Séance 8 : Séance de clôture

Complément de la séance 6

Nous nous sommes arrêtés la dernière fois sur ce point : le capital a inventé un temps qui lui est propre, et cette invention va de pair avec la possibilité d’une synchronisation des activités humaines ; une possibilité offerte par la technologie des horloges à partir du XIIIème siècle, mais qui ne se met véritablement en place, en tant que technique de gouvernement, qu’à partir des XVème-XVIème siècles, en accompagnant les débuts de l’économie-monde. Le temps des horloges, c’est bien en ce sens le temps du capital, ou celui de l’État (c’est la même chose, ou plutôt c’est strictement indissociable).

Mais il faut voir comment, sur ce fond, caractériser plus précisément le moment que nous vivons. Il semble qu’il y ait deux traits contradictoires.

D’un côté, nous sommes à l’ère de l’hyper-synchronisation, du « temps réel » qui est celui des réseaux de communication mondialisés. De ce point de vue, le temps du capital est bien, plus qu’il ne l’a jamais été, le temps de la synchronisation, laquelle est aujourd’hui une synchronisation immédiatement planétaire.

Mais d’une autre côté, sur ce fond d’hyper-synchronisation, il y a une opération plus décisive peut-être, qui consiste à orchestrer les formes multiples de la dé-synchronisation.

Ce que l’on a appelé « flexibilisation du travail » a été une manière de nommer l’ensemble des opérations qui ont dissocié l’existence des lieux de travail de l’idée que ceux qui devaient s’y rendre étaient contraints, pour le meilleur et pour le pire, de partager un même temps (disons que c’est le modèle de l’usine fordiste). Ce temps contraint, en tant qu’il était un temps commun, était aussi ce qui pouvait être retourné contre ceux qui organisaient la contrainte.

Le travail flexible, c’est l’ensemble des dispositifs qui permettent de mobiliser des collectifs tout en leur soustrayant l’assise d’un temps partagé (grâce à la rotation des équipes de travail, aux horaires modulables, etc.).

Mais la perte ou du moins la raréfaction du temps commun s’étend bien au-delà des lieux de travail ; je veux dire ici : des lieux répertoriés comme tel car, comme on l’a vu, la réalité du travail, de ce qui est mobilisé comme travail dans le monde du capital, s’étend bien au-delà de ces lieux.

Les outils informatisés, tout en promettant une communication toujours plus efficace et plus rapide, produisent en réalité tout le contraire d’une intensification du partage.

Les mails et téléphones portables, en offrant la possibilité d’un ajustement permanent, opèrent en réalité une perpétuelle différance (du verbe « différer », mais écrit comme Derrida, dans un usage beaucoup plus restreint que celui qu’il donnait de ce non-concept) : un différer perpétuel du moment des retrouvailles, des rendez-vous. D’où la difficulté toujours plus grande de construire des collectifs capables ne serait-ce que de se retrouver régulièrement, en dehors de toute contrainte institutionnelle, ou de mobilisations de masse.

On pourrait dire que c’est la société-entreprise dans son ensemble qui est livrée au just-in-time existentiel.

Mais si nous sommes dans ce perpétuel différer, c’est aussi que nous sommes dans des espaces saturés, non par la communication, mais par l’information – ou même moins que de l’information : des données. Les données, c’est la forme que prennent les informations lorsqu’elles sont valorisables.

Nombre d’analyses soulignent la nature proprement invasive des flux d’information auxquels nous sommes soumis, et ce d’autant plus que cette soumission n’est pas passive, mais proprement active, et même librement active, car ce qui est essentiellement sollicité dans ces flux, c’est notre libre choix. Et ce pas seulement en tant que clients, acheteurs, etc. Nous avons en permanence devant nous la possibilité de choisir librement d’aller voir un site, de transmettre un avis, de le faire partager, etc. En découle une saturation de l’attention (voir Yves Citton). Plus encore : le fait même de produire une critique de cet effet de saturation, et de vouloir la partager, a tout d’abord pour effet d’accroître la saturation elle-même. Et par là même, de rendre toujours plus difficile l’instauration d’un temps commun qui ne soit pas éphémère.

 

Le projet du capital est de devenir le seul maître du temps commun – pas du temps « en général », mais bien du temps commun.

C’est là son utopie, c’est-à-dire ce qu’il ne peut réaliser.

 

Je voudrais souligner deux choses concernant la capture du temps commun.

La première concerne le rapport au futur.

On dit que le capitalisme cherche à maîtriser le futur. Il cherche à le maîtriser en anticipant ce qui peut arriver (c’est la gestion préventive des risques, qu’il s’agisse d’insurrection, d’épidémies ou de catastrophes naturelles) ; ou en faisant des paris sur ce qui va arriver – et en attachant à ces paris une valeur (finance).

En réalité, ce qu’il fait, ce n’est pas tant maîtriser le futur que raréfier la possibilité de se rapporter au futur autrement que sous la forme de l’anticipation projective.

On peut entendre que le capitalisme a pour effet d’étendre la disposition obsessionnelle qui veut que le futur, ce qui arrive, soit comme par avance déjà rangé. C’est la litanie des « choses à faire », la disposition accablée qui lui est adéquate, et le soulagement évanescent qui vient du fait d’avoir réussi à mettre à sa place une action dans un tiroir du temps.

On peut mieux concevoir cette disposition par contraste avec ce que nous dit Simondon du réel du temps, et de l’inversion de son sens, c’est-à-dire de sa direction. Pour Simondon, le temps ne vient pas du passé, comme le veut la posture déterministe ; il arrive du futur.

A contrario, la caractéristique du temps social, nous dit Simondon, est d’envisager le futur comme un passé, c’est-à-dire comme un réseau de points déjà cristallisé. Un réseau contraignant, qui dessine les voies par lesquelles nous sommes contraints de passer – les « rôles sociaux » que nous pouvons occuper. Dans la vie sociale (j’entends : la vie commune dans le cadre de l’économie-monde, en tant qu’elle forme « société »), « le devenir ne s’effectue plus […] de l’avenir vers le présent ; il s’effectue en sens inverse, à partir du présent ; l’individu se voit proposer des buts, des rôles à choisir ; il doit tendre vers ces rôles, vers des types, vers des images, être guidé par des structures qu’il s’efforce de réaliser en s’accordant à elles et en les accomplissant ; la société devant l’être individuel présente un réseau d’états et de rôles à travers lesquels la conduite individuelle doit passer » (IPC, 175-176).

Mais le déjà cristallisé, le réseau de points déjà dessiné c’est la forme du passé ; le passé est le cristal du temps. Le futur, lui, a une tout autre forme, ou plus exactement, il n’a pas encore de forme définie, bien qu’il ne soit pas pour autant informe. Il correspond en ce sens au champ de potentiel qui se manifeste dans une situation métastable. D’où ce que l’on pourrait appeler la phénoménologie du temps selon Simondon (1).

