Séance 3. Scènes du Capital et solipsisme social

 

Séance 3.

Scènes du Capital et solipsisme social

 

La notion de scène, nous l’avons surtout mobilisé pour penser les scènes de la politique qui « nous concerne » — c’est-à-dire les ami.e.s et les allié.e.s. Il y a un autre usage possible de cette notion de scène, qui est contenu dans l’idée de la division politique : considérer que le capital aussi fait des scènes. Les militant.e.s de l’économie font des scènes, et nos scènes sont en prise avec les leurs. Je propose de penser cela et d’y joindre un autre exercice de pensée autour de la notion de social.

Ce montage n’est pas évident. Il est lié à mon cheminement propre. Comme beaucoup d’autres, j’étais étudiant en sciences sociales au moment de mon entrée dans l’ « activisme » ou le « militantisme » — on appellera cela comme on veut. J’y suis entré avec la conviction que lorsque considérer chaque chose comme étant sociale (tout à la fois construit, non-naturel, historique, relationnel, non-intentionnel, systémique, déterminé) deviendrait une évidence commune, alors nous aurions la possibilité d’un changement politique significatif. Mais j’ai dû me débattre quand ce discours universitaire s’est échoué contre les discours « militants », qui apparaissaient très rétifs à toute la grammaire sociologique et en particulier à cette notion de « social ». Cette séance, j’aimerais que ce soit l’occasion d’un exercice de confrontation à cette notion, et en particulier telle qu’elle est prise dans un geste de pensée que je vais appeler « solipsisme social » — c’est Vivre sans ?, le livre récemment paru de Frédéric Lordon qui va permettre de spécifier ce qu’on peut entendre par-là.

Dans un premier temps je vais présenter comment certaines manières actuelles de mettre en récit le capital (et ses scènes) buttent sur cet obstacle qu’est le social. Le livre de Lordon permettra de spécifier la nature de cet obstacle.

Ensuite, j’essaierai de montrer que le traitement de cet obstacle permet de dénouer certaines difficultés du paradigme de la division politique. Ces difficultés sont liées aux thèmes de l’année : elles sont de nature esthétiques, elles relèvent de la capacité à créer des scènes narratives qui déploient les gestes de la division politique de bout en bout — c’est-à-dire « dans, contre et au-delà » du monde du Capital, pour reprendre une formule qu’affectionne John Holloway.

 

[1. Récit du capitalisme et naturalisme]

 

Les nouvelles histoires du capitalisme ont en commun de « trébucher » sur le social. Je prends l’exemple du livre de Jason Moore et Raj Patel, A History of the World in Seven Cheap Things, paru l’année dernière et dont on a déjà parlé dans le séminaire.

Patel et Moore ont pour but épsitémologique et politique de contribuer à un travail de « nomination » des problèmes politiques actuels : plus particulièrement, ils veulent problématiser des noms que l’on prend pour acquis, comme ceux de Nature et de Société. Ils ne souhaitent pas les critiquer comme inadéquats à la saisie du réel, mais plutôt comme abstractions réelles qui ont « émergé de la violence coloniale et des pratiques capitalistes » : « La dichotomie Nature/Société a été fondamentale dans la nouvelle cosmologie moderne, dans laquelle l’espace est plat, le temps est linéaire et la nature extérieur », cette cosmologie ayant participé de « l’expulsion des femmes, des peuples indigènes et des africains de l’humanité » (Patel & Moore, 2018, introduction).

Le résultat c’est que ce qui était auparavant pris comme motifs explicatifs (les schémas d’intelligibilité des sciences sociales et du naturalisme) font désormais parti des phénomènes à expliquer. Le récit change aussi : au lieu d’une longue histoire linéaire, nous avons des fragments d’histoires qui sont autant de vies, d’actes, d’événements et de processus. Leur cohérence n’est pas garantie par l’inscription dans un temps vide, homogène et universel, mais par la constellation que Moore et Patel dessinent pour comprendre notre présent. L’esthétique anti-naturaliste de cette écriture et l’esthétique du capital sont en tension, notamment parce que Patel et Moore proposent une façon de sortir du dualisme nature/société qui combine deux stratégies peut-être trop hétérogènes : s’appuyer sur des catégories des sciences sociales, notamment celles de la Théorie des systèmes-monde, et s’appuyer sur les perspectives des vaincu.e.s. C’est bien ce qu’ils proposent quand ils affirment que la mise en lumière de la violence épsitémique du partage Nature/Société propose, en plus d’offrir la possibilité de « re-penser » l’écologie-monde, celle de se re-mémorer les histoires des victimes du progrès (p. 39).

