Séance 1 : Le modèle de la guerre

18/11/2016

« Puisqu’on ne peut être universel en sachant pour la gloire tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout, car il bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. »

Pascal, Pensées, XV, 183

 

Je commencerai par énoncer un parti-pris méthodologique qu’on pourrait appeler : le parti-pris du montage.

Ici, à s’en tenir aux noms propres, nous convoquerons : les cours de Foucault, l’anthropologie de Descola, l’approche des cas de la politique par Rancière, les analyses de l’écologie-monde proposée par Jason W Moore, des éléments d’une approche du temps à partir de quelques principes relativistes, quelques aspects des réflexions méthodologiques de Simondon ; et, puisqu’il s’agit de montage, quelques œuvres cinématographiques, ou l’écriture de W. G. Sebald. Mais aussi des références plus ou moins explicites aux expériences politiques en cours.

Montage, tout d’abord, par différence avec la spécialisation qui, en renonçant à toute prise de risque, a par là même renoncé aussi à la possibilité d’aboutir à une invention décisive.

Montage, aussi, par différence avec le registre de la démonstration déductive, qui suppose une homogénéité du registre de pensée dans lequel nous opérons. Disons simplement que c’est par le choc, par le rapprochement non-programmé entre des champs de pensée hétérogènes que peuvent se dégager des visibilités nouvelles.

Mais pour cette première séance, ce travail de montage ne va pas tellement apparaître pour lui-même. Car je voudrais pour cette ouverture de séminaire m’en tenir essentiellement à Foucault, et plus précisément à deux cours (ceux de 1973 et 1976). Cela nous permettra de retraverser des problématiques déjà connues pour certains d’entre vous en tout cas, et de poser ainsi une base de travail aisément commune. Nous essaierons à partir de là de dégager des enjeux que nous pourrions dire méthodologiques, à ceci près qu’il s’agit de commencer à montrer que l’on ne peut, justement, véritablement dissocier la méthode et le contenu pour ce qui concerne en tout cas notre objet. Cette exigence d’indissociabilité entre méthode et contenu n’a rien de nouveau (elle est notamment au cœur de la dialectique spéculative hégélienne) ; il s’agit donc de voir de quelle manière nous pouvons ici la tenir.

 

  1. Après l’insurrection

Je voudrais donc prendre pour point de départ une problématique l’autocritique que prononce Foucault dans le cours donné au Collège de France, « Il faut défendre la société ». Le deuxième cours de l’année 1976 s’ouvre par ces mots : « Cette année je voudrais commencer […] une série de recherches sur la guerre comme principe éventuel d’analyse des rapports de pouvoir : est-ce du côté du rapport belliqueux, du côté du modèle de la guerre, du côté du schéma de la lutte, des luttes, que l’on peut trouver un principe d’intelligibilité et d’analyse du pouvoir politique ? » [Michel Foucault, « Il faut défendre la société » (désormais « Ifds »), Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 21].

Cette mise en question du modèle de la guerre procède d’une insatisfaction à l’égard de son propre travail : les recherches menées jusque-là sont fragmentées, à la fois dispersées et répétitives ; « tout cela piétine ; tout ça se répète et n’est pas lié ; […] bref, comme on dit, ça n’aboutit pas » (« Ifds », 5).

Pourtant, ce travail avait ses raisons, et ces raisons sont liées à un contexte, à une période historique, qui est celle de la critique généralisée des formes du pouvoir et de la domination. Une critique qui était couplée au dégagement d’un « savoir historique des luttes » (« Ifds », 10). Et ce savoir historique des luttes prenait deux formes :  d’une part la mise au jour, par le biais de la connaissance historique, de ce qui faisait le véritable socle des institutions (prisons, asiles, hôpitaux), des pratiques et des discours qui y étaient donnés pour évidents, pour vrais ou pour raisonnables ; d’autre part la réhabilitation des savoirs disqualifiés, des savoirs dits naïfs, qui étaient généralement ceux des gens auxquelles s’intéressaient ces discours, ces pratiques et ces institutions (le savoir du fou, celui du malade, celui du prisonnier, etc.). C’est le couplage des deux, le couplage d’une connaissance critique et ce moment-là, le travail généalogique (« Ifds », 9-10). du geste de donner la parole à ceux qui n’étaient pas censés la prendre, qui définit, à

L’impasse que semble rencontrer le travail de Foucault ne serait pas due à des problèmes exclusivement théoriques, mais aussi, indissociablement, au fait que les enjeux politiques ont changé – et qu’a peut-être commencé, dès ce milieu des années 1976 la recolonisation ou le recodage de ces savoirs assujettis : « Et, après tout, à partir du moment où l’on dégage ainsi des fragments de généalogie, à partir du moment où l’on fait valoir, où l’on met en circulation ces espèces d’éléments de savoir qu’on a essayé de désensabler, ne risquent-ils pas d’être recodés, recolonisés par ces discours unitaires qui, après les avoir d’abord disqualifiés, puis ignorés quand ils sont réapparus, sont peut-être tout prêts maintenant à les annexer et à les reprendre dans leur propre discours et dans leurs propres effets de savoir et de pouvoir ? »(« Ifds », 12).

Notons au passage que cette recolonisation s’opère peut-être toujours de la même manière : par identification du sujet politique à l’individualité sociale ; ou si l’on veut, par le fait de recoller une position (politique) et une place (sociale). C’est ainsi que Rancière peut aujourd’hui analyser la fonction des cultural studies.

Il s’agit donc de savoir comment réagir – s’agit-il par exemple de garder une confiance en la capacité subversive des savoirs minoritaires ? Mais il s’agit aussi de reprendre la question de plus loin. La recolonisation s’opère par le biais de la science – a contrario, les généalogies sont donc définies comme des « anti-sciences » (« Ifds », 10). Foucault en appelle à une « insurrection des savoirs assujettis » contre la science et ses effets de pouvoir. Ces effets de pouvoir, ce sont ceux d’une confiscation du discours vrai. Le discours de la science est devenu hégémonique en tant que modèle du dire-vrai, et il s’agit de combattre cette hégémonie.

Plus précisément, il s’agit de combattre cette confiscation, cette hégémonie, en tant qu’elles opèrent au cœur même de la pensée politique. Et la science, le discours de la science devenu hégémonique dans l’ordre de la pensée politique, cela a pour nom : économie.

Or s’il est une approche politique qui a fait usage de l’économie comme science, c’est-à-dire comme discours disqualifiant les autres types de discours et prétendant fournir une explication générale des phénomènes sociaux, c’est bien le marxisme. La mise en insurrection des savoirs assujettis implique donc une critique radicale du marxisme.

Le marxisme, en particulier dans sa version althussérienne, avait déjà été critiqué auparavant, par exemple dans les Mots et les choses (en tant que type de discours qui n’apportait rien de véritablement nouveau au regard de la rupture inaugurée par l’œuvre  de Ricardo). Mais Foucault a pu occasionnellement faire usage de schèmes d’explication apparentés au marxisme, par exemple dans le premier cours au Collège de France, lorsqu’il explique que la réforme de Solon n’aura été qu’une manière de maintenir les inégalités économiques par une redistribution mesurée du pouvoir politique (les pauvres peuvent prendre part aux assemblées, faire appel à des tribunaux, etc. Mais ils ne peuvent contester la répartition des terres, qui ne relève pas de la politique. Foucault parle alors d’une opération « qui cache que la distribution politique du pouvoir maintient et reconduit le mode d’appropriation des richesses » (Leçons sur la volonté de savoir, p. 155). Formule marxisante, dans un cours par ailleurs peu marxiste. Disons qu’il y a dans le travail de Foucault une oscillation, à l’égard du marxisme, entre un usage ponctuel et des éléments de polémique.

