Nous ne sommes pas seuls

Les alliances sylvestres et la division politique

Intervention à la semaine Greffer de l’ouvert – matériaux pour des écoles de la terre, sur la ferme de Lachaux, du 28 août au 1er septembre 2017.

Par Léna Balaud et Antoine Chopot (avec les contributions de Bernard Aspe et Manon Bineau)

texte en PDF ici : Nous ne sommes pas seuls, Greffer de l’ouvert

sumé : Humains, nous ne sommes pas seuls à subir les violences du capitalisme mondialisé. Nous tenterons de formuler une hypothèse quant à ce que peut signifier l’idée d’un « tort planétaire » partagé par toutes les formes de vie embarquées dans le ravage écologique. Mais nous refusons d’envisager un pâtir sans la puissance d’agir qui en est inséparable. « Nous ne sommes pas seuls », cela veut aussi dire : l’agentivité plus large et extra-humaine des puissances de la nature implique de reconnaître que nous ne sommes pas les uniques acteurs des changements désirables dans le monde. Le tort planétaire nous pousse à rechercher des « alliances sylvestres », des alliances collaboratives avec des formes d’agir qui ne sont pas les nôtres. Mais ces alliances, pour la politique d’émancipation, sont d’une bien nouvelle nature. Comment les actions politiques peuvent-elles porter un agir qui n’est pas le leur ? Comment cette intervention politique terrestre peut-elle rester à la fois et d’un même mouvement être-ensemble et être-contre, tissage relationnel et antagonisme ?
*

Nous partons de la conviction que seule une entente renouvelée, terrienne, du communisme, peut ouvrir un espace antagonique au capitalisme anthropocénique, espace que la seule « démocratie réelle » ne peut créer.

Partant de là, l’hypothèse initiale de cette intervention est que d’une part, il ne sera possible et souhaitable de relancer la perspective communiste qu’en transfigurant la nature de la communauté qui s’y trouve convoquée ; et que d’autre part, il n’est juste de s’engager dans la redéfinition de ce que peut être une communauté qu’à la condition que cette redéfinition n’implique pas une dépolitisation de celle-ci. Il s’agit de trouver une nouvelle manière d’être tout à la fois « ensemble et contre » ce qui nous empêche de vivre.

Cette communauté doit rendre présents d’autres types d’êtres et solliciter d’autres relations possibles entre ces êtres que ceux du capitalisme, mais aussi que ceux du vieux communisme. Car tous deux se rejoignent sur un point majeur : leur humanisme productiviste et prédateur, ravageur des altérités de la nature, et des capacités limitées de régénération de la vie. C’est pourquoi nous faisons notre l’idée de Frédéric Neyrat : « Le commun n’est pas simplement quelque chose qui est fait par l’humain et pour l’humain, il concerne l’ensemble des formes de vie, qui de gré ou de force, ont été embarquées dans la globalisation du monde. Et ce commun, loin d’être malléable ou immortel, est fragile. » (Homo labyrinthus, p. 48)

Nous proposons d’envisager cette question du commun par-delà l’humain à partir de l’idée d’un communisme ré-ouvert par les approches « animistes » contemporaines ; un animisme compris a minima comme la reconnaissance de l’animation du monde extra-humain, d’un peuplement animé de puissance d’agir et de points de vue. Monde qui nous excède et nous précède, à l’intérieur duquel nous percevons et agissons, mais aussi ré-agissons aux perceptions et aux actions des autres créatures et éléments. Le communisme réanimé que nous proposons porte l’animation contre ce qui mérite d’être appelé la désanimation anthropo-capitaliste de la Terre, responsable de la mondialisation de l’homme économique anthropocénique : l’homme déniant la condition planétaire et relationnelle de son existence. Précisons que cette « condition planétaire » n’est pas la seule appartenance à un territoire ou à un milieu : c’est bien ce qui fait que je suis , d’ici, mais aussi que ce là est traversé par un excès, qui l’empêche de se fermer sur lui-même : c’est être à la fois de quelque part et de la Terre, sans qu’on puisse les opposer.

Mais le risque, pour ceux qui choisissent aujourd’hui de suivre cette piste animiste, est le suivant : comment pouvons-nous mener cette recherche de réanimation du monde sans provoquer en retour une autre forme de désanimation, qui nous concerne directement : celle de l’action politique ? Les critiques que nous faisons à notre tradition politique et plus largement à notre tradition occidentale ne nous amènent-elles pas insidieusement à un retrait de notre capacité d’agir pour transformer ce monde, en plaçant le problème à d’autres niveaux, anthropologique, ontologique ou culturel, supposés plus fondamentaux ? Mais si l’un des enjeux aujourd’hui pour la politique est bien celui d’une déstabilisation radicale de notre « culture moderne », comment ne pas abandonner le labeur de la transformation politique assumé par des volontés, au profit de l’horizon d’un changement de paradigmecivilisationnel ?