Je pense que le montage de ces deux stratégies fait courir un risque au récit de Moore et Patel. Leur mise en cause du grand partage Nature/Société s’appuie largement sur des éléments du côté « Société » de ce partage. C’est le plus criant dans les différentes figures que revêt le capitalisme dans leur récit : il y est tantôt figuré comme mise en résonance d’actes et de scènes politiques ouvertes par les militants de l’économie, tantôt il se présente comme système doté d’une logique automate, susceptible d’être appréhendé seulement grâce aux catégories des sciences sociales et/ou du marxisme. Je pense que c’est dans ce balancement, cette hésitation que peut peser le paradigme de la division.

 

On notera que cette mise en cause des catégories de pensée au sein même du récit marque peut être le re-surgissement d’ambiguités fondamentales contenues dans les premières approches de la genèse du capitalisme, notamment chez Karl Marx. Les différents exégètes de Marx n’en ont pas fini de se dépatouiller pour savoir si il développe une pensée économique ou une pensée de l’économie ; s’il fait mine de prendre au pied de la lettre l’économie bourgeoise ou s’il en embrasse une partie des pré-supposés ; s’il manifeste par son écriture les prétentions métaphysiques et universalistes de la logique du capital, ou si lui-même endosse (consciemment ou non) ces prétentions… Kaléidoscope infini et indécidable. La difficulté est d’autant plus grande si l’on s’accorde à dire que l’émergence et la domination du capital doit être comprise comme épistémologique et symbolique : cette domination est une abstraction réalisée, la décrire suppose de mettre en récit l’effectivité grandissante de catégories, sans pour autant se trouver pris au piège dans celles-ci (c’est le sort de la « critique de la valeur »).

C’est un problème présent dans nombre de théories critiques. C’est par exemple tout le problème de la critique du phallogocentrisme chez Luce Irigaray. Celle-ci montre que Simone de Beauvoir reproduit l’économie signifiante masculiniste (par exemple en faisant primer la transcendance sur l’immanence dans les deux tomes du Deuxième sexe). Mais, comme le note Judith Butler, en décrivant une domination aussi englobante, puissante, monolithique et monologique, elle échoue à « saisir les opérations » spécifiques, localisées, autrement que comme exemple d’un « phallogocentrisme toujours identique à lui-même » (Gender Trouble, p. 18). Son geste théorique reproduit lui-même ce qu’il dénonce : la cloture phallogocentrique du discours.

Nouveau-né ou spectre, ce problème s’impose en tout cas. Il est finalement celui de l’articulation à trouver entre rationalité à expliquer et rationalité explicative au sein d’un agencement fictionnel. La négligence de ce problème peut mener à la reproduction de ce qui est combattu à même l’écriture. On a tous eu ce sentiment, face à des écrits, que l’introduction d’un nouveau concept ne changeait rien à la texture des histoires qu’on nous racontait…

 

C’est là que travailler sur le livre de Frédéric Lordon peut s’avérer utile : parce que l’obstacle sur lequel trébuchent Patel et Moore, il en fait la pierre angulaire de sa philosophie. Son livre permet donc de mieux comprendre cet obstacle, et comment s’en défaire.

On peut résumer l’objet et le propos de son livre comme suit : toutes celles et ceux qui pensent s’appuyer sur l’expérimentation des formes de vie collectives hétérogènes à la logique de la valorisation du capital pour bâtir un antagonisme et un devenir-autre se mettent le doigt dans l’oeil. Pourquoi ? Parce que la valorisation des collectifs contre les institutions, du transindividuel contre le social, de l’éthique contre l’économie, repose sur la dénégation du caractère sociologiquement déterminé de la totalité de l’existant et sur un mépris corrélatif des « masses », du « régulier », du « grand nombre ». Cette dénégation aboutirait au désir de « vivre sans » : sans argent, sans institution, sans police, sans Etat… Sans tout ce qui structure nécessairement les vies à plusieurs « normales ». C’est une critique qui est parfois formulée au sein même de l’autonomie : le manque de proposition positive, même si de Toni Negri à Giorgio Agamben on a trouvé une foule de manière de répondre à cette critique, ce que Lordon ignore ou ne mentionne pas.

