Séance 5 – J’ai des souvenirs – Augustin David

J’ai des souvenirs qui ne sont pas les miens

 

« Tu apprendras davantage des bois et des pierres que de tout enseignement des maîtres. »
Saint Bernard


« Détruis-toi pour te connaître. Construis-toi pour te surprendre, l’important n’est pas d’être, mais de devenir. »
Franz Kafka

Cette séance présente les premières traces d’une recherche qui fut d’abord, en un sens trivial, une scène de la division contenue dans les propres limites de ma psyché. Par-là, je veux assumer que les idées que je vais soulever ici ont d’abord eu à se débattre dans ma propre vie. Ce conflit existentiel entre les rapports sensibles aux objets qui hantaient ma construction et l’horizon révolutionnaire qu’ils ne manquait pas de nourrir, je ne savais pas toujours l’articuler. J’avais néanmoins en tête que, dans cette histoire, la mémoire était en jeu.

Le point de départ de cette séance, c’est l’intuition qu’il existe un régime de vérité incarné dans les rapports que nous sommes capables d’entretenir aux choses, aux matérialités. Cette intuition ancienne, d’abord sensible, s’arc-boute contre un certain héritage de la pensée politique révolutionnaire.
La pensée révolutionnaire pense s’interroger sans cesse sur la consistance de la vie quotidienne, sur les rapports d’alliance et de division qu’entretiennent les sujets et qui construisent des rapports au monde. Pour autant, le dernier quart du vingtième siècle fut parfois le théâtre d’une perte, d’une amnésie sur le sens qu’il y a à invoquer l’épaisseur du quotidien, sur les égards que nous devons à cette matière à qualifier une vie.

Ce que j’appelle perte, c’est donc la mise de côté d’outils pratiques pourtant quotidiens  : les choses, les relations et les rites qui s’agrègent autour des usages courants, boire, manger, dormir, s’asseoir, discuter, faire la fête, mourir.
Cette perte c’est celle du délaissement de la question de la transformation de la vie quotidienne dans le mouvement révolutionnaire, et de la nécessité de retrouver cette question, de « relancer une réaction sensée aux objets » comme le disait déjà John Ruskin il y a deux siècles.
Une réaction sensée aux objets qui éclaire en creux une position plus large sur les rapports complices d’émancipation entre humain et non-humain et qui dessine une manière de renouer avec le temps du mythe, « avec une histoire du temps où les hommes et les choses n’étaient pas encore distincts » pour détourner une formule de Lévi-Strauss et pour briser en définitive le déni qui masque la connivence originelle entre toutes les formes de vie et d’être du cosmos et que nous peinons tant à éprouver.
Une réaction capable de sonder des formes connues depuis longtemps des communautés animistes et que nous refoulons pourtant sans fin, trop incapables de faire l’épreuve de cette ascendance commune de tout et de tout.e.s.

Si dans les années 1950-1960, il y avait bien encore une critique de la vie quotidienne, son registre des propositions positives a été depuis délaissé.
Dans le combat révolutionnaire, la période qui s’étend de la fin des années 1970 à l’aube des années 2000 est marquée de cette perte dont l’un de ses signes évidents est que l’attention que cette critique mobilise s’est depuis retrouvée enserrée ou abandonnée à des problématiques perçues comme bourgeoises, institutionnelles, esthétiques, ou conservatrices par ceux qui militent pour d’autres mondes possibles.
Cette matière est pourtant puissamment politique car « l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention » comme le rappelle Baptiste Morizot en d’autres circonstances (in Manières d’être vivant, 2020).

Paradoxalement et pour éclairer des intuitions déjà difficiles à poser et afin de cheminer plus intimement, je voudrais, resserrer mon enquête sur un type particulier de choses à même d’éclairer plus largement la question du rapport au non-humain: celles de l’art et les rapports conflictuels que nous entretenons à cette notion.

En prenant sa généalogie au sérieux, je veux penser les complicités qui peuvent apparaître au cœur des relations entre une œuvre, un.e artisan.e, un faire et les usages de l’œuvre par qui le veut.
La figure de William Morris (1834-1896) que j’avais déjà invoquée à travers quelques remarques dans  notre séminaire sera centrale ici, car ce penseur et artisan fit justement du vécu et de la quotidienneté son terrain de bataille. Son arsenal s’appuie sur une singularité dans le paysage philosophique et révolutionnaire: les arts décoratifs. Ces choses que l’humain produit et manipule dans et pour sa vie quotidienne.
À l’origine du cheminement de Morris, il y a une attention rare portée aux objets qui nous entourent et aux gestes qui les font naître; il y a aussi l’ambition de s’appuyer sur la qualité des objets domestiques pour dessiner d’autres contours sensibles à la vie quotidienne.
Conscient que c’est un trait essentiel de l’espèce humaine que d’organiser son milieu par des artefacts, Morris fait un paradigme de cette sensibilité primordiale, il construit, à partir de sa position, l’outil d’un combat sur ce terrain négligé de ces choses, cet impensé du champ révolutionnaire.

Interroger les choses, les évoquer, c’est se donner des outils oubliés pour saisir que par-delà la puissance de la pensée et de l’action, notre être-au-monde est en permanence modelé, harassé, porté ou sublimé par les rapports sensibles à des choses qui qualifient notre vie quotidienne. C’est une manière de prendre soin des contours de la vie en étant attentif au milieu et à nos rapports à lui, d’une façon qui augmente la puissance d’agir et de penser de soi, et donc des autres (Morizot, Manières d’être vivant).

Il y a donc au fond de l’exercice que je vous propose aujourd’hui une tentative de désactiver la dépossession des rapports sensibles à l’autour-de-nos-vies, une manière de sonder les conditions symboliques et matérielles de nos existences sur un autre registre que celui qui mène au constat que toutes les choses ne sont plus que marchandises.
Il s’agit sur ce terrain particulier de ré-élargir l’horizon du futur, comme on en a fait le vœux ici, et pour cela d’emprunter aussi cette voie délaissée capable de nous faire rompre avec l’allégeance à un ordre capitaliste des choses qui suppose une domestication de nos rapports, une appréhension de tout le vivant et le non-vivant selon les règles de l’économie dont il faut nous libérer.

Mais cette domestication est ancienne et malheureusement jamais démodée. Elle se fonde sur une supposée impossibilité fondamentale de communiquer entre les sujets et les mondes qui les baignent. Cette impossibilité découlerait de l’inertie essentielle des choses, de leur impossibilité d’être et d’être agi sans la médiation de l’humain tant que celui-ci n’y a pas projeté quelque chose.
Cette impossibilité est une fiction des modernes, une fiction qui contribue à justifier l’entreprise de réduction du non-humain à de la marchandise pour faire tourner les flux économiques mondiaux.

La pensée des choses, au sein de la modernité, s’est retrouvée docile, désarmée, face à la summa divisio entre sujet et objet, héritée de la philosophie antique et du dualisme ontologique de la philosophie de l’esprit. Cette partition binaire a participé depuis longtemps à enserrer nos rapports sensibles au monde et à compromettre leur lisibilité.
Mais la pensée n’est pas repliée sur elle-même! Les choses sont même nos alliées pour penser la désactivation d’une matrice réductrice qui œuvre depuis plusieurs siècles au désenchantement du quotidien et qui brise les élans sensibles de chacun de nos gestes.
Il nous faut reconquérir une lucidité sur l’inexistence d’une volonté pure et d’une raison pure, et saisir que notre existence est constituée de l’usage constant et jubilatoire d’une complicité et d’une intelligence avec soi mais aussi avec les choses qui tissent la texture des milieux où s’invente la vie quotidienne.

Dans cette recherche, il y a donc l’étonnement devant une réalité personnelle : je crois que les choses sont capables d’animer des processus de subjectivation. Il me semble qu’elles sont même capables d’ébranler le ressort de la polarisation entre sujet et objet, qu’elles sont sources d’intensification qualitative des formes de nos vies et support d’alliances possibles entre humanité et non-humain en général (végétaux, minéraux, artefacts…).
Nous rendre attentif, poreux à une complicité possible aux choses, c’est nourrir la diplomatie secrète qui œuvre entre le soi, l’autre, et le monde, c’est jouir au quotidien d’habitudes, de gestes d’apparence anodins mais vecteurs de joie. C’est comprendre que c’est dans le quotidien que se joue l’essentiel, dans l’ordinaire et non dans sa suspension.

Dans cette perspective, l’art peut être l’outil d’une tension matérialiste pour s’organiser contre l’objectivation du monde. Pour penser autrement, il faut admettre qu’on ne se débarrasse pas de la raison pour devenir plus sensible, mais bien de devenir simultanément plus intuitif et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant. Cela implique de prendre au sérieux l’idée que les choses, dans leur puissance invisible, sont d’abord des mondes, des médiations qui peuvent opérer très pratiquement dans nos vies. Il ne s’agit plus de penser sa relation au regard du spectateur, c’est-à-dire comment assurer la médiation entre la chose et un public, mais bien au contraire de saisir la chose comme médium de vie, de comprendre l’objet en position d’outil de subjectivation et même de comprendre peut-être que d’autres rapports à ces choses nous libèrent du dualisme et accéder par là à un sens élargi, non amputé, de ce qu’est une sensibilité qui n’est ni la raison nous coupant de la vérité des sens, ni les sens illusionnant la raison.
Alors entre l’humain et les choses ce déroula-t-il peut-être un dialogue inopiné, clandestin et imperceptible, l’ouverture de rapports inédits, déjà à l’œuvre mais dont néanmoins presque personne ne s’est encore aperçu mais qu’il serait dommage de négliger.
Voir ce changement étrange, c’est découvrir dans cette attention inédite au choses la puissance « de tisser des savoirs à la sensibilité la plus poétique, pour imaginer la poésie la mieux informée, la sensualité la plus attentive au grain exact de la peau d’un tremble, de l’écorce d’une rivière, du courant d’un nuage, du mouvement d’une foret. » (Morizot, Manières d’être vivant)

Cela demande cependant d’exposer ces hypothèses dans un au-delà de l’assignation Freudienne qui considère le rapport aux choses comme projection, comme l’investissement de charges libidinales sur des objets (en l’hypothèse dans des personnes, des choses, des espaces, des idéaux.) Il nous faut comprendre que les rapports que nous pressentons et éprouvons ne réduisent nullement les choses à cette position d’objets transitionnels. Car il y a des significations partout dans les choses, elles ne sont pas à projeter, elles sont à retrouver, avec les moyens qui sont les nôtres, c’est-à-dire à traduire et à interpréter.

En cherchant à traduire ces relations aux choses qui font monde, on arpente un espace à habiter en somme, on arpente une richesse qui engage tous les aspects de l’existence humaine, du dire et du faire, et ainsi, un sens des choses en-deçà de la conscience que nous pouvons en avoir : une cosmologie qui va enfin au-delà du paradigme occidental moderne que le classicisme du dix-septième siècle légua au monde lorsque advenait l’état moderne et ses institutions.
Cet héritage, sans bénéfice d’inventaire, a grevé nos consciences en marquant des arrêts de la pensée qui ont durablement conditionné notre capacité à être au monde.

Ce que proposent certaines pensées essentielles d’aujourd’hui est au cœur de cette remise en cause lorsqu’elles ouvrent la pensée à la pluralité de mondes et qu’elle engage l’humain comme monde et partie de mondes, (je vise par là la constellation des pensées de l’écologie, la philosophie du vivant, l’écologie culturelle, les humanités environnementales) ce que Philippe Descola nomme de « nouvelles lumières » à même de raconter des histoires vraies en travaillant en profondeur les grandes binarités de la pensée occidentale pour en dépasser les divisions et les colonisations mentales qui entravent notre compréhension et nos actions.

Il me semble, comme je l’évoquais en présentation, que l’art rendu à son épaisseur oubliée, semble prometteur pour restituer aux choses leurs significations érodées par l’usure de l’habitude, par la paresse de la mémoire et par le positivisme. L’art est une Voie qui nous introduit à ce qui nous tient le plus à cœur, le sens inépuisable des choses.
Face à ces choses, on n’est pas voué à se taire, on tente de cerner le dialogue, il faut donc traduire, multiplier les tentatives pour essayer de faire justice à ce qui a bien lieu, à ce que qu’elles sont, aux relations qui nous relient à elles, même si le sens de ces relations demeure toujours suspendu, même si l’on est d’une certaine manière voué à courir après.
Il existe ainsi pour y œuvrer, une autre Histoire, revendiquée ici qui renoue avec l’aisthesis originelle, cette faculté de sentir qui ne soumet pas l’intuition à la rationalité des savoirs et mobilise un style d’attention qui se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne opposant la sensibilité au raisonnement.

Il faut, pour en user, récupérer la richesse de qualités et de sens que les choses peuvent absorber ou délivrer, sinon comme le dit Walter Benjamin « C’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle » .
Comme la prise au sérieux que l’histoire « ne se dévoile pas […] dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses faiblesses et ses accidents, là où le soudain surgissement de l’imprévisible vient en interrompre le cours et révèle ainsi, en éclairs, un fragment de vérité originelle »  comme disait Stéphane Mosès à propos de Walter Benjamin.

Aussi, interroger l’art implique impérativement pour moi de sonder l’idée de mémoire car “L’art est le dernier lien qui unisse encore l’homme à son passé.” (Giorgio Agamben)
Commence alors une phase essentielle qui fait de nous des « collectionneurs » car comme le dit encore Benjamin, « la vraie passion, très méconnue du collectionneur, est toujours anarchiste, destructrice. Car voici sa dialectique: lier à la fidélité envers la chose, envers la singularité qu’elle recèle, une protestation subversive opiniâtre contre le typique, le classable. » Et Hannah Arendt d’éclairer ce propos: « La figure du collectionneur, aussi archaïque que celle du flâneur, si elle peut présenter chez Benjamin des traits à ce point modernes, c’est que l’histoire elle-même — en l’occurrence la rupture de la tradition consommée au début de ce siècle — lui a épargné le travail de détruire et qu’il n’a plus besoin pour ainsi dire que de se baisser pour recueillir dans les décombres du passé ses précieux fragments ».
Ainsi, Walter Benjamin rappelle à notre mémoire que nous sommes confrontés aux restes, traces, fragments, aux débris de l’histoire. Les objets sont aussi des fragments, ils nous permettent de lire les signes du temps et de voir ce que ce temps fait à l’œuvre et ce qui œuvre au temps.

Pour cela, nous avons besoin pour cheminer, de ceux qui nous rappellent à la réalité, de ceux qui dans le passé, ont déjà tenté de remettre en question -et non en ordre- cet être-au-monde qui serait aussi réseau de relations affectives et sensibles aux autres, aux artefacts, au cosmos, aux plantes, au non-vivant, en actualisant des alliances et des complicités parmi et avec les contingences de leur temps. Ceux-là n’étaient pas prophètes mais avec eux peuvent, comme le disait Guy Debord, s’imaginer une vie et une écriture qui vaillent la peine d’être vécues.

(Seuil)
Qu’est-ce que l’art? à quoi sert-il?