La question que nous voudrions partager avec vous serait alors : comment faire effort pour réanimer notre perception de la nature sans désanimer l’action et la volonté politique ? Autrement dit : comment ne pas évacuer la question incontournable de l’assomption d’une action politique antagonique, par des humains assemblés ? Comment notre discours visant à renouveler notre perception de la Terre peut-il ne pas se satisfaire de la recherche d’une « tout autre manière de penser et de sentir », qui à elle seule ne pourrait que laisser disparaître chaque monde de son côté ?

  1. Nonhuman Turn et impuissance politique

Certains penseurs critiques posent un diagnostic sévère à l’encontre du tournant récemment opéré dans les sciences humaines et sociales, que Richard Gursin propose de nommer le nonhuman turn. Jodi Dean par exemple (dans son article « The Anamorphic Politics of Climate Change ») propose le diagnostic suivant : « les théoriciens épousent l’extinction, se concentrent sur l’histoire profonde » ; mais cela a pour effet en retour de « remplacer la politique du peuple par la puissance d’agir des choses ».

Sans nier l’existence de l’Anthropocène, elle critique l’insistance des chercheurs qui exigent « de manière urgente de développer une nouvelle ontologie, de nouveaux concepts, de nouveaux verbes, des manières entièrement nouvelles de penser ». Pourtant, dit-elle, « j’ai mes doutes : lorsque le temps géologique outrepasse le temps humain, une philosophie qui inclut le non-humain devient elle-même indifférente. » Du point de vue anthropocénique, l’échelle des œuvres et des actions humaines devient insignifiante au regard des temporalités telluriques invoquées.

Dans de trop nombreuses discussions sur l’Anthropocène, « l’organisation du peuple (…) {apparaît} seulement comme {une distorsion}. Tout est actif sauf nous, nous qui ne pouvons occuper d’autres rôles que ceux d’observateurs, de victimes ou de survivants égarés. Par différence avec l’insistance portée sur les non humains, les actants, la distribution de la puissance d’agir, la prise de forme stratégique d’une opposition organisée à l’industrie fossile renvoie au rôle indispensable et continuel du pouvoir collectif. »

Cette effervescence spéculative, affective, et cette enquête envers tout ce qui n’est pas humain ne serait en réalité que le contre-coup d’une impuissance politique bien réelle, celle qui est contemporaine d’un capitalisme victorieux, et d’événements inouïs d’une échelle radicalement nouvelle pour les humains. C’est cette impuissance à agir face à une totalité hors mesure, sans porte d’entrée locale possible pour l’action, qui autoriserait en retour un optimisme spéculatif, anthropologique ou ontologique, sur les puissances d’agir.

  1. Désespoir

Ce serait effectivement se laisser mourir à petit feu que de ne pas se rapporter à cette situation planétaire par l’action politique organisée. Pourtant, nous affrontons en permanence leparadoxe selon lequel des actions d’interruption de la destruction des mondes sont nécessaires, alors même que ces actions ne pourront jamais exister comme des solutions, venant régler un problème technique temporaire.

Le bouleversement affectif contemporain de ce nonhuman turn est réel : nous ne sommes pas au centre ; nous ne vivons pas sur une planète créée pour nous ; nous avons plus besoin des non-humains qu’ils n’ont besoin de nous, etc. Cette série de désabsolutisations de l’homme, qui le resitue dans le temps inhumain de la terre, entraîne la perception aiguë de ce que « nous ne sommes rien ». Une perception qui s’ajoute et renforce celle qui nous fait déjà sentir chaque jour que nous ne sommes rien au regard des forces économiques globales. Depuis cette perspective anthropocénique, le « à quoi bon ? » semble parfois la seule attitude possible.

Nous sommes bien confrontés au fait de vivre avec un certain désespoir, latent ou inconscient, devant ce qui arrive et ne semble pouvoir être empêché, devant le gâchis permanent et la destruction de la beauté, dans un monde qui nous oblige à penser et à affronter des problèmes multiscalaires totalement insolubles.