Pour poser son constat, Lordon propose un parcours d’Agamben, de Gilles Deleuze, d’Alain Badiou et de Jacques Rancière. Je ne rentre pas dans les détails (mais lui non plus) : l’important est qu’il identifie chez eux une « politique des singularités », des exceptions, qui repose sur le désir de se désidentifier de ses prédicats sociaux, de ne pas être dans la « norme ». Or, pour Lordon, les moments politiques de Rancière, la communauté qui vient d’Agamben ou la figure militante chez Badiou, ce sont des exceptions, des virtuosités, des épiphanies, qui ne permettent pas d’élaborer une politique « de masse ». En plus de ne pas être généralisable, cette politique serait coupable d’ignorer les lois fondamentales de l’existence collective : à savoir que tout a une identité sociale. Qu’une personne ou un collectif cherche à se désidentifier de ses prédicats sociaux, alors se forme aussitôt une nouvelle identité sociale : celle de la prétention à la désidentification sociale. La boucle est bouclée : d’où l’adéquation de l’expression « solipsisme social ». Le solipsisme social, c’est ce geste par lequel on pose que tout ce qui est, est nécessairement relationnel, et que tout ce qui est relationnel, est social. Tout ce qui est, est « social ». Spinoza disait Dieu sinon la nature (Deus sive natura), Lordon dirait Dieu sinon le social.

Ce solipsisme a comme premier effet de réduire à une seule modalité possible tous les types de relation et de rapports qui existent (puisque relation = social, alors les groupes, les liens, les gestes, les phénomènes n’existent que de pouvoir être qualifiés de « sociaux »). Son deuxième effet est de poser cette modalité comme déterministe. Le troisième effet est donc de tenir que tout est déterminé.

Ce solipsisme a des effets de bouclage terribles : comme la police bouclant une scène de crime, il dit « circulez, il n’y a rien à voir ». Puisque tout est déterminé conformément à son identité et à celle des causes et des effets, Lordon peut affirmer que « la décision [c’est-à-dire le choix] n’existe pas » (p. 29-30). Le fait de s’imaginer qu’un « effet » est une « décision » est déterminé à son tour par le désir de s’imaginer la déterminité autrement qu’elle n’est réellement. La souveraineté, ce n’est donc pas le fait de l’Etat et ses représentants qui prennent des décisions, mais du social, et elle est déconnectée de toute décision. La souveraineté c’est alors la détermination sociale des parties socialisées par le Tout socialisant (L’Etat est donc co-extensif à la condition humaine, idée centrale de la philosophie politique de Lordon).

Par ailleurs, la détermination sociale passe par les corps, déterminant chaque personne. Pour Lordon, rien ne dépasse : une personne est son corps, ni plus ni moins. On a là un bouclage individuant et anthropocentrique, parce qu’évidemment, un corps humain est un corps humain, c’est-à-dire un corps socialisé : « individu social, l’homme est toujours-déjà socialement affecté » (p. 72-73). D’où il sort un bouclage temporel : le passé pèse de tout son poids sur le présent et détermine l’avenir.

Ce bouclage temporel est également historique. Il n’y a ni erreur, ni inaccomplissement : tout arrive conformément à la chaîne des déterminations causales. Il n’y ni écart, ni manque, ni défaut. Tout est là, aussi bien dans l’ordre global que biographique : « au moment où [une personne] a agi son conatus, comme en toute circonstance, [elle] a entièrement saturé son degré de puissance, l’a exprimé sans reste » (p. 78). Exit la tradition des vaincus de Walter Benjamin.

Bref, tout n’est jamais que question du social : « l’institution, ou l’institutionnel, est le mode d’être même du collectif […] et il n’en a pas d’autre » (p. 107-108) ; « le social est le milieu de la vie des hommes, et il l’est nécessairement » (p. 129). D’où il résulte en toute logique que « les mécanismes par lesquels la ZAD persévère et ceux par lesquels l’Etat tient ses sujets sont les mêmes » (p. 130), des mécanismes sociaux. Ce solipsisme a pour fonction de totaliser et d’assigner des prédicats sur tout ce qui est pris dans les rets du discours théorique.