Mais la polémique va prendre une autre tournure en ce milieu des années 1970, qui est aussi le moment d’un constat d’épuisement des stratégies radicales qui ont marqué les quelques années qui viennent de passer. Car ce qui s’est épuisé, c’est certainement la posture radicale elle-même, mais si elle s’est épuisée, c’est parce qu’elle a trop compté sur la solution marxiste. Or, ce qui ne pouvait convenir dans le marxisme, ce qui, dans le marxisme, préparait déjà le travail de « recolonisation » des luttes, c’était tout d’abord son scientisme, c’était son économisme. Il a donc fallu, pour tenir à l’écart le marxisme, faire la critique de cet économisme et surtout trouver quel type d’analyse lui substituer. Je vais revenir sur ce point tout à l’heure, et laisse la question en suspens pour le moment.

 

  1. Le schème de la guerre civile

Car il y a un autre versant de la critique du marxisme, et des postures radicales de façon plus générale, et c’est bien cet autre versant qu’indique l’autocritique du cours de 1976.

L’année 1976 est aussi celle où paraît le tome I de l’Histoire de la sexualité. Dans ce livre, Foucault fera la critique du schème de la répression, ou de ce qu’il appelle « l’hypothèse répressive ». Or, c’est justement ce schème et cette hypothèse qu’il a mobilisés pendant la séquence qu’il tente désormais de clore : « tout ce que je vous ai dit au cours des années précédentes s’inscrit du côté du schéma lutte-répression. C’est ce schéma-là que, de fait, j’ai essayé de mettre en œuvre. Or, à mesure que je le mettais en œuvre, j’ai été amené tout de même à le reconsidérer ; à la fois, bien sûr, parce que sur tout un tas de points il est encore insuffisamment élaboré – je dirais même qu’il est tout à fait inélaboré – et aussi parce que je crois que ces deux notions de “répression” et de “guerre” doivent être considérablement modifiées, sinon peut-être, à la limite, abandonnées » (« Ifds », 17-18).

 

On peut noter que ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que Foucault fait une autocritique ou du moins témoigne d’une insatisfaction à l’égard de ses propres schèmes d’analyse. Ainsi dans le cours de 1973, la Société punitive, Foucault pointe l’insuffisance des notions de transgression et surtout d’exclusion : « cette notion d’exclusion me paraît d’abord trop large et, surtout, composite et artificielle. Je le dis d’autant mieux que moi-même, j’en ai fait usage et, peut-être, abus » [Foucault, la Société punitive (désormais SP), Paris, Gallimard – Le Seuil, 2013, p. 4.] ; et un peu plus loin : « il faudra peut-être, de la même façon, faire la critique d’une notion dont la fortune a été corrélative de celle-ci : celle de transgression » (SP, 7). Ces notions ne permettent pas de saisir les opérations et les tactiques de pouvoir, et restent centrées sur le rapport à la loi et à la représentation, alors qu’il s’agit, à partir de ce cours de 1973, d’analyser l’intrication du savoir (plutôt que de la représentation) et du pouvoir (plutôt que de la loi) (SP, 7).

Entre 1973 et 1976, il y a donc abandon d’un certain nombre de notions (exclusion, transgression, et pour finir répression) qui jusque-là avaient été matricielles. Cet abandon témoigne d’une modification de la perspective sur le pouvoir, souvent relevée par les commentateurs (je pense à Pierre Macherey notamment, qui a particulièrement insisté sur ce point) : le pouvoir est de plus en plus envisagé comme une réalité « positive » au sens où il est producteur : il produit des dispositions, plutôt qu’il ne les réprime. C’est sur cette base que l’on doit comprendre les développements sur le « savoir-pouvoir » à partir de Surveiller et punir, et leurs prolongements dans les années qui suivent à travers la thématique du « bio-pouvoir ».

Exclusion, transgression, répression : autant de notions « négatives », autant de notions qui laissent entendre, ou qui présupposent, que le pouvoir est avant tout lui-même une force négative. Ce qui peut paraître étrange, en tout cas inévident, c’est que la guerre est associée la négativité des opérations de pouvoir. En 1976, ce n’est pas la première fois que Foucault fait une autocritique, mais c’est en revanche la première fois depuis l’après-68, c’est-à-dire depuis son inscription propre dans le mouvement révolutionnaire, qu’il met en question le schème de la lutte ou celui de la guerre (il semble que ce soit la même chose pour lui) en tant que matrice d’intelligibilité du pouvoir.

On peut voir, a contrario, ce qu’il écrivait dans le cours de 1973 : « La guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir, et par conséquent, aussi la matrice de toutes les luttes à propos du, et contre, le pouvoir »  (SP, 14-15). En ce sens, la guerre civile rend compte à la fois du pouvoir et de « la » politique – celle dont nous parle Rancière par exemple, pour la distinguer « du » politique des philosophes. La politique, donc, entendue comme résistance, comme contre-offensive, comme alternatives, mais aussi comme initiatives irréductibles aux dispositifs de pouvoir et tournées contre eux.

Mais il faut bien comprendre une chose, et c’est précisément un élément essentiel qu’éclaire le paradigme de la guerre civile : il n’y a pas d’un côté le pouvoir, qui serait le mal, et de l’autre quelque chose comme la puissance du collectif, etc. On doit en particulier voir l’émeute comme ce qui n’est intelligible que depuis les jeux de pouvoir : « Un mouvement d’émeute consiste moins à détruire les éléments du pouvoir qu’à s’en emparer et à les faire jouer » (ici, Foucault reprend E. P. Thompson, comme le dit Bernard Harcourt dans la « Situation du cours », SP, 287 sq.). Ce qui ne veut pas dire que l’émeute vise la prise du pouvoir au sens du pouvoir d’État. C’est un thème central dans tout le travail de Foucault : ne surtout pas confondre les stratégies du pouvoir avec les lois édictées par l’État.

Il faut donc écarter l’idée qu’une solution politique passerait nécessairement par l’État ; mais il faut également écarter la fausse équation : pouvoir = mal. Car le pouvoir, le fait d’avoir ou de prendre du pouvoir, est bien l’enjeu des luttes politiques. Condamner tout effet de pouvoir, c’est reconduire aux parages de la maladie structurelle de la politique, qui est sa confusion avec la morale. La morale qui a pour caractéristique de séparer nettement deux termes dont l’un représente (vaut pour) le bien, et l’autre le mal. Le problème n’est pas dans la morale elle-même, mais dans la confusion entre morale et politique. Cette confusion revient sous des formes diverses, qui témoignent toujours d’une période régressive – nous y sommes en plein avec l’interminable liste des « anti » (anti-sexisme, anti-racisme, anti-islamophobie – il y a même, paraît-il, un ani-classisme). L’hypothèse répressive tourne à plein, de même que les effets de surmoi ou de surveillance réciproque qu’elle génère au sein même des milieux militants.