Cette question peut vous sembler bizarre énoncée ici, mais je gage que se la poser vraiment c’est dénouer ce qui freine les enjeux que je viens de présenter et qui parfois n’ont plus rien d’évident dans notre monde.

Commençons si vous le voulez bien par un tour d’horizon à gros traits d’une histoire qui sert de matrice négative à l’état de notre présent et de seuil à notre propos et dont, je crois, on ne peut faire l’économie pour désactiver les conditionnements qui colonisent nos idées et compriment notre discernement et surtout notre expérience.

Nous aurions pu remonter aux temps préhistoriques avec un entrain certain mais au départ décentré que nous assumons -c’est à dire le temps médiéval- l’art n’est pas un champ particulier des activités humaines. Il s’exprime dans diverses sphères et désigne alors tout simplement une certaine habileté dans la mise en œuvre des pratiques par quoi l’humain assure sa prise sur le monde.
Il est la qualification d’une certaine attention dans le faire et dans l’utilisation des choses qui en naissent.

À l’origine, étymologiquement on parle d’ars– qui signifie « composition, assemblage, combinaison » des pratiques -pour désigner quelque chose qui donne à saisir une coexistence quotidienne entre le vivant, les choses et un milieu.
L’art est une intensité qualitative qui auréole certaines pratiques en ce qu’elles nourrissent un rapport à la vie quotidienne dans toute son épaisseur.
Autrement dit, l’art à l’époque médiévale s’expose dans le faire, il n’est alors nullement question qu’un sujet artiste déterminé par avance produise des choses artistiques mais plutôt que l’attention à une pratique ouvre dans l’œuvre un certain régime de vérité.
Le problème de l’art en soi ne peut alors se poser puisque l’oeuvre est, précisément, l’espace commun où tous les hommes, artistes et non-artistes, se retrouvent en une unité vivante.” (Giorgio Agamben, L’homme sans contenu)

Si le problème de l’art en soi ne se pose pas, si la question qu’un objet soit ou non de l’art ne se pose pas, c’est parce que l’art est ineffable, il est alors une modalité et un moment : il y a art ou il n’y a pas art pourrait-on presque dire.
Il n’y art que dans l’œuvre, c’est à dire dans la combinaison qu’une pensée et son geste déposent indistinctement dans une chose et qui laissent ouvert le champ de sa signification. On parle alors simplement d’œuvriers pour désigner ceux qui possèdent un savoir et une habileté dans un faire manuel.
Giorgio Agamben le désigne ainsi “l’art n’est que le moyen où l’anonyme que nous appelons artiste, en se maintenant constamment en relation avec une pratique, tente de construire sa vie comme une forme de vie: la vie du peintre, du menuisier, de l’architecte, du contrebassiste où, comme en toute forme-de-vie, ce qui est en question n’est rien de moins que son bonheur.” (In Création et anarchie, l’œuvre à l’âge de la religion capitaliste).

Le faire artisanal médiéval est aussi liée à la mystique ouvrière. Cette idée que l’art apparait lorsque la manière d’être vivant prend forme et devient dessein. En ce sens, mystique veut dire muet, ce qui est et qui n’est pas dit. Se pencher sur les choses, c’est entendre ce qui n’a pas été dit (ce qui est dit autrement donc) et tenter de comprendre l’épaisseur d’un moment où n’existait pas encore la distinction à venir entre le dessin (les moyens) et le dessein (l’horizon). C’est aussi témoigner d’une approche qui donne la part belle à la communion du faire et de l’usage comme outils d’existence.
C’est habiter la beauté du monde illimité de l’ars, de la conspiration du vivant et du non-vivant, contre le monde paramétré et confiné de l’économie.

Dans sa quête de redéfinir l’art par ses marges, Jean Dubuffet dira plus tard sensiblement la même chose, lorsqu’en 1949, dans le manifeste de l’Art brut, il affirme « l’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom: ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. » Et d’ajouter comme pour préciser son idée « Je crois que toute création d’art doit capitalement avoir pour effet d’opérer ce transfert de la pensée et du regard porté sur les choses en de nouvelles positions. Toute création d’art valable est philosophique ».
A partir de là, notre meilleure chance de comprendre c’est d’abord de chercher à voir car l’art ne donne rien, il déclenche. Comme le dit Jacques Rancière, celui qui regarde est celui qui cherche à saisir la puissance dans l’invisible.

La mutation qui à partir de la Renaissance va formaliser et corseter l’art comme champ spécifique, hors des problématiques éthiques et du quotidien, va aboutir à l’avènement d’un champ dit « culturel », ce fameux champ, qui de la formation de l’Académie au dix-septième siècle, jusqu’à la « Culture » comme chasse gardée de la gauche parlementaire après 1968, en passant par la domination des normes institutionnelles, structure et conditionne encore l’existence de l’art dans nos vies.

Mais la Renaissance a bon dos, et un petit détour historique peut éclairer ces enjeux trop délaissés qui annoncent pourtant l’abandon de l’art à l’esthétique et au discours et fondent sa prétendue inoffensivité dans le champ de la pensée révolutionnaire et politique.
Dans L’homme sans contenu, Giorgio Agamben montre que la distinction active chez les grecs du triple statut du “faire” (poièsis, praxis et travail) commence à s’obscurcir dès l’époque romaine. Le duo poièsis /praxis est malmené d’une façon qui en dénature la portée : ainsi Ergon et Ernegeia de la praxis deviennent actus et actualitas, cantonnées sur le plan de l’agir, de la production d’effet. La poièsis qui  désignait la présence de quelque chose et le fait que du non-être advienne à l’être, une idée de vérité, se retrouve enrôlée et supplantée dans l’idée d’un « comment » qui assure une indistinction entre poièsis et praxis.
À Rome, une distinction est déjà solide entre les « arts libéraux» dont la pratique est prétendument reliée à la sphère de l’esprit et qui conviendrait seule à l’homme libre, -art de la parole, du discours, de la pensée- et les autres arts soumis à l’usage de matériaux concrets vils, ignobles dans lequel le corps est engagé.

Au douzième siècle, lorsque Hugues de Saint Victor entreprend de classer les connaissances humaines, il juge nécessaire de ménager une place, auprès des « arts libéraux », à des « arts mécaniques » nécessitant l’usage du corps, des muscles, de la main.
Marqués par une position subordonnée, ces arts mécaniques sont structurés comme l’affirme le médiéviste Georges Duby par de « vieilles attitudes mentales alliant la noblesse à l’oisiveté, réputant le travail manuel « servile », indigne de l’homme de qualité, qui voyant dans le charnel la part maudite de l’univers, tournait le dos à la matière, la redoutait, la condamnait, s’évertuant à dégager de toute force le spirituel du corporel ».

Un déplacement insidieux est donc à l’œuvre et dans l’Italie du seizième siècle, sur toile de fond de découvertes scientifiques, de redécouverte des sources antiques, du développement du monde courtisan, l’artisan voit peu à peu sa situation, son statut évoluer. Son horizon s’élargit mais change aussi d’expression. Dans la scène conflictuelle qui marque le passage du Moyen-âge européen à la Renaissance moderne, c’est-à-dire l’avènement de la rationalité et de la scientificité moderne, l’art n’est plus la magie de faire exister différemment le monde, mais au contraire, il se dresse sur les cendres de la magie populaire qui l’a vu naître.

Originellement, l’artisan est simplement celui qui met son art au service d’autrui car l’ars englobe, en effet, l’ensemble des activités manuelles extra-agricoles, au point qu’on ne distingue pas l’artisan de l’artiste. Mais au seizième siècle la discrimination se densifie, s’institutionnalise entre les «arts mécaniques» exercés par les «gens de métier» et les «arts libéraux» exercés par les artistes.
Ce qui était contenu sans distinction dans la notion unique d’œuvrier au temps médiéval va se diviser en trois positions qui seront autant de statuts institués: L’artisan, celui-qui-œuvre, se retrouve projeté dans un temps qui lui demande de plus en plus d’agir en un être-artiste et l’œuvrier originel va peu à peu devenir l’ouvrier.

C’est ce moment de bascule qui entérine la promotion de l’art pictural comme nouveau venu parmi les arts libéraux. L’art pictural est chose mentale comme le dit Léonard, le geste de l’artiste ne serait plus indistinct de sa pensé mais un simple auxiliaire matériel, contingence de l’expression sa pensée, comme la plume ou le stylet l’étaient malgré le déni propre aux arts libéraux. Si l’artisan engage le charnel, l’artiste prétend s’établir sur la haute branche de l’esprit. Comme si une branche pouvait s’épanouir sans racine.
Pour le dire avec des mots d’aujourd’hui, pour se dégager de l’ornière de la servilité (au sens antique) voilà l’artisan obligé de se faire artiste, de taire l’ars incarné dans son faire et d’invoquer à sa place l’invisible génie de son âme.

Ce fut donc bien le pouvoir, en fin de compte, qui, transgressant l’ordre normal, décida d’un nouveau partage, hissant au dessus des artisans quelques « grands maîtres » chez qui l’autorité, en niant leurs gestes, discernait une force immatérielle : « le génie » qui permettait de les compter parmi les artistes. En contrepartie, ils devaient, associés aux rhéteurs, aux poètes, aux musiciens, inventer des formes capables de glorifier l’État ou la Religion.
Ainsi la faveur des gens de pouvoir avait-elle légèrement décalé la frontière dans un système déjà hiérarchisé par des siècles d’évolution. Pour trouver une place dans le « jeu » social, l’artisan doit alors parler le langage de ceux qui le dominent, la langue d’une rationalité nouvelle, fondée sur la division fictionnelle du corps et de l’esprit.

Pour comprendre ces changements, cet abandon d’un art unifié qui ne hiérarchisait pas ses gestes et leur élan, dont l’être relèvait du faire et de l’usage, au profit un art divisé entre la pensée et un geste, le faire et l’apparence, on peut aussi relire Balthasar Castiglione et son Livre du courtisan (1528). Au cœur de cet ouvrage figure la notion de sprezzatura, une notion neuve que Castiglione développe pour justifier d’une scission dans l’être. Castiglione l’oppose à l’affection vue comme vulnérabilité.
L’étymologie de sprezzatura suggère clairement l’intention de Castiglione. Elle indique la dépréciation, le dédain, le mépris pour l’affect. Le mépris est le sentiment aristocratique par excellence. Celui qui est noble méprise l’« ignoble ». Or, qu’est-ce que l’ignoble? C’est ce qui pèche par défaut, c’est le naturel brutal et négligé, sans tenue. C’est ce qui ne tient pas sans une rhétorique et un discours. Mais c’est aussi ce qui pèche par excès, par trop de soin, de diligence, de travail, d’étude, d’artifice visibles en un mot. La sprezzatura serait donc une attitude qui vise au juste milieu, à la « médiocrité », dans le sens primitif du mot. L’art dans cette perspective demanderait d’effacer les traces de ses efforts, pour donner l’apparence de la spontanéité, de la facilité comme impératif de clarté, d’évidence que la pensée porte et que la main exécute discrètement.

Le dix-septième siècle connait une transition qui pose une étape supplémentaire dans l’éloignement de l’art d’avec la quotidienneté, il pose les base d’un terrain « à part » de l’art dans le champ des activités humaines. De sa fonction d’usage, il se décentre vers un discours de plus en plus marqué par l’esthétique, mais aussi par une économie qui, avec la montée en puissance de la bourgeoisie, fait ses premiers pas vers ce qui deviendra l’économie de marché.

En soutien, une nouvelle figure apparaît dans les sociétés européennes, à laquelle Agamben s’intéresse dans L’Homme sans contenu, c’est celle de « l’homme de goût ».  Figure de Juge érudit, personne capable de reconnaître le génie à l’œuvre, de trancher le bon ou le mauvais goût des choses et de leurs créateurs, de décider de la valeur ou du manque de valeur esthétique d’une œuvre, l’émergence de cette figure signe un changement profond de la perception de l’art.
Dans son ouvrage, Agamben mobilise l’exemple du mécénat italien et raconte comment, jusqu’au dix-huitième siècle, il n’était pas rare que le mécène lui-même participe aux réflexions et à la conception autour de l’œuvre d’art dont il était le commanditaire. Quand le pape Clément VII (Jules de Médicis) discutera avec Michel-Ange de la mise-en-œuvre de la nouvelle Sacristie de la Chapelle des Médicis, un des éléments architecturaux de la basilique San Lorenzo de Florence, l’artiste même dira à ses élèves que le mécène avait une exceptionnelle compréhension du processus artistique.
Mais ce qui pouvait encore avoir encore quelques contours d’une collaboration va, peu à peu dessiner une évolution du comportement de l’artiste. Détaché du monde artisanal, devenu notable, l’artiste perçoit de plus en plus ces rapports comme une ingérence du mécène dans le processus artistique.
Accompagnant un mouvement qui donne de plus en plus d’importance à l’idée de volonté, l’artiste se mue en génie capricieux et ne peut plus souffrir d’ingérence extérieure. Dans son art c’est son génie propre qui est censé s’exprimer, rien ne doit plus le contraindre. C’est le soi qui domine l’expression, qui fait art et c’est le goût qui en est juge.
« L’art est à présent l’absolue liberté qui cherche en soi sa propre fin et son propre fondement, et n’a besoin – au sens substantiel – d’aucun contenu, car elle ne peut que se mesurer au vertige de son propre abîme.» (Giorgio Agamben, L’Homme sans contenu)

Cette époque porte d’autres ruptures importantes qui vont s’articuler jusqu’au dix-huitième siècle. En parallèle de ces phénomènes, sur fond théorisé d’une redécouverte d’un ordre antique, on commence à formaliser et instituer les contours d’une pratique supportée par un champ théorique qui aligne ses manières sur les sciences et dont l’esthétique va devenir le bras armé.
Concomitamment à la formalisation des États modernes, à l’affirmation de la primauté de l’écrit sur l’oralité, donc de la prévalence de certains modes de transmission sur d’autres, la société post-renaissante entérine le statut de l’artiste et institutionnalise la domination de sa figure sur l’œuvre. On a alors du mal a remettre en doute le principe qui permet la domination esthétique: l’art serait expression de la volonté créatrice de l’artiste, cette nouvelle figure exceptionnelle de l’humain devenu demiurge.
Pourtant la tension poièsis / praxis chère aux grecs portait que l’essence de la création n’a rien à voir avec l’expression d’une volonté ou une quête de l’individu. Elle résidait plutôt dans « la production de la vérité et dans l’ouverture, qui en découle, d’un monde pour l’existence et l’action de l’humain. »
Dans cette séquence, l’artisanat et son éthique du quotidien semble très fragilisés, les liens qui l’unissent originellement à l’art sont niés ou dégradés.
Giorgio Agamben dans son texte Archéologie de l’œuvre d’art (in Création et anarchie) remarque “le lieu de l’œuvre d’art est tombé en pièce. Ergon et energeia se dissocient et l’art ne réside plus dans l’œuvre mais aussi, et surtout, dans l’esprit de l’artiste. »

Inspirée du modèle florentin de l’Académie des Incamminati (Accademia degli Incamminati en italien -“ceux qui sont en marche”– (sic) animée par les Carrache à Bologne) qui théorise que l’art -comme toute discipline- s’enseigne et se transmet dans une verticalité et un formalisme précis, la royauté française inaugure en 1648, l’Académie royale des Beaux-Arts dévolue aux arts dits alors « majeurs » ( la peinture et la sculpture et bientôt à l’architecture “mère de tous les arts” dès 1691) et son pendant pour les arts dits « mineurs », l’école des Arts Décoratifs qui ouvre à Paris en 1666.
Ce qui se passe à ce moment précis, c’est l’institution d’une rupture alimentée depuis plusieurs siècles.
Si le savoir artisanal, qui prévalait avant la division symbolique de la pensée et du geste, s’enseignait dans l’idée de tradition (il faut entendre par-là le maintien d’une idée comme valeur et son évolution formelle illimitée), il s’exprimait surtout dans l’idée d’un partage, d’une commensalité. La pensée des guildes médiévales et du compagnonnage emportait l’idée d’une collectivité devenue communauté qui afin de transmettre un savoir partageait d’abord une vie, des repas, des fêtes. Apprendre, c’était vivre ensemble.
À l’inverse, dans la nouvelle perspective académique, le savoir n’est pas connaissance, il se dispense. Celui qui sait, s’appuie sur un savoir compilé, marqué d’une scientificité théorisée qui classifie les qualités et défauts et catégorise les outils. L’enseignement s’appuie sur des piliers : l’imitation des maitres anciens, le nu (comme expression de l’idéal antique), l’équilibre entre les outils fondamentaux que seraient :dessin, lumières et coloris.
Ces grilles d’analyse sont prescrites par des conférences où sont évalués et notés les tableaux de la collection royale et qui analysent formellement l’art comme un science, comme une tangibilité assignable et communicable.