Le passé est un réseau de points déjà cristallisés, nous dit-il, et entre ces points, il y a du vide ; l’avenir, lui, est un champ de tensions, qui ne contient pas de vide. C’est pour cela qu’il fait pression, et que cette pression peut être parfois si angoissante, précisément parce qu’il n’est pas à notre disposition (pour Simondon, et ce serait à discuter, le passé est à l’inverse caractérisé par sa « disponibilité »).

Mais l’essentiel est qu’à ce champ de tensions, ce champ de potentiels, on ne peut répondre que par un acte ; on doit entendre ici que la réponse ne peut être imaginaire (projection de ce que le futur est censé être) ni symbolique (discursivité analytique qui cherche à anticiper ce qui va se passer), mais seulement réelle, de l’ordre du réel (« un acte réel »).

Pour ne pas être un « acte fou », c’est-à-dire un acte isolé, qui ne se rayonne pas au-delà de lui-même, qui est enfermé en lui-même, qui ne forme pas un réseau avec d’autres actes, l’acte qui répond véritablement au futur ne peut être porté que par un collectif transindividuel. Il faut être plusieurs pour faire face au futur en tant que futur, pour ne pas confondre sa forme avec celle du passé. Confondre le futur et le passé, c’est le signe qu’on reste pris dans la fausse dialectique de l’individu et de la société.

Certes ce « plusieurs » peut lui-même avoir bien des formes, mais il n’a pas en tout cas celle du sujet réflexif, qui analyserait ce qui se passe, ou qui passerait en revue sur son écran mental les projections du possible.

On précisera : dans l’épreuve du futur telle que l’envisage Simondon, il y a toujours, si ce n’est un collectif transindividuel, en tout cas un espace de transindividualité. Un tel espace peut être constitué à partir d’une certaine manière de convoquer les absents, les morts, ou ceux qui sont partis ; de convoquer ce qui reste d’eux pour un être solitaire. Mais il peut être aussi, parfois, un espace collectif, un espace fait par la relation entre plusieurs êtres en présence, et capable de restaurer cette mise en présence, cette mise en résonance des sujets assemblés ; et ce collectif peut se donner une vocation politique.

On pourrait évoquer divers types d’expérience, mais je pense ici au beau livre de Claudio Pavone, une Guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne, et en particulier au chapitre final, titré « La politique et l’attente du futur ».

L’ouvrage est fidèle aux « nouvelles méthodes » en Histoire, c’est-à-dire qu’il va partir de documents constitués par des tracts, des journaux clandestins, mais aussi des lettres personnelles. Ces tracts ou ces lettres, sont écrits par des résistants (nationalistes, communistes, « actionnistes », etc.) ou par des fascistes. Le propos du livre était de montrer qu’il y avait une essentielle différence de perception dans le rapport à la vie entre les résistants et les fascistes.

 

Pour le dire grossièrement, là où les fascistes étaient fascinés par la mort, les résistants trouvaient dans le combat et dans ses risques une manière de s’attacher plus profondément à la vie, précisément parce que l’action, l’action commune, demeurait inachevée, c’est-à-dire porteuse de promesses.

Mais ces promesses n’étaient pas simplement à venir. « Le sentiment d’une action inaccomplie dans son intégralité venait se mêler au sentiment de victoire et à une joie de vivre pleinement retrouvée » (685).

Il s’agissait bien de « vivre le futur comme présent » (678), et non comme l’anticipation d’un futur projeté. Ceux qui faisaient profession de donner une figure trop précisément dessinée du futur attendu suscitaient souvent la méfiance. Il y avait bien un horizon, mais celui-ci n’avait pas à être figuré, imaginé ; il devait être porté, éprouvé. Il s’agissait seulement de lui donner place.

Bien sûr, cette histoire de la Résistance italienne n’est pas plus univoque qu’une autre, et elle contenait en réalité des manières différentes de se rapporter au futur. Celle que je viens d’évoquer entrait en contradiction avec une autre manière de vivre le futur que l’on pouvait aussi trouver dans la Résistance italienne, une manière de vivre le futur comme un programme à réaliser, et plus encore, comme un programme que d’autres avaient déjà réalisé, et qu’il aurait fallu suivre. Ce qui conduisait à vivre le futur comme présent des autres – en l’occurrence, comme si les pays plus modernisés, plus « avancés » étaient le modèle auquel se conformer. Pavone : « Le futur en tant que présent des autres freinait, comme il advient souvent aux late comers, la projection de l’avenir en tant qu’innovation radicale » (675).

Pour nombre de résistants, se battre contre l’ennemi, c’était se battre pour un monde radicalement nouveau. Du futur, en tant qu’il était à portée de main dans et par l’action collective, on était en droit de tout attendre. Un témoignage : « À cette époque on pensait, on croyait, que tout pouvait se renverser, que tout se renverserait » ; et un autre : « Je dirais que les gens s’attendaient à un changement si profond qu’ils avaient l’air de tout vouloir » (679). On l’a vu : pour faire l’épreuve du futur en tant que futur, il ne faut pas le confondre avec le passé. Les situations d’urgence nous forcent à clarifier cette différence.

 

Pour résumer en une phrase ce que je voulais dire à travers ce premier détour : la réponse au futur en tant que futur suppose une mise en synchronie qui n’est pas celle obtenue par le temps des horloges ; il s’agit de trouver une manière de se rapporter au futur en tant que champ de potentiel, auquel il ne peut être répondu que par une action commune (2).

 

La deuxième chose que je voulais dire concernant la raréfaction du temps commun concerne le passé, ou plutôt le « passage » du temps.

Je voulais prendre appui sur un lieu commun de l’écriture poétique : Sous le pont Mirabeau d’Apollinaire.

Vous vous souvenez peut-être de la dernière strophe :

 

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

 

C’est un poème sur la tristesse du passage du temps, marqué par l’insistance sur ceci que, dans ce passage, quelque chose reste, ou ne cesse de revenir. Ce qui revient, c’est d’abord le passage lui-même – comme l’indique ici la répétition de « Passent »/ « passé », ou celle du premier vers du poème (« Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : image de la monotonie d’un passage toujours égal à lui-même).

Nous sommes d’emblée placés devant le paradoxe de la répétition du passage (souligné dans les deux premiers vers cités). On pourrait croire que l’on va du côté de « l’impermanence » des choses, pour reprendre le terme que l’on trouve chez les traducteurs de certains sages japonais (par exemple Dôgen) : la seule chose qui ne passe pas, c’est le passage lui-même, et c’est cette vérité qui doit illuminer notre vie. Mais ici, aucune sagesse n’en résulte, juste une lassitude infinie.

 

C’est ce que nous indiquent les deux vers qui reviennent tout au long du poème :

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Ce qui demeure, ce qui, donc, reste le même dans ce passage, ce qui ne cesse de revenir dans une obscure et infiniment lassante identité à soi, c’est le « je ». Mais alors qu’est-ce que ce « je » au juste ?

