolitique du pouvoir était indissociable de l’invention de la société, en tant qu’objet de la gouvernementalité libérale. Intervenir le moins possible sur les échanges économiques en tant que tels (je veux dire ici : les processus d’échange marchands), cela suppose de construire des encadrements contraignants pour les relations sociales. Mais ces encadrements doivent aussi laisser du jeu. Il est essentiel que les relations sociales, et les compétences particulières qu’elles demandent, se développent en quelque sorte « pour elles-mêmes ». C’est en ce sens, Foucault insiste sur ce point, que le libéralisme n’est pas une idéologie, entendue comme un voile qui masquerait la réalité, mais bien un art de gouverner qui a besoin de solliciter la liberté réelle des individus.

Le tissu biopolitique qu’il s’agit d’entretenir, de ne pas laisser se déchirer, est fait de ces compétences sociales, de ces capacités nécessaires au bon fonctionnement du capitalisme qui a été appelé « cognitif ». Mais justement, il ne s’agit pas seulement, pour les sujets de l’économie, de cultiver les connaissances ; il s’agit bien plus largement de cultiver les capacités communicationnelles, et les dispositions affectives qui les accompagnent.

 

  1. Grève des cours d’eau

On  aura compris que le tissu biopolitique dont je parle n’est pas seulement fait des dispositions qui mettent explicitement en œuvre les injonctions du capital. Il est fait tout autant de celles qui cherchent à fuir ces injonctions – par exemple en retrouvant des oasis de transindividualité (amour, amitié, art, pensée, recherche). Ces oasis, beaucoup nous disent qu’il s’agit justement de ne pas les laisser au capital ; que, notamment pour ce qui concerne le soin des proches, le tissu relationnel, les capacités affectives, etc., il s’agit de refuser en bloc de les laisser s’inscrire dans l’espace de la marchandisation. Or ce n’est pas parce qu’une activité n’est pas encore marchandisée qu’elle n’est pas un travail pour le capital.

Le terme « compétences » est, dans la langue du capital, la traduction de ce qui alimente tout processus de travail, mais qui n’est pas nécessairement acquis au sein d’un processus de travail. Bien des dispositions acquises hors des lieux de travail sont importées et mises en œuvre dans ces lieux ; bien des capacités se développent dans les interactions sociales qui ont lieu aux heures de repos, de loisir, ou de culture. Savoir apprendre, savoir inventer des réponses à des situations nouvelles, savoir être en relation avec les autres, savoir être tout court : cela se cultive essentiellement hors des lieux de travail, mais est mobilisable dans ces lieux.

Je fais allusion ici à des travaux qui  ont été menés dans les années 1990, par Toni Negri et ses proches (je vais y revenir), mais aussi par des sociologues (Philippe Zarifian, Yves Clot, etc. Et par des collectifs militants qui insistaient sur la manière dont des dispositions acquises dans l’interaction sociale (voire dans la camaraderie politique) pouvaient être mobilisées dans des espaces de travail.

Ces approches insistaient sur le travail invisible, et sur sa centralité pour le capitalisme. Autour de Toni Negri notamment, on a analysé les transformations du travail qui ont accompagné la recomposition capitaliste après les mouvements révolutionnaires des années 1960-1970. Pour celles et ceux qui faisaient ces analyses il s’agissait de dire que la frontière entre travail et non-travail était désormais inassignable. Que le temps passé à se former, à se cultiver, à chercher un emploi ou à se promener dans les grandes surfaces, pouvait tout à fait être considéré comme un travail, c’est-à-dire une activité indispensable pour la valorisation du capital. On a eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises dans les séminaires passés : le travail, dans le capitalisme, c’est l’activité qui permet, directement ou par de plus ou moins grands détours, de générer des profits pour ceux qui organisent la mise au travail des autres – disons, pour parler comme Tronti, pour la classe des capitalistes ; le travail, dans le capitalisme, c’est le corrélat de la mise au travail pour la « valorisation ». Les activités qui permettent la valorisation, celles qui sont mobilisées pour la rendre possible, sont bien plus nombreuses (en fait, littéralement innombrables) que celles reconnues comme travail par les économistes, quelle que soit leur école. Et les circuits de la valorisation sont devenus à ce points étendus, à ce point ramifiés, qu’ils mobilisent les êtres sans que ceux-ci soient nécessairement constitués en force de travail. Le paradigme de la mise au travail sans constitution d’une force de travail, pour ce qui concerne les humains en tout cas, c’est le promeneur virtuel sur le web qui, même s’il ne fait pas du shopping virtuel, fabrique des données disponibles à des formes diverses de valorisation.