L’effet de ce texte est de placer son écrivain dans la position de philosophe-Roi, depuis laquelle il peut légiférer grâce à un méta-langage adéquat au Réel puisque conforme aux régles élémentaires de la vie sociale. A ce méta-langage correspond un mépris du langage ordinaire : comme lorsque Lordon se moque de quelqu’un qui explique que pour gérer les conflits dans un collectif, les personnes essaient moins de discuter de règles ou de morale que de « limites subjectives » (p. 146). C’est encore plus manifeste dans La société des affects, livre où il reconnaît assumer une position aristocratique depuis son titre de chercheur au CNRS : « La vérité politique interne de la science, c’est qu’elle n’est pas démocratique » (heureusement, les scientifiques ont la générosité d’offrir leurs recherches, leurs produits finis à l’usage « citoyen », donc démocratique).

Ce que propose Lordon, c’est une puissante fiction qui se nie comme telle, bâtissant comme évidente une ontologie aussi totalisante et qu’individualisante, sans jeu, sans reste, sans dehors. Je crois que c’est ça le solipsisme social. C’est ce geste puissant s’institution d’un discours souverain sur son objet, qui invoque la possible mais difficile maîtrise du réel sur les conseils du savant.

 

Quel rapport avec la mise en récit du capitalisme ? Je pense que ce solipsisme social rend proprement impossible tout récit qui ai quelqu’intérêt. Et je pense que toute écriture qui met un pied dedans n’en ressort pas indemne. C’est bien pour cela que, comme Lordon le reconnaît, l’écriture de ses billets politiques ne se conforme pas du tout à ses principes théoriques. Utiliser ces schémas théoriques avec l’intention de raconter une histoire, avec des événements, ne serait qu’une occasion d’exemplifier une ou plusieurs lois. Le solipsisme social est une des raisons discrètes qui font le déclin de l’art du conte identifié par Walter Benjamin. Les seules expériences que cette théorie permet d’échanger, ce sont des expériences au sens de la science : des exemples de Lois, ou ces Lois. Ce n’est pas un hasard si les récits historiques de Bourdieu, de Bernard Lahire ou d’Hartmut Rosa sont des portions mineures de leurs écrits, et ont peut d’intérêt. On remarquera que ces trois penseurs n’ont pas de manière de théorie du capitalisme susceptible d’en marquer les limites. Lordon en a une, mais il ne peut pas en faire une histoire qui ne soit pas une genèse virtuelle à la manère des contractualistes.

Et c’est bien ce que permet de saisir ce détour : le problème dans le solipsisme social, c’est qu’il reproduit le schéma nomothétique du naturalisme, sa focalisation sur la loi et la souveraineté. Certes ce n’est pas une loi naturelle au sens de la biologie ou autres. On dira que c’est une loi sociale, ou anthropologique, ou une « seconde nature ». Mais cela reste une loi, attachée à tous les schémas qui vont avec : il faut un savoir des choses et de leurs noms, de leurs concepts, et un détenteur de ce savoir pour connaître la loi, éventuellement pour maîtriser la vie collective et reconnaître la souveraineté du Tout sur chacun et chacune. Dans ce Tout, tout se tient, chaque chose a sa place. On a une ontologie pleine, saturée, sans jeu intérieur, simplement animée par la simple concaténation des causes et des effets. Et tout cela se présente comme soutenant une perspective politique viable. Drôle de spinozisme, finalement très platonicien.

 

On pourrait trouver encore d’autres instances du solipsisme social. Il ne faut pas perdre de vue qu’il a été construit conte le solipsisme du sujet, l’atomisme libéral. Mais il reproduit son geste essentiel. Et il en est de même pour nombre d’autres solipsismes que répètent à l’envie les disciplines universitaires. On peut faire une histoire juridique de l’économie, une étude économique de la société, une approche sociale du droit… Autant de solipsismes possibles. Comme le dit Agamben, dans la conclusion de L’usage des corps : « La stratégie est toujours la même : quelque chose est divisé, exclu, envoyé par le fond, et, par cette exclusion même, est inclus comme archè et comme fondement » (Homo Sacer, intégral, p. 1320). Chaque fois, une notion a cette fonction d’institution et de cloture du discours sur lui-même, protégeant par-là même la cohérence du dispositif naturaliste et moderne dans toute son ampleur. Pour ce qui concerne le solipsisme social, que ce soit celui de Lordon, de Bourdieu, de Judith Butler, de Toni Negri ou de Hartmut Rosa, il est chaque fois positionné en tant que tiers-exclu et devient dès-lors un objet-mystère au-delà duquel on ne peut pas remonter. Cause première nécessaire et universelle. Ce caractère théologique éclate au grand jour chez Bourdieu lorsque, participant au mouvement des chômeurs de 96, et après avoir passé une bonne partie de sa vie à donner des leçons de sociologie, il trouve pour seuls mots capables de qualifier les actions dont il a été le témoin, ceux de : « miracle social ».