 

Ce qui est lassant, c’est d’être encore soi-même, même et surtout si l’on ne saurait dire à quoi correspond ce « soi-même ». Disons que le « je », c’est le témoin de notre existence, le témoin de ceci que c’est bien le même être qui a vécu tant de choses diverses, qui a connu tant d’états contradictoires ; qui a traversé tant de lieux, habité dans tant d’endroits, eu pour compagnie tant d’êtres qui, pour la plupart, sont à la lisière de l’oubli – et il faut une expérience de mémoire involontaire pour les faire revenir ; qui a connu des amitiés, des amours ou de camaraderies éternelles, qui pourtant ont pris fin. C’est le témoin de ce que, en dépit des cassures qu’il peut y avoir dans une vie, quelque chose est resté « le même ». Et ce n’est pas bien gai – comme diraient Ophüls ou Maupassant.

Vous me direz, ce « quelque chose », c’est ce que l’on a appelé « conscience ». On s’est aperçu très rapidement (Locke avant Kant) que celle-ci n’était pas une chose, mais une opération, ou une série d’opérations, permettant de rassembler son identité en dépit de toutes les transformations advenues à un être.

Mais cette notion tendrait ici à obscurcir le fait essentiel, qui est que de ce témoin, de ce témoin qui dit : « je suis le même », nous ne pouvons rien faire.

Nous ne pouvons rien en faire parce qu’il n’est que la lassitude d’être resté le même, sans que soit saisissable, sans que soit le moins du monde « positivable » (quel que soit le sens que l’on pourrait donner à ce terme) ce qui se révèle ici comme même.

Il n’y a aucune positivité qui se dégage du fait d’être resté quelque part le même en dépit des cassures de la vie. Le témoin de l’existence que nous sommes pour nous-mêmes est le témoin d’une identité vide, et surtout d’une identité incompréhensible.

Il est incompréhensible que nous ayons pu être témoin de ceci que le temps a passé. Témoin de notre propre passage dans le temps, et du passage de tout ce que l’on a connu, vécu, aimé, dans le temps.

C’est cette incompréhensibilité, du moins le fait qu’elle soit toujours présente à nous, et qu’elle reste toujours inentamée (voir Frédéric Neyrat, Atopies) en quelque sorte, qui fait le même de ce que nous croyons être notre identité ou notre conscience.

 

Il me semble que c’est tout cela que condense le plus beau vers du poème :

 

Comme la vie est lente

 

Le temps ne « passe » pas « vite ». Outre que l’expression est intrinsèquement absurde (au regard de quoi peut se dire cette vitesse ?), ce qui est frappant est exactement le contraire : la vie est longue, terriblement lente, et la preuve en est tous ces espaces et tous ces temps dans lesquels ou par lesquels je suis bien forcé de reconnaître que je suis passé, mais que je ne peux assumer, parce qu’ils s’étendent trop loin. Il faut que la vie soit infiniment lente pour qu’elle ait pu contenir tant de vies différentes, tant de moments sans rapport.

 

Ce que je voudrais suggérer, pour ce qui concerne notre soumission au temps du capital, c’est ceci : en raréfiant le temps commun, ce que le capitalisme rend impossible, c’est précisément le fait que cette incompréhensibilité puisse être habitée à plusieurs – c’est le seul moyen de la rendre habitable. Non pas parce qu’on en fait quelque chose, mais parce qu’elle est l’objet d’un partage – tout en restant incompréhensible. Mais si l’on ne partageait que ce que l’on comprend, on n’irait pas bien loin.

 

Séance 8

 

Je voudrais maintenant essayer de boucler la boucle du discours de cette année, en faisant une reprise des principaux éléments, et en apportant quelques éclaircissements.

Je vais commencer par ce que nous avons pu établir concernant la notion même de « paradigme » et la diversité de ses usages pour cerner l’intelligibilité de la politique : paradigme-modèle, paradigme analogique, paradigme-exemple.

Puis je reviendrai sur l’extension donnée au concept de « force de travail » à partir des analyses de Jason Moore.

Enfin, je ferai une tentative pour rassembler quelques traits de la configuration contemporaine – sachant que dans « contemporaine », il faut entendre le conflit des temps.

 

  1. Paradigmes

 

1.1 Guerre et gouvernement

Tout d’abord, donc, la notion de paradigme, et en premier lieu son entente comme « modèle ».

Nous sommes partis des analyses de Foucault, qui croisaient deux paradigmes : celui du gouvernement et celui de la guerre. Je dis « croisaient » parce qu’il ne nous a pas semblé que ces paradigmes se succédaient, que celui du gouvernement remplaçait celui de la guerre (c’est une des différences de lecture avec Alliez/Lazzarato dans leur Guerres et capital).

Les opérations du capital, c’est-à-dire de cette volonté politique qui vise à faire de l’économie le seul socle de la vie commune mondialisée, ce sont bien des opérations de guerre et de gouvernement – et ces deux types d’opérations sont irréductibles l’un à l’autre. Il y a une simultanéité nécessaire, et, disons, une complémentarité efficiente, entre ces deux types d’opérations.

 

Les opérations du gouvernement sont irréductibles à des opérations de guerre, dans la mesure où, comme le montre Foucault à partir de la gouvernementalité libérale, gouverner, c’est agir sur les actions des autres ; précisons : sur les actions libres des autres. Gouverner, c’est diriger les autres en s’appuyant sur leur liberté. Et cette liberté ne doit pas être dénoncée comme pure « idéologie », comme l’alibi idéologique de la pensées libérale ou néo-libérale : Foucault insiste sur le fait que le gouvernement libéral n’est opératoire que dans la mesure où il convoque la liberté réelle des sujets. Et non seulement il la convoque, mais il doit la maintenir, la préserver ; il doit même, dans une certaine mesure, la créer, ou en tout cas la susciter.

La gouvernementalité libérale, nous dit Foucault, a besoin des libertés : liberté de consommer ou d’entreprendre, mais aussi liberté d’opinion ou d’expression. Il a besoin de prendre appui sur la liberté, et cela de façon permanente – ce qui signifie qu’il est obligé non seulement de laisser s’exprimer les libertés, mais plus encore d’en produire les conditions. « Je vais faire en sorte que tu sois libre d’être libre », dit l’art libéral de gouverner (Naissance de la biopolitique, 65). (Foucault insiste sur les contradictions auxquelles expose cette injonction, mais nous ne retiendrons pas ce point ici.)

Ce point est très important : que le libéralisme, et le « néolibéralisme » aussi bien, prennent appui sur la liberté réelle des sujets, sur le fait de la susciter. C’est important parce que cela distingue clairement l’approche de Foucault d’une problématique de l’aliénation. Je ne veux pas reconduire l’éternel geste de disqualifier cette problématique. En fait, elle me semble pertinente, mais relativement secondaire.