Mais il faut bien voir que ce désespoir est une saine réaction à l’environnement qui nous est fait. Et que loin de nous tirer constamment vers le bas, ce désespoir assumé peut alors cohabiter en nous avec des désirs tout aussi forts (que la vie puisse continuer d’exister partout, par exemple). Contre la fuite en avant activiste qui nous demande de le taire, pour « ne pas déprimer les gens », en consonance parfaite avec le brouhaha général, nous croyons à l’inverse de Jodi Dean, qu’il faut ralentir, désactiver l’action, regarder en face notre impuissance, notre tristesse, cesser de les refouler, les laisser s’épanouir — et les énoncer aux autres (geste qui est au fondement du collectif artistique et culturel The Dark Mountain Project). A l’ère du ravage écologique et du « temps de la fin », le désespoir n’est pas un affect déplacé mais un affect accordé à son temps ; il n’est pas l’obstacle à l’action politique organisée, mais l’une des composantes de son émergence.

Car il est vrai que la fiction révolutionnaire convoquant l’espoir d’un homme nouveau et d’un monde idéal ne peut plus fonctionner dans ce monde abîmé pour longtemps. Il ne faut pas refouler cette confrontation au désespoir mais trouver des chemins praticables pour le traverser ensemble, pour en revenir transformé, armé de nouvelles perceptions, de nouveaux récits, de nouvelles nécessités pour des désirs plus ajustés. Une impulsion communiste est possible dans l’effet de résonance des émotions et des perceptions, des histoires de limites individuelles et de dépossessions — résonance qui peut leur enlever leur poids d’inertie et leur pouvoir d’isolement.

Il est déjà très tard, trop tard. Cependant, c’est bien en s’éprouvant et en se rencontrant dans l’élaboration conflictuelle d’autres réalités possibles que l’on peut survivre — cultiver des foyers d’animation au creux de nos corps.

  1. Mise au travail de la nature

Mais l’enjeu premier du débat avec Jodi Dean est de savoir s’il y a effectivement quelque chose d’inévitable dans ce recouvrement de l’action politique par l’agency of things. Autrement dit : comment l’analyse du capitalisme peut-elle encore constituer un point d’ancrage déterminant pour ce tournant écologique ?

Si la « nature » n’est plus un ensemble d’objets simples et de mécanismes passifs, dénué d’intériorité, mais un tissu vibrant, multispécifique et sauvage de puissances de sentir, d’agir et de rétro-agir, c’est donc ce qui compte comme politiquement pertinent, comme digne de considération, et ce qui compte pour exposé en droit et en fait aux opérations du capitalisme, qui en sort chamboulé.

Nous ne croyons pas qu’un monde de puissances vivantes et géologiques soit un monde qui nous mette à genoux devant lui. C’est un monde où l’on doit trouver les moyens de reconnaître que la tenue de l’existence est beaucoup plus risquée, parce que « tissées à mille boucles d’action et de rétro-action ». Mais ce qui ressort pour nous de ce nonhuman turn, paradoxalement, c’est l’idée qu’un monde plus actif et vivant est du même coup un monde qui dans son ensemble est plus vulnérable — du fait même d’être à la vie — car ce n’est pas seulement un monde du pouvoir d’affecter mais aussi et surtout un monde de puissances capables d’être affectées — l’un n’allant jamais sans l’autre. Un monde de puissances toujours susceptibles d’être détruites, vulnérabilisées, saccagées, gâchées, et puis bien sûr appropriées, et transformées en marchandise. Toutes ces « nouvelles » puissances d’agir qui prolifèrent actuellement dans les travaux des chercheurs et chercheuses sont aussi les mêmes puissances exposées à la capture économique et à l’arrachement relationnel qui les coupe de leur milieu d’émergence, pour leur vitalité même, pour les mettre au service d’une autre logique. La création de valeur capitaliste vient rafler la vitalité des enchevêtrements de nature, qu’elle ne peut créer elle-même.

Cette prise en compte des puissances non-humaines d’être affectées ne nous éloigne pas de l’action politique, mais nous oblige à remettre au travail les logiques et pratiques de la politique dont nous héritons, à partir de la mise en avant d’un « peuple des affectés » (Semal) qui va au-delà de l’humain. À l’ère de l’Anthropocène, l’injustice n’est pas seulement locale, humaine ou sociale, mais planétaire, transversale à tous les êtres — du pétrole, au sol et aux semences génétiquement modifiées, en passant par les réfugiés climatiques, les travailleuses prolétarisées et les populations indigènes expulsées de leurs lieux de vie. C’est un « tort planétaire » (Neyrat) créé non par une espèce humaine globale, mais par ce que nous nommons la mise au travail généralisée de la nature.