Dans les thèses développées notamment dans Capitalism in the web of life (Verso, 2015 ; la traduction française va paraître en novembre de cette année) Jason W. Moore déplace un peu la perspective, tout en reprenant l’essentiel du propos : le travail invisible, non compté comme tel, est précisément ce qui compte le plus pour assurer la valorisation du capital. Mais selon lui, cet état de choses n’est pas tant le fruit d’une mutation récente qu’une constante qui accompagne l’histoire entière du capitalisme (du moins c’est ainsi qu’il s’agit de la voir rétrospectivement). Si elle n’avait pas été aperçue jusqu’ici, c’est précisément du fait du caractère « naturel » de ce qui avait été mis au travail gratuitement. Ce qui change avec le chaos climatique et l’extermination d’un nombre inimaginable d’espèces vivantes, c’est que l’invisibilité du travail est plus que jamais visible, en tant qu’elle concerne aussi bien les humains que les non-humains – et qu’elle a des effets destructeurs pour l’ensemble des êtres de la planète.

Pour parler du travail gratuit, Moore a repris des thèses que l’on pouvait trouver dans certains courants féministes ou dans les études décoloniales : le travail « domestique » féminisé ou celui des esclaves ont en commun de ne pas apparaître sur les comptes du capital, précisément parce qu’ils sont classés parmi les activités « naturelles ». Moore ajoute donc que, au nombre de ces activités, il faut nécessairement ajouter celles des êtres de nature qui ne sont pas humains, et qui ne sont même pas toujours vivants.

Du point de vue de Moore, il faut bien de dire que les poulets en batterie travaillent, ou du moins qu’ils sont mis au travail. Ils sont intégrés aux circuits de la valorisation parce que de leur existence dépend la possibilité de nourrir une main d’œuvre bon marché dans les pays du nord. De la même manière, il faut dire que l’atmosphère, les océans et les cours d’eau sont mis au travail pour diluer la pollution agricole et industrielle, les sols pour produire le pétrole ou le charbon et les forêts pour produire le bois de chauffage et la pâte à papier.

L’essentiel de l’approche de Moore peut se résumer ainsi : au cœur du capitalisme, au centre de tout ce qui aura constitué l’entièreté de son histoire, il n’y a pas l’exploitation du travail productif, mais l’occultation du travail gratuit. Ce travail gratuit va dès lors pouvoir être approprié par le capital. Le travail qui est reconnu comme tel a parmi ses fonctions celle de participer à cette occultation. Les mouvements, organisations, partis ou penseurs qui ne voient pas cette occultation, qui ne voient pas le travail invisible, sont dans l’erreur, et reconduisent sans le vouloir l’opération centrale de leur ennemi.

La conséquence essentielle me semble être la suivante : la marge (calculable ou non) qui fait la part de l’exploitation dans le travail rémunéré devrait être prise comme un cas particulier de travail gratuit. Il faudrait donc inverser la logique, partir du travail non reconnu comme tel, et depuis là, lire et comprendre ce qui se passe dans le travail reconnu.

On peut mieux saisir alors l’unité de la logique du capital, qui n’est pas défaite, mais révélée par le type de contradiction auquel elle s’expose aujourd’hui. Le tissu biopolitique dont je parlais peut être compris comme la sphère de l’appropriation des activités gratuites humaines. Prendre soin des autres, c’est ce que font les êtres, qui n’ont pas attendu de douteux gouvernants pour suivre cette exigence. Ce « prendre soin » est un exemple d’activité appropriée par le capital, pas seulement dans la figure du travail domestique.

Peut-être faut-il alors souligner le fait que si les gouvernants sont contraints de se préoccuper du tissu biopolitique humain, il s’agit toujours pour eux de faire comme si le monde vivant qui existe avec, autour et dans ce tissu pouvait en être détaché. Il s’agit toujours, pour le dire le plus simplement possible, de continuer à séparer santé et écologie – là où tout, et en particulier l’épidémie actuelle, nous montre que cette séparation est impossible. L’important pour nous est de tenir l’unité de la santé humaine et de celle des autres êtres de nature ; et de la tenir depuis ce qui nous apparente, ce qui apparente notre condition de vivants pris dans les circuits du capital.