Elle est pertinente lorsqu’on dit, comme Hartmut Rosa, que le fait de parler d’une aliénation ne suppose pas une norme de comportement dans laquelle la nature humaine pourrait pleinement coïncider avec elle-même. Il y a « aliénation » lorsque, sachant ce qu’est une vie bonne ou juste, nous nous écartons volontairement de cette vie. « Nous sommes aliénés à chaque fois que nous faisons volontairement ce que nous ne voulons pas vraiment faire » (Hartmut Rosa). Un paradigme : errer sans but sur (l’)internet. Un problème pourrait se poser cependant pour cette approche : distinguer ce qui se passe alors de ce que la psychanalyse a mis sur le compte de la compulsion de répétition. Il y a bien une différence, mais il s’agirait de l’expliciter.

Quoi qu’il en soit, et même si la gouvernementalité néolibérale s’appuie bien sur ce type de comportement (je vais y revenir), Foucault insiste bien sur ceci que le monde du capital a aussi besoin de sujets qui font volontairement ce qu’ils veulent faire. En particulier : tout faire pour réussir dans leur travail.

 

L’idéal est de faire coïncider cette réussite avec un épanouissement personnel. Mais cette coïncidence est rare (sauf chez les militants de l’économie), et c’est la schize qui résulte de la non-coïncidence entre réussite et épanouissement (ou d’une coïncidence difficilement assumable, comme pour l’artiste « engagé » ou le penseur critique) qui fait la difficulté d’être sujets libres du capital.

 

Deux remarques rapides :

Ce n’est pas seulement par le biais de la question de l’aliénation que l’on peut faire une critique de l’approche de Foucault. Dans le Gouvernement par la dette, un autre livre de Lazzarato, ce dernier reproche à Foucault de sous-estimer le caractère matériellement contraignant du néolibéralisme – une contrainte qui passe essentiellement par l’endettement, c’est-à-dire par le verrouillage dans les circuits de la monnaie virtuelle. La nécessité non seulement de travailler, mais de réussir dans son travail, procède bien aussi d’une contrainte matérielle. Mais là encore il ne me semble pas qu’il faille voir une alternative. Disons qu’entre la compulsion à la répétition, objet d’une psychanalyse possible, et la contrainte matérielle, il y a tout l’espace de la liberté réelle : faire ce que l’on veut et ce que l’on ne veut pas faire. Cela suppose d’entendre ici « liberté » comme un champ d’action qui s’ouvre pour chaque sujet, à l’intérieur duquel se dessine un éventail de choix possibles. C’est dire que cette liberté n’est pas celle du sujet métaphysique – la pure négativité que l’on trouve dans l’approche de Sartre par exemple.

 

Autre remarque, qui est plutôt un rappel concernant le paradigme du gouvernement : il nous semblait que, contrairement à la guerre telle que Foucault en mobilisait le paradigme dans les années 1970, le gouvernement ne pouvait permettre de décrire que les opérations de pouvoir et pas celles de la politique. Mais on a vu, à partir des travaux relatifs au « gouvernement de soi et des autres » (les deux derniers cours au Collège de France), que dans les formes de résistance au pouvoir, dans les luttes ou les stratégies d’affrontement, est aussi en jeu une forme d’autogouvernement collectif ou ce que l’on appelle une discipline – c’est-à-dire  la forme collective de l’ascèse (3).

 

Concernant le paradigme de la guerre, nous avions vu essentiellement ceci : la guerre n’est pas un paradigme de la politique au sens où elle en serait le principe d’explication, ce qui rend compte de son existence même (c’est ce que nous avons dit être le sens « platonicien » du paradigme). Elle n’est pas pour autant dans un rapport d’analogie avec la politique, ce qui supposerait deux champs séparés, deux champs hétérogènes (c’est à un autre endroit que nous mobilisons l’entente du paradigme comme analogie, je vais y revenir). Il faut donc éviter ici de supposer une complète homogénéité aussi bien que de supposer une hétérogénéité entre guerre et politique.

La guerre est un modèle d’intelligibilité dans la mesure où il y a des ennemis, donc des affrontements, des stratégies en jeu (nous restons dans le vocabulaire de Foucault), mais aussi des objectifs à atteindre. Mais elle est aussi ce que la politique ne cesse de conjurer.

On dira : lorsque la guerre envahit la politique, c’est la fin de la politique. Mais s’il n’y avait pas un rapport intime à la guerre dans la politique, s’il n’y avait pas un rapport maintenu à la guerre par le biais même de sa conjuration, il n’y aurait pas davantage de politique. C’est ce que montre Nicole Loraux dans la Cité divisée : la différence maintenue avec la guerre est l’enjeu de la politique. Mais cet enjeu lui est à ce point intime qu’elle ne saurait le régler une fois pour toutes. Il s’agit donc de maintenir la différence, mais pour que la différence soit maintenue, il faut que l’intimité elle-même soit aussi maintenue.

Je note au passage : cette intimité conjuratoire sera au cœur des recherches que nous mènerons l’année prochaine.

Que l’invasion de la politique par la guerre mette fin à la politique, c’est ce que nous pourrions vérifier aujourd’hui pour deux raisons au moins. L’une tient à la conjoncture : si la politique devenait intégralement guerrière, l’ennemi aurait tôt fait de nous abattre.

L’autre tient à l’intelligibilité propre des situations politiques. Cette intelligibilité est irréductible à la logique de la guerre, aussi asymétrique et non-conventionnelle que l’on voudra.

Ce qui est spécifique à la situation politique, c’est son adresse. C’est ce que montrait Patrizia à partir de la question de l’universel : la situation politique se reconnaît à ceci qu’elle s’adresse à n’importe qui. Le « contenu » de la politique est ouvert à quiconque veut s’en saisir. Mais le seul contenu universalisable de cette adresse, c’est sa forme même – c’est cette adresse elle-même.

On dira que la logique de guerre, elle, ne peut excéder, ne peut déborder par elle-même sa propre situation. Ce qui lui donne cette capacité, c’est la politique.

1.2. Analogies et exemples

Je passe maintenant aux deux autres usages du paradigme, en résumant très rapidement ce que nous en avons dit.

Tout d’abord l’usage analogique, qui a été rendu nécessaire pour concevoir les configurations spatio-temporelles, ou des configurations « chronologiques et topologiques », comme le dit Simondon ; qu’il s’agisse d’un vivant, d’un collectif ou d’un « système-monde ». Des configurations qui sont caractérisées par leur métastabilité, donc par un devenir qui n’a pas de figure prédéterminée.

Il faut bien voir que, lorsque nous parlons de « collectif », nous désignons un espace d’intériorité commune. C’est un type d’espace que nous n’avons pas appris à penser pour lui-même. On pourrait dire : malgré tout ; malgré toutes les déconstructions de l’intériorité réflexive, et du solipsisme qui la guette.

Nous ne savons pas nous décrire – décrire ce que c’est, un « nous ». Nous ne savons pas décrire ce que nous sommes (ou ce que nous « est » : ce que c’est que d’être un nous). Nous pensons et agissons – c’est resté notre attitude « spontanée » – comme s’il y avait notre intériorité d’individu (éventuellement à dissimuler) et celle des autres (qu’il s’agirait de déchiffrer, de deviner). Mais cette vision est erronée.

