Jacques Rancière – Montage

Montage

 

Le programme annonçait que je parlerais de la méthode de la scène dans sa parenté et son écart par rapport à la notion de montage. En fait j’essaierai surtout de dessiner le terrain sur lequel l’une et l’autre peuvent se rencontrer et se différencier, la forme de rationalité à laquelle ils appartiennent. Je déplacerai donc la problématique du montage un peu loin de son terrain habituel et des repères qui lui sont associés. Mais je crois ce déplacement nécessaire pour faire voir les enjeux de la notion.

Mon exposé aura pour fil rouge une phrase d’Adorno qui se trouve dans son Essai sur Wagner. La phrase dit ceci : « Celui qui comprendrait tout à fait pourquoi Haydn redouble en piano les violons par une flute, pourrait saisir   pourquoi, il y a des milliers d’années, l’humanité renonça à manger du blé cru et commença à faire du pain ou pourquoi elle commença à lisser et à polir ses outils ». Ce texte qui ne parle pas de montage me semble pourtant mettre en lumière   ce dont il est question dans cette notion dès lors qu’on la pense non pas simplement comme le procédé d’un art particulier mais comme une opération de l’esprit en général. A partir de la façon dont le son d’une flute se marie avec celui des violons dans une symphonie, on pourrait comprendre le processus qui a infléchi le destin de l’humanité.  J’essaierai de déplier quelques implications de cet énoncé paradoxal.  Je commencerai par la « saisie » dont ce texte nous parle, en laissant de côté la spécificité des termes d’Adorno qui en fait une « illumination », l’acte de saisir pour autant qu’on est soi-même saisi par la lueur d’un éclair. Le texte nous dit une première chose : le montage, ce n’est pas une simple manière de calculer une combinaison d’éléments pour produire un effet spécifique sur un sujet également spécifique – le fameux labourage des cerveaux dont parle Eisenstein. Mais cela ne désigne pas non plus le mode de composition interne qui donne sa vie à une forme, par exemple – pour rester avec Eisenstein- la dynamique qu’un peintre peut donner au portrait   d’une actrice en montrant les différentes parties de son corps à des moments différents d’un même mouvement. Cela désigne d’abord le mode d’intelligibilité selon lequel un rapport interne entre deux éléments d’un assemblage particulier donne quelque chose à connaître et à ressentir de la réalité globale d’un monde.

Ce mode d’intelligibilité peut être défini par écart avec une forme dominante  de rationalité : celle qui explique une particularité par l’ensemble de ses conditions : par exemple  l’emploi d’une  combinaison spécifique des cordes et des vents  par l’évolution des formes musicales,  elle-même   conditionnée par l’évolution des instruments et  des sensibilités auditives et   par celle des conditions sociales dans lesquelles les musiciens exercent leur pratique , conditions qui dépendent de la transformation globale des sociétés laquelle  dépend elle-même de la transformation des techniques et ainsi de suite en une chaîne qu’on arrête habituellement à tel  ou tel moment du développement du capitalisme mais qui peut remonter  jusqu’à l’âge de pierre. Adorno casse brutalement cette logique : il met directement cette combinaison instrumentale en rapport avec l’âge de pierre mais aussi il inverse les positions de la chose à expliquer et de celle qui explique. Ce n’est pas l’histoire de l’humanité qui explique cet infime segment qu’est le rapport de la flute et des violons dans une symphonie de Haydn. C’est ce rapport qui pourrait expliquer une évolution essentielle de l’humanité. Ce renversement ne relève pas simplement de la méthode du microcosme qui explique le macrocosme. Il ne s’agit pas d’expliquer un tout par un autre. Le problème concerne la manière même de constituer le tout. On peut ici évoquer la critique jacotiste de l’explication. L’explication montre qu’aucune chose particulière ne se laisse connaître si on ne connait pas le tout dont elle fait partie. Mais ce tout lui-même n’est jamais donné, jamais achevé. Le pouvoir du tout qui explique doit alors être réputé immanent à la science de l’explicateur, à la manière dont il fait des liens. A cela le principe émancipateur répond qu’il est possible en n’importe quel point de constituer un tout à partir d’un lien minimum entre deux choses. La connaissance de l’articulation n’est pas conditionnée par la connaissance du tout. On peut pratiquer partout une articulation qui constitue un tout en elle-même et crée une autre puissance de lier. Il y a une puissance spécifique d’assembler non pas seulement à partir d’une petite totalité qui réfléchirait la grande mais à partir d’une exception au tout.