Au dix-huitième siècle, l’Académie a pris ses aises. Le primat de la volonté prend une ampleur inédite.
Johann Joachim Winckelman et les tenants de l’esthétique, semblent dominer la perception de ce qu’on nomme art. Une discipline nouvelle, l’histoire de l’art, vient non seulement structurer le discours de l’art mais participe encore de l’invisibilisation du faire dans le dire et plus encore à la négation du dire à l’œuvre dans le faire. L’esthétique est l’angle principal, presque univoque du discours sur l’art.
La pensée sur l’art est dominée par un impératif qui pense l’art comme un série de phases stylistiques que l’on pourrait juger de manière formelle en terme d’accélération et de déclin. Sont alors aux commandes les pensées binaires qui s’articulent entre progrès et conservatisme, nouveauté contre passé. Ces questions abordées de biais trouveront dans le dix-neuvième siècle des prolongements dans les fausses alternatives modernité / tradition, positivisme / sensible.
Aux mêmes moments, par-delà l’indistinction poièsis / praxis, l’idée de travail  prend de plus en plus d’importance et vient reconfigurer les rapports au faire. Le déchirement de l’activité productive de l’homme, la « dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » (Agamben) n’est pas ici réparée, mais au contraire poussée à son extrême.
À l’époque moderne, le travail, qui occupait la place la plus basse dans la hiérarchie de la vie active du modèle grec originel devient paradoxalement valeur centrale.
Le faire humain semble être réduit à la praxis, et la praxis soumise à son tour au filtre du travail.

En parallèle, en cette fin de dix-huitième siècle s’organise la première critique fondamentale de cet état de fait. La critique romantique s’élève « contre un monde qui a transformé chaque chose en marchandise et dégradé l’humain au statut d’objet ».
Cette voie alternative dans la pensée phénoménologique de l’art permet à Friedrich Schlegel d’affirmer que la signification de l’œuvre d’art au moment de sa création se perd dans le passage du temps. Des voix, telle celle d’Aloïs Riegl, se feront bientôt entendre qui pensent l’art comme une poussée immanente à l’humanité qui guide la production et assure une continuité dans la pensée de l’humanité. Face à l’œuvre le témoin va dégager et inventer de nouvelles significations, à défaut l’œuvre aura épuisé sa puissance.
Ces pensées participent d’une remise en question des hiérarchies entre les arts et des principes qui les régissent depuis le moment de la Renaissance. On voit bien que même l’histoire de l’art se retrouve gênée, l’historiographie dominante qui pensait en mouvements, en cycles, en courants artistiques -que l’académie soutenait-, doit laisser s’entendre la voix des alternatives.
Sans crier gare, voici que le dix-neuvième porte une litanie de remises en cause sur lesquelles l’historiographie porte son attention sans admettre pour autant qu’il y a eu une rupture dans l’horizon et dans les voix perceptibles.
Les grands courants du dix-neuvième siècle : Romantisme, Réalisme, Naturalisme, Impressionnisme et Symbolisme -pour reprendre les catégories de cette histoire de l’art là- portent chacun, une remise en question, l’objet de leur existence est même précisément la mise en cause des catégories forgées par l’époque moderne.

L’œuvre, espace de vérité

À travers cette longue mise au point, on commence, je l’espère, à saisir que le retournement possible viendra ironiquement des exclus de cet art limité, ceux que justement la rupture propre à l’époque moderne aura participé à nier durant plusieurs siècles et qui portent en germe les outils d’une remise en cause profonde, et de l’art, et de sa porosité avec le monde, avec le politique, avec le quotidien : je vise par là les artisanats, les arts décoratifs, les arts populaires, bref ce qui dessine d’autres perspectives permettant de renouer avec l’idée que « regarder une œuvre d’art signifie: être projeté dans un temps plus originel (…) dans l’expérience de l’œuvre d’art, l’homme est debout dans la vérité, c’est à dire dans l’origine qui lui a été révélée dans l’acte poiétique. Dans cet engagement, dans cet être-projeté, artistes et spectateurs retrouvent leur solidarité essentielle et leur terrain commun. » (Giorgio Agamben, L’homme sans contenu)

À partir de là, la figure de William Morris et le mouvement qu’il mène sous le nom d’Arts & Crafts nous serviront de balises, sa pensée sera notre maison magique, ce lieu de l’enfance où l’on peut venir souffler sans jamais délaisser le jeu.

Plus de cent trente ans après que William Morris ait prononcé sa conférence How we live and how we might live (1885), les fulgurances de l’homme et son combat témoignent d’une cohérence toujours brûlante pour désigner la scène de la division politique qui nous rassemble ici.
Il nous faut pour le comprendre relire Morris à son bon endroit, refuser en bloc la dépolitisation par laquelle l’historiographie française a trahi et dénaturé son propos pour en faire une caricature où oscillent nostalgie médiéviste, soupçons réactionnaires et inoffensivité.
Les anglais s’en rappellent, Morris ne fut pas seulement un artisan, un poète, il fut aussi un révolutionnaire impliqué, le fer de lance d’un idéal qui justifiait une lutte de longue haleine contre les conditions de son présent. Et si bien des contours ont changé, ce qui légitimait ses luttes demeure vivace. Sa pensée n’en est pas moins féconde pour penser aujourd’hui l’idée révolutionnaire dans une perspective quotidienne et matérielle prenant au sérieux l’adresse de l’art à faire exister différemment le monde.
L’idée centrale de Morris est de renouer avec la vérité, ou pour le dire autrement avec l’espace de vérité que l’art véritable ouvre.

Le mouvement Arts & Crafts, (Arts et Artisanats en français) tire son nom de l’abréviation de la Arts and Crafts Exhibition Society, créé en 1887 en Grande-Bretagne par William Morris en continuité des activités artistiques (mobilier, céramique, tapisserie) qu’il a initiées depuis le milieu des années 1850.
Née d’une révolte contre les formes de la société victorienne, la mouvance Arts & Crafts est la réaction violente de jeunes artistes anglais opposés à l’industrialisation massive et aux contours de la vie qu’elle dessine et impose.
La première Exposition Universelle, celle de Londres en 1851 sert de déclencheur. Ils perçoivent l’événement comme la flagrante dégradation du sensible de leur présent. Ils ont l’intuition du rapport inextricable qui lie l’économie industrielle capitaliste et les conditions de vie qu’elle inflige aux vivants et constatent avec effarement l’affaiblissement des conditions de vie des ouvriers (pollution, concentration urbaine, insalubrité des logements, travail des enfants…) et les effets de la désertification des campagnes (atomisation des cellules familiales, appauvrissement des formes de solidarité en milieu rural).
Les produits industriels sont grossiers et n’existent que comme imitations, adultérations: imitations de l’artisanat ou pâles imitations des œuvres courtisanes des périodes précédentes dont elles n’arrivent qu’a singer les contours et effets de surface.
Cette fausseté des choses leur apparaît comme le reflet logique de la fausseté qui guide leur production: fausseté des besoins, fausseté des matériaux, fausseté des formes, fausseté de l’économisme, fausseté du raisonnement productiviste, fausseté des rapports humains dans l’économie de marché, fausseté du langage de sa promotion.

Si Walter Benjamin affirmera plus tard que « le souvenir est la vraie mesure de la vie », l’idéal Arts & Crafts s’appuie déjà sur l’histoire pour trouver des sources d’inspiration éthique et esthétique utiles à ses combats.
Le souvenir est une arme de lutte et l’enjeu principal est le suivant: tenir lié ce que l’on pense et ce que l’on fait, ce que l’on est, ce que l’on produit, comment nous le produisons et l’usage que l’on fait de ces choses.
Car, au cœur de ces articulations, une certaine idée de la vie est défendue.
Elle vise une transformation qualitative du temps vécu, quotidien, à travers le monde que portent en eux les objets dans leurs références sensibles, leurs formes et surtout leurs modes de production.

Le mouvement Arts & Crafts qui s’organise peu à peu de manière informelle, par accointances humaines et amicales, réfléchit sur les liens oubliés entre esthétique et éthique du travail. Il fait le rêve d’un art-artisanat avec la vie pour matériau, cette jeunesse semble chercher un « mode d’expression artistique vécu, un artisanat de soi-même, une nouvelle liturgie assumée du matin au soir. » (Romain Gary, La nuit sera calme)
Morris dénonce l’impensé qu’impose le mythe progressiste érigé en horizon indépassable, et avec ceux qui l’accompagnent, ils affirment leur volonté de renouer avec le sens originel de l’art, avec la puissance des arts antérieurs à la Renaissance classique : le gothique pour l’élan spontané qu’il recèle, et les manières des primitifs flamands et italiens de la fin de l’époque médiévale pour leur complicité à la nature. Il ne s’agit point d’un retour nostalgique mais du rendez-vous avec un possible non advenu et laissé en friche depuis-lors: l’enjeu est bien de réactiver ou d’actualiser des puissances passées, connaissables et donc opérantes au sens Benjaminien.
Les théoriciens du mouvement lorgnent par-delà le Moyen-âge, sur le temps primitif de chaque peuple et dénoncent avec Marx le « préjugé de la philosophie des lumières selon lequel il faut qu’à partir de l’obscur Moyen-âge ait lieu un progrès constant vers le mieux ; cela l’empêche non seulement de voir le caractère antagoniste du progrès réel mais aussi les quelques revers ».

Pour penser l’art, Morris le lit volontairement à partir de la figure du faire qu’il incarne dans l’artisanat comme expression la plus juste et la plus parfaite de l’art, comme sa meilleur chance de renouer avec son essence perdue.
Ce faire permet de repenser l’art. Faire, œuvrer, c’est laisser conspirer les actes et la pensée pour dessiner une vie meilleure dont nous serions à la fois les habitants et les artisans. Ce sera la clé de voûte d’une pensée qui mobilisera divers aspects intimes de la vie quotidienne, de l’architecture aux moyens de productions, du geste technique au socle éthique qui combattent ces nécessités que le capitalisme présente comme contingences.

Dans une conférence de 1886, Morris, pour parler d’artisanat, évoque ces « arts décoratifs ». De quoi parle-t-il au juste?
« On use de cette expression pour désigner un genre artistique autre que la peinture ou la sculpture qui, elles, racontent des histoires et sont conçues pour représenter, suivant tel ou tel critère des faits qui leurs sont extérieurs. Que recouvre donc cette branche de l’art s’il ne s’agit ni de peinture ni de sculpture ? C’est l’art du peuple, l’art produit par le travail quotidien des hommes pour leur usage quotidien. Il est donc permis de penser qu’il est de quelque importance pour la race des hommes, puisqu’il façonne nos vies autant que nos œuvres. »

« À première vue, le sujet des arts décoratifs paraîtra peut-être secondaire à certains d’entre vous et la question de ses origines assez négligeable. J’espère pourtant vous montrer d’ici à la fin de cet exposé qu’il s’agit au contraire d’un sujet de première importance et qu’il vaut tout à fait la peine d’en considérer les origines, car celle-ci peuvent nous permettre d’en saisir les fins -ou du moins ce qu’elles devraient être-, et ces fins à leur tour, nous conduire à aborder des questions d’une profondeur insoupçonnée. » (In Des origines des arts décoratifs, conférence prononcée en 1886.)
« Intéressons-nous donc à ces choses que le travail humain produit pour servir à tous. (…) Bien avant l’aube de l’histoire, cet instinct de décoration existait aussi incontestablement qu’aux jours heureux de la Renaissance italienne. (…) Comment expliquer cela ? Pourquoi les hommes se donnaient-ils tant de peine ? Qui le leur avait enseigné ?
Il n’est pas besoin de chercher bien loin le professeur. Tout ce qui vivait ou croissait autour d’eux, les montagnes et les rochers eux-mêmes –  « ces squelettes de la terre » comme les appelaient les vikings- avaient le pouvoir de susciter en eux le sentiment diffus de la beauté. »
(In Des origines des arts décoratifs, conférence prononcée en 1886.)

L’ordre social capitaliste, le système technique du travail et l’exploitation du vivant et de la nature qu’ils impliquent, sont considérés comme les sources flagrantes et convergentes du « malheur moderne ».
« Et vivre comme eux (les ouvriers et artisans récemment mobilisés par l’industrie) du maigre salaire que leur versent ceux qui s’enrichissent à leurs dépens ne permet pas d’acquérir les biens dont tout homme est naturellement fondé à vouloir jouir ; les travailleurs doivent donc s’accommoder d’expédients misérables, d’aliments grossiers qui ne nourrissent pas, de mauvais vêtements qui ne protègent pas, de logements déplorables (…) Et pour comble de tout, le travailleur doit prêter la main à la grande invention de l’industrie contemporaine : l’adultération, et ainsi produire pour son propre usage des imitations et des parodies du luxe des riches. Car le salarié se doit toujours de vivre comme l’exigent ceux qui le rémunèrent, ses habitudes de vie mêmes lui sont dictées par ses maîtres.
(…) Qu’il suffise de dire que ces pacotilles sont nécessaires au système d’exploitation sur lequel repose l’industrie moderne. En d’autres termes, notre société comprend une grande masse d’esclaves qu’il s’agit de nourrir en esclaves, de vêtir en esclaves, de loger et de divertir en esclaves : leurs besoins quotidiens les contraignent à fabriquer les marchandises d’esclaves dont l’utilisation même perpétue leur esclavage. » (In Travail utile et vaine besogne, conférence prononcée en 1884.)