Pour en revenir au Foucault de 1973, la guerre civile peut être la matrice non seulement de l’analyse du pouvoir (comme ce qui a à gérer, à contenir, parfois à susciter localement cette guerre), mais aussi de la politique entendue comme une lutte contre les dispositifs de pouvoir, lutte pour des prises de pouvoir.

Dans le cours de 1973, Foucault critique « l’assimilation de la guerre civile et de la guerre de tous contre tous ». Il s’agit pour lui de disjoindre la guerre individualiste et abstraite de tous contre tous et la guerre civile en montrant deux choses : d’une part que celle-ci mobilise des collectifs plutôt que des individus ; d’autre part et surtout qu’elle ne mobilise pas des collectifs déjà existants, mais qu’elle les fait émerger : « c’est toujours par masses, par éléments collectifs et pluriels que la guerre civile à la fois naît, se déroule, s’exerce. Elle n’est donc pas du tout la dimension naturelle des rapports des individus en tant qu’individus : ce sont toujours des groupes en tant que groupes qui sont les acteurs de la guerre civile. Bien plus, la guerre civile non seulement met en scène des éléments collectifs, mais elle les constitue. [… Elle] est le processus à travers et par lequel se constitue un certain nombre de collectivités nouvelles, qui n’avaient pas vu le jour jusque-là » (SP, 30). On peut dire en ce sens que la guerre civile est une condition de l’existence des collectifs politiques.

 

  1. Hobbes, Clausewitz et la dialectique des renversements

Il faut noter que la distinction entre la guerre civile et la guerre de tous contre tous s’oppose à l’approche développée dans le Léviathan de Hobbes, qui repose non pas exactement sur la confusion entre ces deux ententes de la guerre, mais sur leur fausse distinction : la guerre de tous contre tous précèderait l’instauration de la souveraineté et la guerre civile suivrait sa dissolution ou son effondrement. Mais elle ne serait alors rien d’autre que le retour à, ou la régression vers un état de nature où il n’existe que des individus en lutte les uns contre les autres.

Cette critique adressée à Hobbes permet de mieux voir le contraste entre le cours de 1973 et celui de 1976, car les deux contiennent des critiques très différentes de la pensée hobbesienne. Dans le cours de 1973, il s’agissait, on l’a vu, de réhabiliter la guerre civile en la distinguant de la guerre individualiste projetée dans un état de nature fictif. Dans « Il faut défendre la société », il ne s’agit plus de promouvoir le schème de la guerre civile, il s’agit d’en faire la généalogie.

Foucault évoque le motif de la « guerre des races » tel qu’il est apparu au XVIIème siècle. Ce motif renvoie à ce que Foucault appelle un savoir critique, un de ces savoirs disqualifiés qui permettent précisément de contester le pouvoir en place. Cette contestation peut avoir des formes opposées : elle peut être aristocratique, comme c’est le cas dans la pensée de Boulainvilliers ; elle peut être, à l’inverse, égalitaire, comme le montrent l’exemple des Niveleurs et celui des Diggers. Mais dans les deux cas, la guerre est envisagée comme la matrice d’intelligibilité des situations politiques en tant que celles-ci sont avant tout des situations de conflit ; et surtout, en tant que les raisons de ce conflit sont tout d’abord enfouies derrière les mises en scène du pouvoir. Dans la lutte qu’il mène contre les accapareurs de terre, contre les propriétaires – et contre l’idée même de propriété – Gerrard Winstanley invoque à la fois la guerre des riches contre les pauvres, contre ceux qui n’ont rien, mais aussi le « joug normand » dont il s’agit de se libérer, et donc la guerre des Normands contre les Saxons, l’injustice subie depuis la conquête normande (bataille d’Hastings de 1066) et la trahison des souverains britanniques qui, depuis lors, n’ont cessé de la reconduire au lieu de libérer le peuple saxon.

Le savoir historique sert donc bel et bien ici d’opérateur critique, il constitue un « analyseur des rapports de pouvoir » (« Ifds », 77). Et le travail de Hobbes est vu par Foucault comme une réponse aux pensées révolutionnaires de l’époque, c’est-à-dire comme une réponse aux pensées qui mettaient en question le pouvoir existant en faisant précisément usage de la matrice d’intelligibilité de la guerre. « Ce que Hobbes voulait non pas réfuter mais éliminer et rendre impossible […], c’est une certaine manière de faire fonctionner le savoir historique dans la lutte politique » (« Ifds », 84). Et c’est pour y parvenir qu’il a mis au point cette fameuse théorie du contrat : pour couper court à la remontée du savoir historique vers des événements passés qui pouvaient mettre en question le pouvoir existant.

De ce point de vue, la théorie du contrat, qui est au cœur de la pensée politique des XVIIème et XVIIIème siècles, n’apparaît pas tout d’abord comme l’opérateur qui permet de ruiner le fondement théologique du pouvoir politique, comme ce qui ruine la fausse unité théologico-politique et permet ainsi la délivrance « du » politique comme fait proprement humain (c’est en ce sens, en général, qu’on est tenus d’en faire l’éloge).

Le contrat est tout d’abord un opérateur théorique de disqualification du savoir historique utilisé envisagé comme instrument critique. Il est en l’occurrence ce qui permet à Hobbes de répondre aux Niveleurs et aux Diggers, qui pensent « qu’il faut se libérer des lois par une guerre qui répondra à la guerre » (« Ifds », 94). « C’est ce discours de la lutte et de la guerre civile permanente que Hobbes a conjuré en replaçant le contrat derrière toute guerre et toute conquête et en sauvant ainsi la théorie de l’État » (Ifds, 85). Le contrat n’est pas la conquête de la laïcité pour poser hors de toute soumission religieuse les questions du vivre-ensemble ; il est ce qui protège et renforce l’État par une opération de disqualification des savoirs critiques.

Il pourrait sembler, à lire ces lignes, qu’il n’y a donc pas eu beaucoup de changement entre les deux cours (1973 et 1976) ; à ceci près, je l’ai dit, que ce qui était pour Foucault une matrice d’analyse est devenu désormais l’objet de sa généalogie. Le fait qu’il montre que la guerre civile a bien fonctionné comme une matrice d’intelligibilité politique, et qu’il a fallu y répondre, conceptuellement, avec l’arsenal contractuel mis au point par Hobbes, ne signifie pas que Foucault, lui, conserve cette matrice. Tout au contraire, il en fait la généalogie pour s’en déprendre – il faut toujours tenter, nous dit-il ailleurs, de « se déprendre de soi-même ».

 

Afin de mieux voir le sens de cette opération pour Foucault, on peut convoquer un autre auteur réputé incontournable lorsqu’il est question de la guerre. Selon Clausewitz, ce que la guerre révèle, c’est tout d’abord l’irréductibilité de la politique à la mise en forme codifiée des lois censées régler la vie sociale. Mais s’il en va ainsi, c’est que la guerre est, toujours selon Clausewitz, une partie de la politique ; elle est la partie de la politique qui ne se laisse pas ramener à la loi. Elle n’est pas un phénomène autonome, doté de ses lois propres, et n’est pleinement intelligible que resituée dans le contexte politique qui lui donne sens et perspective.