C’est cette manière de lier qui fait du montage une  catégorie spécifique,  distincte  du simple procédé qui cherche à arranger de la manière la plus efficace le matériel disponible. Le montage se singularise en tant qu’il fait exception par rapport à la manière normale d’assembler des parties en un tout.  Mais l’exception elle-même connaît des degrés. Au premier degré il y a la formule la plus simple de l’exception, celle qui est énoncée par Vertov au début de L’Homme à la caméra : un film sans histoire, sans acteurs, sans paroles écrites un film [où les plans ne s’assemblent pas pour créer des attentes narratives et émotionnelles et leur donner satisfaction mais en fonction de leur capacité à faire un tout par leur seul rapprochement, par leur capacité de se réfléchir les uns dans les autres et de se fondre en un rythme commun] qui  n’illustre pas le communisme mais qui est communiste par son propre agencement : parce que chacun de ses plans montre un geste équivalent à d’autres gestes et se montre lui-même comme un geste analogue à tous les autres :  le geste de l’opérateur qui tourne une manivelle est comme celui du caissier manipulant sa caisse enregistreuse, les gestes de grattage et de collage de la monteuse sont comme ceux de la manucure. Et pourtant ils font que chaque fragment prenne vie en s’assemblant avec ceux qui le précèdent et le suivent. Enchaînement et équivalence se réfléchissent l’un l’autre pour constituer la figure de l’exception. Une exception à la tradition narrative qui est elle-même semblable au communisme comme manière nouvelle de l’être-ensemble où chaque geste a égale valeur comme segment de l’activité commune.

Ce rapport entre équivalence interne et similitude externe ramène à peu de chose la puissance d’exceptionnalité du montage.  Celui-ci ne lie jamais que de l’homogène.  C’est ce que résume la formule ironique d’Eisenstein « vis après vis, brique après brique » : le montage comme manière de cimenter, le communisme construit comme une chose qui va de soi, comme l’assemblage du semblable avec le semblable où chaque unité laisse oublier sa singularité. Pour être une opération forte le montage doit faire tout l’opposé : il doit assembler de l’hétérogène et il doit rester étranger à ce qu’il exprime : il doit laisser la connexion totale (le communisme) à son état de chose qui n’est pas là, pas donnée mais qu’il faut faire connaître et désirer.  Le mauvais montage produit le tout par une double dissolution : il dissout les éléments dans une symphonie qui n’est qu’une homophonie répétée à l’infini et il fait ainsi évanouir la distance entre le film comme composition particulière et le communisme comme lien total.  C’est  Adorno qui, mieux qu’Eisenstein, nous montre la différence des deux montages et son enjeu par l’écart maximal posé entre un petit morceau d’une symphonie de Haydn et un événement reculé dans un passé inaccessible :  la naissance de l’homo faber, cet homo faber dont l’homme communiste révolutionnaire serait la réalisation ultime.  Adorno casse ainsi le rapport de la symphonie au communisme. L’assemblage de deux instruments – ou celui de deux plans- n’a pas pour analogon la grande communion des hommes travailleurs. Il a pour analogon sa condition la plus lointaine : la division du travail, conséquence de la naissance de l’homo faber qui se sépare de la nature en voulant la dominer. Il dit à sa manière l’espérance de bonheur et la douleur de la séparation qui sont liées à ce choix. Une alliance de deux timbres est un montage de l’hétérogène. La question est de savoir si cet assemblage laisse encore entendre l’hétérogène,c’est-à-dire la  séparation qui est en son cœur. Derrière la fusion des violons et de la flute chez Haydn, la cible de la polémique d’Adorno est la fusion de toutes les sonorités pratiquée par Wagner dans ce drame musical qu’il avait originellement conçu comme la réalisation du communisme :  la fin du malheur de la séparation entre les arts et entre les humains dans la grande mer orchestrale. Tel que le voit Adorno, Wagner a conçu le communisme orchestral comme Vertov concevra plus tard le communisme cinématographique :  en supprimant les spécificités des sonorités des instruments pour que l’orchestre devienne une palette sonore unifiée à la disposition d’un compositeur qui est d’abord un chef d’orchestre.  Rien ne doit grincer mais aussi rien ne doit se faire entendre pour soi-même dans la solitude de sa sonorité : là où la douleur de la séparation et le bonheur toujours espéré peuvent résonner dans ce qu’ils ont d’archaïque c’est-à-dire d’originel et d’indépassé. Le montage ciment est l’imposture de la réconciliation à laquelle Adorno oppose strictement l’intégrité d’une autre forme de montage musical   qu’il voit réalisée chez Mahler et parfaitement symbolisée par le début de sa Première Symphonie : celle-ci commence avec des cordes qui jouent des sons harmoniques suraigus : « un sifflement désagréable comme en émettaient les vieilles machines à vapeur » . La musique tend ainsi quelque chose comme « un mince rideau, râpé et opaque » avant   qu’éclate la fanfare assourdie de deux clarinettes qui semblent chercher en vain à percer le rideau avant d’être relayée par les trompettes et les cors qui le percent « à distance ».