Ce tort appelle l’activation d’un antagonisme écologique — une division éco-politique qui n’oppose plus tant des ensembles socio-humains à d’autres ensembles socio-humains (des « classes », des « groupes d’intérêts »), mais des types de collectifs d’humains et de non-humains à d’autres – des manières de faire monde en situation de rivalité (Viveiros).

Nous dirons ainsi que la manière de « faire monde » du capitalisme se définit par une politique de « mise au travail généralisée » des humains et des non-humains. Comment concevoir de cette mise au travail ? Les analyses de Jason Moore nous montre que tout travail humain reconnu comme tel par le capitalisme, repose en dernière instance sur l’appropriation d’un « travail » gratuit et invisibilisé, fourni par une nature extra-humaine. La société capitaliste a ainsi toujours eu besoin de s’approprier par la violence de nouveaux espaces, pour pouvoir continuer à exploiter ceux qu’elle reconnaît explicitement comme « travailleurs ». Aussi déconnecté cela puisse-t-il paraître, on ne peut faire tourner un centre d’appel empli d’intérimaires sans compter sur le pouvoir des zones humides de dépolluer, gratuitement, l’eau souillée par les activités nécessaires de loin en loin à son existence. Car un centre d’appel nécessite des ordinateurs, qui nécessitent des mines de métaux rares, qui nécessitent des zone humide généreuses en effort de dépollution de l’eau souillée par les mines. Ce que les Etats et leurs économistes reconnaissent eux-mêmes sous le nom de « services écosystémiques » n’est en réalité que le nom donné à cette mise au travail, sans laquelle il n’y aurait pas de production.

Le capitalisme n’est pas une société qui exploite la nature, mais une manière de faire monde qui se constitue sur la distinction de la nature et de la société. La distinction capitaliste entre « nature » et « société » désigne en fait la différence entre deux modes de mise au travail. Pour le capitalisme, la nature est composée de tous ceux, humains et non-humains, dont il s’approprie gratuitement le « travail-énergie » sans prendre en charge leur survie. Et la société est composée de tous les humains dont il s’approprie le travail et qui habitent, survivent et se reproduisent à l’intérieurde ses médiations et infrastructures (argent, cliniques, famille moderne).

Ce qu’on appelle l’ontologie « naturaliste », qui sépare nature et société, estconstitutive du capitalisme en ceci qu’elle lui permet de faire valoir que toutes les vies ne se valent pas. Bien qu’il soit de plus en plus difficile pour l’ordrecapitaliste de s’appuyer explicitement comme par le passé sur le partage hiérarchisant entre sauvage et civilisé, cela ne l’empêche pas de pratiquerce partage autantqu’avant. Dans la logique capitaliste, les sans-papiers de nos villes, les femmes peu diplômées, les jeunes hommes nés dans les banlieues des grandes villes, restentles sauvagesqu’il est « normal » de mettre au travail gratuitement ou quasi-gratuitement, au même titre que les forêts ou le vent.

En termes de stratégie politique, on ne peut faire autrement que de partir de la situation réelle qui nous est faite et être à la fois « dans et contre » le capitalisme. Mais nous pouvons identifier au moins trois manières de formuler ce dans et contre : premièrement, la perspective qui prend appui sur les communautés de dépossession de ceux qui subissent les formes nouvelles des enclosures et cherchent une réappropriation des « usages ». Deuxièmement, celle qui cherche à faire payer au capitalisme tout travail non reconnu comme tel, comme le travail domestique invisiblisé. Mais celle qui nous paraît plus juste, et qui permet d’articuler et de solliciter les deux premières, est celle qui part de la communauté de vulnérabilités créées par le capitalisme, et porte une division politique en son sein depuis le refus de la mise au travail. Et puisque notre ennemi ne peut pas reconnaître de lui-même cette communauté de vulnérabilité, c’est elle-même qui doit donc porter la division.

Que l’on soit rangé par le capitalisme du côté de la nature ou de la civilisation, nous l’affrontons donc depuis un point de tension qui lui est interne, nécessaire à sa perpétuation, mais qu’il dénie : l’appropriation. Si le capitalisme ne se maintient que grâce à l’appropriation de ce qu’il constitue en « nature », en « travailleurs gratuits », nous voyons tout l’enjeu politique de démentir cette séparation nature-société et d’en affirmer toutes les conséquences ; mais il s’agit moins, dans le démenti de cette séparation, d’en finir avec la nature (comme le propose inlassablement Latour) que de porter d’un même geste le refus de la mise au travail des humains et des autres natures. Si nous pouvons dire que « nous sommes la nature qui se défend », c’est contre l’appropriation des Militants de l’Économie.