Ce qui veut dire que ce n’est pas la guerre, pour Clausewitz, qui serait le principe caché de la politique ; c’est la politique qui, toujours, recèle la raison de la guerre.

Mais là encore, tout comme dans la lecture qu’il propose de Hobbes, Foucault nous suggère de voir dans cette approche un renversement. La célèbre formule clausewitzienne – la guerre est la politique poursuivie par d’autres moyens – est le renversement de l’approche, née au XVIIème siècle, qui fait de la guerre la raison cachée de la politique. « Au fond, on pourrait poser la question très simplement, et c’est d’abord comme ça que je me l’étais posée à moi-même : “qui, au fond, a eu l’idée de retourner le principe de Clausewitz, qui a eu l’idée de dire : il se peut bien que la guerre soit la politique menée par d’autres moyens, mais la politique elle-même n’est-elle pas la guerre menée par d’autres moyens ? ”. Or, je crois que le problème n’est pas tant de savoir qui a retourné le principe de Clausewitz, mais plutôt de savoir quel était le principe que Clausewitz a retourné quand il a dit : “Mais, après tout, la guerre ce n’est que la politique continuée”. Je crois en effet – et j’essaierai de le démontrer – que le principe selon lequel la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens était un principe bien antérieur à Calusewitz, qui a simplement retourné une sorte de thèse  à la fois diffuse et précise qui circulait depuis le XVIIème et le XVIIIème siècle » (« Ifds », 41).

Marx ne ferait que renverser le renversement clausewitzien. Mais il faut bien voir que Foucault lui-même, le Foucault de 1973 en tout cas, a procédé lui aussi à ce renversement et l’a thématisé comme tel dans le cours de 1973 : « s’il est vrai que la guerre extérieure est le prolongement de la politique, il faut dire, réciproquement, que la politique est la continuation de la guerre civile » (p. 34).

(Notons que dans Surveiller et punir, Foucault opère un renversement analogue en écrivant : « Il se peut que la guerre comme stratégie soit la continuation de la politique. Mais il ne faut pas oublier que la “politique” a été conçue comme la continuation sinon exactement et directement de la guerre, du moins du modèle militaire comme moyen fondamental pour prévenir le trouble civil » (p. 170). Mais le problème est autre : c’est alors la discipline militaire qui fait paradigme pour le pouvoir disciplinaire.)

S’il s’agit bien, à partir du milieu des années 1970, de travailler l’écart avec le marxisme, il faut donc aussi travailler l’écart avec ce renversement du renversement, avec cette redécouverte, par la pensée révolutionnaire du XIXème siècle, de l’idée que la guerre serait la matrice d’intelligibilité de la politique. Le schéma lutte-répression ou guerre-répression, opposé au schéma contrat-oppression (Ifds, 17), permettait ce renversement ; il permettait ainsi de se dégager de la philosophie politique, centrée sur les questions du droit et du contrat social, et sur la question de la légitimité du souverain. Mais s’il s’agit de dépasser le marxisme, il s’agit, si l’on veut jouer avec le vocabulaire dialectique, de dépasser ce dépassement-là. Autrement dit, il s’agit d’en finir avec cette dialectique des renversements – et de parvenir à séparer nettement la guerre et la politique.

Au fond, qu’est-ce que le marxisme ? C’est le discours révolutionnaire qui soude la détermination des situations politiques par l’économie et le modèle de la guerre entendue comme raison cachée des phénomènes sociaux.

Ce nouage n’a rien d’évident, car il est clair que l’idée que la guerre constitue la raison cachée des situations politiques peut être présentée sur un socle qui n’est pas du tout économiste. On peut même dire que le motif de la guerre civile a justement été mobilisé par Foucault lui-même contre le marxisme, contre la centralité du concept de « lutte des classes », et pour se substituer à lui (voir la « situation du cours » rédigée par Bernard E. Harcourt dans la Société punitive, p. 296 : « Le modèle de la guerre civile doit remplacer celui fondé sur l’existence d’une classe dominante »). Mais justement, cela ne suffisait pas : pour travailler l’écart avec le marxisme, il ne suffisait pas de critiquer l’économisme et le classisme, il fallait aussi défaire le modèle de la guerre. Rompre avec les deux côtés à la fois, qui avaient été soudés dans le marxisme.

Ce qui voulait dire aussi, au fond, rompre avec le modèle révolutionnaire de la pensée politique.

 

  1. Le paradigme du gouvernement

Dans son livre la Vie inséparée, Muriel Combes montre qu’il faudra plusieurs années à Foucault pour répondre à la question du nouveau modèle du pouvoir – des années qui vont être consacrées à l’élaboration de l’approche de la bio-politique (Muriel Combes,  la Vie inséparée, p. 27-45).

Cette réponse sera condensée dans la notion de gouvernement, ou de gouvernementalité : c’est le paradigme du gouvernement qui semble permettre de rendre compte des stratégies du pouvoir par-delà ou en-deçà des déterminismes économiques, et par là même de clarifier ce côté-là du rapport au marxisme qui, on l’a vu, est longtemps resté oscillant dans le travail de Foucault. Mais c’est aussi ce paradigme qui est censé se substituer au modèle de la guerre.

Substituer le gouvernement à la guerre : ce faisant, il n’est pas sûr que Foucault ait vraiment répondu à sa propre question – celle du changement de modèle pour penser le pouvoir et la politique.

Ou plutôt, il répond seulement à une partie de cette question : le paradigme du « gouvernement » répond à la question d’une rationalité intrinsèque des procédures de pouvoir en tant que celle-ci n’est pas entièrement déterminée par l’économie. Autrement dit, il répond à la question de ce qui constitue une logique ou une rationalité autonome du pouvoir ; « autonome » en ce sens qu’elle ne se laisse pas expliquer par les mécanismes d’une « subordination fonctionnelle » aux déterminations économiques (le pouvoir ne se réduit pas à ce qui met en œuvre les bonnes conditions pour assurer la reproduction des rapports de production).

 

On pourrait même dire que, dans les cours de 1978 et 1979, le rapport entre la pratique du gouvernement, la gouvernementalité, et l’économie, semble même s’inverser : l’économie est un mode de gouvernement, celui qui correspond aux sociétés libérales. L’économie, autrement dit, n’est qu’une des formes de la gouvernementalité.

D’où le mot d’ordre « soyons ingouvernables », qui sous-entend que l’essentiel de la lutte se joue bien à l’endroit du gouvernement – lequel, bien sûr, ne se confond pas avec l’État, et désigne les dispositifs de pouvoir dans leur multiplicité et leurs ramifications dispersées. « Soyons ingouvernables » signifie alors : soustrayons-nous à une gouvernementalité bien plus large que ce que peut le pouvoir de l’État en tant que tel. Tellement large qu’elle fait des enjeux économiques une sorte de cas particulier, ou au mieux ponctuellement privilégié, des pratiques de gouvernement. Mais il faut se demander s’il s’agit bel et bien d’aller dans ce sens.

Pour en revenir à Foucault : on pourrait dire alors que le paradigme du gouvernement répond au premier aspect de la critique du marxisme, à savoir celui qui concerne le rapport à l’économie ; mais il ne permet pas vraiment de répondre à la question de savoir ce qui doit se substituer au paradigme de la guerre. Ou plutôt, il y répond, mais seulement du côté du pouvoir.

