Le réel de Marx

par Bernard Aspe et Patrizia Atzei

Intervention au colloque Communisme à Rennes en Mai 2017

Texte en PDF ici : Le réel de Marx_090717

 

Nous savons que, comme d’autres mots, le mot « communisme » n’a jamais été et ne sera jamais univoque, qu’il s’agit toujours de lui donner une signification qu’il n’a pas tout seul, c’est-à-dire de mettre sur le mot « communisme » ce qu’on décide d’y entendre.

Pour parler du communisme, il nous semble nécessaire de revenir une fois encore à Marx. Mais il ne saurait s’agir, pour nous, de proposer un énième commentaire de son œuvre : Marx n’est pas l’auteur auquel il faut en revenir parce que dans ses textes se trouverait une vérité ultime. Nous considérons qu’il est l’un de ces auteurs qui nous obligent à aborder son héritage de façon partiale, avec des parti-pris. Il nous oblige, surtout, à nous saisir de cet héritage depuis le présent.

Nous allons donc dégager quelques traits de l’approche de Marx qui nous semblent devoir être prolongés aujourd’hui pour une entente clarifiée et opératoire du mot « communisme », du communisme en tant que « mouvement réel ».

Nous insisterons essentiellement sur deux aspects. Il s’agira dans un premier temps de montrer que le communisme se présente sous la forme du refus du travail. Ensuite, il s’agira d’affirmer la possibilité d’une intelligibilité de la politique qui ne dépend pas d’un horizon de totalisation, et qui suppose un mode de subjectivation particulier, relevant d’une « désidentification ».

 

 

1.

 

Dans  l’une des « célèbres citations », comme le disait Althusser, Marx, avec Engels, donne une entente de ce que signifie « communisme », en tant qu’il n’est ni un idéal régulateur, ni un modèle de société à réaliser, ni une forme de bon gouvernement (comme la cherche la philosophie politique des XVIIIème et XIXème siècles). Il est « le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant » (l’Idéologie allemande).

On peut bien sûr entendre cette phrase à partir du fameux « travail du négatif » qui serait, et ce serait la découverte hégéliano-marxiste, le moteur de l’Histoire. Le terme « wirklich » dans « wirkliche Bewegung » (mouvement réel) semble bien renvoyer au travail du négatif. Le mouvement du négatif, c’est le mouvement de l’histoire en tant qu’il aboutit à la coïncidence du concept et de la réalité – et pour Hegel, c’est à cette coïncidence que renvoie le terme « concret », wirklich.

La Wirklichkeit, dans la pensée de Hegel, c’est l’effectivité entendue comme le réel concret en tant qu’il est l’exposition d’une rationalité – par différence avec le réel de la contingence, sur lequel la rationalité n’a pas à s’attarder ; qui est même ce qu’elle doit déposer, laisser de côté, pour pouvoir considérer le noyau du rationnel dégagé de la gangue des faits bruts. C’est cette déposition qui constitue le travail du négatif dans l’histoire. La Wirklichkeit,  c’est le réel qui expose son adéquation au rationnel. Et pour réaliser cette adéquation, il doit décanter le mouvement d’autorévélation de l’Esprit de ses résidus de contingence.

Que le négatif soit le moteur de l’Histoire, cela suppose une rationalité immanente aux processus historiques. Le problème soulevé par cette approche a souvent été souligné, on a même passé le siècle dernier à le « déconstruire » : c’est celui d’une conception téléologique de l’Histoire.

Sur ce fond, c’est-à-dire en admettant le bien-fondé de cette déconstruction, la question est : quelle entente pouvons-nous avoir de l’énoncé de Marx et Engels, une fois disparue la téléologie de l’Histoire ?

Reprenons la formule : « le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant ». Le réel de Marx n’est plus ce qu’il était : il n’est plus l’effectivité de Hegel, entendue comme le réel en tant que rationnel, qui ne se réduit pas à sa contingence. Le réel de Marx aujourd’hui est plus proche du réel de Lacan, au moins en ce sens qu’il ne se laisse ni imaginer (projeter comme une vision), ni symboliser (analyser et prédire). Il se laisse seulement rencontrer – et cette rencontre, précisément, est contingente.