La mise en crise de ces catégories (nature, société, économie, loi, …) fait qu’il n’est plus possible de procéder ainsi si l’on veut retrouver la capacité esthétique de raconter le capitalisme, de le conter dans une perspective antagoniste. Je crois que c’est pour cela que les nouveaux récits du capitalisme doivent mettre en crise le discours des sciences sociales dominantes.

 

Alors comment faire ? Comment faire pour se mettre en mesure de faire des histoires sans passer par ces catégories parfaitement normalisées ?

On peut suivre ce conseil de Wittgenstein : les mots ne peuvent être expliqués qu’en recourant à d’autres mots, et il est toujours possible d’étendre l’explication : « Il n’y a pas de dernière maison dans cette rue ; on peut toujours en construire une nouvelle » (Recherches, p.  43). Ces autres mots doivent permettre d’engager une destitution du cercle épistémique moderne. Rappelons que la destitution est définie par Agamben comme le fait « de désactiver et de rendre inopérant quelque chose — un pouvoir, une fonction, une opération humaine — sans simplement le détruire, mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent » (Agamben, p. 1328). Toutes ces catégories (nature, social, économie), jusque-là nous avons pu élaborer des discours qui se tiennent à l’écart, en font l’archéologie, les contournent. Mais je pense que l’incapacité à en faire usage nous coupe de nombre de révoltes contemporaines (pensons à l’usage hétérogène aux socialismes du  « social » chez les Gilets Jaunes).

 

  1. Tenir la division

 

Je reviens donc au paradigme de la division, et à ses difficultés internes, pour essayer de les dénouer. Au sein de ce paradigme se pose les problèmes précédemment énoncés, mais il possède également des ressources qui permettent d’avancer dans le sens de la destitution. (Je prenais aussi le contre-modèle de Lordon parce que j’ai l’impression que dans le séminaire, nous n’arrivons souvent pas à tenir ensemble nombre des choses qui ont pu être acqusises. Le contre-exemple de Lordon rend sensible la distance qu’on a pu prendre par rapport aux schèmes de pensée qu’il utilise. Le but de cette partie est, par contraste, de récapituler un certains nombre de schèmes de pensée élaborés dans le séminaire. C’est aussi un exercice de transmission : les opérations symboliques essayées ici ont vocation à être partagées, ce qui nécessite d’apprendre à les résumer ou les condenser).

Je vais donc rappeler quelques éléments du paradigme de la division. Son point de départ est une proposition contre-intuitive (par rapport à des réflexes de pensée de « gauche ») : le capitalisme n’est pas un système socio-économique. Ou plutôt : le capitalisme a bien cette dimension économique et sociale, de même qu’une tendance à l’accumulation illimitée de la valeur, mais cette tendance et ces dimensions n’expliquent pas le capitalisme. Elles en sont des traits, mais n’indiquent pas le point de commencement du capitalisme. Son commencement se situe dans une initiative politique : un ensemble corrélé d’opérations de pouvoir qui a pour pré-supposé la défense d’une classe et pour résultat sa création, mais aussi la création d’une classe ennemie. Dans sa thèse, Muriel Combes prend l’exemple des enclosures. L’initiative politique apparait un acte performatif capable de faire advenir ce qu’il présuppose.

Mais le capitalisme se présente bien comme système ou comme phénomène naturel. Cette auto-présentation soustrait les données et paramètres fondamentaux de la vie à la possibilité du choix et de la décision. On peut restituer la consistance, la cohérence de ce domaine de variation qu’est le monde de l’économie, à condition de s’en faire l’ennemi. La « clé » de cette consistance, c’est l’élément antagoniste dont le capital se nourrit : le travail vivant des opéraïstes (« Connait vraiment celui qui hait vraiment » disait Mario Tronti). D’où la nécessité de porter la division.