On a vu que si la guerre civile est matrice d’intelligibilité, ce n’est pas seulement comme grille d’analyse du pouvoir. Il est donc possible que, en passant de la guerre à la gouvernementalité, Foucault ait perdu quelque chose d’essentiel.

C’est une critique souvent adressée à Foucault : il aurait pensé les transformations du pouvoir, pas celles de la politique. Et en effet, le « gouvernement » est bien un paradigme (comme le souligne notamment Agamben), mais c’est un paradigme pour penser le pouvoir.

Qu’en est-il réellement pour Foucault ? On pourrait croire que la politique est abandonnée. Elle revient cependant sous la figure de la résistance (« Le sujet et le pouvoir »), mais d’une résistance qui est dite « première », qui est dite précéder l’exercice du pouvoir (« Le sujet et le pouvoir »). Et on peut déceler dans les derniers cours une manière de reposer la question du militantisme politique, de sa généalogie, de ses impasses possibles, de ses exigences, qui ouvre des pistes de travail.

Il y aurait donc à questionner ce qui se passe au juste pour Foucault lui-même dans ce déplacement (cette série de déplacements) inaugurée au milieu des années 1970.

Mais il y a aussi, au-delà de la lecture que nous pouvons faire de Foucault, en suivant ou non ce qu’il a indiqué, une série de questions qu’il nous faut poser.

Quel rapport établir au juste entre le « modèle » de la guerre et l’intelligibilité de la politique ? L’alternative est-elle seulement : la guerre comme modèle d’intelligibilité ou bien l’abandon de ce modèle ? N’est-il pas possible d’envisager d’autre façon dont la guerre peut faire paradigme pour la politique ? Et plus précisément : la guerre civile ? Est-elle indispensable, cette convocation de la guerre civile, si l’on veut reprendre ou prolonger la perspective révolutionnaire ?

Plus généralement : quels sont les paradigmes qui nous permettent de saisir la politique ? Comment s’articulent-ils aux paradigmes qui nous permettent de penser le pouvoir ? Et dans cette articulation, comment loger l’analyse de l’économie ?

Mais aussi : pourquoi faut-il, pour penser un objet, convoquer un autre objet, l’éclairer depuis un autre objet ? Pourquoi, pour penser un objet, faut-il qu’il y en ait au moins deux ?

Pour aborder ces questions, on doit quitter un moment Foucault pour commencer à clarifier un peu l’usage de la notion de « paradigme ».

 

  1. Modèle, exemple, analogie

J’ai utilisé jusqu’ici indifféremment les notions de « modèle » et de « paradigme », mais il est possible qu’elles renvoient à des approches différentes.

Plus exactement, c’est à partir de la seule notion de « paradigme » que l’on distingue généralement trois approches : premièrement, l’utilisation de modèles qui permettent l’intelligibilité d’un phénomène ; deuxièmement, la convocation d’un exemple valant pour une série de cas particuliers qui composent un ensemble ; et troisièmement, la transposition analogique qui permet la mise en rapport de réalités hétérogènes.

Premièrement, le paradigme peut être entendu comme un modèle, ce terme pouvant avoir une connotation normative. Ainsi en va-t-il pour la science « normale » selon Kühn, pour qui le paradigme, envisagé comme modèle d’intelligibilité, a alors une éminence épistémologique (mais le concept de « paradigme » est polysémique dans le travail de Kühn, et il nous faudra y revenir).

Dans son acception la plus forte, le paradigme-modèle renvoie à une hiérarchie ontologique. En ce cas, le modèle est supérieur à ce qu’il permet non seulement d’éclairer, mais surtout de produire – façonner les choses en gardant les yeux sur leurs modèles idéels, telle est la tâche du démiurge dans le Timée. Le modèle est bien ici, très littéralement, la raison cachée des phénomènes.

Victor Goldschmidt a montré que cette approche fonde la méthode paradigmatique proprement platonicienne. Les différents sens du « paradigme » chez Platon seraient ultimement ancrés dans la vision d’un cosmos ordonné au primat de la réalité intelligible, et c’est sur ce fond que le sensible peut parfois aider, en retour, à éclairer l’existence des Idées.

On peut d’ores et déjà retenir ce point : Goldschmidt souligne que le rapport paradigmatique peut aller dans les deux sens : si les Idées font bien paradigme pour les choses et les êtres sensibles, en tant qu’elles constituent leur modèle ontologique, en retour il faut des choses et des êtres sensibles pour pouvoir vraiment saisir les Idées, et leur être propre. Il faut des paradigmes sensibles pour concevoir ce qui est soustrait à la perception sensible – mais alors, nous passons justement à un autre sens de « paradigme ».

Au-delà de la lecture de Platon et du contexte de pensée de la philosophie grecque ancienne, on peut trouver là une indication essentielle pour nous : la transposition de paradigmes peut aller indifféremment dans les deux sens – de l’intelligible vers le sensible, et inversement. La prochaine séance nous permettra de clarifier ce point.

 

Deuxièmement, au plus près de son entente proprement grammaticale, la notion de « paradigme » peut renvoyer à un exemple pris dans une série de cas homogènes. Il  permet de discerner l’existence d’un ensemble, à la manière dont telle action vertueuse exemplifie l’ensemble des actes vertueux et donc « la » vertu – ou dont telle situation politique atteste l’existence même de « la » politique. Mais la liste d’une série d’exemples ne peut constituer une définition, du moins si l’on entend par là ce que cherchait la tradition dans sa visée de saisir l’essence d’une chose (la vertu, l’amour, le courage). Ou, si l’on veut, on aura une approche seulement extensive de la notion (de politique, de courage, etc.), mais pas de définition en intension. Or le problème pour nous sera bien celui de la définition de la politique – ou plutôt de son absence – je vais y revenir un peu tout à l’heure, mais ce sera surtout l’enjeu de la troisième séance.

 

Troisièmement, l’usage de paradigmes peut être entendu comme la mise en œuvre d’une analogie.

On notera que c’est aussi dans les textes platoniciens que l’on trouve ce qui constitue sans doute la première approche qui nous soit parvenue de la méthode paradigmatique ainsi entendue.

J’ai évoqué le Sophiste (l’analogie entre le pêcheur à la ligne et le sophiste), mais on peut aussi s’appuyer sur le Politique : l’activité du politique y est éclairée par celle du tisserand, car tous deux doivent faire tenir ensemble des éléments hétérogènes, de manière à former un tissu uni.

Ce que nous apporte Platon, c’est une méthode spécifique, que Gilbert Simondon va désigner comme la mise en œuvre d’un « paradigmatisme analogique ». Ce dernier met au jour une identité de rapports opératoires, bien distincte de  l’identité supposée des termes qui sont mis en relation dans l’opération analogique. Une analogie qui se contente de relever des traits communs entre des termes différents s’en tient à la ressemblance, ou à la métaphore. Pour que l’analogie ne soit pas une simple métaphore, il faut que soit saisie l’identité de rapports opératoires qui permet par exemple de transposer la description d’un phénomène physique à celle d’un événement politique ou historique.