Si le paradigme humain du travail gratuit est la production de données, c’est aussi parce qu’il s’apparente à l’activité des cours d’eau – autre exemple de flux ininterrompu. Question dès lors : comment faire grève quand on est un cours d’eau ? Quand l’activité qu’il s’agit d’interrompre est celle-là même qui semble définir mon existence, du moins l’orientation qu’elle a prise ? Questions essentielles aujourd’hui. Il ne s’agit pas de tenter d’y répondre ici, mais pour le moment seulement de dessiner l’espace qui permet de les rendre intelligibles.

 

 

  1. Extinction, révolte

L’aspect désormais le plus évident de la mobilisation de l’ensemble des êtres de nature pour le capital est que celle-ci ne permet pas la régénération des êtres qu’elle mobilise, qu’ils soient vivants ou non. Ce que l’on appelle la sixième extinction de masse et que des écologues judicieux préfèrent appeler, comme je l’ai dit tout à l’heure, une extermination de masse en témoigne.  Le capitalisme tend à épuiser ce qu’il s’approprie, et il est incapable de contrebalancer cet épuisement. Pour autant, il ne peut renoncer à étendre toujours plus la mise au travail, l’appropriation de l’activité des êtres de nature.

La question est donc bien de savoir comment refuser cette appropriation. Il s’agit d’être les sujets du refus de la mise au travail gratuite pour le capital. Pour rendre plus claire cette exigence, j’avais proposé de faire un montage entre les analyses de Moore et les perspectives proposées par Tronti dans les années 1960, centrées sur le mot d’ordre « refus du travail ».

À ceci près bien sûr que l’on ne peut simplement le reprendre tel quel. Car il n’était opérant qu’au sein du mouvement ouvrier, c’est-à-dire dans une période où les capacités de révolte étaient indissociables de la concentration des révoltés potentiels en un lieu (Mario Tronti, Nous opéraïstes, 134). Refuser le travail, c’était alors s’attaquer frontalement au cœur de la dynamique du capitalisme en attaquant le travail ouvrier. La ressource subjective était claire : les ouvriers détestaient leur travail (c’est sur cette base en tout cas que s’est construite « l’hérésie opéraïste » ; voir Nous opéraïstes, 138-139). Il fallait seulement (et ce « seulement » n’était pas en réalité peu de chose, bien des militants l’ont mesuré par la suite) faire en sorte que les révolutionnaires abandonnent le faux dogme marxiste de la valeur-travail entendue en un sens moral. Je vais revenir sur ce point.

Le refus de la mise au travail généralisée des êtres de nature, qui paraît bien être l’enjeu central aujourd’hui, n’a pas trouvé sa figure politique, sa forme de subjectivation politique. Il me semble que ce sont cette figure, et cette forme, qu’il s’agit de chercher, à l’heure où l’on ne peut plus compter sur l’identification politique de la force de travail.

Le travail, dans le capitalisme, c’est l’activité exploitée ou appropriée, et l’appropriation ne passe justement pas par la constitution en force de travail. Elle est à ce point générale, ou plutôt transversale, qu’elle appelle en réponse une figure subjective qui serait elle-même capable de la plus grande transversalité. Je sais bien que la notion de « transversalité » est aujourd’hui beaucoup utilisée dans les doctrines du management cool et dé-hiérarchisé. Mais on peut aussi se souvenir que c’était un maître-mot pour Guattari et pour la psychothérapie institutionnelle. Il nommait alors une visée de dé-hiérarchisation dans les relations thérapeutiques par la constitution de « groupes-sujets », mais aussi l’insistance en ces groupes, d’un élément inconscient sans lequel justement ils ne pourraient être sujets. Sans reprendre la perspective de Guattari, on peut néanmoins garder ici le souci de ne pas éteindre les sous-jacences inconscientes, ni de s’y fermer.