La division est une reformulation du concept de partage de Jacques Rancières. Il définit le partage comme « ce qui sépare et exclut, d’un côté, ce qui fait participer, de l’autre » (Aux bords du politique, édition de 2004, p. 240). Chez Rancière, l’opérateur du partage, c’est la scène, le moment politique, l’interruption. Mais il y a un déséquilibre : avec Rancière on a certes une intelligence des cas de la politique de l’égalité, mais la politique du capital est réduite à des opérations de police. La politique du capital est d’ailleurs difficilement spécifiable chez Rancière, puisque chez lui la police désigne autant la société grecque antique que la société contemporaine. La division politique permet d’avoir un regard plus affuté sur les opérations politiques ennemies.

C’est dans Communisme : un manifeste que ce point est le plus fortement affirmé. Si l’on reconnaît que le capitalisme n’est pas un système, mais la résonance établie entre les actes politiques des militant.e.s de l’économie, alors la question se pose de savoir ce qui distingue leurs opérations politiques de celles de leurs ennemies. Et il me semble que répondre que ce qui les distingue c’est le différentiel de pouvoir impliqué par la domination de l’économie n’est pas suffisant. Cela suggère que fondamentalement, ces opérations politiques seraient commensurables, et qu’il s’agirait simplement d’une répartition inégalitaire du pouvoir (c’est ce que propose Lordon, dans le sillage de tout une tradition sociologique et philosophique, peut-être centrée sur le problème de la « justice redistributive »).

C’est là que se situe pour moi la première difficulté : celle de tenir les deux bords de la division : soit l’on penche sur des considérations concernant la politique de nos ami.e.s et allié.e.s, et l’on finit par débattre sur la vacuité ou la force de telle ou telle proposition ; soit l’on se focalise sur les opérations politiques ennemi.e.s, mais alors il devient ensuite difficile de remonter la pente ainsi dévalée, vers une perspective communiste tenable.

Je pense cependant qu’au sein des écrits de Bernard et Patrizia, il y a de quoi prendre en vue les deux versants de la division. Patrizia, dans Nous sommes embarqués (2019), précise les éléments d’une politique de l’égalité. On peut s’exercer à dégager par analogie la politique du capital. Donc : la politique de l’égalité serait ce qu’un sujet d’énonciation collectif reconnaît comme tel. La politique serait « de l’ordre de ce qui arrive et non de ce qui est », contrairement à la gestion étatique, au « cours normal des choses », au temps linéaire (p. 14). La politique marquerait l’effraction d’un nouveau partage du sensible dans le consensus à travers la construction d’une vérité polémique, d’une épreuve à même de la vérifier, d’un « cas singuliers d’universalité » (p. 45-46). La politique de l’égalité serait l’occasion d’un décollement pour les personnes d’avec leurs identités et rôles sociaux. Enfin, la politique de l’égalité reposerait sur un pari, et non pas sur une déduction ou une preuve garantissant sa vérité. Le militant et la militante de l’égalité accepteraient le fait d’être embarqué.e.s, et d’avoir à prendre parti.

La politique de l’économie, c’est aussi une politique qui est susceptible d’interrompre l’ordre normal des choses à partir d’un sujet d’énonciation collectif, même si cet ordre normal est largement construit par cette politique. L’adresse de ses démonstrations est différente : elle est illimitée, mais hiérarchisante. Elle contient des promesses : la fortune, la prospérité, le progrès, le confort — mais pose l’impossibilité pour chacun et chacune d’y accéder également. Par ailleurs, la politique de l’économie engage un décolement de ses militants d’avec leurs identités et rôles. Ou plutôt, une dénégation : on entend ainsi régulièrement que les PDG et les actionnaires ont une âme. Enfin, la politique de l’économie ne reposerait pas sur un pari, mais sur une vérité garantie par le discours de la Science, donc sur un méta-langage susceptible de hiérarchiser la valeur des paroles. Ce qui marque en retour un refus d’être embarqué et d’afficher sa prise de parti, caractérisé par l’idée que l’économie est affaire de gestion et d’optimisation de toute vie sociale

Manque alors le point de contact entre ces deux politiques. Et ce point de contact ne doit pas mettre en équivalence, constituer une commune mesure entre ces politiques. Il doit marquer la division, l’hétérogénéité. Cette articulation doit différencier : ce pourrait être les modes relationnels, désactivant ainsi le bouclage du solipsisme social.