Il s’agit de décrire l’intériorité commune en tant que telle (Sloterdijk s’y est essayé dans Bulles). La décrire en tant que l’on ne doit pas s’en tenir au registre de l’influence, même réciproque ; car ce registre ne permet pas de voir l’espace de l’être-ensemble, et le temps commun.

Pour mener à bien cette description, il ne me semble pas qu’il y ait de voie autre qu’analogique, telle que Simondon la conçoit. C’est-à-dire : en tant que l’analogie ne se confond pas avec une métaphore (qui s’en tient aux ressemblances entre des termes, et ne prend pas en compte l’identité des rapports entre les termes) ; et en tant qu’elle ne se confond pas avec une phénoménologie vouée à s’exténuer dans la recherche de la description ultime, qui serait la saisie enfin adéquate d’une expérience anté-prédicative qu’aucune science ne pourrait délivrer.

 

Il arrive (du moins on continue à en faire la supposition) que les collectifs soient politiques. Ce qui est instauré dans une situation politique, c’est bien un espace d’intériorité commune, et le temps qui correspond à cette intériorité. Un temps et un espace qui échappent à l’espace-temps mondialisé du capital.

(Une hypothèse à vérifier : l’analogie permet de penser l’être-ensemble, mais pas l’être-contre, en tout cas pas le moment de l’affrontement.)

 

Du point de vue de la méthode, il est bien vrai que le point de départ pour penser la politique se trouve dans les subjectivations qui instaurent un espace et un temps propres (ici nous retrouvons Rancière). Mais ces subjectivations sont bien inscrites dans une réalité qui n’est pas construite par elles, qui, pour elles, fait figure de donné – un donné qu’il s’agit précisément de contester ou de combattre.

C’est aussi pour décrire ce donné que nous avons eu recours à l’analogie : le donné peut être pensé comme un « système » si l’on envisage celui-ci non pas comme une sorte de grande machine indifférente à ceux qui la mettent en œuvre, mais comme un espace de résonance qui a ses points de métastabilité.

 

Ainsi envisagé, le système n’est pas un tout ; il n’appelle pas une approche totalisante ; en revanche, il a bien un rapport privilégié avec l’action de totaliser dans la mesure où il produit le monde comme un tout. On l’a vu : le problème n’est pas celui de la totalisation qu’opérerait la pensée dès lors qu’elle s’arroge le droit de rendre intelligible l’objet « capitalisme » ; le problème est celui de la totalisation effective du monde réalisée par le capitalisme.

 

Mais comme on vient de le dire, cette totalisation est une totalisation trouée – elle est, elle aussi, une utopie du capital. Elle se heurte aux singularités, aux cas de la politique – à ce que nous avons appelé des exemples – en inversant le rapport entre l’exemple et ce dont il est censé être l’exemple, à savoir l’ensemble qu’il constitue.

 

Nous avons essayé de formuler les choses ainsi : il s’agit de tenir bon sur la singularité, de ne pas la laisser devenir une particularité intégrée au devenir du système-monde. Cette bataille a aussi bien lieu pour les situations présentes que pour les tentatives du passé – pour ce qui constitue la possibilité de leur reprise.

 

Il s’agit donc de tenir bon sur la singularité au regard du système-monde. Lorsque je précise « au regard », c’est pour insister sur le fait que ce n’est pas un destin – ou une « ontologie ». Maintenir l’irréductible des singularités, c’est un mot d’ordre qui correspond à la situation qui nous est faite, et aux limites qu’elle impose à notre action.


  1. Accumulation du travail

Nous cherchons à savoir ce qu’il faut entendre par « politique ». Nous nous sommes appuyés notamment sur ce que Rancière entend par ce terme, à savoir une rupture avec le régime policier du partage du sensible, et l’instauration d’un autre partage du sensible.

Mais, je viens de le rappeler, contrairement à Rancière, nous avons eu besoin de reprendre l’analyse du capitalisme pour savoir au sein de quoi s’inscrivent les espaces et les temps qu’instaure l’action politique ou le collectif politique.

La question n’est pas seulement celle du cadre de l’action ; c’est tout d’abord celle de son ancrage nécessaire. D’une certaine manière, il faut bien prendre parti dans le débat entre Zizek et Laclau. Le premier reproche au second de considérer que l’ancrage de l’action est contingent. Et de fait, pour Laclau, tout conflit renvoie à l’expression d’une demande particulière, et le processus politique correspond à l’universalisation paradoxale de cette particularité.

Contre la contingence de l’ancrage, Zizek réaffirme la contrainte, dans le capitalisme, d’arrimer l’action à l’espace que dessine l’économie. Nous sommes pour cette fois du côté de Zizek, mais toute la question est de savoir ce qu’il faut entendre par « économie » ; et plus encore : de quelle manière en construire une entente qui ne soit pas la simple reconduction des impasses avérées du marxisme – et sur ce point, je n’ai pas vu pour le moment de quelle manière les discours hétéroclites de Zizek pouvaient nous aider.

Il faut aussi savoir ce que l’on entend par « ancrage » : ce n’est pas ce qui détermine les situations, ce qui les configure. C’est ce qui permet de cerner exactement la figure de l’ennemi. Pour nous, l’économie n’est pas une infrastructure de la société, mais un ensemble d’opérations politiques portées par une volonté.

Une politique est toujours portée par une volonté, et l’économie n’est pas le nom de ce qui est géré, bien ou mal, par la politique, ou ce dont les exigences peuvent entrer en contradiction avec la « sphère » de la politique ; c’est le nom d’une politique.

Cette politique a été puissante au point de configurer un espace mondialisé – une économie-monde.

Au centre de l’analyse de l’économie-monde nous avons trouvé, après beaucoup d’autres, qu’il y avait l’appropriation de ce qui est constitué en force de travail. Nous sommes passés pour cela par les propos de Foucault dans la Société punitive, par l’évocation de l’opéraïsme italien, et par Jason Moore (un exemple de travail de montage, parce que, entre l’opéraïsme et Moore, par exemple, il n’y a pas beaucoup de rapport à première vue).

Ce que nous avons retenu de Moore, c’est tout d’abord une manière d’envisager l’existence du capitalisme qui pouvait aller dans le sens des exigences posées par Descola (dont il a été question dans la deuxième séance) et bien d’autres aujourd’hui, à savoir : penser par-delà l’opposition nature/culture.

Plus encore : j’ai cru trouver avec Jason Moore une manière de suivre ces exigences sans les confier à l’attente d’une prise de conscience de ce qu’implique la révélation de la pluralité des « ontologies », mises au jour par l’investigation anthropologique. On dira un peu sèchement, en gardant en mémoire les arguments avancés dans les séances 2 et 3 : l’anthropologie contemporaine est passionnante quand elle est anthropologie, mais elle est faible quand elle se croit politique tout en restant anthropologie.

 

Ce que nous avons retenu aussi de Moore, et qui correspond précisément à sa manière de dépasser l’opposition nature/culture, c’est l’extension du concept de « travail ». Mais il faut souligner que cette extension, la manière dont il la pense en tout cas, pourrait être un écueil si elle nous conduisait vers une « ontologie de la production », qui déclarerait que « tout est travail ».