L’aliénation relationnelle, qui découle de la mise au travail au service d’une autre logique, est la condition de l’accumulation capitaliste. Et c’est cette aliénation relationnelle que doit avoir en vue toute tentative de liaison des luttes, qu’elles soient étiquetées comme « environnementales » ou « sociales » : c’est la reconnaissance que ce « tort planétaire », cette injustice globale, sont l’effet direct d’une logique politique, qui a ses militants — il nous faudra discuter de la manière dont il est stratégiquement plus pertinent de les appeler, les Humains, les Civilisateurs, le Front de Libération du Carbone, les Modernisateurs ou les Militants de l’Économie. La vulnérabilité généralisée qui s’ensuit nécessairement, bien qu’elle soit vécue de manières multiples et irréductibles, nous paraît être le motif central de liaison des situations d’existence, des affects et des luttes aujourd’hui.

Cette manière de comprendre le tournant écologique redessine un monde nettement plus bigarré et tendu, où l’action politique est potentiellement transformée puisqu’elle y gagne en responsabilité, voire en devoir de re-présentation (Latour). Ce n’est plus un déplacement de l’action politique, mais de nouvelles questions pour la politique : quels sont les dispositifs collectifs et égalitaires par lesquels nous pouvons rendre justice à la vitalité, à la vulnérabilité mais aussi à l’autonomie de ce qui soutient notre existence, à de multiples échelles de temps et d’espaces, et qui se tient le plus souvent sous le seuil de nos perceptions ordinaires ? Par quels dispositifs, autres que scientifiques, trouver à convoquer les puissances d’agir non-humaines dans notre politique humaine, ses assemblées et ses décisions, pour que cela ne revienne pas à s’en remettre, comme le propose Bruno Latour au bout du compte, aux instances de la gestion globalisées ?

  1. Les alliances sylvestres

Si l’on suit jusqu’au bout cette irruption des autres dans l’ordre ontologique capitaliste, ce mouvement de passage forcé de l’arrière-plan au premier plan des « sans-visibilité », des « sans-part », dans le but de corriger la myopie moderne, il n’apparaît pas un regard subjugué par la vitalité d’on ne sait quel non-humain, mais le besoin de faire exister une autre manière de nous attaquer au monde du capital, ainsi qu’une manière autre d’en parler, qui cherche des formes d’alliances avec les puissances d’agir extra-humaines.

Jodi Dean ne voit positivement les humains et leur politique que sous le prisme de l’Action et de l’Organisation. Cela ne l’intéresse pas, du point de vue politique lui-même, qu’ils soient autre chose que des « acteurs ». « Alors même que, dit-elle, les choses, les objets, les actants et les non-humains nous éveillent à une vaste gamme de recherches vivantes, la perspective anthropocénique semble enfermer les humains dans trois rôles : ceux d’observateurs, de victimes et de survivants. » En somme : ce ne sont que des rôles passifs, et en politique la passivité c’est « le mal ».

Certes, il nous faut résister au mouvement detransfert d’agentivité aux non-humains, pour se réapproprier notre puissance d’agir — aussi inhumaine soit-elle en son fond (Bennett). Car nous sommes bien la seule source d’action politique sur laquelle nous pouvons compter, et la seule à qui incombe la prise en charge de la construction d’une ligne de partage, la charge de traiter nos ennemis en ennemis, de militer conte leurs militants.

Reconnaître cette spécificité de notre condition ne doit pourtant pas nous faire oublier cette question : que devient l’agency of things dans cette politique antagonique ? Le problème n’est-il pas aujourd’hui de savoir comment concevoir l’action politique transformatrice à l’intérieur d’une agentivité plus large, inhumaine ? De savoir comment reconnaître cette autonomie voire cette ingouvernabilité de la nature, et donc cette part de passivité que nous sommes au regard d’elle, dans notre conception de l’action politique elle-même ?

C’est la reconnaissance de cette part de passivité humaine, mais à valeur positive, et cette réversibilité des positions actives et passives, que ne nous paraît pas enregistrer Dean dans sa critique du nonhuman turn,lorsqu’elle en appelle essentiellement à l’actif (compris comme le politique, la subjectivité humaine) contre le passif (compris comme la mélancolie, le désespoir, la fascination ébêtée et dépolitisée devant la toute puissance des non-humains).