C’est déjà une idée qui a été présentée ici et dans la tradition opéraïste. Dans le monde de l’économie, « la société désigne le domaine qui assure les prises de la gouvernementalité libérale, si l’on entend par là l’art de gouverner des capitalistes. La société correspond à l’exacte assignation de chacun à son identité professionnelle, et à l’intérêt qui est censé y correspondre » (Bernard Aspe, Les mots et les actes, p. 34). Mario Tronti avait noté l’importance des institutions et de l’investissement du social pour le capitalisme : « Les capitalistes n’ont pas encore inventé un pouvoir politique qui ne soit pas institutionnalisé ; ils en sont évidemment incapables. Ce genre de pouvoir est particulier aux ouvriers » (2016 [1966], p. 295-296). À travers le processus de subsomption, le capital se consolide en se disséminant dans le tissu social : « Lorsque la production spécifiquement capitaliste a achevé de tisser l’ensemble des rapports sociaux, elle apparaît elle-même comme un rapport social générique » (ibid.). Se faisant, la société se fait elle-même usine, « le rapport social devient un moment du rapport de production », phénomène incarné d’après Tronti par la tertiarisation de l’économie.

Le capitalisme transforme la société en un réseau de moyens adéquats aux fins de l’accumulation illimitée. En transformant la totalité des médiations sociales, le capital s’invisibilis en leur sein. Ce processus mène à l’invisibilisation de toute autre fin existentielle que l’accumulation. L’économie est en ce sens une anti-politique. C’est l’art politique des militant.e.s de l’économie, qui fait les scènes de nos vies quotidiennes, avec lesquelles nous avons à faire quand nous faisons des scènes.

En même temps, c’est ce qui fait que le mot « social » devient imprononçable et a des allures de poison à éviter dans beaucoup de textes militants. Souvent, c’est à bon escient. Dans Le toucher du monde, David Gé Bartoli et Sophie Gosselin l’expriment (en critiquant Heidegger) : « ce n’est pas « là où croît le danger [que] croît aussi ce qui sauve » […], mais toujours à côté, dans l’écart » (2019, p. 236). Et là on peut à nouveau s’appuyer sur ce que Bernard Aspe a développé : le paradigme du transindividuel. Pour se rendre à nouveau capable de penser, de décrire les médiations sociales, ce n’est pas à partir du social lui-même qu’il faut le faire, au risque de re-tomber dans les effets de bouclages du solipsisme qu’on a trouvé chez Lordon. C’est là que des mots comme « transindividuel » peuvent être précieux (pour construire une nouvelle maison dans la rue des explications, suivant l’image de Wittgenstein).

Le mot « transindividuel » permet d’éviter la réduction de tout mode de vie collectif au seul mode social, c’est-à-dire de tenir l’une des équations suivantes : collectif = société, ou relation = social (c’est peut-être ce genre d’erreur qui pousse Agamben à voir comme seule issu à la politique de la souveraineté l’invention d’une ontologie sans relation). Ce serait rabattre un champ d’existence sur une modalité d’être parmi d’autres. Un des problèmes qui surgit de la défense de ces équations est l’inévitable opposition individu/société, puisqu’au total il n’existe que les parties et ce qui excède leur somme, soit le domaine social. C’est pour sortir de cette ornière qu’est sollicitée la pensée de Simondon.

Dans son ontogenèse, il n’y a pas de vis-à-vis individu/société — sauf dans des cas extrêmes et pathologiques : il y a le groupe d’intériorité, le lieu du transindividuel, qui est justement la relation où se défait l’opposition individu/société, puisque cette relation « n’est ni hors du sujet, ni en lui, mais à travers lui et, indissociablement, indiscernablement, à travers d’autres êtres » (ibid.).

À ce type de groupe et cette relation, Simondon oppose le groupe d’extériorité et la relation sociale, qui est essentiellement interindividuelle : elle relie « des termes déjà individués » (Combes, op. cit., p. 54) — comme chez Lordon, avec ses corps déterminés socialement et parfaitement individués.

L’être individuel.le se voit assigné.e une place en fonction de son passé individuel, la part sédimentée et structurée de ses manières d’être, ce qui l’expose à un avenir probable, ajusté à son passé. Ce mode de l’être-ensemble fonctionne pour durer, pour faire en sorte qu’un état donné de la vie collective soit en mesure de persévérer malgré le passage du temps. C’est pourquoi le social est structuré autour d’institutions, comprises comme dispositifs de gestion des risques charriés par le temps. Les institutions sont ce sur quoi l’on peut compter.