Je pense ici à la définition polémique que donne Heidegger du matérialisme dans la « Lettre sur l’humanisme » : « L’essence du matérialisme ne consiste pas dans l’affirmation que tout n’est que matière, mais bien plutôt dans une détermination métaphysique selon laquelle tout étant apparaît comme matériel du travail » (Questions III, Gallimard TEL, p. 99).

L’essence du matérialisme, c’est d’identifier l’être et la production, dont chaque étant serait la manifestation visible ou pensable – mais la production elle-même resterait en retrait. Elle serait en ce sens l’être de l’étant, ce qui demeure constitutivement voilé dans le dévoilement. Ce qui signifie pour Heidegger que l’essence du matérialisme repose en dernier lieu sur une métaphysique de la subjectivité qui sous-tendrait l’apparaître de ce qui est.

Mais justement, ce n’est pas par le biais du « matérialisme » ainsi entendu (c’est-à-dire comme thèse ontologique, comme ontologie de la production) qu’il faut aborder le concept de « travail ».

 

Pour comprendre quel usage on peut faire du concept de « travail », il faut alors repartir de ce point : « le » travail est en un sens un produit tardif.

 

Je ne voudrais pas intervenir directement dans le débat qu’on peut dire académique au sujet du travail abstrait pour savoir si l’équation : mesure de la valeur = temps de travail = travail abstrait est bien une spécificité du capitalisme, une invention propre de celui-ci, ou bien s’il existait avant, au moins dans le cadre des sociétés marchandes précapitalistes (pour un exemple récent, voir la recension faite par Jacques Bidet du livre de Postone, parue sur le site de la revue Période).

Ce que l’on peut dire, c’est que Marx est clair au moins sur un point, dans ce texte que Althusser présentait comme le seul exposé didactique de la méthode de la dialectique matérialiste, à savoir l’introduction de 1857 aux Grundrisse : c’est bien dans le cadre de la production capitaliste que l’on peut parler d’un travail « en général ».

Mais pour bien comprendre cela, il faut voir que, entre le processus réel et le processus de pensée, le rapport du simple au complexe est inversé.

C’est dans la plus moderne des sociétés bourgeoises, nous dit Marx, c’est donc aux États-Unis, que le travail « abstrait » est devenu une réalité pratique ; car là, « les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre », et le type de travail effectivement demandé est pour eux indifférent. « C’est là seulement, en effet, que l’abstraction de la catégorie “travail”, “travail en général”, travail sans phrases, point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place au premier rang et qui exprime à la fois une relation très ancienne et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne » (Grundrisse, tome I, p. 39).

On peut dire que c’est de façon rétrospective que le capitalisme fait apparaître l’existence du travail en général dans les sociétés antérieures, et qu’il permet de relire l’histoire depuis le point d’aboutissement qu’il est. Mais ici comme ailleurs, on ne doit pas en rester à la solution que le constructivisme spéculatif a reprise à Bergson (parlant des mathématiques) en la généralisant, en disant par exemple que « le » travail existe une fois qu’il a été inventé par les penseurs du libéralisme, etc.

Le concept de travail apparaît avec la science de l’économie, mais ce n’est pas elle seule qui le découvre, et l’impose. Ce qui l’impose, ce sont ce que Foucault appelle des techniques de gouvernement, dont participe la « science » économique, dont elle est une pièce. Les modes de connaissance ont une place importante au sein de ces techniques, et vont même avoir de plus en plus d’importance – c’est ce que Foucault appelle « gouvernement par la vérité ». Mais ils ne sont qu’une partie d’un ensemble, qui comporte par exemple les institutions qui façonnent le marché du travail ;  ou, bien plus largement, les techniques d’évaluation qui permettent non seulement de décider si ce qui a été fait est du bon travail, mais aussi ce qui doit être reconnu comme travail.

 

J’aurais une deuxième remarque à faire sur le concept de « travail », qui peut paraître aller dans le sens opposé : la question du travail dans le capitalisme n’a pour autant jamais été limitée à la « loi de la valeur », la loi de la mesure de la valeur par les quantités de temps de travail abstrait.

Il est bien vrai que le travail abstrait existe dans la mesure où il est quantifiable, où existe ce qui peut apparaître comme de pures quantités de travail, et cette quantification passe bien par la mesure du temps. On peut dire : ce que le temps des horloges rend possible, c’est à la fois la synchronisation des activités et le travail abstrait.

Mais ce n’est qu’un élément qui permet le règne du capital. Non seulement parce que, comme on l’a vu en commençant aujourd’hui, une désynchronisation systématique est à l’œuvre, qui ne contredit pas mais complète la synchronisation permise par la quantification abstraite des activités ; mais aussi parce que la loi de la valeur ne rend pas compte de ce qui se passe dans la production capitaliste.

Negri et ses proches insistaient sur ce point lorsqu’ils parlaient du « travail immatériel » dans les années 1980-1990. Mais c’était une manière d’étendre la description des mécanismes de l’exploitation, censée correspondre à la recomposition du capitalisme.

Ce que dit Moore, c’est que l’histoire entière du capitalisme échappe aux cadres que veulent lui donner les théoriciens de la loi de la valeur, et que le concept même de travail indique dans le capitalisme quelque chose qui excède largement l’exploitation. C’est ce qu’il désigne par le terme « appropriation », en considérant, à la suite de beaucoup d’autres (notamment Rosa Luxemburg), que l’essentiel de l’analyse du Capital de Marx se joue dans le chapitre sur « la prétendue accumulation initiale » (4).

Autrement dit, ce qui est constitué en travail dans le capitalisme, ce n’est pas seulement ce qui va être objet d’une exploitation, mais aussi ce qui va rendre possible cette exploitation et qui va bien être aussi un travail – mais un travail gratuit.

Ce qui est la condition du travail « en général » dont nous parle Marx dans l’Introduction de 1857, c’est le travail gratuit qui n’est pas quantifiable. À l’inverse, la fonction première du travail quantifiable c’est d’occulter la mobilisation, l’embrigadement d’un travail non reconnu comme tel. Mais qui est bien pourtant un travail ; un travail au sens capitaliste du terme, un travail pour le capital : une activité qui génère, directement ou indirectement, de la survaleur.

 

  1. Être-contre, être-ensemble

On a évoqué pendant le colloque le mot d’ordre des luttes ouvrières des années 1960 en Italie : le « refus du travail », un mot d’ordre qui avait un sens politique immédiat : il permettait de « lire » les comportements de classe tels que l’absentéisme, le sabotage, etc. Il pouvait plus largement constituer une grille de lecture pour l’histoire de l’économie-monde dans son ensemble (c’est ce qui est dit dans des textes de la Horde d’or, et ce qui est mis en application par exemple dans l’Hydre aux mille têtes de  Linebaugh/Rideker ou dans De l’esclavage au salariat de Yann Moulier-Boutang).