Le problème philosophique est pournotrepart : comment cette prise en compte contemporaine des autres qu’humains rétroagit-elle positivement sur notre entente de la politique et ses pratiques ?

Certains oseront dire qu’il en va d’une délicate reconnaissance de l’existence de rapports directement politiques entre les vivants eux-mêmes, selon une acception pluralisée de la politique, désanthropologisée. Nous pensons ici au travail novateur de Baptiste Morizot, et à ce qu’il appelle la « diplomatie animale », comme art de se présenter et d’entrer dans des interactions politiques directes avec la faune sauvage, des grands prédateurs, le loup par exemple, prédateurs qui font leur retour « parmi nous mais par eux-mêmes » à l’Anthropocène. Sa question est : peut-on dire que si nous pouvons avoir des rapports politiques avec des animaux, c’est précisément parce qu’eux mêmes ont des rapports politiques entre eux ? Parce qu’eux aussi font monde, à leur manière, selon des conventions, des territoires, des négociations, usant de signes physico-chimiques voire même de symboles ? Si nous ne sommes pas condamnés au rapport de force avec la faune sauvage, c’est qu’elle-même est un lieu tout à fait politique, actif, où la convention et son respect, notamment territoriale, est hautement importante dans l’organisation des bonnes relations étho-écologiques. La bonne nouvelle serait que nous pouvons « entrer dans des rapports politiques avec l’animal qui coïncident avec ses formes politiques propres », et ainsi s’abstenir de parler à leur place.

Par « tournant écologique » ici il ne faudrait pas d’abord entendre la conversion intégrale à une science objective et extérieure des relations, mais un « matérialisme animiste » (Plumwood), c’est-à-dire la reconnaissance que les collectifs non humains ont un point de vue situé tout comme nous, bien que différent, et qu’ils sont historiquement en relation, entre eux, et avec nous, à partir de ces mêmes points de vue. Faire entrer les non humains en politique correspondrait alors paradoxalement à nous faire entrer dans l’intelligence et la rationalité proprement écologique du monde plus qu’humain et dans la géopolitique perspectiviste des formes de vies.

On s’approche ici d’une animisation possible du communisme, un peu plus proche en ce sens de l’entente cosmologique de la politique par les peuples non modernes comme les amérindiens ; au sens où, comme Descola nous le rappelle, « la différence considérable des politiques non modernes par rapport à nos institutions tient au fait qu’elles sont en mesure d’intégrer les non-humains dans les collectifs ou de voir dans les non-humains des sujets politiques agissant dans leurs propres collectifs. » (La composition des mondes, pp. 347-348) Par animisme, l’anthropologie contemporaine entend moins une religion que la matérialisation d’un monde où les rapports entre collectifs humains et collectifs non humains sont directement appréhendés comme des rapports sociaux entre personnes. « Le politique, ici, consiste à maintenir des conditions d’interaction qui peuvent prendre la forme de l’échange, mais aussi de la prédation ou du partage, avec des voisins conçus comme étant autonomes. » (Descola, idem, p. 350, nous soulignons)

Mais comment faire pour que cette redéfinition de la politique ne soit pas une dilution de la politique : qu’on y perde en intension ce qu’on y gagne en extension ?

Le nœud de notre désaccord concerne l’identification intégrale de la politique avec le « maintien des conditions d’interaction », comme le fait ici Descola, et comme le fait Morizot lui-même lorsqu’il identifie politique et « rapport de convention et de territoires ». Pour originale qu’elle soit, cette « animisation » de la politique est-elle une piste féconde et crédible, ou bien est-elle une piste déceptive, contribuant à nous déboussoler un peu plus, nous faisant prendre une solution culturelle, spéculative ou technique pour une véritable proposition politique, c’est-à-dire ici une pratique collective qui prend sur elle la construction d’un antagonisme, qui discrimine ami et ennemi ?

En effet, un ensemble de conventions ne fait pas une politique, mais une société, un vivre-ensemble, et éventuellement, une société auto-gouvernée. Or, si nous identifions sans reste tout cela à la politique, nous abandonnons sa puissance la plus importante : celle de provoquer une division au sein du monde et des conventions données, par la création d’un antagonisme (en l’occurrence le monde et les conventions du capitalisme).