Dans ce mode relationnel, la consistance du collectif est mutilée par un double mouvement de totalisation et d’individualisation : chacun.e a une place dans un grand Tout dont seul.e.s quelques expert.e.s sont censé.e.s tenir les secrets. Il en résulte un absentement du transindividuel, de la possibilité d’entrer en relation de chacun.e avec sa part de plus qu’un.e, de pré-individualité, de potentiel, de réserve de devenir. La vie s’en trouve « affaissée », elle perd en métastabilité. Dans le social, on inter-agit, on co-existe.

Tout l’intérêt de cette approche, c’est de désactiver le faux problème de l’opposition « individu-société ». Ou plutôt : de montrer que ce problème se pose dans une configuration particulière des modes relationnels, lorsque le capital enfle les médiations sociales et mène à l’élision-exploitation du transindividuel, des groupes d’intériorités.

L’autre avantage de cette perspective, c’est d’envisager le social autrement que comme le domaine réservé par nature à l’ennemi. Le social est coexistensif à la vie en collectivité, mais n’a pas le monopole des modes relationnels. Le paradigme du transindividuel permet de spécifier l’appui que prend le capital sur le mode social des relations, et de prendre appui sur d’autres modes relationnels pour élaborer une critique des formes de vie capitalistes et imaginer d’autres formes de vie collectives, sans se couper du mot « social ».

J’en arrive à une autre difficulté qui a été soulevé ici, liée au refus d’utiliser les catégories naturalistes et modernes. Cette difficulté est proverbiale : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (Jameson, 2003). La première occurence de cette idée que j’ai trouvé remonte à 2003, sous la plume de Fredric Jameson. Mais déjà il la faisait précédé de « Quelqu’un a dit qu’il est plus facile… ». Idée proprement anonyme, elle désigne une difficulté réelle, que nous avons retrouvé dans ce séminaire, notamment lors de la première séance de cette année, lorsqu’il a été question de dégager une vision non-pessimiste du futur.

Je pense que cette deuxième difficulté est liée à la première, à savoir de tenir toute l’opération de la division. La difficulté à tenir le geste de la division rends également difficile d’imaginer ce qui se tient « dans, contre et au-delà » du monde du capital. Si l’on ne s’imagine pas ce qui est dans, contre et au-delà en même temps qu’on s’imagine le monde du capital, alors on ne peut pas imaginer la fin du capitalisme autrement que comme fin du monde.

[Conclusion]

 

J’en arrive à la fin. Je récapitule : raconter l’histoire du capitalisme doit se faire contre l’épistémologie moderne et le solipsisme social. Cela doit aussi se faire à travers un usage destituants des catégories prises dans ce cercle épistémique. Pour poursuivre la tradition militante de ré-écriture de la naissance du capitalisme, il faut en passer par-là. Imaginer la fin du capitalisme nécessité d’imaginer son commencement. C’est une question souvent évitée : prenez Accélération d’Hartmut Rosa, il élude complètement le problème de la naissance de la modernité. Le paradigme de la division politique permet d’éviter tous ces problèmes en considérant que le capitalisme n’est pas un sujet automate, un système qui découble d’une seconde nature sociale avec ses propres lois. Il découle d’initiatives politiques : ce qui appelle un vrai travail d’écriture historique, sans tomber dans le piège des débats historiographiques. Comme le dit Walter Benjamin : « Quant à la question : « Comment les choses se sont-elles passées en réalité ? », il s’agit moins d’y répondre que de savoir la poser » (Origine du drame baroque).

Une des idées susceptibles d’aiguilloner ce genre d’écriture, c’est celle d’image-naissantes : des « images […] porteuses de temps et hétérogènes à l’ici-maintenant du temps vécu mais aussi à l’espace-temps homogène de la production industrielle. La rencontre qui se produit lorsque surgissent ces images d’autres temps constitue la qualité et la consistance d’une expérience » (p. 187) ; Une image qui suscite « l’épreuve d’une distance à franchir », qui « n’advient que dans et à travers cette épreuve. Dans la distance, l’espace et le temps sont dépliés, démultipliés. Ce pourquoi la formation de l’image est coexstensive de l’advenue d’un monde » (p. 325). Il nous faut des images-naissantes de la division politique à l’aurée du capitalisme.