La transversalité que j’évoque ici est celle des espaces de lutte, et des collectifs qui s’y inscrivent. Je ne sais pas comment poser la question de l’articulation inconsciente d’une telle transversalité, mais je peux au moins indiquer ce que celle-ci doit être pour qu’elle n’éteigne pas par avance l’expression de cette articulation : je parle de transversalité dans la mesure où il ne s’agit pas de produire une mauvaise unité, une unité de surplomb, disons, qui étoufferait les situations particulières, qui se rendrait incapable d’entendre et d’accueillir ces particularités en tant que telles. Mais il s’agit bien cependant de produire une unité, un trait d’un, dirait Lacan, qui suffit comme tel à faire support pour une identification. Il s’agit de faire advenir une identification politique nouvelle, transversale, qui puisse être en prise avec la situation globale en tant que telle – avec le monde un qui s’impose à tous les mondes ; le monde divisé dans lequel domine, pour l’heure sans contrepartie à sa hauteur, la classe des capitalistes.

Dans quelle mesure celle-ci ne construit-elle pas une mauvaise unité ? Dans la mesure où elle ne se conçoit pas comme une négation des identités déjà existantes, mais comme un supplément. Il n’est pas ce qui nie les situations particulières de lutte, mais ce qui vient s’ajouter à elles. Nous avons beaucoup insisté sur ce point avec Patrizia : un des enjeux fondamentaux de la réflexion philosophique contemporaine sur la politique (Badiou et surtout Rancière) aura été d’abandonner la logique de la négation pour mettre en place une logique du supplément.

3)Je fais ici une digression pour commencer à répondre à des objections faites pendant la séance, relative à l’usage du syntagme « supplémentation symbolique ». Un syntagme qui a le défaut de convoquer de lourdes références (Derrida + Lacan), mais qui ici indique avant tout l’importance de ce qui peut être ajouté à la situation existante, en tant que cet ajout serait un discours susceptible de faire dévier une vie de son cours supposé, et de l’emporter vers des destinations nouvelles. On reconnaît là le schème rancièrien du déplacement. Le concept de « symbolique » ne convoque donc pas ici l’idée d’un ordre symbolique entendu comme une structuration normative, mais comme ce qui permet au sujet de « décoller » du réel, de mettre à distance le supposé donné, et de dévier sa propre trajectoire.

Il faudrait alors envisager le trait d’un que constitue le refus transversal de la mise au travail par et pour le capital comme le supplément qui vient ajouter une forme de subjectivation politique aux modes de subjectivation politique déjà existants, sans doute en modifiant et en déplaçant quelque peu ceux-ci, mais sans les effacer, sans les nier en tant que tels.

Mais encore une fois, cette forme de subjectivation politique n’est pas encore pensée. Lorsque je dis « refus de la mise au travail pour la valorisation capitaliste », je ne nomme peut-être pas encore ce qui peut opérer comme trait d’un. Il s’agit de savoir comment nommer ce trait d’un si cette formulation ne suffit pas. Mais ce n’est bien sûr pas seulement un problème de formulation. La question est de savoir ce que cette perspective du refus de la mise au travail pour la valorisation capitaliste peut dessiner en termes de perspectives politiques ( : quelle intelligibilité nouvelle de la situation est par là trouvée, et quelles alliances peuvent alors se dessiner) et militantes ( : à quel type d’interventions et d’actions cette hypothèse peut donner lieu). On ne répond à ces questions qu’avec une démarche qui est justement politique et militante, ce qui veut dire tout d’abord : collective, et qui cherche à s’engager en parallèle avec le séminaire de philosophie.

 

  1. Généalogie de la valeur-travail

Je voulais insister sur un dernier point avant de conclure. Il y a un versant de la constitution de la valeur-travail que Moore ne questionne pas, mais qui me paraît essentiel : celui des modes de subjectivation de la valeur-travail, en tant que celle-ci ne se réduit pas à l’entente « objective » que veulent lui donner les économistes (libéraux et marxistes). La valeur-travail, ce n’est pas seulement la fiction vraie de la « la quantité de travail social incorporée aux marchandises ». C’est aussi l’accroche d’un mode de subjectivation nécessaire aux sociétés libérales.

Dans son ouvrage célèbre, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (trad. I. Kalinowski, Flammarion « Champs », 2001) Max Weber a tenté de faire la généalogie de la valeur-travail. Il est clair pour lui que faire cette généalogie, c’est faire la généalogie d’une absurdité. Il est absurde en effet de ressentir le travail comme un devoir, et de valoriser une activité reconnue comme travail quelle qu’elle soit, c’est-à-dire quel que soit son « contenu ». Il faut donc expliquer, et c’est ce qui résume le projet de son livre, comment une disposition aussi irrationnelle a pu être à la source de la rationalisation utilitariste de la vie.