Face à la vision d’une révolution comme « locomotive de l’histoire » roulant inexorablement dans le sens du progrès, telle que la décrit Marx dans La Lutte des classes en France, Morris et quelques autres avec lui ouvrent une séquence qui propose une dimension alternative de la révolution comme frein salutaire guidant une praxis du quotidien contre la fuite en avant inhérente au postulat progressiste. Une attention aux gestes du quotidien et aux objets qu’ils mobilisent comme outils de luttes.

Morris postule ainsi que les sociétés antérieures n’étaient pas fondés sur la fiction concurrentielle propre au modèle libéral mais qu’à l’instar du système médiéval, ils étaient articulé par une conception de coopérations et de devoirs entre les humains et envers les puissances invisibles du divin et du cosmos.
Morris se dresse contre les conditions faites à la vie ouvrière: « nul homme honnête ou travailleur ne doit vivre dans la peur de la pauvreté ». La compétition et la concurrence ne sont pas pour Morris des éléments naturels des sociétés humaines. Ce sont bien des armes idéologiques du libéralisme: « Ce qui était nécessaire à l’existence des travailleurs, c’était l’association, et non la concurrence ; alors que pour les profiteurs, impossible était l’association, et nécessaire la guerre. »

Morris recherche les outils à portée de main pour déconstruire / détruire les faux-semblants de la société industrielle et de la modernité en général. Il ne rêve pas du Moyen-âge, il l’utilise comme arsenal de pensée, tel un outil nourrissant sa position : « La passion principale de ma vie a été, et reste, la haine de la civilisation moderne, Mon idéal d’une société nouvelle ne pourra être réalisé sans la destruction de la civilisation ». Cela résonne avec les tags qui animent les murs des métropoles mondialisées d’aujourd’hui : « Demain est annulé », « Demain s’ouvre au pied de biche », « On n’entre pas dans un monde meilleur sans effraction ».
Dans son désir de destruction de l’ordre existant, Morris reste lucide et ne se laisse pas guider par une vengeance qui demeure, de toute façon, hors de portée: « Ce n’est pas une revanche que nous désirons pour les pauvres, c’est le bonheur. Comment de toutes façons venger les millénaires de souffrances qui leur furent infligés ? ».
Son rejet de la « civilisation moderne » il le fonde plutôt sur la quête de plaisir : « Depuis plus de trois cents ans, la société du commerce et de la compétition s’est étendue au détriment des plaisirs de la vie. (…) la destruction des plaisirs de la vie commence d’apparaître à beaucoup d’entre nous, non comme une fatalité, mais au contraire comme quelque chose à combattre. »

Réunir ce que la modernité occidentale a divisé

Morris veut faire parler les choses, il ébranle les fondements académiques en initiant l’idée que les arts dits “mineurs” (artisanat) et les arts dits “majeurs” (peinture, sculpture et architecture) ne peuvent être raisonnablement hiérarchisés sans que ne soit malmené la puissance de l’art en lui-même, son essence.
Cette hiérarchisation que l’Académie administre depuis alors deux siècles, est le fruit d’une malversation intellectuelle, contre le sensible, et d’un retournement de la pensée qui a permis le cantonnement de l’art, son conditionnement à l’extérieur de la sphère de la vie quotidienne, sa séparation au sens où l’entendront les situationnistes.
Dans sa perspective politique, l’Arts & Crafts est donc bien l’un des premiers mouvements occidentaux à penser nécessaire le rapprochement, la réunification des dits beaux-Arts et des arts appliqués en critiquant les partitions académiques.
Selon Morris, les gestes de l’artisan, son faire-quelque-part-avec-une-matière, sont expression de sa pensée et de son devenir-sensible, ils dessinent les contours de sa vie en relation avec un monde, des matières et de territoires. Il sait intuitivement que si la sincérité crée des obligations, en revanche elle rend heureux. (Robert Walser, La rose)

Si vous me permettez une incidence, un détour dans l’espace et dans le temps, j’aimerais partager avec vous l’intuition que ces idées trouvent une résonance dans certaines pensées non occidentales auxquelles, l’ouverture forcée et concomitante du Japon a pu alors donner un premier accès intuitif autant qu’incomplet

Les arts nippons, marqués à la fois par les apports shintoïste, taoïstes et le bouddhisme zen, offrent une perspective inédite et bouscule les coordonnées esthétiques et philosophiques auxquelles l’Occident se croit lié corps et âme.
Comme le rappelle Henri Focillon dans son Essai sur le génie japonais, « le Japon moderne, comme le Japon d’autrefois, est maintenu par une armature religieuse faite d’éléments divers associés depuis des siècles. Une certaine conception de l’Univers, traduite par des rites d’un grand charme, y lie étroitement l’homme à la nature et l’individu à la communauté. (…) Il y a là (…) toute une série de voiles qu’il nous faut soulever d’une main légère, un trésor spirituel dont notre vieille logique occidentale ne nous donne pas spontanément la clef. »
Devant les ravages de l’industrie, l’artisanat lointain apparaît bientôt revêtu de toutes les vertus et à la fin du dix-neuvième siècle quelques rares penseurs, des artistes pour l’essentiel, ressentent que, dans l’altérité et par leurs différences d’avec nos usages, ces lointains autres possibles advenus donnent à voir ce qui demeurait inopérant ou plutôt inutilisé en nous.

Ayant échappé aux méfaits de la civilisation industrielle, le Japon apparait ainsi, à la charnière des années 1850-60, comme une réserve historique exemplaire : « Ces barbares inconnus nous donnent l’impression de connaitre tout ce que le moyen âge connaissait et même dans une certaine mesure le surpassent et nous surpassent. (sic)» peut-on lire alors chez l’ornemaniste Owen-Jones. (The Grammar of Ornament, 1856)
La découverte de l’art japonais et plus encore celle des pensées et philosophies qui le nimbent ont, par-delà le ton impérialiste, cet effet de déplacement du regard. En quelques décennies des perspectives nouvelles (qui n’échappe pas totalement aux fantasmes et aux lectures eurocentristes sur ce lointain Japon) vont néanmoins semer le doute.
Cette orientation du regard devait permettre à quelques esprits clairvoyants d’ébranler nos certitudes, de relire notre histoire et d’animer notre capacité à penser des alternatives philosophiques, matérielles et éthiques aux rapports propres à la modernité et que nous pensions indépassables.

Au cœur des arts du Japon, se love un double concept philosophique, éthique et esthétique intimement lié à l’histoire de la cérémonie du thé (Chanoyu) : l’alliance du Wabi et du Sabi, une alliance parfois vu comme l’essence de la notion japonaise de la beauté : une beauté au-delà du beau et du laid.
C’est aux temps médiévaux des Seigneurs de guerre que s’épanouit le Chadō, la Voie du thé et le Chanoyu (cérémonie du thé), un exercice spirituel profane questionnant le sentiment du quotidien au travers ce frisson douloureux de la chose qui va disparaître ( le Mono no aware). Déjà au onzième siècle, les personnages de la saga qu’est le Dit du Genji (Genji monogatari), interrogent cette « sensibilité à la nature des choses » ou cette « capacité à se laisser emporter par les émotions face aux événements. » qui suppose une réelle ouverture à l’émotion devant les choses.
Au moment de son apogée à la charnière des seizième et dix-septième siècles, en plein gekokujō, cette époque où s’opère une mutation discrète qui voit “ceux qui sont au-dessous renversent ceux qui sont au-dessus“, les deux notions Wabi et Sabi s’imposent comme outils essentiels de cette porosité féconde aux affects, au temps et à l’espace.

La notion de Wabi vise un raffinement nourri de simplicité, une élégance sobre, une noblesse sans sophistication, l’intuition d’une beauté réduite à sa simplicité essentielle, qu’une simple fleur dans un joli pot peut parfaitement exprimer. Wabi recouvre ainsi différents aspects que l’Occident saisira autrement par la médiation des tenants de l’Arts & Crafts : l’éloge de l’humble, la vertu du vide, l’honnête simplicité des matériaux, autant de critères qui mettent en avant la richesse de l’esprit et de l’être en l’opposant au séducteur, à l’artifice et au brillant dont le trop fort éclat ne peut qu’aveugler nos sens.
La notion de Sabi évoque l’écoulement du temps, la patine, le renoncement à l’éclat d’une beauté neuve et le sain délaissement face au temps s’écoulant inexorablement. Sentir le sabi, c’est interroger le temps qui passe, c’est accepter les usures, les rides, l’éphémère, les irrégularités. Au-delà de les accepter, il s’agit d’aimer ces marques du temps et de l’espace qui auréolent les choses, les rendent intelligibles et apprivoisables. C’est renoncer à la nouveauté comme qualité, cette nécessité du modèle capitaliste

Ces deux idées alimentent l’émotion devant le merveilleux des choses qui arrivent à condenser l’éphémère et l’ancienneté, à rompre avec l’historicité.
L’usage et sa patine implique même une préhension, une manipulation, une mise en contact entre la chose et son usant -si peu mobilisée dans la pensée occidentale- et qui s’appuie sur une perception inédite qui laisse voix à l’usure, à la macule des doigts, aux traces du temps qui deviennent autant de petites histoires que nous pouvons aimer, lire, réinterpréter.
Évoquer les choses, c’est dans le triple sens du mot à la fois les remettre en mémoire, leur donner la parole que leur muette condition ne laisse pas entendre et c’est nous laisser apostropher par cette parole. Les choses sont alors des éléments d’évocation amplifiés en ondes qui partent en de multiples directions.
L’aura de la choses semble prendre forme matériellement. De la trace du faire à la trace de l’usage, autant d’infimes détails portent notre imagination et notre être pour ouvrir le spectre du regard et de la signification.

Il nous faut être attentif à ce que le temps fait aux choses et à ce que la vie des choses disent du temps : du temps d’apprendre, du temps de révéler, du temps de faire, du temps d’utiliser, du temps de vieillir, du temps de s’abimer, du temps d’oublier, du temps de se souvenir, du temps de sortir des décombres et du temps pour créer des nouveaux usages.
Pour faire face à la dépossession du temps, telle que Bernard Aspe la vise dans Les fibres du temps (Éd. Nous, 2019), je fais l’hypothèse qu’une manière de récupérer cette possession, cet usage du temps, c’est aussi de nous rendre attentif à ces marques. C’est prendre soin de nos gestes, des outils qu’ils mobilisent, car nous sentons que ces outils portent un monde. (comme les outils du capitalisme portent aussi un monde). Il s’agit, en somme, d’arpenter le monde, arpenter le quotidien et ses choses avec ce soin trop négligé alors qui est pourtant allié de lecture et matière de joie dans nos luttes.

A la croisée de ces deux notions millénaires, la pensée religieuse bouddhique structure pour les Japonais l’idéal d’une beauté fondée quasiment hors de l’esthétique (au sens moderne): une voie, (ce qui d’ailleurs renvoie à l’idée d’ars comme modalité de mise en œuvre d’une pratique), une voie de révélation d’une beauté (le terme est peut-être à changer pour vérité ?) intuitive, humble et discrète, qui est ressentie plus que vue, une beauté incluse dans le mouvement de la nature entière où les marques et les imperfections sont assumées comme des qualités.
La vérité de la création, si elle existe, se trouve alors dans son contenu et non dans ses contours, elle hante l’invisible et cette beauté est librement accessible à tous ceux qui acceptent de sentir avant de savoir; de voir avant de reconnaître.
Il n’est pas de beauté plus belle que celle qui est déjà là dit la pensée zen. Reste à la saisir et à savoir quoi en faire.

Selon le bouddhisme zen, le sens de la beauté naît quand s’est dissoute l’opposition entre sujet et objet; quand le sujet appelé « je » et l’objet appelé « cela » se sont tous deux évanouis dans le royaume de l’unité non double, et qu’il n’y a plus ni sujet, ni objet de transfert. Quand la déchéance du rapport constitutif sujet/objet, transforme ces acteurs en autre chose.
Ni le « je » qui est face à « cela », ni le « cela qui est face au « je » ne peuvent accéder à la réalité. Une vraie conscience du beau se trouve là où le beau contemple le beau.
Le zen utilise l’expression kenshō dans laquelle ken signifie « voyant » et shō  « nature »: assemblés, les deux mots ne veulent cependant pas dire « voir la nature » mais plutôt « voir indistinctement dans sa propre nature et dans la vérité de la nature ». Dans kenshō, l’artiste et son interlocuteur ne sont plus deux entités distinctes. Le faire de l’artisan et l’usage de tout un chacun conspirent d’un même souffle.

Yanagi Sōetsu, que nous verrons davantage tout à l’heure, nous rappelle quelques siècles plus tard que « l’intuition est vitale dans la compréhension du beau puisque c’est la faculté qui nous permet de regarder directement les objets. (…) ce n’est qu’après que le soi a été réduit à rien que l’intuition peut se donner libre cours; car seulement alors se dissipe l’opposition entre le voyant et le vu. Le voyant n’est pas entravé par sa subjectivité et le vu n’est pas limité à son objectivité; le sujet est lui-même objet et l’objet  est lui-même sujet. Quand l’intuition est à l’œuvre, l’objet n’est jamais objectif; ou, selon la terminologie bouddhique, la vision intuitive signifie qu’on entre dans la sphère de la non dualité. »

On peut encore éclairer nos relations aux choses par le concept de Mitate, cette figure de style utilisée dans la culture japonaise traditionnelle. Le terme, qui veut dire littéralement « (tate) instituer (mi) par le regard », acte le déplacement d’un usage et d’une fonction par l’élection d’une chose à une nouvelle place. C’est l’idée de porter un regard nouveau et différent sur une chose connue.
Cette idée ancienne peut, je crois, être articulée avec les pensées d’Ernst Bloch ou Walter Benjamin qui à leur manière abordent la question de l’art en collectionneurs.
Car c’est bien là l’essence de la « collection ».
Le collectionneur lui aussi “cite” l’objet en dehors de son contexte et, de cette manière, détruit l’ordre au sein duquel il trouve sa valeur et son sens. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’un objet quelconque, par son regard, le collectionneur, le voyant dirait Rimbaud, se donne le pouvoir (ou le devoir) de transfigurer les choses, les projetant au-delà, ou détruisant comme dirait Benjamin, la place à laquelle la société moderne les assigne.
En ce sens la figure du collectionneur est en quelque sorte apparentée à celle du révolutionnaire, pour qui l’apparition du bon n’est possible que par la destruction d’un ordre ou par la collecte d’un fragment dans les décombres pour reprendre les mots d’Arendt sur Benjamin.