Pour autant, si le réel de la politique n’est pas rationnel, il demeure intelligible : il n’est pas l’exposition d’une rationalité immanente ; mais il n’est pas hors de toute saisie en pensée.

Alors la question devient : qu’est-ce qui, du communisme, reste intelligible, une fois abandonnée la téléologie de l’histoire, qui semblait lui fournir son socle ?

Et d’abord, qu’est-ce que produire une intelligibilité de la situation donnée ?

Marx a fourni une réponse à cette question dans l’Introduction de 1857 aux Grundrisse – ce texte que Althusser tenait comme le seul exposé donné par Marx de la méthode de la dialectique matérialiste.

Dans ce texte, Marx considère ce que doit être le processus de pensée dans son rapport à ce qui reste en dehors de la pensée.

Il faut bien parler ici d’un « processus » de pensée, car Marx, en tant que penseur de la dialectique, ne considère pas que le juste rapport de la pensée à ce qui est puisse être envisagé sur le modèle de la vérité-correspondance. Il y a un processus de pensée parce qu’il s’agit de produire, avec la pensée, un « concret de pensée » (Gedankenconcretum) ou « concret de l’esprit » (geistig Concretes).

Le rapport de la pensée au réel n’est pas celui d’un énoncé à un référent ou à un état de choses, mais celui d’un type d’unité-dans-la-diversité (c’est ainsi que se définit le « concret ») à un autre. Le concret-de-pensée n’est pas le reflet mais l’équivalent en pensée du concret réel.

Seulement il faut éviter de commettre l’erreur de Hegel, qui est de confondre le procès de pensée et le procès de genèse du concret lui-même. Le concret réel doit demeurer le présupposé du processus de pensée en tant que ce présupposé lui reste extérieur. C’est-à-dire : en tant que le procès de pensée ne l’engendre pas, ni ne l’affecte (du moins pas directement).

Ce cadre une fois posé, notre lecture se laisse résumer en une formule : le communisme entendu comme mouvement réel est dans le présupposé réel – dans la « présupposition réelle » (wirklichen Voraussetzung) ou dans le « point de départ réel » (wirkliche Ausgangspunkt). On abandonne alors l’idée que le wirklich-concret est l’adéquation du concept et de la réalité, aboutissement du mouvement de l’Histoire. L’effectivité communiste, ce n’est pas ce concret totalisant, ce n’est pas une totalité, ou ce qui est en gestation dans un tout social ; c’est ce qui vient trouer la situation sociale afin qu’elle ne puisse pas faire totalité.

Si le communisme n’est pas une société à venir, un modèle à appliquer, un idéal inatteignable, c’est dans la mesure où il se trouve effectivement mis en œuvre dans la lutte contre le capitalisme ; dans les luttes, dans les conflits, dans les pratiques antagoniques, ou simplement dans les comportements de refus.

 

C’est ce qu’il nous faut garder de la méthode de Marx, une fois absenté le socle de l’Histoire et de son mouvement nécessaire. Abandonner la téléologie de l’Histoire, c’est abandonner l’idée que la « société nouvelle » serait portée par l’ancienne société « dans ses flancs ». Dans cette logique, il s’agit de compter sur le développement capitaliste, de prendre appui sur lui.

Notre parti-pris aura été de suivre ceux qui ont cherché à renverser cette position. Un renversement qui nous conduit à dire : le communisme est dans le présupposé réel sous la forme du refus du développement capitaliste. C’est de ce refus que la pensée politique doit partir (« Ausgangspunkt »).

Mais pas d’un refus moral, d’un refus qui voudrait rendre le capitalisme plus humain ou plus égalitaire ; pas non plus d’un refus qui conduirait à la prolifération des « petites expériences ». Refuser le développement du capital, c’est ce qui a pu se traduire comme refus du travail.

Le « refus du travail » : tel a été le mot d’ordre de l’école opéraïste, d’une partie du mouvement italien et de son « long mai 68 » qui a duré dix ans.