Il est certainement difficile de reprendre littéralement ce mot d’ordre aujourd’hui, en raison notamment de l’effacement des frontières entre travail et non-travail, souligné par l’école dite « post-opéraïste » : dès lors, il est difficile de voir où commence et où peut s’arrêter le refus ; la question semble se brouiller.

Pour autant, la grille de lecture reste pertinente en tant que stratégie du refus (voir Tronti, Ouvriers et capital). Comment nommer alors ce qui est refusé, si le ce n’est pas travail, si on ne peut en tout cas plus dire simplement que c’est le travail ?

On pourrait peut-être trouver une indication dans ce que nous dit Marx de ce qui constitue sa découverte essentielle, à savoir : non pas le concept de « travail » (ce concept, on le trouve chez les théoriciens bourgeois de l’économie), mais celui de « force de travail ». D’où le caractère académique ou en tout cas inoffensif de toute discussion sur le travail chez Marx dès lors qu’elle ne prend pas en compte ce concept de force de travail.

Nous pourrions faire cette hypothèse : ce qui est refusé dans les luttes contemporaines (contre les projets d’aéroport, contre le gaz de schiste, contre les oléoducs en territoire sioux ; mais aussi contre la loi travail, etc.), c’est l’appropriation de la force de travail, humaine et non-humaine, en tant que cette force de travail n’est pas donnée mais activement constituée – c’est par là que s’opère le montage Moore/opéraïsme/ Foucault (celui de la Société punitive).

Autrement dit, ce qui est refusé, c’est la constitution même des vivants ou des êtres de nature (donc : pas seulement humains) en force de travail. N’oublions pas que la force de travail rémunérée est un cas particulier au sein d’un ensemble beaucoup plus vaste de force de travail non rémunérée – et non rémunérable.

Mais il faut bien voir que la force de travail ainsi entendue ne correspond pas, dans la plupart des cas, à ce que Marx entendait pour sa part dans ce concept, à savoir : une marchandise tout à fait spécifique ; une marchandise consommée dans le procès de travail, et qui dans cette consommation ou consumation produit de la survaleur.

Tronti montre bien dans Ouvriers et capital que, à s’en tenir au rapport capital/travail, le secret du capitalisme, c’est bien cette consumation productive de la force de travail.

Mais la description de ce processus est alors centrée sur ce lieu de travail qu’est l’usine. La suite de l’opéraïsme aura été une tentative pour conserver ce schéma d’analyse une fois dit que la force de travail s’étend à l’ensemble de la société (la « société-usine » des années 1970 ; la « société-entreprise » à partir des années 1980).

Jodi Dean remarque dans son livre the Communist horizon (chapitre 4, « Common and commons », p. 129) que dans le capitalisme communicationnel, « les relations sociales n’ont plus à prendre la forme de la marchandise pour générer de la survaleur pour le capital. À travers la communication en réseau et les technologies de l’information, le capitalisme a trouvé une voie plus directe pour s’approprier la valeur ».

On pourrait en conclure que ce que d’autres appelle l’économie de l’attention ne repose pas nécessairement sur la constitution de cette marchandise spécifique qu’est la force de travail ; que lorsque nous actions Gmail, twitter ou YouTube, lorsque nous donnons notre attention et notre temps (Dean, id., p. 142), nous travaillons sans être constitués en force de travail. Et c’est vrai au sens strict du terme

Mais ce que nous avons vu avec Moore, et qu’il semble parfois interpréter comme une extension du concept de « travail » (avec les ambiguïtés que j’ai soulignées), c’est une extension du concept de « force de travail ». Une extension au-delà de l’humain dans la mesure où, si l’on suit Moore, on est contraint de considérer les forces naturelles comme de la force de travail appropriable. Mais aussi une extension à l’intérieur de l’activité humaine, une extension qui montre que les processus d’appropriation du travail vivant remontent toujours plus à la source, pourrait-on dire. Et à la source, ce que l’on trouve, c’est le temps, le temps de la vie.

Le temps passé à « se former », c’est-à-dire à opérer une perpétuelle mise à jour psycho-cognitive (laquelle suppose déjà une certaine manière de se voir et de se penser, de penser ce qu’on est en vérité), ne serait-ce que pour suivre l’évolution accélérée des dispositifs communicationnels, et de ce qui transite par eux. Une mise à jour de ce qui pourra apparaître comme un ensemble de compétences valorisables.

Les compétences, c’est comme les ressources d’un territoire : une fois qu’elles sont rendues lisibles (voir séance 6), elles sont mobilisables comme force de travail. Et ce qui est ainsi mobilisable est en fait déjà constitué en force de travail.

 

Ce qui est gardé de l’analyse opéraïste, c’est l’idée qu’il s’agit de consommer/consumer la force de travail. Les désastres écologiques, les burn out et les cancers ont bien en ce sens une origine commune. Une origine qui tient à la violence de l’appropriation capitaliste, en tant que violence effectivement perpétuée. Mais, encore une fois, cette violence n’est pas celle de la guerre, ou plus exactement celle-ci en est une modalité. Au cœur du capitalisme, il y a la violence en tant qu’elle ne prend pas toujours la forme de la guerre – on pourrait même dire : aujourd’hui, aussi rarement que possible.

 

Disons alors que ce qui est refusé, c’est encore et toujours la violence d’appropriation. Et cela signifie en l’occurrence que ce qui est refusé, ce qui est l’enjeu de la « stratégie du refus » telle qu’elle apparaît aujourd’hui pour qui veut bien la voir, c’est la transformation du temps de la vie non pas nécessairement en temps de travail reconnu comme tel, mais en potentiel de productivité, en situation productive potentielle.

Peut-être le concept de « force de travail » est-il effectivement étroit pour nommer ce potentiel ou cette situation. Mais il est essentiel en tout cas de garder l’idée que ce qui fait fonctionner le capital, c’est la consommation productive de ce qu’il met au travail. Pour ma part, je garderais donc un concept étendu de « force de travail » en tant qu’il renvoie à cette opération.

On pourrait dire que dans le refus, il s’agit de ne pas laisser une situation d’existence se transformer en situation productive. Ou plutôt, de transformer les situations productives en situations politiques. C’est peut-être par là que se laisse saisir le point d’ancrage d’une action commune – des luttes indigènes en Australie ou dans les Amériques aux luttes des précaires et des jeunes qui refusent les nouvelles formes de mise au travail dans les pays surdéveloppés.

 

Nous pouvons donc assez clairement cerner ce qui est refusé.

Mais encore une fois, clarifier l’être-contre suppose une certaine entente de l’être-ensemble – puisque c’est bien de là qu’il nous faut partir.

Nous avons vu qu’il y avait, pour la politique, deux formes de l’être-ensemble : le collectif et l’alliance. Et nous avons dit qu’entre les deux, il y avait une différence non d’extension, mais de concept (d’intension, si on veut).