Dans cette tentative de penser la chose, la remise en question du sens de l’art est très concrète. À la différence de la pensée occidentale, elle implique de ne pas sombrer dans l’utilitarisme comme critère de séparation et elle permet une attention sur l’œuvre pensée comme outil davantage que sur l’artiste comme expression d’une identité sensible.
Pour les rares protagonistes capables de le saisir, l’exemple nippon va alors « redistribuer les cartes », et ouvrir une voie vers la possibilité de renouer contact avec l’ars médiéval en portant un coup majeur aux partitions et critères aliénants de l’académisme occidental que la modernité a engendré.
Il faut toutefois proportion garder. Cet ébranlement, qui montre que d’autres possibles existent, ne débouche pas aussi facilement sur une remise en perspective du socle intellectuel issu de l’antiquité gréco-romaine et passé au tamis de la Renaissance et de l’époque moderne. C’est néanmoins par cette fissure qu’une lumière ténue va se glisser laissant saisir, après des siècles de déni, que des objets, des pensées et des pratiques attentives au geste artisanal, à l’usage de tous les jours, à la simplicité, à l’usure, au temps qui passe, à notre inscription dans un milieu sont aussi les outils d’une prise de conscience.

Et si l’art n’était pas uniquement là où on le situe?
Et si la modernité occidentale avait coupé les liens possibles entre la vie quotidienne et l’art?
Et si la beauté pouvait se rencontrer dans le banal, le simple, le quotidien?
Et si cette beauté était l’expression matérielle, intuitive d’une vérité déposée ou présente dans les choses?
Et si cette vérité des choses œuvrait à notre être au monde et aux luttes politiques et sociales?

Le romantisme, critique de la modernité capitaliste

En Occident, dans les années 1850-80, Morris et les adeptes de la pensée Arts & Crafts sentent ces perspectives mais empruntent d’autres chemins que ceux tracés par la philosophie nippone.
 Les comprendre c’est saisir l’ascendance romantique de leur mouvance.
Leur romantisme va bien au-delà de ce «  mode d’expression de sentiments intérieurs  » véhiculés par l’histoire de l’art académique. Michael Löwy et Robert Sayre dans leur ouvrage Révolte et mélancolie (1992) éclairent cette puissance qui porte déjà, à l’aube du dix-neuvième siècle, une critique de la civilisation capitaliste moderne. Comme le disent les deux chercheurs, « le romantisme est depuis son origine éclairé par la double lumière de l’étoile de la révolte et du soleil noir de la mélancolie (Nerval) », il fait système en convoquant une vision du monde qui se constitue en tant que forme spécifique de critique de la modernité, « c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (pré-capitaliste) »
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Comme le rappelle les deux auteurs, le romantisme est ce langage forgé contre une société qui se perd et se cherche entre empires, monarchies et républiques, s’affole dans une révolution industrielle sans en maîtriser le développement. La frivolité du dix-huitième siècle a laissé la place au doute et contre l’académisme du sensible, le romantisme convoque des matières inexplorées : le rêve, la folie, le doute, la peur, la colère, ces impensés de l’Occident, ces riens dont Michel Foucault montrera bien plus tard qu’ils sont en définitive des éclairages essentiels.

La pensée de Morris, comme de presque tous les artistes ayant pris part au mouvement, trouve son substrat le plus évident dans le romantisme Ruskinien. 
Occupant l’espace entre le temps romantique et le mouvement Arts & Crafts, John Ruskin (1819-1900), a été profondément marqué par la religiosité, la spiritualité et par le désir de transcendance du réel.
Son idée maitresse réside dans la foi que l’idéal artistique naît de la réunion des compétences et non de leur concurrence. Ruskin est l’un des premiers critiques d’art à fonder son analyse artistique sur l’interdépendance du domaine de l’art et des autres champs de recherche de l’activité humaine.
Son ouvrage, Les Pierres de Venise (1853) a un impact non négligeable sur la société victorienne dans sa tentative de relier l’art, la nature, la moralité et le quotidien humain. 
Ruskin, qui a déjà commencé à développer son éthique anti-consumériste, se concentre sur les conditions déshumanisantes du travail moderne et aspire à une responsabilité personnelle.
Nul ne devrait selon lui fabriquer, promouvoir ou utiliser des biens dont la production se fait au détriment des humains et des mondes qui les environnent.
Gustav Landauer, ce socialiste libertaire acteur d’un romantisme singulier précise, dans La Révolution son ouvrage important de 1907, les contours de cette critique marquée par un idéal spirituel révolutionnaire   : « Ce que l’on appelle plus spécialement la Renaissance c’est la montée du baroque, c’est à dire le réveil de l’individualisme et du personnalisme enfouis sous les règles du Moyen-Âge, mais en aucune façon le réveil du monde gréco-latin qui ne nous a octroyé qu’une langue savante morte, un droit meurtrier et le cadavre d’Aristote. (…) il s’agit là au reste d’une tendance générale plus particulière aux pays latins, qui considère comme précurseur de la Renaissance tout ce dont on ne peut nier le caractère vivant ou la valeur de transition à l’intérieur du Moyen-Âge.  » (Gustav Landauer, la Révolution, 1907).
Landauer promeut comme Ruskin ce nécessaire détour mémoriel par le passé, cette relation à la constellation romantique comme critique des idéaux progressistes aveuglants, ce romantisme, qui, comme l’écrit Michael Löwy dans Juifs hétérodoxes (2010, l’éclat), « s’oppose avec l’énergie mélancolique du désespoir, à l’esprit quantificateur de l’univers bourgeois, à la réification marchande, à la platitude utilitariste et surtout au désenchantement du monde ».
Si Ruskin fait valoir que le style gothique -parce qu’il autorise et même exige la liberté, la collectivité des individualités, et la spontanéité coopérative de ses travailleurs- représente une société et des moyens de production supérieurs en qualité et en sens moral à ceux traduits par la rupture que marque la Renaissance et le monde qu’elle formalise.
Cela résonne chez Landauer qui, renouant avec la pensée Arts & Crafts, reproche au marxisme ne pas savoir tenir ensemble l’affinité entre le socialisme à venir et certains formes sociales du passé dont on conviendra que quelques-unes ont par bonheur été arrachée au silence ces dernières années. (Républiques urbaines médiévales, Marche rurales (Thomas Münzer) et les Mir russes, ces communautés paysannes locales et autonomes d’avant le communisme d’état).
Landauer s’attaque à la philosophie du progrès trop commune aux libéraux et à un certain marxisme : « Aucun progrès, aucune technique, aucune virtuosité ne nous apporteront le salut et le bonheur » in L’Appel au socialisme (1911).
Ruskin, comme Landauer, recherchent l’harmonie de ce paradis terrestre qui précèderait, dans leur esprit, l’ère moderne. La Renaissance voyant à leurs yeux, le développement néfaste du luxe et de la vanité de l’individu pour aboutir comme le formule Ruskin à « la chute des anges », à l’émergence de « l‘économie politique, fondée sur l’intérêt égoïste » (ce même self-interest qui servira au modèle de Max Weber dans son L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme).
À sa suite, William Morris va se concentrer sur le modèle symbolique médiéval pour étayer sa pensée.

Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué.

Il est vrai que la matrice Arts & Crafts est difficile à comprendre et il est probable que ses contours aient participé à une méprise empêchant de la juger à une juste hauteur.
Même Asger Jorn avec qui je partage pourtant des intuitions fortes, part du constat en 1958, dans son article Forme et Structure, sur le culte du “nouveau” dans notre siècle, que « jamais à aucune époque, sous le régime d’aucun style, le goût du public ne fut plus avili au point qu’il le fut dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette laideur était le résultat de la répétition constante, de moins en moins parfaite de modèles de styles anciens » avant d’interroger l’étrange héritage Arts & Crafts: « L’action entreprise au-delà du détroit par les grands apôtres: Ruskin et W.Morris avait fait faillite ou plutôt long feu. Leurs efforts restèrent sans autres résultats que l’écho des paroles enflammées du premier et le respect que commandait à tous -et que nous partageons encore aujourd’hui- l’exceptionnelle perfection des œuvres du second. Il ne pouvait en être autrement. (…) Songer à ressusciter le style gothique, au seuil du XXe siècle; aujourd’hui, nous nous demandons comment deux hommes d’une intelligence si exceptionnelle ont pu s’abandonner à un telle illusion et la faire partager à tant de disciples? »
Disant cela, Jorn ne mesure pas, qu’il est victime lui-aussi de la réduction du propos à laquelle travaillait déjà l’historiographie dominante et qui devait marquer au fer l’Arts & Crafts pour anachronisme. Il se trompe, le recours au gothique n’est pas pour eux un horizon pratique mais bien l’élément central d’un appareil conceptuel.

Dans la mise en lumière de leurs raisonnements les tenants du mouvement Arts & Crafts font des bons de plusieurs siècles pour échapper à l’éclectisme du dix-neuvième siècle, aux systèmes corporatistes limitants des dix-septième et dix-huitième siècles. Pour fonder un socle théorique à leurs réflexions, ils en appellent à une pureté primordiale, antérieur à la modernité et libérée de son bras armé qu’est l’institution académique et son culte de l’esthétique.
Au cœur de ce penchant gothique existe la perspective d’un idéal à portée d’esprit, une construction intellectuelle qui teinte le moment gothique pour le lire comme l’expression paradigmatique de la communauté.

L’Arts & Crafts interroge ce qui forme le nous du collectif. Au chantier d’une cathédrale, tous les corps de métiers œuvraient ensemble à un idéal commun qui n’avait rien à voir avec la logique productiviste. Kropotkine dans son livre L’Entraide (1902) cite un conseiller florentin du Moyen-âge : « Doivent être entreprises par la commune les seules œuvres conçues en harmonie avec son grand cœur, ayant pris forme dans celui de ses citoyens et portées par l’unité d’une volonté commune ».
Morris sécularisera la pensée en évoquant quelque chose comme un moment de civilisation dont ce n’est plus la religiosité qui intéresse la pensée, comme c’était encore le cas chez Ruskin, mais une spiritualité profane, une mystique ouvrière laïque, celle à l’œuvre dans ce faire ensemble. Ce que Jorn fustigeait comme un “anachronisme” et qu’il n’arrivait pas à voir autrement que comme un penchant réactionnaire doit donc être remis à l’endroit.
« Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué. » prévenait Victor Hugo, dans son Notre-Dame de Paris (1831). Prenant acte, ce que la pensée Arts & Crafts imagine, ce n’est nullement un retour au Moyen-âge, ni même un fantasme médiéviste, mais l’ambition de réactiver l’aura du faire artisanal et la densité de ses implications par-delà l’ère médiévale.

Pour penser ce pas-de-côté, Morris et sa communauté s’astreignent à échapper à la sotte reprise d’un style ou d’un ornement antique pour s’intéresser à des sources négligées. Ils mobilisent les usages réels, les contraintes locales, régionalistes, les fonctionnalismes vernaculaires qui irriguent la vie quotidienne des communautés depuis des temps immémoriaux.
Morris se remémore cet usage du gothique comme expression d’une vérité. « À cette époque, tout ce qui était fabriqué par l’homme était embelli par l’homme, exactement comme la nature est belle dans tout ce qu’elle crée. L’artisan, en façonnant l’objet qu’il avait entre les mains, l’ornait si naturellement et si pleinement, sans même avoir conscience de fournir un effort, qu’il est souvent difficile de savoir où finit la part utilitaire de son travail et où commence la part de décoration (c’est probablement parce qu’il a l’intuition cette scission est inopérante). Or, l’origine de cet art réside dans le besoin qu’avait le travailleur de varier son travail (d’expérimenter), bien que la beauté née de ce désir fût un magnifique cadeau au monde, la recherche de la variété et du plaisir était plus importante encore: elle marqua de son empreinte toutes les formes de travail. »

En spéculant quelque peu, on peut aussi penser que Morris effleure la perspective gothique comme symbolique d’un horizon émancipateur de l’ordre classique et de ses institutions aliénantes. Cette idée est rappelée récemment par James. C. Scott dans son récent ouvrage Homo domesticus: « Précisément parce que le phénomène du devenir barbare dément les à-peu-près du récit civilisationnel, on n’en trouvera pas trace ni dans les chroniques royales ni dans les histoires officielles. Il a donc un caractère profondément subversif. Au VIe siècle de notre ère, les Goths se montrèrent attirants. Non seulement Totila (roi des Ostrogoths) acceptait les esclaves et les colons romains dans son armée, mais il les incitait à se retourner contre leurs maîtres impériaux en leur promettant terres et liberté. Ce faisant, il offrait aux classes subalternes romaines le prétexte à faire ce à quoi elles aspiraient depuis le IIIe siècle: se faire Goths pour échapper à leur situation économique désespérée.»

Morris le dit avec ses mots « outre que les goths furent le fer de lance de la chute de l’Empire romain, et que de cette chute vertueuse jaillit l’art gothique, le caractère de celui-ci, que dis-je, son âme même: (…) l’imagination sauvage, l’amour de la nature, le mépris du pédantisme et de l’affectation guindée, la franchise de sentiment, le tout pris dans une bonne humeur inépuisable et un amour des choses simples et familières. (…) Il faut bien comprendre que l’art gothique n’est tout cela que parce qu’il est libre. Par-dessus tout, il est l’art du peuple, l’art de la coopération. Nul artisan digne de ce nom n’y est objet de mépris. »  (In Des origines des arts décoratifs, conférence prononcée en 1886.)

Ce qui fait monde s’éclaire dans la figure de l’artisan et dans l’usage des choses du quotidien. Un humain s’épanouit en œuvrant. En participant à chaque étape de la conception et de la réalisation de son travail, les choses qu’il fabrique portent un monde. Pour tous les autres, il en va de même s’ils font usage du monde. Devant ce constat, les militants de l’Arts & Crafts sont les initiateurs de la fondation de nouvelles écoles, pour former les artisans, à la tapisserie, à la broderie, à l’impression à la planche, à l’émaillage, à la dinanderie, à la poterie, aux teintures naturelles, aux textiles tissés avec les métiers à tisser traditionnels et à la menuiserie.
Repenser cette histoire aujourd’hui, c’est non seulement réhabiliter le travail manuel, mais aussi sauvegarder et réapprendre les techniques en saisissant qu’elles ouvrent des espaces capables de faire partager une certaine attention aux gestes et au temps. C’est laisser apparaitre aussi ce que serait une vie plus autonome des logiques de contrôle et de profit.

Habiter le temps

Ce que raconte aussi cette histoire, c’est l’affrontement entre deux usages du passé : un passé commémoratif, stérile et figé dans lequel la tradition serait la fixation d’un savoir et, au contraire, celui qui nous intéresse, pour lequel le passé est mémoire vive, dialogue et rendez-vous avec le présent pour dessiner un futur désirable.

Les artisans sont les émissaires de cette histoire non écrite, ils savent partager cette intuition qu’une tradition vit dans ses ruptures sans jamais devoir signifier la fixation d’une forme. 
Une tradition vive se tient distante d’un formalisme tutélaire car elle est plutôt un élan commun transmis comme témoin et guidé par l’intuition qu’une vie d’homme est trop courte pour construire certaines choses.
« J’ai des souvenir qui ne sont pas les miens » dit une amie chère et comme l’expliquait simplement un jardinier japonais d’un célèbre jardin séculaire de Kyoto,
« la tradition c’est ce qui permet que je participe maintenant à une idée pensée il y a plusieurs siècles, c’est ce qui me permet d’œuvrer par-delà le temps pour participer à un mouvement qui dépasse de loin le possible de ma seule petite vie d’homme. »
« La tradition n’est pas le passé, mais ce qui du passé reste entre nos mains, en tant qu’irréductible au présent. » dit à sa façon Mario Tronti dans son dernier livre L’Esprit libre.