Avec le mot d’ordre du refus du travail, il s’agissait de rompre avec la perspective qui voyait dans le travail ce qui permettait l’émancipation des travailleurs. Mais il s’agissait aussi de prolonger l’histoire de cette émancipation des travailleurs (de leurs « associations », de leurs « sociétés philanthropiques ») comme une histoire du refus du travail dans sa forme capitaliste, comme un refus du salariat.

Ce mot d’ordre du « refus du travail »  traduisait pour les opéraïstes l’effectivité d’une subjectivité antagoniste, inhérente à la « structure » du capitalisme, et déterminant en partie sa forme, dans la mesure où le capitalisme était contraint de répondre aux initiatives portées par les résistances, les luttes ; contraint de les combattre ou de les intégrer (Keynes).

Il est certainement difficile cependant de reprendre littéralement le mot d’ordre du refus du travail aujourd’hui, en raison notamment de l’effacement des frontières entre travail et non-travail, souligné notamment par l’école « post-opéraïste ».

Ou plutôt : il s’agirait de savoir où commence le refus. Ce qui suppose de savoir comment définir ce qui, aujourd’hui est mis au travail.

Pour ce qui est de la définition même du travail, nous pouvons commencer par ce que nous dit Marx : le travail, dans le capitalisme, se reconnaît à ceci qu’il génère de la survaleur.

Ce qui génère de la survaleur, c’est bien sûr le travail fait par ceux qui sont exploités par le capital. Mais l’exploitation du travail n’est qu’une partie, et pas la plus étendue, du processus qui permet la constitution de la survaleur.

 

Mais pour aller au-delà de cette définition nous avons, dans notre recherche menée au Collège international de philosophie (séminaire « Paradigmes de la division politique », 2016-2017), rapproché l’héritage opéraïste et les analyses récentes proposées par Jason Moore (Capitalism in the web of life, Verso, 2015). Ce sont deux écoles de pensée hétérogènes, mais nous pensons que c’est en rapprochant les pensées hétérogènes, en faisant donc une opération de montage, que nous pouvons trouver quelque chose de nouveau.

D’après Jason Moore, le concept de « travail » indique dans le capitalisme quelque chose qui excède largement l’exploitation, et qu’il désigne par le terme « appropriation ».

L’exploitation n’est qu’un aspect du capitalisme, qui repose sur un socle beaucoup plus large : l’ensemble des formes que prend le travail non reconnu comme tel, et donc non-payé ; les formes du travail gratuit pourtant bel et bien mobilisé comme travail.

Mais il faut préciser davantage : Marx rappelle que sa découverte essentielle n’est pas le concept de « travail » (qui se trouvait déjà chez les théoriciens bourgeois de l’économie), mais celui de « force de travail ».

La force de travail, c’est le travail vivant, c’est-à-dire l’ensemble des capacités et des potentialités « génériques » (au sens du genre humain pour Marx) engagées dans le procès de travail.

Mario Tronti, la principale figure de l’opéraïsme des années 1960, a bien montré dans Ouvriers et capital que, à s’en tenir au rapport capital-travail, le secret du capitalisme, c’est la consommation productive de la force de travail.

Le concept de « force de travail » de Marx, renvoie à une marchandise (puisqu’elle s’achète et se vend), mais une marchandise spécifique parce qu’elle est consommée dans le procès de travail ; et c’est une telle consommation qui est le secret de la production de survaleur.

Au moment où Tronti rédige ses analyses, la description de ce processus est encore centrée sur ce lieu de travail qu’est l’usine.

La suite de l’opéraïsme aura été une tentative pour conserver ce schéma d’analyse une fois dit que la force de travail s’étend à l’ensemble de la société (la « société-usine » des années 1970 ; la « société-entreprise » à partir des années 1980-1990). Mais cette extension ne correspond pas seulement et pas d’abord à un approfondissement des formes de l’exploitation ; elle est d’abord l’extension des formes d’appropriation du travail non-payé.

Ce qui nous paraît essentiel dans les analyses de Moore, c’est qu’elles donnent une extension nouvelle au concept de force de travail en montrant toutes les activités que l’on peut compter au titre de travail non-payé, non reconnu comme tel.