La politique n’existe pas pour nous de manière « naturelle », expression spontanée de communautés territoriales en interaction, encore moins comme une sphère particulière, une profession spécialisée détachée de la vie ordinaire. Si l’on s’accorde avec Rancière, des enjeux ne sont politiques que parce qu’ils sont politisés par des êtres parlants quelconques, dans la création d’un espace polémique quant à ce qui fait le commun de la communauté, quant aux êtres qui existent et aux relations possibles entre ces êtres. Pour construire cet espace polémique, nous ne pouvons faire fond que sur une capacité d’humains.

Néanmoins, le geste novateur de mettre au cœur de la politique le sort des non-humains nous déstabilise dans notre héritage de l’histoire de l’émancipation, là oùles sujets opprimés avaient le pouvoir derépondre par eux-mêmes à la situation, de la prendre en main par eux-mêmes. Ce n’est pas le cas pour ceux qui nous intéressent ici. Ces puissances sans parole, même si elles ne disent rien, sortent de leurs gonds, font intrusion, nous sautent à la figure, se détraquent, dégénérèrent, s’épuisent. Par leurs mutations elles nous poussent à porter la polémique dans un espace politique sur la manière que nous avons dans notre monde de partager le sensible. Mais il n’y a que nous pour décider de dire ce qui pour elles ne va pas. Il n’y a donc que nous pour porter un mode d’action politique qui discerne et décide une ligne de partage qui prendra en comptele sort des non-humains.

Àl’Anthropocène, on ne peut réduire l’écologie à la prise en considération d’un domaine de réalité, les « objets naturels », jusque là exclu des affaires communes, ni à l’émergence d’un nouveau front de lutte, qui s’ajouterait aux autres. Il en va d’une redéfinition en retour de la politique d’émancipation suscitée par l’intrusion d’un dehors extra-humain, et par les conceptions non-modernes de la politique et les luttes qui la font exister. Jusqu’oùcette redéfinition peut-elle aller ?

Ce ne serait en tout cas plus seulement la visée d’un renversement social par et pour l’égalité qui serait en jeu, mais tout autant celle des manières de reconnaître et de porter, sinon une géopolitique comme le propose Morizot, au moins un champ actif extra-humain, co-extensif à la Terre comme communauté biotique, ayant ses propres traits positifs d’organisation. Un champ vulnérable, constitué de multiples points de vue en interaction, sans nous et avec nous, à l’intérieur duquel nos actions politiques et nos vies doivent apprendre à se situer et à re-présenter, à travers des dispositifs adaptés si elles veulent survivre. Des dispositifs de re-présentation comme des « parlements des choses en lutte », extra-parlementaires, pour subvertir le mot de Latour, qui existent à leur manière dans des lieux comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et qui en émergeant peuvent créer des « moments politiques » au sens de Rancière, c’est-à-dire activer un processus de désidentification, qui défait les identités assignées, qu’elles soient humaines ou extra-humaines : les forêts n’y sont plus ressources naturelles, objets de l’économie, mais territoires habités de points de vue en tension ; et les humains n’y sont plus sujets de l’économie et êtres d’anti-nature, mais sujets vivants de la politique. Ce qu’il y a à opposer au capitalisme n’est pas seulement l’image d’une société sans classes : c’est l’image positive d’écosystèmes animés de points de vue, dans lesquels il faut autant savoir se relier que se séparer, écosystèmes libérés de la mise au travail.

Au lieu de se laisser paralyser par la reconnaissance de l’agir extra-humain, comme le craint Jodi Dean, nous voyons que nous pouvons chercher à comprendre en quoi cette reconnaissance nous oblige. Que pouvons-nous inventer pour faire place à l’agir extra-humain dans nos actions politiques ? Une réponse à cette question ne peut se trouver qu’en relation aux luttes déjà existantes.Mais il faut d’abord voir comment nous ne sommes pas les seuls à être concernés par cette invention.

Cette question, nous l’entendons donc aussi en un autre sens : sommes-nous les seules puissances d’agir qui aient une chance de « remédier » à la destruction en cours ? Et donc : comment les actions politiques peuvent-elles porter un agir qui n’est pas le leur, c’est-à dire ici l’agir écologiquement soignant des formes de vie extra-humaines ? Nous pensons d’abord aux arbres, aux forêts : là encore, ceux qui paraissent les plus passifs sont en réalité les plus actifs, mais relativement à une autre échelle de temps, la vitesse sylvestre. Les végétaux ont transformé la Terre et les conditions de vie bien avant les humains de l’Anthropocène, et ils continuent de rendre vivable le seul monde que nous ayons. « Nous ne sommes que parce qu’ils sont » (Natasha Myers).