Partant de ce postulat, il s’agit de saisir que la vraie tradition, pour être vivante, doit d’abord être puissance. Permettons nous encore un détour par l’Asie. Onko-chishin disent les japonais à partir de préceptes chinois :  « partir de la connaissance du passé pour reconstruire le nouveau » où comment faire un habile contrepoint aux impératifs an-historiques « Allons au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » d’un Charles Baudelaire ou au « trafiquer dans l’inconnu » de Rimbaud.
Si la voix du peuple est là (le sens originel de folkore), la parole demeure mais il faut la porter et être capable de l’entendre.
La pensée bouddhique pour laquelle la tradition, est « cette accumulation d’expérience et de sagesse pendant des générations », porte une « puissance donnée », une force qui transcende les possibles individuels. On aura compris alors qu’une pièce anonyme d’art populaire n’est pas le produit d’un génie individuel mais plutôt de la puissance non individualiste de la tradition. Alors nous comprenons enfin que « cette beauté n’est pas personnelle et qu’il n’est donc pas nécessaire de demander qui l’a faite. » (Yanagi)

À leur manière, les objets convoquent donc parfois la voix d’une multitude par-delà le temps.
En nous plaçant sur un terrain plus long où une maturation et une force engrangées par des vagues d’humains successives portent plus densément un mouvement fait de lignes et d’interférences, l’objet peut apparaître comme un passé qui affleure au présent. La présence et l’usage d’une chose créent d’étranges rencontres en faisant remonter cette force secrète à la surface du présent.
Dans ce dialogue faisant apparaitre le passé à l’œuvre dans les interstices du maintenant, on discerne un passé qui se déplace en fantôme parmi nous et c’est heureux car s’il fallait en douter « pour cette vie, l’homme n’est pas assez malin », disait en conscience Bertolt Brecht.

C’est se tromper, buter contre une fausseté, de penser que le maintien d’un élan s’encadre et se codifie, il ne peut qu’être liberté car comme le rappelle Charlotte Perriand à la différence de ses thuriféraires, « se fonder sur les vraies traditions ne consiste pas à les reproduire fidèlement mais à créer du nouveau à partir des lois pérennes qui les régissent ».
Prendre au sérieux la tradition engage donc de la voir surgir dans des ruptures qui sont son souffle même. Des ruptures qui n’impliquent donc nullement la perte ou la dévalorisation du passé.
La perte de la tradition impliquerait plutôt que le passé a perdu sa transmissibilité pour n’être qu’objet d’accumulation comme cela est en vigueur dans une certaine forme dominante de l’histoire d’aujourd’hui.
C’est par ces ruptures dans la tradition, c’est-à-dire étymologiquement dans une transmission à travers le temps de l’homme, qu’est offert à chacun de se mouvoir librement au présent, vers le futur, sans être entravé par le poids de son passé, sans que jamais il ne se retrouve -comme l’exprime Giorgio Agamben- « coincé entre un passé qui s’accumule sans cesse derrière lui et l’opprime avec la multiplicité de ses contenus devenus indéchiffrables, et un futur qu’il ne possède pas encore et qui ne lui fournit aucune lumière dans sa lutte avec le passé. ».

La pensée Arts & Crafts revendiquent donc l’impérieuse nécessité de la mémoire. Dans les mots qui suivent, résonne ainsi ces âmes chères à Walter Benjamin, celles de la cohorte des vaincus qui accompagne l’ange de l’histoire : « Un homme qui travaille, qui fabrique quelque chose, et qui sent ce que c’est son travail et sa volonté qui donnent corps à cette chose, exerce tout autant les forces de son esprit et de son âme que celles de son corps. La mémoire et l’imagination l’aident dans son œuvre. Ses mains sont guidées non seulement par ses propres pensées, mais par les pensées des hommes qui l’ont précédé au cours des siècles ; en tant que membre de l’espèce humaine, il crée.
Si nous travaillons ainsi, nous serons des humains, et nos jours seront joyeux et mémorables.
 » (In Travail utile et vaine besogne, conférence prononcée en 1884.)

Et Gustav Landauer, d’enchérir encore dans La Révolution (1907) « Quoi que nous fassions, ce sont les forces du passé qui, en nous rejoignant et intervenant, le font à travers nous. (…) tout ce qui se passe partout, à tout moment, c’est le passé. Je ne dis pas que c’est l’effet du passé, je dis que c’est le passé. (…) le passé qui est vivant en nous se propulse à chaque instant dans l’avenir, il est mouvement, il est trajectoire. L’autre, celui sur lequel nous nous retournons, que nous construisons de vestiges et enseignons à nos enfants (…) devenu image, il a cessé d’être réalité. »

Habiter le temps de l’œuvre, un temps non capitaliste

Pour la pensée Arts & Crafts, l’art est nature de l’humain : l’être humain et son faire sont par nature outils d’agencement, matières de l’ars évoqué plus haut.
Il faut donc prendre au sérieux les artefacts qui interviennent partout pour qualifier les gestes et usages quotidiens. Négliger cette pensée des choses, cette médiation, c’est nier le caractère concrètement politique et le partage du sensible à leur endroit.

Giorgio Agamben, dans L’Usage des corps rappelle aussi que « tout usage est d’abord usage de soi: pour rentrer en relation d’usage avec quelque chose, je dois en être affecté, me constituer moi-même comme celui qui en fait usage. Homme et monde sont, dans l’usage, en rapport d’immanence absolue et réciproque; dans le fait d’user de quelque chose, c’est de l’être de l'”usant” lui-même qu’il en va d’abord. »
C’est donc l’usage que nous faisons des choses (et celui qu’elles font de nous dans notre relation) qui détermine les manière d’habiter, les manières d’être vivant. C’est au cœur de ce rapport aux choses -être auprès des choses par l’affection- que peut aussi être désactivé l’état des choses comme marchandise et comme possession fétichiste.
Si l’on comprends cela et si on le prend au sérieux, alors comme le disait l’artiste russe Alexandre Rodtchenko, les objets de la vie quotidienne peuvent devenir des « camarades du communisme à venir » .

Ces objets-camarades, objets-complices, sont ceux dont nous sentons intuitivement -par éclair fugace- que leur usage nous procure une joie, une richesse sensible. Cette proximité féconde et ineffable est le signe de leur aura.
Cette aura, n’est alors pas seulement ce halo de sens qui irradie de l’objet, c’est aussi cette puissance de l’invisible, le témoignage des savoirs et de l’attention qu’il a fallut développer par-delà le temps pour qu’un jour cette faculté apparaissent dans les mains de l’artisan.
Cette aura n’est pas non plus la seule joie déposée en la chose, les fantasmes projetés à sa surface, elle est monde, elle est cette histoire résumée, cette remémoration des gestes et de la vie dans la chose. Elle est encore cet enregistrement sensible qui laissent penser que dans la terre figée par le feu, demeure le soupir de ce qui s’est dit dans l’atelier du potier à l’instant de son tournage.
Cette philosophie de la chose à laquelle il nous faut nous raccrocher aujourd’hui est alors à l’œuvre chez les artisans de l’Arts & Crafts, c’est bien pour cela que leur terrain d’intervention est en premier lieu la maison, l’intime pour d’abord retravailler les objets usuels du foyer: vaisselle, couverts, reliure, tapis, luminaires, compagnons mutiques mais ô combien bavards de nos vies. Non pas le foyer comme lieu du repli, mais plutôt le foyer comme lieu d’amplification, comme fenêtre sur le monde et sur l’épaisseur des manières d’être vivant en faisant monde.

« En considérant la question attentivement, la seule façon d’être heureux malgré les accidents et les difficultés est de s’intéresser et de s’émouvoir des moindres détails de l’existence. »  (…) « et si cette affirmation vous semble un poncif, souvenez-vous à quel point cela est impossible dans la civilisation moderne, de quels détails sordides et même horribles celle-ci entoure la vie du pauvre, quelle vie mécanique et vide elle impose aux riches, et combien rares sont les occasions de répit, les occasions pour chacun de nous de se sentir faire partie de la nature, de discerner calmement, posément et dans la joie ce qui relève de sa propre existence au milieu de tous les petits évènements qui nous relient à l’existence des autres pour former un grand tout de l’humanité. » (In Travail utile et vaine besogne, conférence prononcée en 1884.)
« Vivre l’art c’est être capable de voir la beauté lorsqu’elle se présente » diront à sa suite les tenants du mouvement japonais Mingei en double-harmonie avec l’héritage morrissien et les pensées du syncrétisme zen-shinto japonais. (nous y reviendrons succinctement tout à l’heure)
De même dans l’après-guerre, dans un tout autre contexte, Guy Debord et les situationnistes -dont Asger Jorn fait alors partie- rappelleront utilement que « toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l’existence de chaque jour. »
Chercher la beauté quotidienne, c’est accepter de se perdre, d’errer à la recherche de l’origine et du sens que prennent les choses. « C’est en se concentrant sur chaque portion de la surface de chaque objet, sur la qualité de chaque événement sensible que l’on peut saisir cette conjonction de l’art et du hasard qui élève le vêtement du pauvre, le corps qui le porte et la main qui le reprise à la hauteur du soleil et des étoiles » comme le dit avec sa justesse familière Jacques Rancière ( in Aisthesis)

Le temps de la collecte est un temps où l’on apprend à aimer, un temps où l’on invente de nouveaux usages et où l’on porte de nouveaux regards.
Faire usage des choses, c’est les aimer parce d’autres personnes les ont faites, les ont utilisées, c’est célébrer l’arpentage sensible du monde par d’autres à travers des gestes, des formes.
Les regarder, c’est donner corps à l’art comme capacité d’un être ou d’une communauté, c’est montrer que l’art est l’expression du plaisir que l’homme a éprouvé dans l’accomplissement de ses gestes, c’est encore une fois comprendre comme Zola que « l’art est la nature vue à travers un tempérament », l’art est disposition de l’attention.
C’est aussi penser que faire la lumière sur une chose qui a disparu et la regarder avec empathie n’est pas un acte dénué de sens, car nous nous retrouvons nous-mêmes en elle

Puisqu’il nous faut vivre et vivre ensemble chaque jour avec des objets, cette qualité d’intimité est une nécessité particulière, cette attention détermine un univers de grâce, de familiarité et de sensibilité qui est une arme essentielle contre l’ordre matériel capitaliste.
Si d’aucuns crient au malentendu, au danger d’arpenter un animisme d’outre-temps, je réponds que le malentendu est parfois créateur. N’importe qui peut s’émerveiller de quelque chose d’inhabituel, mais notre regard doit être plus pénétrant. Il ne suffit pas de voir l’extraordinaire dans l’extraordinaire. Il faut saisir la puissance dans l’ordinaire, le naturel, le familier, le simple, l’oublié et le normal. Y a t’il rien de plus rare que de chercher le rare dans l’ordinaire ? Y a t’il rien de plus fécond que de saisir dans le quotidien ce qui œuvre à l’horizon révolutionnaire et à la désactivation de l’aliénation matérielle que le capitalisme impose ?

Sonder le sens du geste artisanal, ce qu’il incarne, ce qu’il confie à l’œuvre, c’est toujours poser la question de la joie quotidienne.
Pour le saisir convenablement, on peut remplacer dans la citation qui suit « travail » par geste, car lorsque Morris parle de travail, il ne suppose pas de professionnalisation d’une activité, pas plus qu’il n’engage l’idée de labeur alimentaire : « Les actes nécessaires à la survie de l’individu et de l’espèce (sont) non seulement supportables, mais même agréables. (…) L’humain quand il n’est pas malade, prend par nature, plaisir à son travail -sous certaines conditions. Et pourtant, il faut rétorquer aux hypocrites qui font l’éloge de tout travail quel qu’il soit, qu’il y a des formes de travail qui, non seulement ne sont pas un bienfait, mais qui sont une malédiction ; et que, dans ce cas, il serait préférable pour la communauté et pour le travailleur que se dernier se croise les bras et refuse de travailler : qu’il périsse, qu’on l’envoie à l’hospice, qu’on le jette en prison, tant pis !
(…) De notre côté, il nous faut nous assurer que nous produisons bien quelque chose et non pas rien, ou du moins rien qui ne soit désirable et utile. Si nous ne transigeons pas sur ce point, nous vaudrons déjà mieux que les machines. »

Beaucoup, par erreur d’appréciation ou par mauvaise foi, ont cru que Morris était d’abord attaché à l’art ancien, au vestige, qu’il luttait pour une commémoration. Vous l’aurez compris, c’est se méprendre, l’idée n’est nullement de lutter pour un statut de l’art. Mais plutôt d’user de l’art pour lutter quotidiennement.

La pensée Arts & Crafts trouve un élan nouveau dans l’expérience de la Arts and Crafts Exhibition Society créée en 1887 pour porter les idéaux déjà développés pratiquement depuis plusieurs décennies.
Peu auparavant, en 1885, Morris qui se réclame d’un socialisme révolutionnaire et anti-autoritaire, fonde avec l’appui de Friedrich Engels et avec Eleanor Marx, une des filles de Karl Marx, la Socialist League, parti politique rassemblant des tendances socialistes libertaires et marxistes.

Dans ce contexte particulier qui marque son engagement dans les conférences qu’il anime dans les lieux de vie du monde ouvrier partout au Royaume -Uni, Morris interroge une certaine généalogie dans la tension existant entre néoclassicisme et son retour à l’ordre et les formes de l’alternative romantique qui fonde son travail intellectuel. La production industrielle est ressentie comme le point de friction qui révèle un état du monde capitaliste, celui d’une logique de l’ordre annihilant le sensible des possibles. L’angle Morrissien, aussi étroit qu’il puisse paraitre à première vue, devient le seuil de révélation d’un système-monde intolérable.
En décidant de lutter à l’endroit des objets du quotidien, Morris s’expose avec les moyens et exigences de l’intime face à un débordement par essence systémique. Il dessine probablement les bases du dépassement de l’art cher à plusieurs avants-gardes du vingtième siècle.