Parmi ces activités, à considérer l’histoire de l’économie-monde, il y a bien sûr le travail des esclaves dans les colonies depuis les XVème-XVIème siècles ; ou le travail assigné aux femmes dans le développement de la société bourgeoise – travail invisible qui n’est pas seulement celui de la « reproduction de la force de travail », mais qui est lui-même force de travail non reconnue comme telle.

Mais il faut y compter aussi l’activité des forces naturelles : cycles vitaux qui permettent aux humains de se nourrir (agriculture, élevage, chasse) ; processus de sédimentation des sols qui leur permettent de produire de l’énergie (pétrole) ; formes infiniment variées de résilience des milieux naturels qui « absorbent » une partie de la pollution causée par les humains, etc.

Donc : une extension du concept de « force de travail » au-delà des activités humaines. Mais il faut envisager aussi une extension à l’intérieur des activités humaines.

Un exemple qui devrait parler à tous : le temps passé à « se former », c’est-à-dire à opérer une perpétuelle mise à jour psycho-cognitive pour suivre l’évolution accélérée des dispositifs communicationnels, et l’information qui transite par eux. Cette mise à jour est l’une des formes que prend la capacité individuelle et collective à entretenir ou développer un capital de cognition et de socialisation qui peut se traduire en un ensemble de compétences valorisables.

On peut alors mieux voir la parenté essentielle entre la cartographie, qui permet de repérer les ressources d’un territoire, et le listage des compétences attachées à des individus. Dans les deux cas, il y a mise en visibilité de ce qui va dès lors, par cette mise en visibilité, être appropriable comme force de travail.

Moore considère, à la suite de beaucoup d’autres (notamment Rosa Luxemburg), que l’essentiel de l’analyse du Capital de Marx se joue dans le chapitre sur « la prétendue accumulation initiale ». Mais ce qui est approprié, ce ne sont pas seulement des territoires ; c’est l’ensemble des activités qui existent au sein de ces territoires, et qui vont pouvoir être constituées en force de travail pour le capital.

 

 

De ce point de vue, le communisme serait tout d’abord la subjectivation politique du refus de l’appropriation.

Aussi attaché que l’on soit au « tournant pluraliste », s’agissant de la politique, il reste une dualité essentielle, une division que l’on peut bien envisager comme une division de classes : entre la classe des appropriateurs, c’est-à-dire des expropriateurs, et celle des expropriés. Non pas nécessairement ceux qui sont chassés de leur territoire de vie, encore que cette situation reste fréquente aujourd’hui, mais ceux qui ne décident pas de la destination finale de leur « propre » activité.

Et c’est bien cet élément que l’on retrouve dans toutes les « définitions » du communisme (qui côtoie la confiance en le développement de l’Histoire, que l’on y retrouve aussi) : ce qui singularise le point de vue des communistes, c’est une critique de la propriété privée capitaliste en tant qu’elle permet l’appropriation du travail d’autrui.

Le communisme, ce serait dont le refus de l’appropriation privative de ce qui est constitué en force de travail, c’est-à-dire en ce qui est consommé dans un procès de production dont la visée est de générer une survaleur – laquelle sera « réalisée » comme profit.

En ce sens, ce qui est refusé, c’est encore et toujours la violence d’appropriation. C’est peut-être par là que se laisse saisir le point d’ancrage d’une action commune – des luttes indigènes en Australie ou dans les Amériques aux luttes des précarisés qui refusent les nouvelles formes de mise au travail dans les pays surdéveloppés.

 

 

2.

 

Pour revenir à la célèbre définition de Marx, « le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état des choses existant », il est important de s’arrêter davantage sur ce mouvement réel, en gardant comme point de départ l’hypothèse que le réel de Marx « n’est plus ce qu’il était » : qu’il ne s’inscrit plus dans une téléologie de l’histoire, ni dans une appréhension totalisante de la politique.

Or, il est possible de tenir en même temps — mais en cet « en même temps » réside sans doute toute la difficulté — que nous ne sommes pas pour autant voués à l’indicible quant à ce réel, ni à la simple exposition de la multitude dispersée et évanescente de tout ce qui arrive.