 

Il faudra donc examiner plus précisément la méthode paradigmatique de Simondon (ce qui nous permettra de revenir aussi sur Platon, et sur Goldschmidt) ; mais avec l’analogie telle qu’il la conçoit, il n’y a en tout cas ni homogénéité (comme pour l’exemple envisagé comme cas particulier d’un ensemble) ni hiérarchie entre ce qui est pris comme principe d’intelligibilité et ce qu’un tel principe rend intelligible (comme dans le cas du paradigme-modèle ontologique).

 

Avec Patrizia Atzei, nous avons découpé la première séquence de notre séminaire en suivant un peu ces différentes définitions. Disons que dans cette première séance, il est question du paradigme envisagé comme modèle d’intelligibilité. Dans la deuxième, il sera surtout question de l’analogie (séance du 15 novembre). Dans la troisième, prise en charge par Patrizia, il sera essentiellement question de l’exemple ou du cas – disons : de l’exemplification, (séance du 29 novembre).

Mais nous allons voir tout de suite que ces distinctions vont, si ce n’est se brouiller, en tout cas se compliquer ; et que va se compliquer aussi l’idée du paradigme-modèle.

 

  1. La méthode par paradigmes de Foucault

Ce n’est pas par un choix arbitraire que j’ai ouvert ce séminaire par une lecture de son travail, car l’approche qu’il développe me semble justement procéder par paradigmes.

Surveiller et punir s’ouvre sur deux paradigmes : l’image d’un supplice, suivie d’un emploi du temps. Mieux encore, c’est l’ensemble du livre qui est mis en scène comme le passage d’un paradigme à l’autre : on passe du supplice de Damiens au panoptisme de Bentham – qui n’est pas dissociable, on verra pourquoi, de celui de l’emploi du temps (mais c’est seulement dans la séance 4 que nous en reparlerons). Plus exactement, on peut dire que le livre est construit sur un jeu de paradigmes emboîtés : le panoptisme est le modèle architectural de la prison qui est elle-même le paradigme de la société disciplinaire (SP, 212 ; 224).

 

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que le modèle architectural du panopticon de Bentham est bien un exemple, même s’il constitue un exemple privilégié, de réflexion sur le pouvoir disciplinaire, sur la survei llance. Mais il est plus encore : il constitue un modèle d’intelligibilité. Et en tant que modèle d’intelligibilité, il permet de relever des analogies essentielles entre des dispositifs disciplinaires (la manière dont se construit la surveillance par la mise en visibilité virtuelle non seulement des prisonniers, mais aussi des élèves, des patients dans un hôpital, etc.).

Nous pouvons alors formuler une hypothèse, qu’il s’agira de vérifier : faire usage de la méthode paradigmatique, c’est toujours convoquer les trois acceptions dont je viens de parler. Elles semblent contradictoires (l’exemple comme cas particulier semble éloigner du modèle entendu comme modèle à suivre ; l’analogie met en rapport des réalités hétérogènes) ; pourtant, il est possible que tout usage de paradigmes corresponde à la convocation de ces trois acceptions apparemment contradictoires. Il s’agirait alors de savoir au juste comment les agencer, comment les hiérarchiser, les mettre dans le bon ordre. Toute méthode par paradigmes serait avant tout une réponse à cette question : comment les mobiliser de la bonne manière, ou dans le bon ordre.

Peut-être est-ce par ce biais qu’il faut envisager le problème posé au départ, concernant Foucault, à savoir celui du passage d’un certain usage des paradigmes à un autre usage.

Qu’est-ce qui n’allait pas, au fond, pour Foucault, dans la manière dont il avait, un temps, mobilisé le paradigme de la guerre ? Peut-être était-ce avant tout une manière de faire de la guerre la raison cachée des phénomènes sociaux. Peut-être était-ce, autrement dit, une manière trop platonicienne d’envisager la question du modèle. Dans le cas du panopticon, nous avons bien un modèle d’intelligibilité, mais ce n’est pas une raison cachée.

On ne passe pas du paradigme au premier sens (modèle ontologique, raison cachée des choses) à un des deux autres sens, mais bien plutôt à une autre articulation de ces sens : la dimension du modèle, celle de l’exemplification, celle du relevé d’analogies entre des éléments ou  des rapports qui semblaient tout à fait hétérogènes. Le problème du modèle platonicien, c’est qu’il écrase le jeu des différents sens du paradigme. Mais il y a une autre entente du paradigme comme modèle d’intelligibilité.

Quelle est-elle alors ? Qu’est-ce que l’usage d’un paradigme si ce n’est pas la mise au jour, la révélation d’un principe caché ? C’est une question qui va se déplier dans l’ensemble du séminaire, mais ce que nous pouvons dire au moins ici, c’est qu’un paradigme est tout d’abord une image. Lorsque nous mobilisons un paradigme, une image est en jeu. Pas forcément une image visuelle (comme les illustrations qui ouvrent Surveiller et punir ; car l’image peut être fournie par un texte – un emploi du temps est en ce sens une image. Mais on peut faire la supposition que ce qui est pris comme paradigme contient toujours quelque chose qui est de l’ordre d’une image. Cette image a donc pour fonction de relever des parentés, de mettre en vue des traits communs, d’établir des équivalences – des parentés, des traits, des équivalences qui n’apparaissaient pas avant la mobilisation du paradigme.

On dira que le paradigme est toujours de l’ordre d’un donner à voir, partiellement irréductible à ce qui peut en être dit.

Reprenons alors la question : avec le paradigme du gouvernement, en tant que mise en intelligibilité des opérations du pouvoir (mise en intelligibilité du pouvoir en tant que conduite des conduites, action sur des actions), Foucault a-t-il réussi à trouver la bonne image ? A-t-il réussi à trouver le bon ordre entre les différents sens du paradigme ? A-t-il réussi à conserver l’idée d’un modèle d’intelligibilité en le tenant à distance d’un principe d’explication généralisé (d’une raison cachée) ?

Cette question « méthodologique » est indissociable d’une autre question, ou de l’autre aspect de la même question : celle de la vérification du paradigme. En quoi le paradigme du gouvernement nous permet-il de mieux saisir la réalité des opérations du pouvoir ? Est-il bien vrai qu’il permet, mieux que le paradigme de la guerre, de rendre ces opérations intelligibles ?

L’analyse de la gouvernementalité à la fin des années 1970 repose sur le développement du concept de bio-pouvoir, qui vient compléter l’analyse de la société disciplinaire. Celle-ci n’est pas ce qui est relayé par le bio-pouvoir, bien plutôt elle en constitue un versant, dans la mesure où elle a bien pour fonction d’accroître les forces vives plutôt que de les contenir. Mais elle les accroît en les normalisant. Elle les accroît en leur imprimant une forme prédéterminée (« hylémorphisme » du pouvoir disciplinaire).

Ce que Foucault découvre comme autre versant du bio-pouvoir, c’est ce qui se dégage avec l’analyse du libéralisme, en particulier dans Naissance de la biopolitique. Le gouvernement libéral, c’est celui qui a besoin de s’appuyer sur la liberté des sujets. Et s’appuyer signifie non seulement qu’il la présuppose, mais qu’il la suscite, la sollicite, et se nourrit d’elle.

Foucault y insiste : là comme ailleurs, l’analyse en termes d’« idéologie » n’éclaire rien. Il ne faudrait pas dire par exemple que le libéralisme invoque la liberté des sujets, mais qu’en réalité il les contraint, que cette invocation n’est qu’un voile « idéologique », etc.