Cet élément irrationnel, il le trouve tout naturellement dans la religion. On pourra supposer que ce n’est pas l’irrationalité intrinsèque de l’expérience religieuse qui suffit à produire la disposition absurde qui est à la racine de la valeur-travail. La religion est avant tout, dirait Foucault, ce savoir de spiritualité qui est en capacité d’opérer une mobilisation subjective qui ne peut pas être réalisée depuis les autres types de discours. Et si elle a cette capacité, c’est dans la mesure où est en jeu le salut de l’individu.

Weber part de l’éthique protestante comprise comme une ascèse qui, après avoir été confinée dans la vie monacale, a investi la vie ordinaire. Une ascèse qui s’est ainsi massifiée et socialisée. La réussite matérielle au sein de cette vie permettait la vérification de l’élection, et déchargeait ainsi de l’angoisse issue de l’arbitraire du dessein divin (EP, 177-181).

Selon Weber, cet étayage par le savoir de spiritualité est par la suite devenu dispensable. D’après lui, une fois construite, la « cage d’acier » pouvait continuer à exister par elle-même, sans les étayages subjectifs qu’elle avait mobilisés. Si cette thèse était vraie, la logique de la rationalisation permettant l’intensification du travail conduirait alors à une ascèse sans intériorité, une ascèse sans subjectivité à proprement parler. Il me semble que c’est une erreur, car la cage d’acier, qui existe bel et bien, ne doit son existence qu’à une attention incessante, de la part de la gouvernementalité libérale, aux manières de conduire les dispositions subjectives. Celles-ci doivent toujours être adaptées aux exigences du développement. Il n’y a pas eu tout d’abord une période dans l’existence du capitalisme où la question des modes de subjectivation aurait été cruciale, puis une autre période où elle aurait été superflue ou même secondaire. La question du mode de subjectivation du sujet de l’économie est demeurée un enjeu central.

Il y aurait sans doute une histoire à écrire des dispositifs qui ont permis de poursuivre cette mobilisation alors que la ressource religieuse s’estompait progressivement. Ce qui est resté, c’est bien une promesse de salut, ou ce qui en tient lieu. Un salut devenu immanent (c’est-à-dire ici : sans « arrière-monde »). Quand il ne s’agit pas de rechercher par son travail le plein accomplissement de soi, l’accomplissement de la tâche quotidienne suffit à tenir lieu de salut. Elle en tient lieu parce qu’elle est la seule voie qui garantit l’appartenance à une communauté. La communauté de travail bien sûr, mais aussi, à travers elle, une communauté plus large – locale, nationale, humaine. Faire du travail la seule langue commune des humains, cela a sans doute été l’une des grandes réussites des militants du capital.

Peut-être Weber a-t-il été égaré par un pessimisme forcé, qui pouvait légitimer des prises de position assez peu cohérentes avec l’ensemble des analyses proposées (voir sur ce point la belle analyse de Weber, et notamment de cet ouvrage, proposée par Aurélien Berlan dans La fabrique des derniers hommes, La Découverte, 2012). Mais aussi un problème de méthode, qui est encore et toujours celui de la sociologie allemande, comme on peut le voir avec Hartmut Rosa. Disons qu’il s’agit de la méthode qui fait correspondre au partage académique des savoirs autant de « domaines » de réalité ou de « facteurs » de transformation historique (économie, politique, science, technique). Or Weber comme Rosa s’embrouillent dans la contradiction, entre, d’un côté l’invocation d’une logique propre à chaque domaine, de l’autre ce qu’ils essayent tous deux d’expliquer, à savoir précisément la constitution d’une même logique qui les oriente, et que Weber pour sa part pensait comme une logique de rationalisation.

Il me semble que, tout à l’opposé, la méthode de l’analyse des systèmes-mondes, issue notamment de Wallerstein, et que prolonge Moore (voir séminaire première année), est bien plus fiable : précisément parce qu’elle ne valide pas le découpage académique des savoirs, elle se rend capable d’analyser la logique unifiée qui parcourt l’ensemble des supposés « domaines » de l’existence historique. Depuis le découpage académique des savoirs, ce qui au fond ne peut être saisi, c’est le concept politique de « classes ». C’est-à-dire, d’une part, la classe des capitalistes, certes divisée, mais capable d’initiatives. Et d’autre part, la classe antagonique, qui a aussi été capable d’initiatives, même si elle a perdu cette capacité d’initiative avec la fin du mouvement révolutionnaire des années 1970. Des initiatives qui, lorsqu’elles existaient, obligeaient l’ennemi à répondre, et à transformer ses prises.