Le pouvoir de connaissance et d’affect du montage serait celui d’une percée   qui vient résonner dans le cours de la continuité mélodique et harmonique comme un élément étranger : ici, c’est un sifflement de cordes analogue à celui d’une machine à vapeur, qui rappelle la douleur du travail divisé ; dans une autre symphonie , c’est   la simple mélodie d’un cor diatonique qui  donne une image trop naïve  du paradis perdu. La percée fait entendre un bruit hétérogène au cours normal du flux musical, un son de douleur ou de bonheur, ou des deux à la fois, qui est une protestation contre ce cours normal. Ce n’est pas une combinaison bien calculée par laquelle l’art donne conscience de la dureté de l’ordre du monde ; c’est la violence de cet ordre qui vient résonner, grincer dans l’art alors même qu’il voudrait l’oublier.

En opposant le montage/coup de poing au montage brique à brique, Eisenstein manque à penser ce grincement de l’hétérogène. Il le manque   là même où il le produit de fait. Je pense à un singulier effet de montage dans La Ligne générale, film dont on se souvient qu’il s’appelle aussi   L’Ancien et le Nouveau. Il est déjà singulier que l’illustration qui est donnée du nouveau, à savoir la création du sovkhoz et la mécanisation, passe par toute une série d’images archaïques. Mais surtout, à plusieurs moments, le nouveau de l’agriculture soviétique mécanisée se trouve mis dans un étrange rapprochement avec des fléaux ou des malédictions anciennes. Il en est ainsi de cette sauterelle rongeuse qui apparaît après la scène du fauchage où le jeune communiste a battu le vieux koulak et qui se transforme en une image de dents tranchantes mobiles, lesquelles apparaîtront appartenir à une faucheuse mécanique. Il est difficile de ne pas associer cette image de progrès à l’image biblique des sept plaies d’Egypte. Et il serait facile d’associer le grincement visuel des dents de la faucheuse avec ces harmoniques de cordes qu’Adorno compare à un sifflement de machine à vapeur. Mais même si   Eisenstein parle à propos de son film de « montage harmonique », les harmoniques en question sont bien plutôt des stimuli secondaires qui viennent s’additionner en un effet d’ensemble pour atteindre le système nerveux en dépassant les limites de la perception.

Là est la limite du montage pensé par Eisenstein , c’est-à-dire la limite de la volonté artistique qui se veut et se croit souveraine. Eisenstein a inlassablement cherché la formule du montage efficace comme équivalence d’un système de signes et d’un ensemble de stimuli. Il l’a demandée, tour à tour, à la physiologie du système nerveux, au théâtre japonais, à la linguistique ou à l’anthropologie. La phrase provocatrice d’Adorno nous laisse percevoir pourquoi ces innombrables tentatives échouent à formuler la radicalité de l’effet-montage. On ne peut pas avoir à la fois l’étrangeté du rapport et la détermination de son effet, l’effet-montage et l’effet du montage.   L’effet-montage atteint sa plus grande puissance là où il cesse d’être une opération visant à produire une connaissance ou un affect déterminé, là où il instaure entre le plus proche et le plus lointain un rapport de proximité ou de résonance sans orientation ni hiérarchie. C’est ce rapport « libre » entre un intérieur et un extérieur, entre une articulation particulière de mots, de sons ou d’images et un monde global qu’Adorno souligne tout en le laissant au mode conditionnel : celui qui comprendrait « tout à fait » pourquoi Haydn a mis là cette flute pour doubler les violons pourrait saisir pourquoi l’humanité a choisi la voie qui l’a mise où elle est. Clairement nul n’attend que personne le comprenne jamais « tout à fait ».  Car ce qui est en jeu est le sens même du mot comprendre. Si l’on comprend le cours du monde à travers Haydn au lieu de comprendre Haydn à partir du cours du monde, c’est que « comprendre » ne veut plus dire la même chose, qu’il ne s’agit plus de ranger une chose sous une autre de puissance supérieure, mais de les tenir ensemble, d’établir une commune mesure même entre ce qui est sans mesure. Il s’agit de l’établir sur un mode conditionnel qui oscille entre l’ irréel du présent et le  potentiel.  C’est pour cela qu’Adorno se livre lui-même à une forme de montage, qu’il enroule sans fin son discours, ses comparaisons et ses métaphores autour des épisodes musicaux de Wagner ou de Mahler.