À la différence du renoncement à l’œuvre dans certaines écologies de notre présent, William Morris forge aussi cette idée essentielle que l’art du quotidien est la matrice d’un luxe partagé. Celui-ci sera dûment revendiqué dans le manifeste des artistes de la Commune de Paris dont l’empreinte morissienne est flagrante.
L’essentiel est alors de penser l’idée de richesse d’une manière neuve : « La richesse, c’est ce que la nature nous prodigue, c’est ce qu’un homme raisonnable peut fabriquer pour son usage raisonnable avec ces dons de la nature : la lumière du soleil, l’air pur, la surface préservée de la terre, la nourriture, le vêtement, le logement dans la mesure du nécessaire et du décent ; la conservation de toutes les formes de savoir et la faculté de les diffuser ; les instruments d’une communication libre entre êtres humains ; les œuvres d’art, la beauté que l’humain crée quand il est véritablement humain, volontaire et réfléchi- toutes choses qui participe au plaisir de gens libres, courageux et sains. Voilà la richesse ? Je suis incapable d’imaginer une seule chose digne d’être possédée et qui n’entrerait pas dans l’une ou l’autre de ces catégories. »

La richesse pesée par Morris trouve un écho évident dans le concept de luxe communal, examiné attentivement par Kristin Ross dans son passionnant travail L’imaginaire de la commune.
Réunis au sein de la Fédération des artistes, les artistes et artisans remettent en cause les hiérarchies entre leurs métiers. Ainsi, commente Kristin Ross, « dans son sens le plus étendu, le “luxe communal” que le comité tendait à inaugurer suppose de transformer les coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté ».
On croit entendre William Morris qui, dans sa conférence L’art en ploutocratie, pose une condition essentielle (celle qui nous guide depuis le début de cette recherche): « Au préalable, je vous demanderai d’étendre l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour et la pâture, l’entretien des villes et de nos chemins, voies et routes : bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. »
Contre la propagande d’État, qui prétendait que partager, c’était « nécessairement partager la misère », le luxe communal proposait « un monde où chacun prenait sa part du meilleur ».

Pour une écologie

Pour nourrir cette possibilité d’un monde apaisé tel qu’il le rêve dans ses Nouvelles de nulle part (1890), Morris forge une condamnation pour son époque qu’il baptiste amèrement L’âge de l’ersatz  en écho complice aux catégories de l’anthropologie historique (âge de bronze , âge de fer…).

Le mouvement Arts & Crafts s’oppose, on l’a vu, à la vie dessinée par le productivisme industriel, et pointe le dégoût que lui inspirent les conditions de vie qui la sous-tendent.
Pour d’aucuns, c’est sans doute l’aspect le plus idéaliste du mouvement, sous-tendu par une haute idée de l’éthique mais c’est très certainement aussi ce qui lui a permis d’avoir des effets profonds, durable dans la large constellation qu’il a su génèrer.
Pour saisir l’endroit de cette brutalité généralisée sur toute la sphère de production, le mouvement interroge la figure de l’ersatz, la pauvreté symbolique, plastique et imaginative de la production industrielle comme vile et mensongère copie de la production artisanale.
« La raison pour laquelle nous créons tous ces ersatz est que nous sommes trop pauvres (d’esprit, de mémoire, de culture, d’invention, de moyens) pour vivre autrement. Trop pauvres pour vivre avec la nature, trop pauvres pour habiter des villes et des maisons conçues pour et par des honnêtes gens, trop pauvres pour empêcher nos enfants de grandir dans l’ignorance, trop pauvres pour détruire les prisons et les hospices, maisons de retraite et autres mouroirs… trop pauvres pour donner à chacun la chance d’exercer l’activité pour laquelle il a le plus de capacités. Trop pauvres pour que règne la paix. » (in L’Age de l’erzatz, 1894 )

« Personne ne fabriquera plus de hauts-de-chausse en peluche quand il n’y aura plus de laquais pour les porter, personne ne perdra plus son temps à fabriquer de la margarine quand plus personne ne sera obligé de se passer de vrai beurre. Les lois d’adultération ne sont nécessaires que dans une société de voleurs. Dans une communauté digne de ce nom, elles sont lettre morte. » (In Travail utile et vaine besogne, conférence prononcée en 1884.)

L’ersatz, c’est cette fausse production mal fondée, mal pensée, mal produite qui produit en premier lieu ses victimes. L’ersatz c’est aussi symboliquement ce succédané de vie que dessine cette société libérale. La bataille sur le champs artistique ne se solde pas par une victoire : partout l’exploitation du travail grignote l’idéal collectif et les rapports sensibles à la vie quotidienne en sont toujours amoindris.
Cette lutte reste évidemment ouverte quand, sur le terrain de la consommation, le modèle capitaliste mesure, plus que jamais, la nécessité pour maintenir ses conditions d’existence, de faire écran entre le produit, son mode de production et l’être qu’il suppose.
De surcroît, le capitalisme sait dorénavant qu’il doit ménager des soupapes à la nature, des zones non entachées comme lieu -en couveuse- de sa soif d’exploitation et d’appropriation perpétuée.
La traçabilité, l’image de marque et autres labellisations ne sont en l’espèce du présent que les nouveaux atours visant à distraire l’attention de l’écran opaque qui sépare la sphère de l’échange de celle de l’usage.
Ce lien soigneusement dissimulé qui est pourtant lien d’évidence entre un mode de production et son emprise dans la vie, la pensée Arts & Crafts sera pionnière à le dénoncer.

Faire justice à la richesse en monde

Cette comète Arts & Crafts porte encore dans sa trainée lumineuse, une mise en ordre de bataille sur le champ inédit du quotidien qui donne encore justice à plusieurs de ces crédos: le refus d’abandonner la pensée de l’art aux institutions, le refus de considérer l’art et les pratiques matérielles de la vie quotidienne comme un champ neutre et sans usage révolutionnaire, et enfin le souci de qualifier nos vies en alliance avec les choses pour que fleurissent des manières d’être qui sont processus de subjectivation.
Plus largement, son écho résonne chaque fois que quelqu’un interroge en conscience la raison d’être d’une chose: ce monde qui est son symbole caché, ce qui tient lié par-delà le visible et le dicible de la chose et son monde.
On saisira peut être alors -comme on le défend ici- que la chose, comme œuvre, est donc bien moyen -et non fin- et que la puissance qui l’habite, le souvenir qui l’auréole et l’être au monde dont elle témoigne sont une arme dans nos vies et dans nos luttes: il faut œuvrer à retrouver ce sens de l’art capable de « redonner une épaisseur sensible à la révolution sans lui ôter sa vertu émancipatrice » .

Paradoxalement, alors que le vingtième siècle inaugurait dans le champ philosophique les premières tentatives conscientes de redécouvrir le sens caché des choses sous l’anonymat inerte des objets notamment grâce à Husserl, Simmel, Bloch, Benjamin ou Heidegger, cette façon particulière qu’avait Morris d’entrer en relation avec les objets a eu des difficultés à trouver des expressions renouvelées dans le présent, comme si devant les conditions réelles de l’existence en milieu capitaliste, il était si difficile pour l’humain de se soucier des choses émancipées de leur statut de marchandise.
Avec Simmel s’entend bien la distinction entre espace physique et espace symbolique. Des figures comme Ernst Bloch ou Walter Benjamin arpentent la question du rapports aux choses en nous rappelant que « ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient d’originairement transmissible, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique ».
Heidegger cherche lui à dépasser le dualisme et lorsqu’il convoque la notion de stimmung dans sa quête de l’origine de l’être, et de son affectivité par rapport à cette origine, Heidegger la situe au-delà du rapport qui s’établit entre le sujet et l’objet.
Il me semble, quitte à être simpliste, que sa manière peut aussi rendre plus intelligible cette puissance qu’ont les choses, en se recouvrant d’une patine symbolique, irréductible à de simples aspects techniques ou logiques, d’absorber des relations aussi bien naturelles, sociales (hospitalité, commensalité, geste) que spirituelles.

Plus proche de nous, Remo Bodéi pense l’aura de la chose comme « la perception de l’insaisissabilité et du surcroit de sens de la chose, qui déploie ses contenus en les distribuant de façon croissante à qui la considère, tout en conservant un fond inépuisable. »
En effet, l’œuvre n’épuise pas la puissance qu’elle porte, car une œuvre n’est jamais un monde clos, elle n’est pas fermée sur elle-même, n’est pas un bloc fini, elle est d’abord une suite des lectures et de lecteurs interminables qui repousseront toujours l’achèvement d’une signification.

Dans leur refus d’être phagocytés et absorbées par le sujet, les choses nous obligent à renoncer à l’illusion que l’identité individuelle constitue une monade, une auto-conscience repliée sur elle-même, une unité parfaite qui est le principe absolu.
Les choses, comme expression de l’ouverture de l’être, nous poussent à prêter l’oreille au quotidien, à le faire entrer en nous, en ouvrant les fenêtres de la psyché afin d’aérer une intériorité qui sans cela s’asphyxie.
En diffusant leur richesse en monde « à qui l(es) considère » sans l’épuiser, les choses entretiennent avec nous un lien de connivence antagoniste: elles nous aident tout en conservant leur substance.
Il y a alliance entre elles et nous et leur insaisissabilité relative peut nous ramener à nous même et nous faire respirer cette aura que Benjamin décrit ainsi « tout ce qui autrefois fut ainsi fait avec amour et par nécessité, possède une vie propre, accède à des hauteurs nouvelles, inconnues, et nous revient marqué, comme nous vivants saurions l’être, orné d’un certain signe, si léger soit-il, d’un sceau de nous même. »

Conjuguées à la pensée révolutionnaire des choses au sens Morrissien, ces tentatives sont une manne pour le quotidien que le délaissement des années 1970-2000 a comprimé dans l’oubli.
Ce legs faramineux, difficile cependant à saisir, s’était pourtant aussi réactivé en Orient pour atteindre le Japon dans la première moitié du vingtième siècle, comme un juste retour des choses, quand, au cours des années 1920 à 1960, le mouvement Mingei de Yanagi Soetsu, (Mouvement des arts populaires) a esquissé un réveil des traditions et des rapports éthiques à la beauté dans les objets de tous les jours en réaction au libéralisme galopant.
L’idée phare du mouvement, très empreinte de Morris et conjuguée aux apports du syncrétisme japonais, est que l’art véritable se vit au quotidien, dans un rapport sensible et inséparable de l’environnement où il expose son être.
En refusant de se soumettre aux exigences du paraître, le mouvement Mingei s’est efforcé dès les années 1920 de questionner la  beauté des objets d’usage quotidien et leur fécondité pour la pensée. La vraie beauté réside dans l’usage, dans l’ordinaire que l’œil ouvert et hanté peut sentir intuitivement. Autrement dit, une vérité s’exprime dans une relation qui appelle notre attention aux gestes, aux usages et au bien-fondé. Une beauté qui réuni en une seule figure indistincte le créateur et l’usager.
Le mouvement Mingei en appelle à la notion ancienne de shibui forgée durant la période Muromachi (1333-1568) : La vraie beauté shibui n’est pas celle que le créateur déploie devant le spectateur, elle émane de l’intérieur de l’œuvre (il y a un écho évident avec l’aura benjaminienne). Dans cette perspective, « créer » signifie plutôt: faire une chose pour amener celui qui la contemple à en dégager la beauté par lui même.
La beauté shibui fait du contemplateur un artiste. Cette idée nous invite à saisir l’origine de la contemplation conjuguée à l’idée que l’œuvre est outil d’un rapport originel avec la vérité : contempler signifie à l’origine « être avec une portion du ciel », c’est-à-dire regarder en s’absorbant dans l’objet et en le considérant par la pensée et le sensible, en vérité.
« La contemplation est le paradigme de l’usage » dira autrement Giorgio Agamben.

Assumant le parallèle entre héritage zen et critique du quotidien, la pensée de Yanagi précise que « l’état de bouddha (sagesse) est celui dans lequel le créant et le créé sont indifférenciés. L’indifférencié, la non dualité est affirmée comme nature même de l’humain. Toute discipline bouddhique a pour but l’accomplissement de cette intégralité sans partage.
Il n’y a pas que l’homme qui puisse atteindre à l’état de bouddha (entrer dans le nirvana) un bel objet peut se définir comme une chose qui repose paisiblement là où elle aspire à être. La beauté est ce qui a été libéré de la dualité » (in The Unknown craftman (1939-62))

Dans cette constellation critique, que je perçois comme un héritage précieux, il semble que personne n’a encore bien vu les complicités à l’œuvre dans la filiation Arts & Crafts / Mingei et les travaux méconnus du philosophe nippon Watsuji Tetsurō.
En 1935, celui-ci tente, avec l’intention théorique de mettre à l’épreuve l’ontologie Heidegerrienne, et dans une logique de dépassement des structures de la modernité, de questionner ce qu’il nomme la Fudōsei (la médiance ou parfois le milieu en français).
« J’ai commencé à réfléchir à la question de la médiance/milieu {judosei Mil 14) au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Être et temps de Heidegger. Cette tentative de saisie de la structure existentielle de l’homme en tant que temporalité m’intéressait profondément. Cependant, il y avait là pour moi un problème : pourquoi, en même temps que la temporalité comme structure existentielle du sujet, ne pas mettre aussi en valeur la spatialité comme structure existentielle également originaire ? Bien entendu, chez Heidegger non plus, la spatialité n’est pas complètement absente. La « nature vivante» du romantisme allemand semble y être ressuscitée dans l’attention portée à l’espace concret dans l’existence de l’homme. Toutefois, celui-ci est presque éclipsé par l’éclairage puissant qui est porté sur la temporalité. Là, j’ai vu la limite du travail de Heidegger. Une temporalité à quoi ne répond pas la spatialité n’est pas encore la vraie temporalité. Si Heidegger s’en est tenu là, c’est parce que son Dasein n’est en fin de compte qu’un individu. Il n’appréhende l’existence humaine qu’en tant que l’existence d’un homme individuel. Vue la dualité de l’existence humaine, qui est à la fois individuelle et sociale, ce n’en est qu’un aspect abstrait. Quand on saisit l’existence humaine dans sa dualité concrète, temporalité et spatialité se correspondent. De même l’historicité, qui n’apparaît pas assez concrètement chez Heidegger, ne se montre qu’alors. Ce que j’appelle ici médiance/milieu est un terme général comprenant, pour une certaine région, le climat, les météores, la nature des roches et des sols, le relief, le paysage etc. Autrefois, cela s’appelait aussi suidō (voie du paysage). Derrière ces notions se cachent d’anciennes visions de la nature qui prennent celle-ci comme environnement humain, en termes de terre, eau, feu, vent. Mais il y a de bonnes raisons pour examiner cela en tant que « milieu » plutôt que de le problématiser en tant que « nature ». Pour le mettre en lumière, il faut d’abord éclaircir ce phénomène de milieu ».

Par ce concept, qu’il défini comme « le moment structurel de l’existence humaine » il vise quelque chose qui prolonge la tentative menée par Heidegger autour de la notion de Stimmung. Il veut prolonger cette intuition de refonder autrement l’ontologie en rassemblant espace et temps dans la stimmung et les interactions qu’elle révèle.

« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance (Fudô) en tant que moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectivité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectivité, non pas tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point. »

Cette notion de Fudō désigne donc un rapport dynamique entre les « moitiés » de la structure duelle de l’être, l’une étant le hito, l’humain individuel, l’autre (Aidagara) constitué de ses relations avec l’humain, le vivant, les choses et l’environnement. Cette seconde moitié sort au-delà des limites de la première : elle est existence.
Il s’agit pour nous de questionner le potentiel éthique de cette pensée watsujienne, de cette approche mésologique (science des milieux et des relations à ce milieu) face à la conjoncture écologique présente.
À la différence du champs imposé par le dualisme ontologique moderne (et reconduit par le fétichisme marxien qui cantonne l’objet au support d’une projection subjective), Watsuji offre peut-être dans la figure qu’il introduit, la possibilité d’envisager autrement, une subjectivité des territoires et des choses et donc une valeur éthique et une puissance d’alliance dans la mesure où c’est notre existence même qui s’y trouve structurellement concernée.