Mais la généalogie de Weber continue cependant de nous importer, précisément parce qu’elle s’occupe de mettre au jour les enjeux qui se situent au niveau de la constitution du sujet de l’économie, dans un espace qui n’est pas celui de l’antagonisme de classes, et de l’initiative qui en est l’enjeu ; un espace qui a précisément pour fonction de recouvrir l’espace de la division politique.

 

  1. Management

La valeur-travail, en ce sens moral, c’est bien ce que le capitalisme partage avec le stalinisme. Sans reconduire la thèse du « capitalisme d’État », il y a bien cette erreur de la politique soviétique : non pas seulement « vouloir battre le capitalisme sur son propre terrain » (le « productivisme »), mais plus profondément : abandonner la politique au profit de l’économie. La subjectivation par le travail est à la fois un mode et le signe le plus sûr de cet abandon, qui a notamment occulté les expériences d’autonomie ouvrière des premières années révolutionnaires, qui montraient que les ouvriers attendaient de la révolution de travailler moins. Je ne fais que rappeler les grandes lignes de la thèse maintes fois évoquée ici, défendue par Rita di Leo et Mario Tronti. Je ne m’y attarde donc pas.

Plus intéressant me semble le fait que la valeur-travail au sens moral du terme est aussi ce que le capitalisme partage avec le nazisme, comme le souligne avec force le livre récent de Johann Chapoutot, Libres d’obéir (Gallimard, 2020) centrée sur la figure du manager Reinhard Höhn qui a fait une longue carrière en Allemagne de l’Ouest après avoir été travaillé pour le service de renseignement des SS puis avoir fini la guerre avec le grade de général, et avoir aussi été un penseur majeur des réformes de management sous le nazisme. Après la guerre, une période de transition l’oblige à se faire oublier ; il devient naturopathe (homéopathie, acupuncture). Puis grâce au réseau de solidarité des anciens SS, fort de 6500 membres et très actif en Allemagne de l’ouest, il devient conférencier, spécialiste de l’histoire militaire. Puis il est directeur de la Société Allemande d’économie politique, spécialisée dans le management. Il fonde alors l’Académie des cadres de Bad Harzburg, au rayonnement international, et publiera des livres qui seront réédités jusque dans les années 2000, en dépit quelques déboires survenus dans les années 1970, dus à son passé nazi.

Le management nazi n’est pas aussi différent qu’on le voudrait du management libéral. Pour les nazis, il s’agit avant tout bien sûr d’éradiquer l’oisiveté ; d’où les rafles qui, à partir de 1936 vont permettre de remplir les camps de travail et les camps de concentration (LO, 67). Mais pour ce qui concerne le bon travailleur allemand, il s’agit surtout de le convaincre que le travail, quel que soit son contenu, est l’exercice réel de la liberté, et la principale source de joie. La joie de participer au développement de la productivité, et de prouver par ce biais son utilité pour la communauté. D’où la création de l’organisation Kraft durch Freude, Force par la joie, rattachée au Front allemand du travail, syndicat unique du IIIe Reich. Une organisation chargée des loisirs, précise Chapoutot, mais « dans l’Allemagne des nazis, le loisir n’a de sens que référé au travail ». Elle « a pour mission de rendre le lieu de travail beau et heureux, et de permettre la reconstruction de la force productive des ouvriers » (LO, 73), par le biais notamment de concerts ou de projections de films. Un de ses départements, « chargé de la réflexion sur la décoration, l’ergonomie, la sécurité au travail et les loisirs sur le lieu de production » s’appelle Beauté du travail. Chapoutot commente : « étonnante modernité nazie : l’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga ni aux chief happiness officers, mais le principe et l’esprit sont bien les mêmes. Le bien-être, sinon la joie, étant des facteurs de performance et des conditions d’une productivité optimale, il est indispensable d’y veiller » (LO, 74).