Le gouvernement libéral, nous dit Foucault, s’appuie sur la liberté réelle des sujets. Si le pouvoir fonctionne comme gouvernement bien plus que comme opération de guerre, c’est parce qu’il se nourrit de la liberté réelle des sujets.

Cette analyse a été prolongée dans différentes directions, en particulier dans le « post-opéraïsme », avec le travail de Toni Negri. L’idée centrale était que le capitalisme, ou « l’empire » ne procède plus par normalisation, par disciplinarisation, mais par capture de l’inventivité réelle des sujets, de la mise en œuvre effective de leur intelligence collective, de dispositions relationnelles développées en dehors des exigences de la valorisation capitaliste. Tout un travail de retraduction permet les détours nécessaires pour que ces dispositions intègrent les circuits de la valorisation. Mais cette retraduction ne passe pas par le biais d’une unification des conduites (ce que semble impliquer le concept de « normalisation »). Elle a besoin de la pluralité, de la multiplicité des attitudes qui donnent libre cours à l’inventivité collective.

Tel est du moins le point de vue longtemps défendu par Negri ; or il ne semble pas que le temps présent donne raison à ces analyses. L’optimisme qui accompagnait la thématisation d’un « communisme du capital », d’un capitalisme devenu parasitaire et contraint de suivre la liberté des sujets individuels et collectifs, n’est plus de mise. Il semble bien qu’en Europe, nous soyons confrontés au retour d’un pouvoir autoritaire, au choix d’un pouvoir autoritaire – disons que l’option social-démocrate, qui aurait voulu défendre l’utopie réformiste, paraît s’éloigner. Il semble, autrement dit, que le pouvoir tende à assumer les formes d’une guerre sociale. Ce qui voudrait dire que même pour penser le pouvoir, même « du côté du pouvoir », la substitution du paradigme du gouvernement à celui de la guerre ne convient pas.

À tel point que l’on en vient, chez les proches de Negri, à dire maintenant l’inverse exact de ce qu’on a pu dire pendant des années. C’est ce qui semble se passer en tout cas avec le livre de Lazzarato et Alliez, Guerre et capital, dans lequel il s’agit d’opérer une critique du schème qui avait procédé au refoulement de la question de la guerre. On se place alors en quelque sorte à l’autre bout, à l’exact opposé de ce qui avait été mis au jour avec la thématique foucaldienne de la gouvernementalité et ses prolongements : on en revient à l’idée que la guerre serait la raison cachée des situations politiques, et donc une matrice d’intelligibilité globale. Il nous faudra nécessairement reparler de ce livre, et voir s’il tombe vraiment dans cette ornière (et s’il s’agit bien d’une ornière).

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Foucault pour sa part n’a jamais séparé les éléments de description que d’autres ont voulu séparer (en interprétant les distinctions conceptuelles comme des coupures séparant des époques différentes par exemple) : discipline et contrôle ; normes et sollicitation de la liberté (Bentham est une référence tout autant pour comprendre la société disciplinaire que pour comprendre le libéralisme) ; gouvernementalité libérale et thanato-politique.

Ces différents éléments permettent l’analyse d’opérations de pouvoir qui peuvent paraître extrêmement contradictoires, mais qui continuent de désigner un champ d’exercice dont il est possible de saisir l’unité.

Seulement cette unité n’est pas celle d’une époque. On a trop longtemps confondu les paradigmes mis au jour par Foucault (et le jeu de leur disparité, ce jeu permis par la diversité de leurs assemblages possibles) pour une différenciation entre des époques unilatéralement régies par des principes hétérogènes – alors qu’il avait explicitement mis en garde contre cette lecture [Foucault, l’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, voir p. 172-173 et p. 207].

C’est sur ce point que Foucault se démarque de Hegel : la logique de l’histoire, s’il y en a une, n’est pas une logique expressive ; autrement dit, il n’existe rien de tel, justement, que des « époques ». Ce que le paradigme permet de saisir, ce n’est pas la logique sous-jacente de ce qui fait l’unité d’une époque, c’est un moment de rupture qui défait précisément ce qui pouvait être pris comme une telle unité. Il n’y a pas d’unité du temps (logique expressive), mais asynchronie, désynchronisation du temps historique. Le paradigme tel que Foucault l’utilise permet de concevoir cette désynchronisation.

Il y a cependant une critique qui reste, me semble-t-il, imparable : la mise en œuvre de cette pluralité et de cette combinaison de paradigmes dans l’analyse du pouvoir ne permet pas de concevoir la manière dont la politique intervient au sein de cette pluralité. Autrement dit, le pluralisme opératoire pour cerner les stratégies du pouvoir  n’est pas fécond pour penser la division politique.

Disons que le pluralisme des paradigmes du pouvoir permet la saisie de sa pragmatique ; alors que le ou les paradigmes  de la division politique devraient nous permettre de saisir son enjeu central – ce qui veut dire aussi : son horizon. Notons que dans les deux cas, il s’agit bien de saisir une unité, mais d’un côté, c’est celle d’un champ d’exercice, de l’autre, celle d’une visée.

La question est alors de savoir si ce n’est pas nécessairement depuis l’usage des paradigmes qui permettent la saisie de la division politique que s’éclaire aussi véritablement l’unité du champ d’exercice du pouvoir.

Si tel est le cas, Foucault resterait dans un pluralisme efficace pour saisir une pragmatique, mais peut-être insuffisant pour éclairer une logique d’ensemble.

 

 

 

  1. Mise en intelligibilité

Il me faut pour finir préciser quelque chose : il ne s’agit pas ici de combiner épistémologie et philosophie politique. Pour deux raisons : ce qui est en question ici ne relève ni de l’épistémologie, ni de la philosophie politique. Ce qui est écarté par là même : différentes ententes de la politique ; et différentes ententes du savoir.

 

Pas d’épistémologie tout d’abord, si par « épistémologie » on entend : la bonne manière de mettre en forme la théorie.

On peut indiquer, au moins provisoirement, comment entendre ici le terme « théorie » : disons qu’une théorie est toujours la mise en cohérence plus ou moins systématisée de la pensée avec elle-même. La théorie, en ce sens, peut suivre deux grandes voies : la voie de la connaissance, et la voie spéculative.

Dans le premier cas, la pensée se rapporte à son « dehors » sur le mode de l’application vérifiante, comme l’illustrent les théories scientifiques.

Dans le second, elle se rend capable d’intégrer son Autre en tant que tel, en le logeant à l’intérieur même de son procès : le modèle est alors celui du savoir absolu hégélien. Dans ce cas, on ne sort pas du procès de pensée, on confie à son mouvement propre une capacité auto-vérifiante. Cette dimension auto-vérifiante est un trait de la démarche spéculative.

Dans le cas de la démarche de connaissance comme dans celui de la logique spéculative, nous nous situons dans l’élément de la généralité (les lois de la nature, les lois de la pensée qui se ressaisit dans son Autre).

Si la méthode paradigmatique peut être dite alternative à la théorie, c’est d’abord parce qu’elle ne reste pas dans cet élément ; ou plus exactement, elle ne présuppose pas que la bonne articulation de pensée suit le mouvement qui nous fait passer de la réflexion générale à son application à des cas particuliers (les expérimentations scientifiques) ; ou bien de l’abstraction la plus élevée (les catégories de la Logique) à l’intégration, par la pensée, de son Autre réel (les moments de l’histoire dans l’approche spéculative).