Que l’intelligibilité du réel soit détachée de toute appréhension totalisante, cela ne signifie pas que ce réel serait, pour ainsi dire, « en morceaux ». Le réel est localisé, on pourrait dire singularisé (mais c’est la même chose). Il n’est donc pas « en morceaux », mais « en points » — cette image permettant de mettre au jour une différenciation fondamentale : « en morceaux », cela indiquerait un réel constitué de fragments irrémédiablement dispersés et séparés ; « en points », cela renvoie à l’idée de singularités qu’il serait possible de pointer en tant que telles, et de relier entre elles.

Il peut donc y avoir une intelligibilité discursive et pratique de la politique qui ne passe pas par un savoir ou un système de connaissances constitués, et qui permet néanmoins la saisie des « cas » — localisés, singuliers — qui la composent. Une intelligibilité « pas-toute », pour le dire une fois encore avec Lacan, mais une intelligibilité possible — bien que ses modes d’appréhension ne sauraient être ceux qui sont et qui ont toujours été en adéquation avec le réel conçu comme totalité : ceux qui supposent l’existence d’un savoir extérieur, « séparé » du réel (c’est-à-dire un savoir de surplomb, dont le modèle par excellence serait la science).

Par ce détour on peut comprendre autrement le « mouvement réel », en rappelant que l’expression marxienne indique que le communisme n’est ni un idéal à réaliser, ni une configuration socio-historique qui se laisserait anticiper dans la théorie, ni non plus une idée dont il s’agirait d’affiner le plus possible la définition — définition qui aurait ensuite à être « appliquée » ou qui serait la mesure de la conformité du réel (le réel de l’action politique par exemple) à une notion de communisme.

La phrase de Marx, prise en entier, nous dit clairement cela : « Le communisme n’est pour nous ni un état de choses qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler ; nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état des choses existant. » Le communisme est de l’ordre du réel, on pourrait dire de l’ordre de l’immanence, au sens d’une immanence au réel. Il n’est donc pas de l’ordre de la pensée, ni de la théorie.

 

Cela pourrait constituer une définition de la politique en général : la politique, ce sont les occurrences singulières du mouvement réel qui la constitue. Bien qu’extrêmement minimale, une telle définition semble avoir des conséquences majeures, comme le montre l’approche du travail que nous venons d’évoquer. On peut ajouter à cet aspect une deuxième dimension, celle de l’adresse générique de la politique et de la forme de subjectivation qu’elle suppose, à savoir une subjectivation qui passe par une « désidentification » (Rancière).

Assumer un « pas-tout » de la politique, prendre acte de ceci que le réel excède ce que la pensée peut en dire par avance (ce qu’elle peut « régler » a priori à son sujet), cela n’empêche pas la saisie des occurrences réelles de la politique là où elles ont lieu (que ce soit dans le passé ou dans notre présent). On pourrait pousser cette idée jusqu’à ses conséquences logiques, et dire que c’est seulement en déclarant « ici, c’est le cas » (« ici il se passe quelque chose qui est politique au sens où nous l’entendons »), que la pensée touche au réel de la politique.

On retrouve cette idée chez Jacques Rancière, qui parle des « cas » de la politique : des cas d’émancipation, des cas où l’égalité est en jeu, des cas d’exposition du tort fait à l’égalité, etc. (il est intéressant de noter que c’est sur ce point que Rancière, qui s’oppose à Marx à pratiquement tous les niveaux, le rejoint à l’endroit décisif du « réel de la politique »). Quelles que soient les circonstances historiques de leur déploiement, la fonction des « cas » c’est de produire des inscriptions nouvelles (qui peuvent être des inscriptions très « concrètes » — par exemple dans la loi, ou dans le refus d’une loi). En même temps, il s’agit de créer une autre visibilité, qui sera réactivable à un autre moment, ailleurs. La puissance des cas de la politique réside en ceci qu’ils dépassent largement les « lieux » de leur inscription.