Je ne veux pas poser la fausse équation capitalisme = nazisme, ne serait-ce que parce que ces deux formes de gouvernementalité engagent (chez les dirigeants et les dirigés) des logiques tout à fait différentes. Notons que ces logiques sont telles d’être contraignantes, mais il s’agit bien de logiques subjectives. Ce qui est contraignant n’a pas la figure d’un système automate, mais celle d’une logique qui se joue sans doute en partie « dans le dos de la conscience », et qui pourtant, ou par là même, reste pleinement subjective. Ce sont des subjectivités qui portent des logiques politiques, et qui sont en retour structurées par elles. Si l’on voulait, une fois encore, cerner notre objet d’étude, je crois qu’on pourrait dire qu’il est précisément celui-ci : les logiques subjectives en tant qu’il s’agit de les faire apparaître, de les discerner (au lieu de les laisser à leur entremêlement, à leur confusion) et de choisir depuis laquelle nous pouvons ancrer notre regard sur les choses et notre action éventuelle sur le monde.

Je ne voudrais donc pas poser une équivalence qui serait fausse. Je veux seulement dire que dans l’Allemagne nazie comme dans le monde globalisé du capital victorieux, la communauté du travail fait son office, qui est avant tout d’effacer la division de classe. « Ce que la Betriebsgemeinschaft – communauté des ouvriers et des chefs dans l’entreprise – avait été sous le IIIe Reich, l’entreprise de Höhn – la communauté des managers et de leurs collaborateurs libres – le perpétuait dans l’univers démocratique de la RFA et de son “économie sociale de marché”, ordo-libérale et participative, où, depuis une loi votée par les chrétiens-démocrates et les chrétiens sociaux en 1951, la cogestion et la codécision (Mitbestimmug) sont censés régner. À l’échelle de l’économie dans son ensemble, la cogestion doit éviter toute opposition entre patrons et ouvriers, prévenir la lutte des classes et étouffer dans l’œuf toute velléité de contestation. À l’échelle de l’entreprise, l’autonomie du collaborateur libre et joyeux doit conjurer les divisions de la société (riches / pauvres, droite / gauche, ouvriers / patrons, etc.), et assurer l’unité de volonté, d’affect et d’action de la communauté productive » (LO, 110).

Là où cette communauté est mise en place, là où elle apparaît comme la seule communauté de masse existante, il ne faut pas s’étonner que le passage de l’une à l’autre logique (disons : d’extrême-droite à libérale, ou l’inverse) soit possible. Pour le capitalisme, comme pour le nazisme, il faut une communauté de travail pour étouffer la division politique. On dira : tant que le liant de la communauté passera essentiellement, passera exclusivement à une échelle de masse, par le travail (le travail « sans phrases »), alors les catastrophes les plus extrêmes seront toujours possibles. Des catastrophes indissociablement naturelles et humaines.

« Discipliner les femmes et les hommes en les considérant comme des simples facteurs de production et dévaster la Terre, conçue comme un simple objet, vont de pair. En poussant la destruction de la nature et l’exploitation de la “force vitale” jusqu’à des niveaux inédits, les nazis apparaissent comme l’image déformée et révélatrice d’une modernité devenue folle – servie par des illusions (la “victoire finale” ou la “reprise de la croissance” et par des mensonges (“liberté”, “autonomie”) dont des penseurs du management comme Reinhard Höhn ont été les habiles artisans » (LO, 141).

 

  1. Distances

La situation actuelle est sans doute comique du point de vue d’un dieu malicieux qui ne s’intéresserait que de loin aux affres de la vie humaine. Mais si elle a tous les attributs d’une farce, on a peut-être oublié à quelle tragédie cette farce renvoie.

Les sociétés libérales instaurent le couvre-feu. Ce qui veut dire : pouvoirs donné à la police, c’est-à-dire légitimation des abus de pouvoir. On peut bien ici faire une analogie avec la manière dont le nazisme se caractérisait avant tout par la distribution la plus étendue possible de pouvoirs absolus (c’est-à-dire : de vie et de mort) et arbitraires (voir ce que dit Foucault dans l’entretien avec les Cahiers du cinéma, titré « Anti-rétro », Dits et écrits tome II, p. 655). Ici il s’agit rarement du pouvoir de vie et de mort, mais le plus souvent du pouvoir d’humilier (« vous êtes sortis faire du footing ? Mais alors pourquoi marchez-vous ? Courez, ou on vous embarque » ; scène de la vie quotidienne pendant le confinement, même dans de petits villages de Bretagne). Il y a bien un pouvoir qui cherche à voir jusqu’où il peut aller dans la production d’une humanité docile, dès lors qu’est invoquée la sauvegarde de la vie humaine.