Design?

Pour finir cet exposé, au risque d’amoindrir la portée de ce que j’ai cherché à désigner, ou plutôt pour entamer sa discussion, je voudrais revenir sur le terrain de l’art au sens commun d’aujourd’hui et préciser quelques enjeux en relation avec notre propos et qui ont ébranlés les avant-gardes du vingtième siècle et qui mérite d’être remis en perspective.
Cette courte histoire aura, vous le verrez, la vertu de résumer à son échelle la dégradation qu’a subit la notion d’art, le dépouillement de son essence que l’économisme productiviste a diligenté et les possibles relations aux objets qui s’en sont trouvées condamnées.

Dans le champ étroitement lié à la production d’œuvre au sens trivial, interroger l’héritage Morrissien c’est donc nous confronter à sa descendance et à la perception dans notre présent des catégories contre lesquelles il s’est érigé.

Aujourd’hui -comble de l’histoire- la rare évocation de la pensée Arts & Crafts dans les écoles d’art, comme dans l’histoire de l’art académique, la présente comme matrice du design industriel. Réduite à l’exigence de qualité et de beauté dans la vie quotidienne, la pensée de Morris notamment, aurait trouvé tardivement son expression épanouie dans le fonctionnalisme du vingtième siècle.
Si l’Arts & Crafts sert ainsi de pedigree -on devrait dire d’alibi- aux tenants du modernisme artistique, c’est d’abord par un tour de passe-passe intellectuel. Cette corruption n’est possible qu’après avoir sciemment dépouillée cette pensée de son aversion pour l’industrie et la division qu’elle implique, mais aussi de son origine romantique et de sa puissance politique pour en faire le chantre inoffensif du beau dans l’utile.
Par cette pirouette, la pensée Arts & Crafts est passablement vidée de la substance anti-capitaliste qui forme pourtant la condition de son exposition originelle au monde.
S’il est juste de dire que la théorie Arts & Crafts et le pavé qu’elle a jeté dans la mare du consensus productiviste ont nourri des questionnements qui accompagnent le développement du design, il est bien abusif de dresser une filiation non antagoniste entre Arts & Crafts et design industriel sans d’abord en dénouer le nœud opportuniste qu’a tressé l’historiographie dominante.

La pensée Arts & Crafts fustigeait la pauvreté en monde de la production industrielle, sa soumission aux impératifs de production en lui opposant la spontanéité, l’inventivité, la débrouille féconde et sensible du monde artisanal.
La fabrication en série était désignée comme l’ennemi d’un renouveau car elle s’avérait incapable d’élever la qualité des produits sans abimer la vie et le métier des plus fragiles, sans impliquer une exploitation de la nature, une négation des affects et une division du travail délétère.

On sait ici que ces conditions seront toujours hors de portée du capitalisme, radicalement insolubles dans son éthique. Mais il faut garder à l’esprit que cette assurance que je brandis maintenant n’était pas simple à penser au début du vingtième siècle. Cela explique peut-être les doutes, les atermoiements et incohérences qui ont animés les débats des avants-gardes artistiques et la difficulté que nous avons encore aujourd’hui à déplier une histoire qui permette de renouer avec la force politique de nos relations aux choses.

Quand en 1907, l’architecte belge Henry Van de Velde fonde, avec Herman Muthesius, Peter Behrens, Józef Olbrich et Richard Riemerschmid, le Deutscher Werkbund, les statuts de ce mouvement visant la promotion des arts appliqués et de l’architecture, assurent qu’« il n’y a pas de limites établies entre l’outil et la machine. Les produits de haute qualité peuvent être produits à l’aide de l’outil et de la machine sous condition que les hommes utilisent la machine comme outil. » Les œuvres ainsi créées doivent conserver « cette étincelle de sensibilité qui caractérise l’art ».
En 1914, à l’aube de la Grande Guerre et sur toile de fond d’idéologie nationaliste, le Werkbund se fissure. Une contradiction éclate qui oppose Muthesius et Van de Velde. Ce dernier fidèle aux statuts et à ses affinités originelles d’avec la pensée de William Morris, cherche à repositionner l’articulation entre artisanat et industrie. Il veut éviter le piège consistant à penser qu’un outil mécanisé équivaut à industrie. Selon lui et ses partisans, l’usage de la machine doit être perçu comme celui d’un simple outil. Il se refuse à confondre fins et moyens, outil et structure.
Selon lui encore, l’industrialisation est nocive si elle forme un cadre, un impératif de production ou un quelconque horizon de développement technique et politique.
Le développement des machines peut et ne doit pas cesser de servir l’humanité dans ses rapports quotidiens et sensibles aux manières de vivre.
Muthesius lui, prêche pour le mythe progressiste en affirmant que les normes industrielles sont dorénavant incontournables et forment les modalités de l’art en construction.
Van de Velde lui répond vertement qu’« aussi longtemps qu’au Deutscher Werkbund les artistes existeront, ils protesteront contre toutes les propositions de la norme et de la standardisation. Dans la plus profonde partie de son âme, l’artiste est un esprit libre et spontané. Jamais, de bon gré, il ne se soumettra à la discipline des normes et aux types réglementaires. »
Peut-être Van de Velde a-t’il en tête ce que les japonais nomment incomplétude? L’idéal de perfection industrielle va à l’encontre de cette force que l’artisanat porte dans ses gestes.
L’espace de l’artisanat est bien celui de l’indivision du voulu et du non-voulu, c’est cet espace laissé vacant, fécond, par l’inassouvi de l’intuition, l’informulé sur lequel notre imagination peut se projeter et qui transpire déjà symboliquement chez le poète Urake Kenkô (1283-1350) qui dans Les heures oisives précise :« Plutôt que le spectacle d’une pleine lune immaculée brillant sur un millier de lieux, c’est à l’approche de l’aube, son apparition attendue, cette saisissante pâleur bleuâtre aperçue au fond des montagnes, à la cime des cèdres, à travers le feuillage ou derrière le rideau d’une nuée d’averse, qui suscite une émotion à nulle autre pareille. »

Il nous faut donc resituer cette division historique importante et ses conséquences pour ne pas, comme Jacques Rancière, dans l’arrière fond de son Aisthesis, survoler trop inconsciemment les apories sur lesquelles l’histoire de l’art dominante bute sans fin.
Lorsque à Weimar en 1919, Walter Gropius reprend les rennes de l’École d’Arts appliqués, justement dirigée par Henry Van de Velde avant lui, et en fait le Bauhaus il est d’abord en parfaite complicité avec la pensée morrissienne et la position du théoricien belge.
Walter Gropius publie le manifeste et le programme du Bauhaus. Il annonce la vocation de l’école en ces termes : « Le but de toute activité plastique est la construction ! (…) Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir à l’artisanat, parce qu’il n’y a pas d’“art professionnel”. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. »
Il souhaite faire renaître une communauté de travail aussi exemplaire que celle des guildes médiévales qui réunissaient les artistes de toutes spécialités et il exalte la tâche commune : « Voulons, méditons et créons ensemble le nouveau bâtiment de l’avenir, qui réunira tout (…) dans une seule forme, qui, sorti des millions de mains des artisans, s’élèvera vers le ciel comme le symbole cristallin de la nouvelle foi qui s’annonce ». Pour l’illustrer, et ça n’est nullement un hasard, le manifeste présente en frontispice un bois gravé orné d’une cathédrale cristalline entourée d’étoiles scintillantes de l’artiste Lyonel Feininger.
C’est bien à un Moyen-Âge métaphorique auquel se réfère Gropius pour créer une formation synthétisant tous les arts. Son acolyte, Johannes Itten, prend même au sérieux l’hypothèse d’une spiritualité autre en proposant à la communauté un syncrétisme étonnant alliant Zoroastrisme, taoïsme, bouddhisme.

Pourtant à peine trois ans plus tard, sous la pression politique du conservateur Land de Thuringe et sous l’influence grandissante du rationalisme du mouvement hollandais De Stijl incarné en Theo Van Doesburg, qui intervient alors au Bauhaus, Gropius va opérer un virage sévère.
Van Doesburg critique tout penchant sensible expressionniste et tout regard à rebours, il fustige l’artisanat comme anachronique et prône l’utilisation de la machine pour créer selon des standards. Le credo fonctionnaliste fascisant de Le Corbusier et ses impératifs fascisto-universels ne sont plus loin.
Ce revirement de Gropius, qui lui fait renoncer notamment à l’égalité plurielle des ateliers tous chapeautés par l’atelier d’architecture, précipite le départ d’Itten.

L’historiographie s’est épargnée de documenter et d’expliciter ce revirement entrainant une lecture linéaire, fausse, qui brise la conflictualité féconde encore à l’œuvre au sein de l’horizon pratique du « mouvement moderne ».
Gropius acculé sous les pressions politiques se consacre à la survie administrative de son école. Il se laisse convaincre par Van Doesburg de l’impératif pragmatique industriel et des débouchés qu’il dessine. Il fait évoluer les objectifs du Bauhaus et remplace le leitmotiv du manifeste original du Bauhaus : « il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan »  par la devise « L’art et la technique, une nouvelle unité».
Au mépris de son ascendance morrissienne, le voici rallié à la frange idéologique rationaliste du Deutscher Werkbund pour qui le présent oblige de briser la distinction entre art et industrie. L’alibi porte les noms de pragmatisme, de réalisme, de salubrité et d’hygiénisme, les nécessités d’atteindre la « démocratisation », le « beau pour tous ».
À certains égards, on pourrait comprendre ce que cette lecture porte de séduction. On ne peut que regretter en revanche que dès lors, plus jamais ne seront audibles, sauf aux marges les plus vives, la critique des relations et des vies qu’impliquent l’industrialisation capitaliste, ni dans ses rapports d’exploitation du vivant et d’appropriation à la nature, ni dans la conflictualité féconde qu’elle bâillonne.

Comble de l’ironie, l’appétence industrielle de ce Bauhaus d’après 1923 sera d’abord disqualifiée par son présent car pour l’essentiel les projets des étudiants et des enseignants de ce génial laboratoire seront d’abord pensés pour l’industrie mais selon les gestes de l’artisanat.
Plus encore, ce deuxième Bauhaus présenté à tort comme le premier (on ne parlera de second Bauhaus que pour celui installé à Dessau en 1924) porte les bases de nouvelles indistinctions si dommageables : la communauté jusque-là en vigueur deviendra dès 1924 à Dessau le vivier de l’entreprise Bauhaus GmbH, établissement commercial couplé à l’école et visant une rentabilité économique. Dans celui-ci, l’art s’affirme comme outil au service de la communication et de la publicité.

On a encore tendance à le nier mais rappelons ici, comme l’analyse Paul B. Jaskot dans son article The Nazi party’s strategic use of the Bauhaus, qu’avant de discriminer l’école en se focalisant sur la judéité de Walter Gropius (et dans une moindre mesure sur le communisme d’Hannes Meyer) les dirigeants nazis des débuts (1919-1929) vont -un temps- adhérer aux idées pratiques qu’elle véhicule en matière de normalisation et de standardisation architecturales. Cela doit encore nous interroger, car, par-delà les attaques incessantes des milieux conservateurs réactionnaires et des nazis sur l’institution du Bauhaus, par-delà aussi les attaques racistes ad nominem contre ses professeurs ou contre les manières de vivre expérimentées par l’école, on trouvera parmi les étudiants aussi bien quelques-uns des esprits libres les plus généreux de la période (tels qu’en témoignent aussi, plus tard, les liens unissant Hans et Sophie Scholl du groupe de résistants de la Rose Blanche (Die Weisse Rose) et Otl Aicher, Inge scholl réunis autour de Max Bill et de l’école d’Ulm (1953-1968) ), mais aussi des figures sordides comme Fritz Ertl, l’un des concepteurs du monstrueux camp rationaliste d’Auschwitz-Birkenau.

On comprend mieux dès lors, la simplification abusive et non-antagoniste qui fut le miel de l’idéologie progressiste et qui sera pérennisée par les travaux importants mais simplificateurs de Nikolaus Pevsner qui, dans son Pioneers of Modern Movement (1936), s’employait à définir les sources de la modernité en les enracinant dans un dix-neuvième siècle Arts and Crafts mais en leur ôtant leur perspective politique et critique du capitalisme industriel. Le Bauhaus, épuré de ses trois premières années d’expérimentation, fera office de chaînon manquant dans une perspective productiviste et insensible à son arrière-fond politique originel.

Ce qui reste peut-être aujourd’hui de plus vivace dans le legs intellectuel de la pensée Arts & Crafts et dans ces égards aux choses que j’ai tenté d’interroger ici, c’est la force de dire la division politique et l’espace beaucoup plus riche où elle s’articule jusque dans l’intime de nos gestes quotidiens et dans les choses avec lesquelles nous cohabitons, que nous voyons, créons, manipulons et qui existent auprès de nous -visibles ou invisibles- chaque jour.

Vous aurez senti je l’espère, que derrière cette séance se tient l’ambition démesurée de penser beaucoup plus largement ces « choses » comme l’entièreté du non-humain et d’élargir ainsi considérablement l’horizon de nos conspirations. J’aurai aimé, bien-sûr, être plus près des choses, partir d’exemples concrets, les illustrer, les déplier et dire vraiment ce qu’ils nous font et ce qu’eux font avec nous dans la relation, dans le cosmos. Je l’ai esquissé ailleurs, c’est un chantier sans fin.

Plus étroitement mais aussi plus intensément, ce qui demeure utile dans l’expression singulière de William Morris, c’est ce qu’elle éclaire des enjeux présents de nos combats, c’est ce coup porté au mensonge et en soutien les égards que nous devons aux choses.
Cent-cinquante ans après, résonne encore sa voix dans cette mise en garde :

« Dans chaque pays, elles s’entendent entre elles (les entreprises du « bataillon capitaliste ») pour exiger de leur gouvernement les deux seules choses suivantes : maintenir à l’intérieur une importante force de police, pour que se perpétue l’ordre social où les forts subjuguent les faibles ; à l’étranger, les protéger au mépris des lois, leur servir d’explosifs pour renverser les murailles des marchés du monde et les envahir. » (in Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, conférence prononcée en 1885.)

« Nous sommes cernés par l’injustice et la folie et d’une façon ou d’une autre, nous devons sans cesse les combattre : nous ne verrons sans doute pas, au cours de nos propres existences, l’issue de cette lutte ; peut-être même pas l’espoir tangible d’une issue. Il se peut que l’avenir ne nous réserve rien de mieux que d’en constater l’acuité et l’âpreté chaque jour plus grandes, jusqu’à ce que les tueries d’une vraie guerre remplacent les méthodes plus lentes et plus cruelles du commerce pacifique. Si nous voyons cela, nous aurons vu beaucoup, car cela voudra dire que les classes fortunées sont devenues conscientes de leurs torts et de leurs crimes et qu’elles s’en défendent consciemment par la violence ; alors, la fin sera proche. » (in Travail utile et vaine besogne, conférence prononcée en 1884.)

Augustin DAVID, automne-hiver 2019-2020