Nous n’y pensons donc pas au hasard, ce sont eux qui ont « fait monde », depuis le début, qui ont fait l’atmosphère que nous connaissons, au sein de laquelle le souffle de la vie peut advenir, comme une « imbrication réciproque » du dedans et du dehors (Emmanuele Coccia, La vie des plantes). Les arbres et les forêts, finalement, sont vraisemblablement les mieux armés, en termes de corps, de métabolisme et de savoir-faire, pour répondre au type de problème spécifique qui nous est posé par le réchauffement climatique et l’explosion du CO2 dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle : c’est leur job, leur monde. Il faut revoir en ce sens Il était une forêt, le film du botaniste Francis Hallé, en particulier cette séquence où il explique comment renaît d’elle-même une forêt depuis un sol mis en ruines : nous avons besoin de cette puissance sauvage et naturelle, photosynthétique, de la laisser-être, d’agir à temps pour lui donner le temps. Seules les forêts savent recréer de véritables forêts, ce tissus de communication, d’échange d’informations et d’entraide moléculaire que les scientifiques commencent à peine à comprendre. « Réparer les dégâts humains ne peut jamais advenir selon la seule action humaine », nous enseigne l’anthropologue des plantes Natasha Myers.

S’il y a bien à agir contre l’industrie fossile, dans une perspective de classe, comme y appelle Jodi Dean, il y a bien aussi, exactement en même temps, à trouver les manières de solliciter des alliances avec les sociétés-forêts, à se battre pour laisser-être et faire place à un temps inhumain d’action, un « temps sylvestre » qui n’est pas le nôtre. Il y a une intelligence sylvestre (Kohn), un savoir collectif autre qu’humain, qui sait aussi bien que nous ce qu’il y a à faire, qui possède un savoir faire monde que nous ne possédons pas. Ce qui veut dire pour nous, et à l’inverse de Dean : nous ne sommes pas seuls. Nous ne sommes pas seuls à subir l’expropriation capitaliste et la vulnérabilisation qui l’accompagne ; et nous ne sommes pas les seuls acteurs, et donc nous ne sommes pas les seules puissances à pouvoir transformer la situation.

Ici en France nous voyons les prémisses de ces alliances sylvestres dans le RAF (Réseau pour les Alternatives Forestières). C’est un collectif hybride d’écologues, de formateurs, de chercheurs, de militants, d’amoureux de la nature, de forestiers, mais aussi de forêts, qui ont constitué un groupe d’information, de veille, de pratique et de lutte sur les forêts françaises ayant notamment pour but de racheter des forêts pour en faire des lieux d’apprentissage et de formation, et pour les soustraire au marché : pour leur laisser faire le plus possible leur travail, faire monde en collectif. (exemple, chiffre, etc.) Une alliance sylvestre d’autant plus urgente à l’heure où les forêts européennes sont en danger, sous couvert de transition énergétique vers des sources d’énergie soit-disant plus propres, avec la volonté d’augmenter l’énergie biomasse, vorace en bois. Une lutte a d’ores-et-déjà vu le jour à Gardanne, près de Marseille, contre la nouvelle centrale à biomasse de l’entreprise Uniper.

Au-delà de cet exemple, ce que nous cherchons à faire exister sont des actions politiques qui convoquent en leur sein autant les puissances non-humaines de soigner (les plantes dépolluantes, les forêts, la zoothérapie, etc.), que les puissances d’interruption (la montée des eaux, les éruptions volcaniques, les résistances des plantes aux herbicides, etc.), ainsi que les puissances vulnérables ou mutilées (comme les espèces disparues et les coupes à blanc).

En les convoquant, il s’agit de porter avec soi les autres, de porter le monde qui veut prendre place, et de repeupler les actions, les manifs, les occupations de territoires et les blocages économiques, pour qu’elles ne soient pas seulement contre, mais « ensemble et contre ». Pour que les imaginaires et pratiques culturelles sédimentés et les logiques capitalistes soient bousculés, il faut que les moments politiques soient étranges, scandaleux, impossibles à analyser depuis la grille de lecture habituelle.

Par alliances sylvestres, nous entendons des alliances entre des collectifs dont seulement certains sont humains. Peut-être est-il là le scandale politique d’aujourd’hui, après tout, l’inacceptable : que nous ne soyons pas les uniques acteurs du changement que l’on désire voir advenir. Dans ce temps bien particulier qu’est l’Anthropocène, les forêts sont partie prenante de la révolution politique ; et le communisme n’existe que comme « survie collaborative » entre différentes espèces et différents règnes.