Quelle est la logique à l’œuvre aujourd’hui ? Toujours la même, celle de la valorisation du capital par la mise au travail généralisée (entendons par là : aussi étendue, aussi ramifiée et aussi invisible que possible). Et pour cela, il faut à la fois sauver l’économie et préserver le tissu biopolitique. On ne peut faire les deux à la fois que si tout le monde continue à s’attacher à la morale du travail. « Nous allons travailler » nous promet notre président, et au fond il n’a pas d’autre message, puisque cet énoncé indique à la fois le seul horizon qui puisse nous être promis et la seule réalité effectivement partagée.

Partager le travail, donc. Et pour cela, sacrifier les libertés ; mais aussi, éventuellement, sacrifier les vies.

On voit mieux alors ce que la fausse alternative dont nous sommes partis permettait d’occulter : la place du travail, de la mise au travail, qui est au cœur de la logique de l’ennemi. Et cela, sur ses deux versants, exploitation et appropriation. Exploitation de celles et ceux qui doivent exposer leurs vies en prenant le métro, en s’entassant dans les entrepôts d’Amazon ou en soignant les autres. Et appropriation des activités gratuites humaines ou non ; car il s’agit bien de renforcer la mise au travail de la nature (notamment avec les mesures dictées par les lobbies agricoles) sous prétexte qu’il n’y a pas d’alternative immédiate. Mais il s’agit aussi de donner une forme nouvelle au travail humain, gratuit ou non. Le télé-travail est le mot d’ordre de ce qui n’est pas seulement une forme nouvelle (à cette échelle) de travail reconnu, mais aussi une façon nouvelle de configurer l’absence de frontières entre travail contraint et activité libre ou loisir.

D’une manière générale, il est demandé aux sujets de l’économie de renoncer à leurs libertés pour être protégés (de la maladie), et de continuer à travailler toujours pour être protégés (du chômage). Ce travail se fait sur les lieux de travail officiels en exposant les vies à la contamination ; et il se fait à la maison, pour prolonger ce qu’on fait au bureau, mais aussi lorsqu’on consulte les mails, qu’on circule pour avoir des infos ou qu’on fait du shopping sur Amazon. Dans le premier cas, on nous demande juste de préférer le travail reconnu à la vie, de sacrifier la vie, donc, si c’est nécessaire. Dans le second, on a admis le renoncement à la liberté, et trouvé une manière de travailler gratuitement pour le capital. Dans les deux cas, la mise au travail pour le capital est la raison du sacrifice réel des libertés, et du sacrifice possible, et pour quelques-uns très réel, des vies.

References   [ + ]

1. Agamben a notamment pris position sur la virtualisation de l’espace universitaire, dans un texte titré Requiem pour les étudiants, où il compare les enseignants acceptant aujourd’hui l’enseignement à distance à ceux qui ont collaboré avec le régime fasciste italien ; une position sur laquelle il nous faudra revenir tout à l’heure. Virtualisation dont nous participons ici, tout en ayant les moyens, pour l’heure, de la contrarier quelque peu.
2. Je ne parle pas de ce film pour chagriner les amis cinéphiles ; il est vrai que Nolan ne semble pas toujours s’intéresser à ce que signifie construire un plan, et dès lors à ce que peut être un montage  (voir à ce sujet Jacques Aumont, Montage, 91 sq.). Mais il a fabriqué là un intéressant objet spéculatif – c’est-à-dire un de ces objets qui parviennent à fabriquer l’expérience dont ils parlent (comme avec Memento ou Le Prestige.
3. Je fais ici une digression pour commencer à répondre à des objections faites pendant la séance, relative à l’usage du syntagme « supplémentation symbolique ». Un syntagme qui a le défaut de convoquer de lourdes références (Derrida + Lacan), mais qui ici indique avant tout l’importance de ce qui peut être ajouté à la situation existante, en tant que cet ajout serait un discours susceptible de faire dévier une vie de son cours supposé, et de l’emporter vers des destinations nouvelles. On reconnaît là le schème rancièrien du déplacement. Le concept de « symbolique » ne convoque donc pas ici l’idée d’un ordre symbolique entendu comme une structuration normative, mais comme ce qui permet au sujet de « décoller » du réel, de mettre à distance le supposé donné, et de dévier sa propre trajectoire.