On peut parler d’un collectif là où l’on trouve une forme d’intériorité commune, un espace et un temps communs. L’alliance est la mise en œuvre d’une logique de l’action, de l’action unifiée, capable de traverser plusieurs contextes (Oliver Feltham) et d’y tracer le trait d’un d’une unité jusque-là inapparente, car la gestion policière (au sens de Rancière) visait à tenir ces espaces séparés.

L’alliance, c’est l’opération qui donne un support à l’action commune.

Le travail de l’alliance se caractérise par l’instabilité du sol sur lequel il s’effectue (Oliver Feltham, Karl Jacoby). C’est en cela qu’il se distingue du travail de la consistance du groupe : la question de l’instabilité du sol n’est pas la même que celle de la consistance du groupe, ou du collectif.

Mais la question est toujours de savoir comment articuler l’être-ensemble (le collectif, ou l’alliance) et l’être-contre. Or ce qui les articule, on l’a vu, c’est l’adresse. Autrement dit, la question centrale est de savoir comment l’être-avec (le mitsein, dans le vocabulaire de Heidegger) est adressé – en tant que cette adresse implique l’être-contre.

Qu’il l’implique, cela signifie deux choses. Premièrement, que l’être-contre n’est pas premier ; autrement dit, que l’on commence par l’affirmation. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur ce point l’année prochaine, car il sera question de dialectique, de la manière dont nous pouvons entendre ou reprendre la dialectique. Mais une chose est assez claire, c’est que le négatif n’est pas un bon point de départ ; la « pensée négative » (ou théorie critique) qui a cru radicaliser Hegel, s’est égarée dans l’invocation de la négativité, en commettant l’erreur pourtant repérée par Kierkegaard : confondre le logique et l’existentiel. Pour cela, il fallait introduire le mouvement là où il ne pouvait pas l’être (dans la logique, dans le discours) ; et attribuer au « négatif » non seulement le pouvoir de faire le mouvement, mais de le faire aussi bien dans la logique que dans l’existence. S’il y a une entente à retrouver de la dialectique, elle doit en tout cas être désencombrée de cette erreur.

 

Deuxièmement, que l’être-ensemble politique implique l’être-contre signifie que le second découle du premier en toute logique. Cette implication ne tient donc pas à une négativité intrinsèque du procès subjectif, mais à la simultanéité des opérations dans la subjectivation politique.

Il ne faut pas envisager deux processus nettement distincts que seraient d’un côté celui de l’affirmation et de la composition subjective qui la porte, de l’autre celui de l’antagonisme.

C’est ce que nous montre, me semble-t-il, le travail de l’alliance. Car l’objet du travail de composition est la délimitation même de la ligne de partage qui fixe les termes de l’antagonisme ; qui fixe aussi les traits de la figure de l’ennemi commun. Ce qui veut dire que l’objet n’est pas la visée, le « au nom de quoi » se fait ce travail d’alliance, puisque sur ce point, il y a divergence au sein des alliés.

Les lignes qui dessinent les alliances se recomposent en même temps que se redéfinit la ligne de partage avec l’ennemi. En ce sens, le travail de composition est aussi le travail de l’antagonisme – le « est », ici, est bien sûr dialectique, ce qui signifie que ce n’est pas un « est » de pure identité ou de stricte équivalence ; c’est un « est », une identité qui contient la différence.

 

Ce que l’on pourrait dire pour clore le séminaire de cette année : au cœur de la division politique, il y a un conflit des temps. Le temps que le collectif instaure pour trouver sa consistance est un temps qui se sépare du temps du capital. L’alliance articule les différents temps séparés en les unifiant dans une logique de l’action.

Mais il faut bien garder à l’esprit que le conflit des temps est aussi un conflit des vérités. Si nous travaillons sur le concept de « paradigme », c’est certainement pour ne pas nous en tenir à ses emplois vagues ou généraux ; mais c’est surtout pour montrer que la manière même de penser la politique est un enjeu de la politique.

 

Notes

(1) « À travers et par le présent, le champ d’avenir se réticule ; il perd ses tensions, ses potentiels, son énergie implicite répandue en toute son étendue, coextensive à lui ; il se cristallise en points individués dans un vide neutre ; alors que la tendance de l’avenir est répandue dans tout le milieu [d’individuation], comme l’énergie d’un champ non localisable en points, et constitue une sorte d’énergie d’ensemble, le passé se réfugie en un réseau de points qui absorbent toute sa substance ; il perd le milieu, l’étendue propre, l’immanence omniprésente de la tension à la réalité tendue ; il n’y a plus dans l’univers de la mémoire que des actions et réactions entre des points de la réalité, structurés en réseaux ; entre ces points, il y a du vide, et c’est pour cette raison que le passé est condensable, parce qu’il n’y a rien dans les intervalles entre ces points de réalité ; le passé est isolé par rapport à lui-même, et il ne peut devenir que partiellement système [de résonance] à travers le présent qui le réactualise, le réassume, lui donne tendance et corporéité vivante ; à cette structure d’isolement moléculaire, le passé doit sa disponibilité ; il est artificialisable parce qu’il ne tient pas à lui-même ; il se laisse employer parce qu’il est en pièces. L’avenir ne se laisse ni condenser, ni détailler, ni même penser ; il ne peut que s’anticiper par un acte réel, car sa réalité n’est pas condensée en un certain nombre de points ; c’est entre les points possibles que toute son énergie existe ; il y a une ambiance propre de l’avenir, puissance relationnelle et activité implicite avant tout réalisation ; l’être se préexiste à travers son présent » (IPC, 170).

 

(2) Disant cela, je suis conscient de réintroduire un primat du futur que la pensée politique avait contesté dans les dernières décennies – en se référant en particulier à Walter Benjamin – je pense par exemple à Paolo Virno, qui a insisté sur l’importance de ce renversement pour les révolutionnaires : ceux-ci sont tournés vers le passé, c’est le capital qui est obnubilé par le futur, etc. Mais je crois que le primat du futur est bien un trait de l’action politique.

 

(3) Si Foucault mobilise le paradigme du gouvernement, c’est bien dans le prolongement de la critique de la philosophie politique, entendue comme le questionnement sur la légitimité du pouvoir souverain, donc sur sa source, qui est aussi celle de la bonne codification juridique des règles de la vie sociale. Ce qui a intéressé Foucault dans les textes de l’Antiquité, en particulier en Grèce, c’est que le gouvernement n’est pas associé à la codification juridique (ou de façon secondaire), mais à la sagesse. C’est d’ailleurs vrai aussi pour la tradition chinoise : ce qui nous est transmis comme le Tao te king est essentiellement un manuel du bon gouvernement. La juridicisation de la question du gouvernement, l’identification de la question de l’art de gouverner avec celle de la bonne codification formelle des lois, s’opère à partir de la Renaissance (Bodin). À partir de cette période vont proliférer les « traités du gouvernement civil ».

 

(4) On peut penser aussi par exemple à Dalie Giroux, dans le colloque d’avril ; mais de son côté, elle insiste sur la séparation d’avec les « moyens de production », dont elle renouvelle l’entente ; elle n’insiste pas sur l’appropriation de la force de travail – ou de ce qui en tient lieu.