Cette forme de montage peut sembler proche de ce que j’ai pratiqué et théorisé sous le nom de méthode de la scène. Il faut cependant marquer la différence. Le montage adornien a en commun avec la méthode de la scène de court-circuiter la recherche interminable des conditions. Il le fait  en posant le rapport direct du plus proche et du plus lointain.  Mais le rapport ainsi établi maintient l’autre grande forme de la méthode explicatrice :  le renvoi de la surface à ce qui se cache en-dessous   La singularité d’un rapprochement sonore est dite exprimer le traumatisme de la division du travail sur le mode du déchiffrement psychanalytique qui renvoie d’une scène manifeste à la blessure originelle dont elle est l’effet. Le montage reste ainsi une opération inégalitaire où un discours privilégié déchiffre ce qu’un autre discours exprime sans pouvoir le dire.

C’est cette distribution inégalitaire des positions que révoque la méthode de la scène. L’enroulement d’un discours autour d’un autre et le rapport immédiat du plus proche au plus lointain n’y fonctionnent plus sur le mode explicatif. Quand, dans La Nuit des prolétaires j’ai fait sortir le récit d’une journée de travail du rapport de condition à conditionné, ce n’était pas parce que j’avais ressenti dans le texte de Gauny l’écho de l’événement immémorial qui a séparé le travail de la jouissance. Ce que j’avais ressenti obscurément est que ce texte écrit par l’un de ceux qui normalement n’écrivent pas sur ce qui normalement ne vaut pas la peine d’être écrit était un texte de pensée. Il ne racontait pas sa journée de travail. Il écrivait la journée de travail recomposée, rythmée autrement pour y rendre sensible la manière dont le temps se transforme en condition qui emprisonne les corps mais aussi la capacité d’échapper à cette condition et de reprendre possession de l’espace et du temps qui l’enfermaient. Le montage qui enroule mon discours autour du sien est une manière de marquer l’étrangeté de l’événement de pensée qui était aussi l’événement d’égalité que j’avais rencontré, d’arracher ce texte à son statut consensuel de témoignage sur la condition ouvrière pour y faire entendre non l’expression d’une douleur mais l’affirmation d’une capacité. C’est l’égalité et non la douleur qui est l’élément étranger qui fait irruption et qu’il faut maintenir dans son étrangeté et la rendre sensible. Le travail de la scène est  la constitution d’un plan d’égalité : un plan qui vient couper le cours normal des choses et du régime explicateur mais aussi un plan aberrant construit au bord du rien : la vie qui s’écrit là aurait dû être oubliée, le texte qui en fait mémoire aurait dû rester dans son carton, une fois sorti, il aurait dû être lu comme document sur la condition ouvrière en ce temps. Le problème n’était pas seulement de le sauver mais de développer les potentialités du plan ainsi construit pour changer le sens de ce que penser veut dire. C’est ce  travail  d’élargissement et de consolidation que j’ai peu à peu opéré  en un second temps, en faisant converger vers le texte du menuisier  d’autres textes écrits dans des genres, des temps, des univers différents : le texte de la République où Platon explique que les artisans doivent rester dans l’atelier parce que le travail n’attend pas ; l’opposition aristotélicienne entre logos et phonè,  le texte de Kant qui définit l’expérience esthétique comme modification du regard porté sur la façade d’un palais,  le commentaire de Baudelaire sur le Chant des ouvriers affirmant la capacité des ouvriers à jouir  du regard sur les  palais et les parcs,  etc. La méthode de l’égalité  construit le plan où tous ces textes parlent d’une chose commune, là même où ils ignorent ou récusent cette communauté. Il produit le fragment d’un monde de l’intelligence partagée, antagonique à celui où les documents sociaux, les arguments théoriques et les trouvailles poétiques sont mis chacun à leur place.