Si la saisie de ces « cas », de ces « points de réel », est fondamentale, ce n’est pas seulement parce que la constellation qu’ils rendent visible construit une nouvelle visibilité d’une certaine histoire de la politique d’émancipation, mais surtout parce que ce sont les occurrences singulières d’une inscription qui est toujours réapproriable, réactivable.

 

Cette construction, qui n’a rien d’objectif, mais relève de décisions de pensée, nous mène au « commun » du mot communisme ou, plus précisément, à une certaine entente de ce commun, et aux modes de subjectivation qu’une telle entente suppose.

Pour comprendre de quel « commun » il s’agit ici, il faut d’abord en dégager une conception qui ne passe pas par la constitution de sujets collectifs correspondant à des groupes sociaux ou à des identités sociales, mais par des formes de construction qui comportent une dimension fondamentale de généricité.

Cela signifie que le commun ne saurait être l’incarnation d’une catégorie trans-temporelle, puisqu’il n’y a simplement pas de fonction programmatique de la pensée pour la politique. Le commun est déjà là, il s’agit de le penser et de l’exposer comme tel, et de tenir les conséquences de son affirmation : de faire en sorte qu’au mot communisme soient rattachées les formes de vie en adéquation avec le mot.

Chez Marx lui-même, d’ailleurs, l’expression « mouvement réel » n’a de sens qu’en référence à une pratique consciente, volontaire, déjà-là dans le présent : si on comprend dans l’énoncé de L’idéologie allemande que le communisme est, en un sens très précis, déjà-là, cela signifie qu’il ne peut devenir effectif que par un travail de construction. Le communisme apparaît dès lors comme une puissance qui ne peut être effectuée que si elle est volontairement et activement portée au sein même du capitalisme. Cette idée éclaire davantage notre entente du « mouvement réel », en accord avec les nombreux commentateurs marxistes soutenant qu’il n’y a pas, contrairement à une perception diffuse, de transition du capitalisme au communisme chez Marx. Le communisme est l’accumulation de conditions anti-capitalistes au sein même du capitalisme — ce qui suppose l’existence d’hommes et de femmes qui pensent et agissent, dès maintenant pourrions-nous dire, en tant que communistes.

On pourrait dire qu’il y a des « communistes sans communisme », pour reprendre le propos de Jacques Rancière dans l’ouvrage collectif L’idée du communisme (Nouvelles éditions Lignes, 2010) — si le communisme était conçu comme « l’accomplissement d’une nécessité historique, ou comme le renversement de cette nécessité ». L’existence de communistes sans communisme, cela signifie que le communisme est « intrinsèque aux pratiques de l’émancipation, [qu’il] est la forme d’universalité construite par ces pratiques »  Cette idée ayant l’avantage de donner à voir la positivité des constructions possibles, ici et maintenant, de lui rendre sa force au présent, au lieu de le considérer exclusivement comme négation (résistance et abolition) toujours à venir du capitalisme.

 

Mais comment pouvons-nous appréhender une telle construction du commun ? Nous venons de pointer une dimension de ce que peut être la subjectivation politique aujourd’hui : le refus d’être constitués en force de travail pour le capital. Il y en a une deuxième, qui tient à la généricité de l’adresse de la politique contenue dans le mot « communisme ».

Si on tient que la politique se définit de s’adresser, de manière intrinsèque, à un « tous » — un tous générique, un tous ouvert, non pas du tout un « tout le monde », mais plutôt un « n’importe qui », un « chacun où qu’il soit » — il faut tenir en même temps que l’identité ne peut pas constituer un opérateur pour la politique. Ou plus précisément qu’elle ne peut être un mot de la politique que dans la mesure exacte où elle est capable de porter autre chose que ce qui est partagé par ceux qui reconnaissent appartenir à telle ou telle identité. Il s’agit donc bien ici d’un autre refus : celui de la réduction des formes de la politique, de l’action et de la subjectivation politiques, aux identités existantes.