Cet aspect de la méthode par paradigmes est indiqué par le second sens que j’ai relevé, celui de l’exemplification – mais à condition de ne pas s’en tenir exactement à l’idée que l’exemple illustre l’existence d’un ensemble qui lui préexiste.

S’il n’y a pas de théorie politique, il y a seulement une pensée des situations singulières de la politique. Patrizia Atzei montrera que la pensée de la politique, telle qu’elle est convoquée par Rancière notamment, doit se comprendre comme une saisie des « cas » qui sont à chaque fois des exemples de ce qui peut être reconnu comme politique – et qui sont susceptibles, en tant que tels, d’être transposés à d’autres situations. « La » politique dépend de l’existence de ses cas ou de ses exemples, loin d’en être le présupposé. Il serait donc possible d’appréhender la politique en tant que telle sans disposer d’une définition par où se bouclerait sa consistance supposée d’objet théorique. Pour le dire autrement : il y a une consistance de « l’objet » politique en tant qu’objet de pensée, mais cette consistance n’est pas donnée par une définition de l’objet.

(L’enjeu est bien ici celui d’une pensée de la singularité. Mais nous verrons que cet enjeu est aussi celui de l’analogie, de la démarche analogique, qui a été vue dans la tradition comme la démarche qui ne peut « atteindre » le général, précisément parce qu’elle s’en tient au singulier.)

Il faut donc considérer la stricte indissociabilité de l’exemple et de l’ensemble dont il n’est pas simplement l’illustration, de l’ensemble dont il est en dernière analyse le seul réel.

Mais il faut considérer aussi l’indissociabilité de la politique en tant qu’elle s’effectue et de sa mise en intelligibilité. Que nous ne disposions pas d’un savoir préalable signifie justement ceci : la mise en intelligibilité de la politique côtoie son effectivité.

On peut ici revenir sur la guerre, sur la fiabilité particulière de la guerre en tant que paradigme pour la politique : cette fiabilité tient bien sûr à l’importance du rapport ami/ennemi, mais aussi au fait qu’elle fournit le modèle des situations qui sont intelligibles sans pour autant pouvoir faire l’objet d’une théorie. Comme on le voit dans bien des classiques de la pensée de la guerre, de Sun Tzu à Clausewitz, il n’y a pas de « lois » de la guerre, seulement des régularités qui sont vouées à se redéfinir à chaque fois ; il y a des préceptes ou des règles de conduite susceptibles d’orienter l’action, mais qui ne peuvent être extraits des contextes dans lesquels ils prennent effet.

Si la guerre peut constituer un paradigme pour la politique, c’est donc aussi parce que cette dernière appelle une intelligibilité qui ne se configure pas en théorie. Il n’y a pas de théorie de la guerre, ni de la politique, si on entend par là un discours susceptible d’englober par avance la disparité des occurrences de ce que nous pouvons – ou pourrions – reconnaître à ce titre.

L’un des enjeux majeur de ce séminaire est de clarifier cette dissociation entre mise en intelligibilité et mise en théorie (on trouve l’expression « mise en intelligibilité » dans Naissance de la biopolitique, p. 35 et p. 50). La philosophie aura longtemps été une tentative de capture du réel de la politique par la théorie. Nous venons après l’échec de cette tentative. Et cet échec, loin de devoir être pensé comme une fermeture, ou comme une désillusion, est au contraire le point de départ d’explorations nouvelles.

 

J’avais dit : ni théorie, ni philosophie politique. Il ne faut pas confondre les deux, car cette dernière ne se présente plus depuis bien longtemps comme théorie. On peut se permettre ici une sorte de résumé en trois phrases de l’histoire moderne du rapport entre philosophie et politique.

La philosophie politique a longtemps été identifiée à la théorie du contrat, au geste supposé héroïque, on l’a vu, qui consistait à substituer au fondement divin du pouvoir un pur artifice humain. De là se posaient les questions classiques sur l’instauration de la souveraineté, sur sa légitimité, etc.

Puis la philosophie a pris ses distances avec le pouvoir, pour s’installer dans la posture critique. Elle s’est fait philosophie négative, critique de l’ordre existant, et déconstruction des dispositions subjectives qui font exister cet ordre.

Le reflux politique qui a accompagné la fin des mouvements révolutionnaires a laissé place à de tout autres questions, qui ont été essentiellement centrées sur le constat d’une irréductible pluralité des pratiques et sur le problème de leur composition – ou, sur un versant anthropologique, celui de la composition des mondes.

Ce ne sont pas les voies qui vont être suivies ici. Disons que leur manière d’articuler philosophie et politique, et plus largement, d’articuler la politique et la question du savoir, ou de la vérité, n’emporte pas notre conviction.

S’il faut tenir à distance la philosophie politique, c’est pour défendre une certaine idée de la politique indissociable d’une certaine idée du savoir. Une idée qui implique que la politique se définit par le conflit, et qu’au cœur de ce conflit, il y a justement la question de la vérité. Il s’agit précisément de voir de quelle manière la politique peut être entendue comme un conflit des vérités.

La perspective ici est bien celle que proposait Foucault, à savoir celle d’une analyse de la politique de la vérité, de la politique entendue comme conflit des vérités.

On pourrait reprendre à partir de là l’ensemble de la trajectoire de Foucault depuis le milieu des années 1970 : il y a tout d’abord la thématisation du savoir-pouvoir, puis cette « insurrection des savoirs assujettis », à la fois prometteuse et laissée sans suite directe ; puis Foucault thématise la politique de la vérité dans un entretien de 1977, avant de décrire la manière dont la vérité constitue l’enjeu du biopouvoir et de la gouvernementalité libérale. Au début des années 1980, Foucault déplie la disparité des « régimes de vérité » et achève en soulignant la spécificité du parrhésiaste, celui qui a le courage de dire vrai. Notons bien que dans tous les cas, la vérité est prise au cœur d’un rapport polémique. On peut considérer que ce qui fait l’unité de ce parcours relève d’une histoire des formes du conflit politique des vérités. On peut dire en retour que c’est dans ce conflit des vérités que la politique insiste jusqu’au bout dans le travail de Foucault.

L’essentiel pour nous ici est sans doute de retenir que si la politique est le conflit des vérités, la question de la méthode d’approche n’est pas seulement indissociable du contenu. Elle constitue elle-même un enjeu politique. La mise en intelligibilité de ce que nous entendons par politique est un élément essentiel de son existence même.

Ou si l’on veut : la méthode est l’un des contenus d’une politique de la vérité, loin d’être une approche formelle préalable ou réflexive – ce qui ne veut pas dire qu’en faisant de la philosophie nous faisons de la politique ; ça, c’est l’imposture qu’il faut démolir partout.))

D’où la tournure de cette première séance, qui tente de partir des enjeux politiques, et non d’un questionnement méthodologique préalable. On ne peut pas faire une théorie de l’usage des paradigmes, dans l’exacte mesure où cet usage vise à défaire le pli que nous avons pris de confondre mise en intelligibilité et mise en théorie. On ne peut que mettre en œuvre la méthode par paradigmes dans des enjeux précis, et à l’occasion de cette mise en œuvre, éclairer la démarche.