La scène assemble des corps, des événements, des formes, des significations pour produire un rapport du sens au sens alternatif au régime de l’explication et au consensus qu’il organise. Elle trouve son écho dans des formes de montage cinématographique que l’on peut dire post-Eisensteiniens sans pour autant que l’on puisse penser cet écart dans l’opposition formulée hier par Bernard Aspe entre  l’œuvre affirmant sa singularité résistante et  celle qui voulait produire un sujet. Le cinéma de Pedro Costa procède, lui aussi, par scènes qui font apparaître des vies que normalement on ne voit pas. Lui aussi monte ces scènes de manière à faire bouger le statut de ces apparitions, pour qu’elles s’arrachent au statut de témoignages et deviennent une reconstitution – une réécriture -d’une forme de vie, effectuée par ceux et celles là-même qui en sont les acteurs ou actrices, une image construite en commun d’un monde commun. Pour cela le cinéaste enroule autour de leurs gestes et paroles des séquences de paroles ou d’images venus d’ailleurs : la dernière lettre de Desnos sur le chemin de la mort à Terezin, les photos de Jacob Riis montrant l’autre moitié du monde ou des réminiscences des images de morts-vivants des films de Jacques Tourneur. Le montage crée un plan d’égalité pour tous ces textes et ces images qui dessinent une image de notre présent en faisant apparaître des capacités de faire monde portées par des existences en équilibre sur la ligne de séparation entre la vie et la mort, l’humain et l’inhumain.  Des capacités elles-mêmes précaires, construites au bord du rien et menacées d’y retomber comme la journée de travail dans le carton d’archives.

Mais aussi parce qu’il parle d’existences contemporaines qui portent le deuil des espérances qui s’ouvraient dans le récit de cette journée de travail, ce montage semble poser  plus fortement la question de l’efficacité du montage. La méthode de la scène fait assurément bouger les lignes du perceptible et du pensable mais sans créer par là des effets déterminés de mobilisation qui affecteraient ou produiraient un sujet spécifique. Faut-il pour autant l’assigner à la catégorie de l’œuvre dont Bernard disait hier qu’elle coupait « la chaîne reliant le sens, le sensible et l’action » ? Je pense que l’image classique qu’il a reprise là ne rend pas compte de la recherche pour laquelle il nous a réunis. Celle-ci devrait en effet nous conduire à révoquer cette image de la chaîne avec la duplicité profonde qu’elle porte en elle. D’un côté, en effet, elle implique qu’il y aurait une bonne liaison du sensible et du sens qui se prolongerait naturellement en action. De l’autre l’action est toujours posée comme ce qui rompt la chaîne, comme ce qui fait qu’on sort enfin de la pensée et du sentiment inactifs. Or, d’un côté la conséquence qui a toujours été obscure l’est peut-être plus que jamais aujourd’hui. La lucidité sur les formes de la domination ne manque pas aujourd’hui,  pas plus que les images de l’insupportable. Simplement elles rendent quasi indiscernables les raisons de désespérer du monde et celles de vouloir le changer.  Et quand les protocoles bien identifiés de l’action, de ses fins, de ses moyens et de ses étapes ont perdu leur crédibilité, la question se pose plus que jamais de savoir où situer la limite séparant ce qui est action de ce qui ne l’est pas. De celles et ceux qui depuis dix ans se sont assemblés sur des places ou des ronds-points, on n’a cessé de mettre en doute qu’ils aient agi, qu’ils aient fait plus que sentir et se sentir bien ensemble. C’est comme si l’idée de l’action et celle de la subjectivation n’arrivaient pas à se débarrasser du modèle énergétique : celui du choc qui transforme un spectateur inerte en acteur conscient. Mais une subjectivation politique n’est pas un rassemblement de sujets déployant une certaine énergie. C’est une suspension des énergies ordinaires du monde, un processus d’altération des formes du perceptible, du sensible et du pensable au sein desquels l’action a ses repères. Cette altération passe par une multitude d’opérations des esprits et des corps où les frontières du dire, du sentir et de l’agir, sont constamment remises en question avec la distinction même de l’action et de l’inaction. Ce sont  des assemblages  singuliers de paroles, de mouvements et d’ images qui crée des plans spécifiques d’égalité. La question est alors celle de la corrélation entre divers plans d’égalité. C’est un lien de montage à montage si l’on veut et l’on peut toujours faire effort pour qu’un montage particulier – appelé œuvre ou action- en recoupe d’autres et en intensifie la puissance. Mais il n’y a pas de montage de tous les montages.