L’adresse générique de la politique, l’adresse à un « tous » (non pas un « tous » positivé, effectif, mais un « tous » potentiel) cela implique notamment — et il est utile de le souligner dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui — que la race ne peut, en tant que telle, être un opérateur de la subjectivation politique. On pourrait affirmer que pour qu’il y ait subjectivation émancipatrice, il faut qu’il y ait déprise des identités. Cela ne signifie nullement que toute revendication basée sur la race est nécessairement vouée à l’échec, ou intrinsèquement réactionnaire : cela signifie seulement que son potentiel émancipateur ne réside jamais en une positivation de l’identité raciale en tant que telle. Pour qu’une identité (prolétaire, peuple colonisé, femme, noir, etc.) constitue le point de départ d’un processus véritablement émancipateur, il faut que soit conjurée toute appropriation exclusive de la revendication politique. Autrement dit, il faut qu’il y ait une connexion entre cette identité particulière et une adresse générique. En clair : les identités existent bel et bien, et on ne peut pas simplement décider de les ignorer ou d’en sortir, comme le voudrait une certaine utopie queer. « Désidentification », cela ne signifie pas : abolition des identités. Cela signifie : constitution d’identités paradoxales, d’identifications polémiques. Car quand on ne travaille pas à déplacer les identités, à les rendre paradoxales, ce sera l’ordre d’oppression et d’exclusion qui se chargera de les remettre à leur place (pensons au racisme de la police).

Ce n’est qu’à partir d’identifications polémiques, non réductibles aux classifications existantes, qu’il s’agira, pour nous, d’organiser les passages entre les points de désidentification, entre les différents lieux où des formes de désidentification sont en jeu.

 

Nous avons suggéré que la construction du commun relève de décisions de pensée. Que faut-il entendre par « décisions de pensée » ? S’il fallait décrire un autre mode d’appréhension du réel, ce serait peut-être quelque chose de l’ordre des « régimes de vérité » au sens de Michel Foucault : la distribution d’un certain système de critères de connaissance et de reconnaissance qui déterminent la véridicité, c’est-à-dire une certaine frontière entre le vrai et le faux. Ce qui est essentiel dans la notion foucaldienne, c’est qu’une telle distribution ne s’impose jamais en raison d’une légitimité interne, ou de quelque force objective. Les régimes de vérité sont toujours infondés, dans la mesure où leur « fondement » ne peut, en aucun cas, être objectif : c’est la raison pour laquelle les régimes de vérité sont multiples, traversés par des divisions, et reposent in fine sur des décisions de pensée.

On pourrait donc, dans la continuité de la perspective foucaldienne, affirmer que toute saisie en pensée de la politique comporte toujours le choix, avant toute production d’analyse discernable en tant que telle, d’un parti-pris. Un parti pris inhérent à toute approche de la politique, qui permet de dire : « ici, c’est le cas » : « ici, c’est politique », « ici, c’est commun ». Non pas à la manière d’un verdict posé par les intellectuels sur le réel, mais comme acte de pensée qui permet d’ouvrir ce qui arrive localement au commun, de le rendre ainsi partageable.

Le communisme est le refus de la mise au travail généralisée, de la mise au travail pour le capital. Un refus dont la mise en œuvre suppose une opération de désidentification.

Le communisme est l’attaque du développement capitaliste en tant que tel et de ce qui est en son cœur – à savoir l’appropriation de ce qui est constitué en force de travail. Il n’existe que dans la mesure où existent des communistes qui « portent une forme de vie plus haute » que celle qui est suscitée ou tolérée dans le monde du capital. Il n’existe que dans les moments où se manifestent ces formes de vie. Des moments où sont mises en jeu les identités sociales, mais où se défait pourtant la logique même de l’identification.

Entre la stratégie du refus de la mise au travail généralisée qui consomme les forces vives de la planète et la tactique de mise en résonance des identités polémiques, il y a une continuité, qui dessine l’espace de la subjectivation politique aujourd’hui. C’est sur le fond d’une telle continuité que peut se dégager un horizon, une visée d’action commune à même de répondre au monde-un que tentent d’imposer les militants du capital.

On nous dira que cette voie révolutionnaire est « romantique ». On répondra que, au vu de l’état du monde, ce romantisme, cette radicalité, sont plus réalistes que toutes les formes de réformisme gradualiste proposées par une bonne volonté de gauche, dont les décennies passées ont avéré l’épuisement définitif.